• Aucun résultat trouvé

I. La photographie missionnaire en exploration (1880-1910)

I.1. Les premiers missionnaires photographes de la SMEP

I.1.3. Aspects techniques de la photographie dans les champs de mission

L’équipement des premiers missionnaires photographes de la SMEP

Si nous ignorons de quelle façon la SMEP encourage ses missionnaires à faire de la photographie, il est aussi difficile de déterminer qui prend en charge l’achat du matériel photographique. Coillard profite d’un don financier pour acheter son appareil. D’autres, comme Élie Allégret et Urbain Teisserès, bénéficient d’une indemnité versée par la Mission de Paris pour financer leur équipement. Mais au fur et à mesure des années, le matériel devenant financièrement plus accessible, ce sont principalement les missionnaires eux-mêmes qui prennent à leur charge leurs appareils.

Nous disposons de tout aussi peu de renseignements quant aux autres produits photographiques : négatifs, papiers… Des rapports comptables de la Mission de Paris montrent que certains « produits chimiques et objets divers pour la photographie de l’expédition106 » ou « verres pour appareils photographiques107 » sont inclus dans le budget

de la mission Zambèze, au même titre que des « instruments et ouvrages scientifiques108 ».

Un courrier d’Allégret à monsieur Schultz, trésorier de la SMEP, nous informe aussi « que les dépenses de photographie faites pendant [son] voyage seraient prises par la Société109 ». Les dépenses liées au matériel photographique consommable semblent donc avoir été prises en charge par la Mission de Paris elle-même pour les premiers missionnaires-photographes.

S’il existe peu de renseignements sur l’aspect financier de la pratique photographique des missionnaires, davantage d’informations sont disponibles quant à l’envoi du matériel vers les champs de mission. Vivant le plus souvent loin des centres coloniaux, les missionnaires ne font pas appel aux studios de photographes qui s’installent dès la fin du XIXe siècle dans certaines villes africaines110. Ils envoient directement leurs commandes en Europe. Certaines sont adressées à leur famille ou à leurs amis. En 1889, après son départ vers le Gabon, Élie Allégret demande des conseils et certains produits à son ami Maurice Monod, élève à l’école des missions. Comme la plupart des missionnaires, ils n’ont tous deux, pas reçu de formation en photographie. Ils tentent donc de trouver le matériel et les produits les plus adaptés aux conditions climatiques de l’Afrique, en fonction des expériences menées sur le terrain pour l’un et d’observations générales pour l’autre. Maurice Monod explique ainsi sa façon de procéder :

Un appareil instantané 9/12. Là je n’avais que l’embarras du choix, mais cet embarras n’était pas petit : chaque fabricant d’appareils photographiques a un ou plusieurs appareils instantanés tous plus merveilleux les uns que les autres […]. J’ai donc regardé les annonces des journaux, mais comment se décider parmi cette avalanche d’appareils ? Le « Matin », entre autres, annonçait un système magnifique, pas cher, etc… ; j’ai été aux bureaux dudit journal pour examiner les épreuves obtenues avec l’appareil ; c’est très bon, sans contredit, mais petit et, quoiqu’on en dise, cher. Enfin j’ai été à l’Exposition et là me suis mis en devoir d’examiner tous les appareils instantanés qui y foisonnent111.

107 Rapport de la Société des missions évangéliques de Paris, 1887, n.p. 108 Rapport de la Société des missions évangéliques de Paris, 1885, p. 4. 109 ALLÉGRET Élie, Lettre à M. Schultz, 1er juin 1893.

110 À propos du développement de la photographie sur le continent africain, voir NIMIS Erika, Photographes

d’Afrique de l’Ouest : expérience yoruba, Paris : Karthala, 2005, 291 p., BOUTTIAUX Anne-Marie, D’HOOGE

Alain et PIVIN Jean-Loup (dir.), L’Afrique par elle-même : un siècle de photographie africaine, Paris : Revue Noire Éditions / Tervuren : Musée royal de l’Afrique centrale, 2003, 207 p. et PIVIN Jean-Loup et MARTIN – SAINT LÉON Pascal (dir.), Anthologie de la photographie africaine et de l’océan indien, Paris : Revue Noire Éditions, 1999, 432 p.

