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3. LES TROUBLES COGNITIFS DANS LA DRÉPANOCYTOSE

3.6. Aspects psycho-sociaux

L‟évaluation cognitive des drépanocytaires est indissociable des facteurs psycho-sociaux liés à cette maladie. Avec les progrès dans la prise en charge de la drépanocytose, le statut de cette pathologie est passé d‟une maladie pédiatrique extrêmement grave avec mortalité et morbidité précoces à une maladie chronique de l‟âge adulte (dans les pays industrialisés). Cette évolution a également fait apparaître d‟autres complications liées à la maladie. Cela explique qu‟il existe relativement peu d‟études sur le domaine des troubles psycho-sociaux dans cette pathologie. La drépanocytose est une maladie chronique, au même titre que l‟asthme, le cancer ou le diabète par exemple. Le vécu des maladies chroniques est caractérisé par une perturbation des capacités physiques, de l‟identité sociale et des trajectoires de vie (Bury, 1982). Parmi les différentes maladies chroniques touchant les enfants, la drépanocytose fait partie des maladies provoquant le plus de troubles psycho-sociaux (plus que le cancer ou le diabète par exemple) (Bennett, 1994).

Dans ce qui suit, nous distinguerons les études portant sur les troubles sociaux et sur les troubles thymiques.

En apparence, les adolescents drépanocytaires ne semblent pas présenter de difficultés particulières au niveau du fonctionnement social. Une étude réalisée aux Etats-Unis (Noll, Kiska, Reiter-Purtill, Gerhardt, & Vannatta, 2010) a suivi durant deux ans un groupe de 60 adolescents drépanocytaires et un groupe contrôle composé de 66 adolescents sans maladie chronique.

L‟objectif de cette étude était d‟évaluer les relations sociales des adolescents drépanocytaires

63 avec leurs pairs, avec comme hypothèse que les drépanocytaires seraient perçus comme plus sensibles et plus isolés. Les auteurs ont utilisé des questionnaires évaluant deux dimensions: la réputation sociale (comment est l‟enfant ?) et l‟acceptation sociale (est-ce que l‟enfant est accepté ?). Ces questionnaires ont été administrés à des pairs (n = 2067) et à des enseignants (n = 120) des enfants concernés. Les résultats ont montré que les drépanocytaires étaient perçus comme étant moins agressifs que leurs pairs, mais aucune différence n‟était observée au niveau des relations sociales ou de l‟acceptation sociale. Ces évaluations restaient stables durant les deux ans de suivi. Les auteurs expliquent ces résultats par un possible effet protecteur de la maladie par rapport aux environnements à risque. L‟étude de Gold et al. (2008) montre également que les drépanocytaires ne présentent pas plus de troubles du comportement social que leurs frères et sœurs non drépanocytaires (évaluation réalisée par le personnel soignant).

Lorsqu‟on interroge directement les patients quant au vécu de leur maladie sur le plan social, les résultats sont très différents. En effet, lorsque les drépanocytaires (Rodrigue, Streisand, Banko, Kedar, & Pitel, 1996) ou leurs parents (Morgan & Jackson, 1986; Trzepacz, Vannatta, Gerhardt, Ramey, & Noll, 2004) répondent aux questionnaires, d‟importantes difficultés sur le plan social sont rapportées. Etant donné que les adolescents drépanocytaires présentent fréquemment des retards pubertaires, ils sont à risque de présenter une augmentation de la timidité et une altération de l‟image corporelle (Morgan & Jackson, 1986). La fatigabilité peut également réduire la participation aux activités sportives, et par là augmenter l‟isolation sociale et diminuer l‟estime de soi. Les déficits cognitifs peuvent aussi avoir un impact négatif sur les performances scolaires et le sentiment de compétence. En outre, les crises douloureuses récurrentes pouvant conduire à des hospitalisations engendrent de l‟absentéisme scolaire et social, ce qui peut entraîner un certain retrait social. En résumé, si l‟entourage (pair, enseignant et soignant) des drépanocytaires ne perçoit pas de difficultés au niveau du fonctionnement social, les drépanocytaires eux-mêmes et leurs parents en rapportent.

Sur le plan thymique, une revue de la littérature (Benton, Ifeagwu, & Smith-Whitley, 2007) montre que la prévalence des troubles dépressifs et anxieux est nettement plus élevée chez les drépanocytaires que dans la population générale (Tableau 7). Cette revue de la littérature suggère en outre que les adolescents drépanocytaires ont plus de difficultés d‟adaptation, que ces difficultés augmentent avec l‟âge et qu‟elles concernent plus souvent les garçons. Ces auteurs

64 relèvent encore que les troubles thymiques auraient un effet plus important sur la qualité de vie des drépanocytaires que l‟atteinte physique due à la maladie. Une étude récente d‟Edwards et al.

(2009) réalisée aux Etats-Unis montre que le taux de dépression, d‟idéation suicidaire et de tentatives de suicides est nettement plus élevé chez les drépanocytaires que dans la population générale. Un tiers des patients interrogés dans cette étude étaient suivis par un psychothérapeute.

Etude Taux de prévalence (%)

Hasan et al. (adultes) 44 (modéré-sévère); 26 (sévère) Wilson Schaeffer et al. (adultes) 43.4

Hilton et al. (adultes) 29

Grant et al. (adultes) 25.6

Belgrave et Molock (adolescents) 56.5 (modéré-sévère)

Yang et al. (adolescents) 29

Barbarin et al. (adolescents) 25

Tableau 7. Prévalences estimées des troubles dépressifs chez les adolescents et adultes drépanocytaires. Adapté de Benton et al. (2007).

