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Ainsi, la période étudiée dans le cadre de ce travail se clôt sur la naissance d'une nouvelle formation politique dans le Haut-Valais et les débuts de l'autonomie de la RA, témoignant du chemin parcouru depuis le début des années 1970. Création que nous avons qualifiée de manière quelque peu péremptoire d'« accidentelle », la RA connaît une trajectoire à la fois similaire et diverse à celles des autres revues alternatives alpines citées dans cette étude. D'abord essentiellement conçue comme dossier destiné à ouvrir le débat et à diffuser les idées et les aspirations d'une frange de la jeunesse haut-valaisanne, la revue s'est progressivement adaptée tant aux besoins de son éditeur, le groupe Kritisches Oberwallis, et de ses producteurs qu'aux modifications qu'a connu le paysage médiatique et politique du Haut-Valais à partir des années 1960. Ainsi, parallèlement à évolution du KO en direction d’un parti politique plus traditionnelle et parfois renforçant celle-ci, la RA connait un certain nombre de développements dont les effets se font sentir au-delà de 1982.

Ce passage d'un format de dossier à celui d'une revue plus traditionnelle – pour autant que ce terme convienne à une telle publication – s'inscrit dans l'image de la RA, ce dont témoignent l'augmentation de la fréquence de parution et une certaine standardisation de la mise en page à partir de 1976, ainsi que l'introduction d'attributs spécifiques à un titre qui compte s'établir dans le temps (rubriques, séries thématiques, continuité et diversité des thématiques). Cette réorientation se perçoit également à travers un travail de codification du processus de production du contenu – même si l'improvisation et le tâtonnement demeurent dans une certaine mesure des constantes – qui vise à assurer une plus grande cohérence du contenu, lequel est toujours plus soumis aux impératifs électoraux du KO. Ce dernier aspect doit néanmoins être nuancé, comme l'illustre le projet Der Rote Bote qui, s'il coïncide effectivement avec l'entrée du KO dans le conseil communal de Brigue-Glis, incarne également la volonté d'accorder davantage d'attention aux problématiques plus « quotidiennes », telles que les questions du traitement des déchets et du trafic communal. D'autre part, comme nous avons tenté plusieurs fois de le montrer, une importance relativement grande est accordée à partir de 1976 à l'habillage de la revue, qui s'adapte aux nouvelles possibilités techniques – notamment sous l'effet de l'abaissement des coûts des outils de mise en page – et qui doit attiser le plaisir de la lecture, alliant ainsi divertissement et communication politique.

Sur le plan du contenu, il a été relevé que celui-ci est fortement imprégné des conditions locales et que les thématiques ayant trait aux luttes sociales, aux collusions entre la sphère politique et le monde de l'argent, et le clientélisme – préoccupations qu'exprimait déjà la premier numéro, consacré à la fusion Alusuisse/Lonza – occupent une place écrasante au sein de l'économie interne de la revue. En

cohérence avec le format dossier, les premiers numéros sont articulés autour d'une thématique principale, avant que ce modèle soit progressivement abandonné pour laisser place à des numéros plus diversifiés. Il faut néanmoins attendre 1979 pour que la part cumulée des catégories « Luttes sociales » et « Clientélisme » passent sous la barre des 50% des articles. Si l'importance de la première se conçoit aisément notamment en raison du positionnement à gauche du KO dans le champ politique, la seconde renvoie d'une part à la confiscation par les partis dits chrétiens de la vie politique, médiatique et institutionnelle du canton – rappelons que le Parti conservateur, puis le PDC et ses alliés bénéficient de la majorité absolue au Grand Conseil de manière ininterrompue entre 1857 et 2013 – qui entrave les possibilités de diffusion d'idées progressistes, et d'autre part à la série d'affaires ou scandales qui agitent le Valais à partir de la seconde moitié des années 1970. Avec le recentrage opéré dans le sillage des élections fédérales de 1979 et l'embauche de Garbely en 1980, on constate une certaine ouverture, accompagnée d'une plus grande diversification non seulement du contenu, mais également des formes d'expression (poèmes, recension de livres, courrier de lecteurs). Rejetant les normes dominantes de la presse conventionnelle, notamment celles ayant trait à la hiérarchisation et à la division du travail, la RA tente, à l'instar des autres revues alternatives alpines, de limiter la séparation entre tâches manuelles et intellectuelles et d'englober tous les militants dans la production et/ou la distribution de ses numéros. Si les premiers numéros sont parfois le fait d'un groupe interne au KO, à l'instar du premier numéro, les thématiques à traiter sont progressivement discutées lors des assemblées du KO, tandis que sont organisées des séances de rédaction lors desquelles les textes sont soumis à la critique. Néanmoins, l'aspect malgré tout relativement informel du processus de décision ne prévient pas l'existence de certaines hiérarchies qui se développent au gré des relations et des affinités qu'entretiennent les militants entre eux. C'est ainsi que s'accumulent un certain nombre de divergences qui éclatent notamment en décembre 1976, à la suite du papier publié dans l'INFO-Intern par les « Shanghai-Flipper », dont la discussion exprime le point culminant des contradictions d'un groupe – qui n'est parfaitement homogène ni du point de vue de l'origine sociale, ni de celui des aspirations politiques – tiraillé entre la volonté de maintenir une horizontalité absolue au sein des structures d'organisation et l'inclination pour une évolution en direction d'une forme d'organisation se rapprochant davantage des partis politiques traditionnels – controverse dont cette dernière tendance sort vainqueur.