En dehors de Coillard qui choisit un « indiscret112 », les photographes missionnaires de

la fin du XIXe s’orientent le plus souvent vers des appareils relativement petits, légers et

surtout assez simples à utiliser. L’apparition des détectives ou foldings vers 1885 leur permet de réduire l’encombrement de leurs appareils, qui nécessitent le plus souvent des plaques de verre de format 9x12cm utilisées jusque dans les années 1920 pour leur qualité de conservation dans des régions aux climats difficiles. En 1888-1889, pour alléger encore davantage leur matériel, Coillard et Allégret expérimentent aussi l’utilisation de papiers pelliculaires au gélatino-bromure d’argent mis au point par Thiebault113. Ces supports, qu’ils appellent « cartons Thiebault », sont moins lourds à transporter et leur permettent d’obtenir de bons clichés114. D’après Eugène Trutat115, l’emploi de papiers pelliculaires de Thiébault permet la « suppression du support verre et [une] finesse absolue116 ». Mais la production de ces supports négatifs semble s’arrêter dès la fin de l’année 1889117. Une lettre écrite par Frank Christol en 1914 nous apprend aussi que Coillard possédait, à la fin de sa vie, un appareil permettant les prises de vues instantanées118.

Certaines commandes se font aussi auprès de la SMEP, qui se charge par ailleurs de l’achat des produits de la vie courante comme les boîtes de conserve, les tissus, les outils, etc. Coillard demande ainsi en 1887 que la direction lui envoie une liste importante de produits photographiques comme des « mains de papier sensible avec étui119 », de la gomme arabique ou des livres spécialisés intitulés Hand book of photography terms de Heighway120 et Introduction to photography du capitaine Abney121. En ayant recours à des manuels théoriques, Coillard souhaite améliorer sa pratique, montrant ainsi un véritable intérêt pour le

112 Ce nom donné à l’appareil de Coillard par Maurice Monod dans sa lettre du 5 novembre 1889 à Élie Allégret

correspond vraisemblablement à un appareil de voyage permettant l’utilisation de plaques 13x18cm.

113 Description des machines et procédés pour lesquels des brevets d’invention ont été pris sous le régime de la

loi du 5 juillet 1844, Paris : Imprimerie nationale, 1887, tome 47, p. 4.

114 Voir COILLARD François, Lettre à Alfred Boegner, Sefula (Zambèze), 22 mars 1888.

115 Eugène Trutat (1840-1910) prend part, au début des années 1860, à la création du Muséum d'Histoire

Naturelle de Toulouse, dont il devient le premier conservateur. Il participe aussi activement à l’exploration des Pyrénées et fonde en 1876 la section Pyrénées centrales du Club alpin français. Pratiquant la photographie à partir de 1859, il publie régulièrement des ouvrages techniques sur le sujet, dont La Photographie appliquée à

l’archéologie, Paris : Gauthier-Villars, 1879 et La photographie appliquée à l’histoire naturelle, Paris :

Gauthier-Villars, 1884. Il est aussi président de la Société photographique de Toulouse.

116 TRUTAT Eugène, La photographie appliquée à l’histoire naturelle, op.cit., p. 201. 117 Voir MONOD Maurice, Lettre à Élie Allégret, 5 novembre 1889, op.cit.

118 Dans une lettre adressée à la SMEP en mai 1914, Christol écrit qu’il a hérité de l’appareil photographique de

François Coillard et qu’il réalise avec celui-ci « deux instantanés » d’un homme appelé Kabamba. Voir CHRISTOL Frank, « Kabamba, un vieux témoin de Livingstone », Journal des missions évangéliques, 1914, p. 44-48.

119 COILLARD François, Liste de commandes, Octobre 1887.

120 The handbook of photographic terms: an alphabetical arrangement of the processes, formulae, applications,

etc., of photography, for ready reference de William Heighway est publié à Londres par Piper and Carter en

1880. Cet ouvrage, réalisé pour mieux comprendre les aspects scientifiques de la photographie, contient près de 12 000 citations d’articles ou de livres, organisées par sujet.

121 Le capitaine anglais William Abney (1843-1920) a fait de nombreuses recherches en vue de perfectionner la

medium photographique. Photographe amateur, il porte beaucoup d’attention aux prises de vues et à la qualité des opérations de développement et de tirage.

La Mission de Paris s’occupe aussi le plus souvent de l’envoi des marchandises vers les champs de mission. Ces colis nécessitent en effet des traitements particuliers : les produits envoyés sont généralement fragiles et les missionnaires sont installés dans des régions éloignées des ports commerciaux. Les emballages doivent donc être soigneusement faits dans des boîtes en zinc et les envois étiquetés et adressés très précisément, faute de quoi ils se trouvent facilement égarés. Coillard se plaint d’ailleurs à plusieurs reprises de caisses perdues :

Si vous saviez combien de caisses nous avons perdues depuis que nous sommes au Zambèze et combien d’autres nous sont arrivées qui ne nous appartiennent pas ! L’an passé j’apprenais très indirectement qu’une de nos caisses avait été vendue à l’enchère par la douane du Cap. […] Elle renfermait entre autres choses du calicot fin, des vêtements, des fournitures de photographie et comme il s’y trouvait entre autres une lanterne de photographie que j’avais commandée, j’en conclus qu’elle venait de Paris. Vous pourriez vérifier la chose et m’envoyer la liste exacte du contenu. Je vous en serai obligé122.

Prises de vue, tirages et conservation des plaques : difficultés techniques sur le terrain

Au-delà des difficultés pour se fournir en matériel, les missionnaires-photographes sont souvent confrontés à des problèmes techniques pour leurs prises de vue et la réalisation de leurs tirages. La forte lumière de la région du Zambèze empêche Coillard de pouvoir faire des clichés convenables à certaines heures de la journée. À plusieurs reprises, il se plaint de la surexposition de ses sujets et espère que des photographes en Europe pourront améliorer la qualité de ses images en réalisant de nouveaux tirages :

Plusieurs clichés sont durs et difficiles à imprimer, mais je ne pourrai jamais les renouveler, puisque les sujets ne sont plus. Je les envoie espérant que M. Pénabert pourra les adoucir. Ne manquez pas de faire figurer le produit avec la désignation spéciale pour me tenir au courant et me donner du courage123.

122 COILLARD François, Lettre à Alfred Boegner, Sefula (Zambèze), 30 octobre 1890. 123 COILLARD François, Lettre à Alfred Boegner, décembre 1885.

La conservation et le voyage des verres posent aussi de nombreux problèmes. Les plaques se détériorent souvent à cause du climat chaud et les photographes tentent de se fournir auprès de fabricants qui proposent des émulsions spécialement faites pour les climats tropicaux. Dans les archives de la SMEP se trouvent, par exemple, des boîtes de plaques au gélatino-bromure d’argent commercialisées par les établissements Jougla et Lumière réunis, mentionnant une « émulsion spéciale pour pays chauds », probablement utilisées par les missionnaires à partir du début du XXe siècle. Les déplacements des missionnaires sont aussi l’occasion de nombreuses détériorations des plaques. Coillard déplore souvent la perte de ses clichés à cause de l’eau ou de la casse :

Vous saurez avant que ceci ne vous arrive le sérieux accident qui est arrivé à la caisse de mes clichés. Elle a été au fond de l’eau et tout a été gâté. C’est décourageant, c’était une si belle collection ! Et le travail de 3 ans ! 124

En cette fin de XIXe siècle, de nombreux voyageurs photographes sont confrontés aux mêmes difficultés de prises de vues et de problèmes d’approvisionnement, de transport et de conservation de leur matériel. Mais les missionnaires rencontrent un handicap supplémentaire : le manque de temps. Élie Allégret explique qu’il ne peut « travailler à tout à la fois : cuisine, dispensaire, photographie, études personnelles et courses aux environs125 ». Trop peu nombreux, les missionnaires ont à leur charge beaucoup de responsabilités : organisation et supervision du travail sur la station, instruction scolaire et religieuse, dispensaire, exploration et évangélisation des environs, cultes, correspondances, etc. Il leur reste peu de temps pour la photographie à côté de toutes ses tâches. Au-delà de l’aspect financier de la photographie, ces multiples difficultés expliquent vraisemblablement aussi le petit nombre de missionnaires à partir équipés d’un appareil à la fin du XIXe siècle.

Les opérations de développement et de tirage sont, pour leur part, difficiles à retracer chez la plupart des missionnaires-photographes. Jusqu’aux années 1940, l’éloignement des centres urbains et les difficultés de transport ne permettent pas aux photographes de confier leurs négatifs à des laboratoires locaux. Beaucoup choisissent donc d’envoyer leurs négatifs en Europe, à la Maison des missions ou à leur famille qui se chargent de les remettre à un studio professionnel. D’autres les conservent avec eux et ne font faire des tirages qu’à leur retour en France. Enfin quelques-uns choisissent de s’installer un local au sein de la station