Les développements de la production de la revue permettent une certaine rationalisation, tout comme elles témoignent de la situation financière du KO; création d'un secrétariat rémunéré, puis embauche d'une « Zeitungsperson » à qui est confiée l'organisation de la production de la revue, location d'un local dédié à la confection de la RA, acquisition de machines servant à la mise en page, changement d'imprimeur. Pourtant, la situation interne du KO se détériore progressivement sous l'effet notamment

de la contraction du nombre de militants s'impliquant dans les activités du parti – dû en partie à « l'exil » que connaissent certains pour des raisons professionnelles et aux difficultés de recrutement – et des projets de réorganisation sont ébauchés en 1978, dans lesquels l'idée d'une séparation entre parti et journal tombe pour la première fois. La déception provoquée par les élections fédérales de 1979 renforce l'incertitude interne que le groupe tente de résoudre d'un côté par une amorce de négociations avec les sections socialistes du Haut-Valais et de l'autre par une professionnalisation plus poussée illustrée par l'embauche de Frank Garbely au poste de journaliste rémunéré. Si cette expérience s'interrompt au bout de quelques numéros, elle donnera la voie pour l'avenir. En effet, après l'unification de la gauche haut-valaisanne au printemps 1982, aboutissement des tractations débutées deux ans plus tôt, et une période de trois ans lors de laquelle la RA est portée par une rédaction collective, le Verein Rote Anneliese décide d'embaucher Beat Jost881 – fraîchement licencié

du WB pour ses opinions politiques et ancien pigiste du WV – comme journaliste au début de l'année 1985, la RA sera à partir de 1985 laissée à la responsabilité d'un, voire deux, rédacteur(s), même si certains collaborateurs occasionnels signent également des articles.

Nous avons tenté de montrer comment s’articulait la relation entre facteurs de production objectifs et subjectifs, comment certaines conditions subjectives pouvaient se trouver en quelque sorte

objectivées et comment les conditions objectives étaient intériorisées, et quels effets cette relation

exerçait tant sur l’organisation de la production que sur le contenu.

Ainsi, les années 1980 sanctionnent progressivement une modification de paradigme, puisque la production collective laisse place à une rédaction individualisée, dû notamment à l'investissement accru de certains membres dans le nouveau parti ou d'autres organisations associatives ou syndicales. Ceci permet de même d'affirmer que l'étude d'un titre est indissociable de celle de ses producteurs et de leurs relations internes. En résumé, trois aspects principaux permettent de comprendre le succès de la RA jusqu’en 1982 et au-delà: (1) une professionnalisation marquée qui se caractérise par un journalisme d'investigation toujours plus poussé, ce dont témoigne le Prix Courage décerné en 2013 par le lectorat du Schweizerische Beobachter à Kurt Marti, notamment pour son travail à la RA entre 2000 et 2010, récompensant et légitimant ainsi la pratique journalistique de la RA882; (2) un soin

particulier accordé à l'habillage de la revue qui tente de s'adapter aux innovations techniques; (3) une

881 Après des premières collaborations anonymes – c'est un document comptable qui a permis de le découvrir – à partir de

1984, Jost est officiellement engagé en 1985, suite à son licenciement du WB, en raison de ses opinons politiques, où il était rédacteur depuis 1978. Également ancien pigiste au WV, il constitue un exemple de transfert entre presses conventionnelle et alternative, puisqu'il sera rédacteur au Blick et au SonntagsBlick entre 2001 et 2007.