124 COILLARD François, Lettre à Alfred Boegner, Sefula (Zambèze), 16 juin 1891.

125 GIDE André, L’enfance de l’art, correspondances avec Élie Allégret 1886-1896, Paris : Gallimard, 1998, p.

dans laquelle ils vivent, pour réaliser eux-mêmes leurs positifs. Sur le plan de la station de Sefula dressé en 1889, un « atelier de photographie » est situé à côté du cabinet d’étude de Coillard126. Le missionnaire décrit son laboratoire comme son « mystérieux studio avec ses verres rouges127 ». Mais le manque de temps, de matériel et de connaissances techniques gênent les missionnaires pour travailler eux-mêmes au tirage de leurs clichés. Installer un espace dédié à la photographie n’est pas chose facile sur une station missionnaire et le climat tropical peut facilement poser problème lors des opérations techniques. Élie Allégret explique ainsi ses déconvenues dans un courrier qu’il adresse à André Gide :

À propos de photo, j’ai arrangé la pharmacie en chambre noire ; c’était compliqué dans une maison de planches ! Enfin elle est à peu près noire. J’ai fait mettre des rayons, deux tables, dont une recouverte de fer-blanc, un système d’eau dans le genre de celui de La Roque : un tuyau et deux seaux. […]

Hier j’ai essayé de prendre la maison, mais cela n’a pas marché, je ne sais pourquoi : c’est informe. Puis la gélatine se recroqueville, malgré le bain d’alun ; les plaques sont peut-être gâtées. J’essaierai de nouveau et j’espère pouvoir vous envoyer quelque chose par le prochain courrier128.

En 1889, Maurice Monod demande à Allégret s’il souhaite envoyer ses plaques à Paris afin que la SMEP fasse faire des tirages auprès d’un photographe professionnel ou s’il tient à réaliser lui-même de « bonnes épreuves, bien tirées et bien virées, pour en faire cadeau aux indigènes ? 129 ». Le plan de Talagouga au Gabon, station où est installé Allégret entre 1899

et 1903, indique à proximité de la maison du missionnaire, un local marqué « photo » qui a vraisemblablement servi de laboratoire pour le développement et le tirage des négatifs130. Allégret semble en effet préférer faire ces opérations lui-même et envoyer directement des tirages à ses proches en Europe. Pourquoi choisit-il cette solution, alors qu’il manque de temps et de confort ? Fait-il cadeau de certaines de ses images aux gens qui l’entourent, comme le suggère Maurice Monod ?

Aucun élément dans la correspondance d’Allégret ne laisse entendre que le missionnaire donne certaines de ses photographies à des habitants du Gabon. Il est toutefois difficile d’en conclure qu’il ne l’ait jamais fait. En effet, de façon générale, Allégret ne parle que très peu de ses images dans ses courriers. Il est donc possible qu’il n’ait pas mentionné

126 Mission du Zambèze, station de Sefula au commencement de 1889. 127 COILLARD François, Sur le Haut-Zambèze, op.cit., p. 477.

128 Lettre d’Élie Allégret à André Gide, 1889, cit. in GIDE André, L’enfance de l’art, correspondances avec Élie

Allégret 1886-1896, op.cit., p. 144.

129 MONOD Maurice, Lettre à Élie Allégret, 1er septembre 1889, op.cit. 130 COUVE Daniel, Plan de Talagouga dressé en mai 1899.

des dons de photographies. D’autre part, si aucune image d’Allégret n’existe aujourd’hui au sein des familles protestantes gabonaises, il faut aussi préciser qu’il ne reste, de manière générale, que de très rares documents missionnaires de la fin du XIXe siècle au Gabon : le climat de la région ne permet pas une bonne conservation des papiers et l’Église Évangélique du Gabon ne dispose d’aucune structure pour conserver ses archives131. Si certaines photographies d’Allégret avaient été diffusées dans le pays, elles auraient donc vraisemblablement disparu avec les années.

Le jeune missionnaire montre toutefois certaines de ses photographies tirées sur des supports en verre au cours de séances de projections organisées au sein des stations. Son épouse, Suzanne Allégret, témoigne ainsi dans un de ses courriers : « après diner, on leur a montré la lanterne magique qui les a ravis. Quelques vues de chez eux, d’abord, où quelques- uns se sont reconnus132 ». Ces projections rencontrent un grand succès. Organisées comme en Europe pour faire découvrir le christianisme aux non-chrétiens et ainsi aider l’évangélisation, ces séances permettent de faire connaître la Bible via des illustrations de scènes religieuses. Elles sont aussi l’occasion pour les missionnaires de montrer au public local des photographies faites sur place.

131 L’Église Evangélique du Gabon (EEG), née du travail de la SMEP, a pris son autonomie en 1961. Elle est

aujourd’hui une des principales Églises protestantes du pays.