882 « Der Journalist Kurt Marti nannte Namen und deckte in der linken Zeitung Rote Anneliese unerschrocken

Machtmissbrauch, Parteifilz und Korruption auf. (...) Die Auszeichnung für Kurt Marti zeigt, dass sich die Menschen einen Journalismus wünschen, der seine Aufgabe als vierte Gewalt wahrnimmt und den Mächtigen auf die Finger schaut, auch gegen alle Widerstände. Sie wollen einen Journalismus, der tiefer bohrt, Missstände entlarvt, korrigierend wirkt und Zivilcourage beweist, so wie Kurt Marti es getan hat. », http://www.beobachter.ch/prix-courage/artikel/prix-courage-2013- preisverleihung_prix-courage-fuer-opfer-behoerdlicher-willkuer/, consulté le 11.04.2017.

base financière saine qui permet précisément cette professionnalisation et ces investissements techniques, dont les racines se situent dans les cotisations des membres et un contrôle des dépenses. Cette santé financière est aussi l'expression de l'attachement des fondateurs à leur revue et constitue également un facteur explicatif pour sa survie.

Un autre point important réside dans les réactions provoquées par l'irruption de la RA dans le paysage médiatique valaisan, dont le degré d'autonomie par rapport au champ politique est encore relativement faible, qui oscillent entre rejet catégorique tant des méthodes que des thématiques abordées par l'organe koïste et refus de le mentionner. Alors que le WB se montre, toute proportion gardée, plus équilibré, notamment sous la plume de Luzius Theler, le WV et le NF font preuve d'une violence particulière dans leurs colonnes – comparable en ceci à la situation des autres revues alternatives alpines – à l'égard du KO et de son organe, comme l'illustrent les procès qui opposent le KO à Heinrich Heinzmann. Si le positionnement à gauche de la RA fonde bien évidemment le rejet par la presse locale, son refus de souscrire à la « tyrannie de l'image de marque du territoire » – en attaquant directement des personnalités considérées comme corrompues et en voulant donner du (Haut-)Valais une image plus différenciée et moins idyllique, comme l'exprime la Une de la RA 20 « Nennt mir das Land wo die Skandale blühn » – semble également constituer un facteur explicatif pour la vision négative de la presse établie, qui ne peut supporter les reproches de partialité et de manquement à sa mission historique au sein du régime démocratique représentatif, à savoir la formation d'opinion et la diversité des points de vue. De ce point de vue, les interdictions professionnelles qui frappent les koïstes peuvent également être interprétées comme la volonté de punir des personnes qui portent atteinte à cette « image de marque ». La virulence du WV s'explique également par son statut d'organe partisan du CSPO, lequel voit avec le KO apparaître un concurrent sur le « marché » de l'opposition politique dans le Haut-Valais.

Dans cette étude, l'une des questions de recherches consistait à interroger les liens entre communication alternative et activisme politique, notamment l'idée lancée par Downing selon laquelle les projets de médias alternatifs étaient susceptibles de préparer le terrain à la structuration de mouvements politiques et/ou sociaux, d'une côté par l'accent mis sur des formes d'organisation horizontales et de l'autre par la capacité de ces médias à développer les compétences de leurs producteurs en matière de communication et de pratique journalistique. Si, comme déjà mentionné, Furrer estime qu'il est impossible d'affirmer que le nouveau parti uranais ait pu émerger sans l'existence de la revue Alternative, ce travail a observé une étroite corrélation entre l'apparition de la communication alternative et l'éclosion de mouvements politiques de sensibilités similaires, corrélation confirmée notamment par un certain recoupement des personnes actives sur les deux fronts. Ainsi, Alternative précède de trois ans la constitution du groupe Kritisches Uri et le VIVA-

Kollektiv, éditeur de la revue grisonne Viva, s'organise politiquement lui aussi trois ans après le premier numéro. Dans le cas de Bockshorn, quelques mois seulement séparent la fondation de cette revue – issue d'une scission au sein de la revue Steibock, organe du Parti socialiste de Nidwald – de celle du Demokratisches Nidwalden. Le cas haut-valaisan – qui semble à première vue hybride, puisque la constitution du KO devance le premier numéro de la RA – offre également une facette de cette articulation, en raison d'une part de l'investissement de certains futurs koïstes dans la revue du collège de Brigue Reflex et d'autre part, du rôle que joue la revue dans la structuration du KO, notamment en raison de ses contraintes de production, et de leur intériorisation, ce que nous avons tenté de montrer par la référence aux exigences et circonstances de production. Nous avons en effet tenté de montrer comment s’articulait la relation entre facteurs de production objectifs et subjectifs, comment certaines conditions subjectives pouvaient se trouver en quelque sorte objectivées et comment les conditions objectives étaient intériorisées, et quels effets cette relation exerçait tant sur l’organisation de la production que sur le contenu. Par certains aspects, on peut estimer que les revues alternatives alpines étudiées ici rappellent les circonstances dans lesquelles a émergé la presse politique en Suisse romande au XIXe siècle.

Les projets de médias alternatifs se situant en dehors des canaux dominants de production et de distribution, par leurs formes d'organisation et le refus de la publicité notamment, constituent des entreprises intensives en travail – on ne compte pas les heures de labeur volontaire – dans un environnement pourtant a priori peu réceptif à leurs préoccupations. Furrer montre ainsi que les partis de la « nouvelle opposition » présentent un degré de militantisme plus élevé que les partis traditionnels, dont il situe les racines dans la conviction que le rapports sociaux ne sont pas définitivement stables mais qu'ils peuvent, et même doivent, être transformés, refaçonnés, modelés (Gestaltbarkeit der sozialen Verhältnisse).883 En d'autre mots, ces militants sont persuadés de faire

partie d'une fraction croissante de la population qui aspire à ces transformations, ce qu'illustre notamment la Une de la RA 16, qui suit la première élection de Bodenman au conseil communal de Brigue-Glis en 1976: « Gemeinderatswahlen: Wird das Oberwallis rot? ». Par ailleurs, les rôles que Furrer attribue à Alternative, Steibock et Bockshorn se retrouvent également dans le cas de la RA. Outre le soutien à la structuration des organisations politiques, ces revues se consacrent à la remise en question des structures politiques et médiatiques établies, notamment par leur volonté de faire éclater un système basé sur la concordance et le consensus, à l'introduction de thématiques sous-représentées dans le débat public qu'elles tentent de polariser, à la problématisation des effets engendrés par « L'Âge d'or » et les « décennies de crise »884 qui le suivent et à la diffusion d'une certaine contre-

883 Furrer, Markus, Die neue Opposition in der Urschweiz, op. cit., p. 497. 884 cf. Hobsbawm, Eric J. L'âge des extrêmes, op. cit.

culture émergente.885 D'autre part, la RA et les autres revues alternatives alpines semblent recouvrir les deux préoccupations identifiées par Franklin et Murphy dans leur étude sur la presse alternative locale anglaise – diffuser des idées progressistes de gauche et des « revelatory news » – de même qu'elles brisent les deux types de silence qu'ils mentionnent; le silence imposé par le climat de secret entourant le gouvernement et ses institutions, et le silence créé par la presse conventionnelle, laquelle néglige quantité de sujets.

Ainsi, elles fonctionnent comme plateforme visant à capter les avis critiques et les préoccupations de la population, source importante d'information, ce dont témoignent les indications fréquentes issues du lectorat, et à « fédérer l'opinion militante » (Michel Porret), voire à contribuer à la constitution d'une « alternative public sphere » (Downing, Atton). Et en effet, un élargissement du regard permet de constater que la RA et le KO ne constituent qu'une des facettes de l'activisme de cette frange de la jeunesse proche de la vingtaine au début des années 1970. En plus de l'association environnementale OGUV, de la coopérative immobilière PALVE et du nouveau parti SOPO déjà mentionnés, on peut citer la constitution en septembre 1983 du MISCHU (Schutzverband gegen zunehmende Militärpräsenz im Oberwallis), dont Peter Bodenmann et Rudolf Luggen (membre du comité du SOPO et député au Grand Conseil) sont membres du comité, qui compte s'engager pour une diminution de la présence militaire dans le Haut-Valais – rappelant en cela la RA 2 qui avait publié des documents militaires confidentiels sur des projets d'installations. D'autre part est fondée en décembre 1986 la section haut-valaisanne du syndicat FTCP (Fédération du personnel du textile, de la chimie et du papier), dans laquelle Bodenmann et Beat Jost, alors rédacteur rémunéré de la RA et qui sera nommé secrétaire de la section, jouent un rôle déterminant, et qui compte dès sa création 300 membres (puis 550 à la fin de l'année suivante) parmi les employés de la Lonza. La naissance de cette section se fait sur fond des révélations d'un dossier de seize pages publié par Bodenmann et Jost, sous le patronage de la RA, consacré aux différences de salaires perçus par les employés de Ciba-Geigy à Monthey et de la Lonza à Viège, les seconds gagnant en moyenne 25% de moins que leurs camarades du Bas886 – dossier qui confirme une enquête publiée sur le même sujet par la RA 72 (février 1984). A travers ces exemples, le constat est que les compétences acquises – travail de recherche, techniques d'écriture et d'expression, structuration de la pensée – dans le cadre d'un engagement militant tel que la participation à un média alternatif peuvent être réinvesties dans d'autres sphères; politiques, associatives, syndicales. Le départ de Beat Jost de la RA en 1988 coïncide d'ailleurs avec son embauche à 100% par le syndicat FTCP.

Au sujet de l'impact de la RA et du KO sur leur environnement, celui-ci demeure difficile à évaluer,

885 Furrer, Markus, Die neue Opposition in der Urschweiz, op. cit., p. 125; 236 – 238; 248 – 250.

886 Rote Anneliese (Bodenmann, Peter; Jost, Beat), Lonza aktuell – ein Lohn-Vergleich zwischen der LONZA-Visp und der