La drépanocytose a également un effet sur l‟entourage des patients. L‟étude de Lee et al. (1997) montre d‟une part que les enfants drépanocytaires ont le sentiment d‟avoir des capacités physiques réduites, et d‟autre part que leurs frères et sœurs non drépanocytaires ont des scores de dépression significativement plus élevés. Les auteurs expliquent ces résultats par le fait que plus d‟attention serait attribuée à l‟enfant malade, « laissant de côté » l‟enfant en bonne santé. Même si ces résultats sont difficilement généralisables car l‟étude a été réalisée sur un petit échantillon (n = 14), ils soulignent l‟importance d‟apporter du soutien à l‟ensemble de la famille du malade.

Le vécu des maladies chroniques est différent selon le contexte socio-culturel. En Afrique sub-saharienne, les maladies chroniques sont caractérisées par la dépression (de-Graft Aikins, 2005;

Green, Greenblatt, Plit, Jones, & Adam, 2001; Ohaeri, Shokunbi, Akinlade, & Dare, 1995), la

« tristesse chronique » (Ellis, 1996), la « détresse spirituelle » (Ohaeri, Shokunbi, Akinlade, &

Dare, 1995), les troubles psychiatriques (Ebigbo & Oli, 1985) et les idéations suicidaires (Ohaeri,

65 Shokunbi, Akinlade, & Dare, 1995). Ces troubles peuvent survenir même lorsque le patient bénéficie d‟un fort soutien familial et vont souvent perturber les relations avec le corps médical et la prise en charge de la maladie (Young, Critchley, Johnstone, & Unwin, 2009). L‟attitude et la perception de la maladie de la part de l‟entourage varie aussi selon la culture. Cela est illustré par l‟étude d‟Anie et collaborateurs (2010) réalisée sur l‟impact psycho-social de la drépanocytose au Nigéria. Cette étude montre que les drépanocytaires nigérians estiment que la société a une perception et une attitude extrêmement négative vis-à-vis de leur maladie. Par ailleurs, ces patients ne rapportaient pas d‟anxiété ni de haine d‟eux-mêmes, mais près de la moitié présentait des symptômes dépressifs.

Nous n‟avons pas spécifiquement étudié la problématique des troubles psycho-sociaux chez les drépanocytaires camerounais. Nous pouvons toutefois donner ici notre impression quant au vécu de la maladie dans ce pays. Notre premier contact avec ces patients est relaté dans le « story

Yaoundé, avril 2007, début du projet de détection et de prévention des attaques cérébrales chez les enfants et adolescents souffrant de drépanocytose au Cameroun. Une réunion est organisée à l’Hôpital Central de Yaoundé avec la principale association de drépanocytaires afin d’informer les membres sur le projet en cours. Le but de la réunion est de voir s'ils sont intéressés à participer à notre étude. La petite salle de réunion est pleine (une cinquantaine de personnes) et je suis le seul homme de couleur pâle dans la pièce. Les dossiers explicatifs du projet distribués à l’entrée sont rapidement convertis en éventail, tant la chaleur est intense.

Le Prof. Njamnshi, principal instigateur du projet et médecin-chef du service de Neurologie, ouvre la séance. Il présente le projet d’étude et les différents examens qui seront réalisés.

Assis devant, face à l’assistance, j’observe les membres de l’association. Ne voyant aucune réaction particulière, je m’interroge sur l’avertissement de mon collègue au début de la séance et je me sens rassuré. L’assistance est calme et semble fatiguée, voire légèrement lassée. Dans le fond de la salle, seul un jeune homme retient mon attention car il semble

66 particulièrement concentré sur la présentation. Vient mon tour de présenter l’examen neuropsychologique qui sera effectué dans le cadre de ce même projet. Les yeux sont un peu curieux, mais une IRM fonctionnelle ne révèlerait pas une attention soutenue dans les cerveaux de l’assistance…

Le Prof. Njamnshi termine la présentation et lance la discussion : « Avez-vous des questions ? ». Quelques mains se lèvent, trois questions sont posées. Le ton est excessivement respectueux, le médecin étant placé juste après Dieu et les fonctionnaires ministériels dans la hiérarchie sociale camerounaise. Dans le fond, la main levée du jeune homme attentif s’agite et s’impatiente. Le docteur lui donne la parole. Visiblement très diminué, il se lève lentement et s’appuie sur sa canne. Il prend son temps et semble se contenir. Avec une voix forte et chargée d’émotion, il lance : « Et nous, les drépanocytaires, qu’est-ce qu’on va retirer de votre étude ? Qu’est-ce qu’on a à gagner ? ». Patient et didactique, le Professeur lui répond que les résultats des examens leur seront communiqués, que l’étude permet de faire avancer les connaissances sur la maladie, que le dépistage diminue les risques de présenter des attaques cérébrales... Le malade le coupe avec véhémence : « Chaque année on nous dit ça ! ». Il explose. « Chaque année des chercheurs viennent de tous les pays pour nous « examiner » ! L’année dernière c’étaient des Chinois, l’année d’avant c’étaient des Américains… quels résultats pour nous les malades ? Rien ! ».

A présent il hurle : «Rien que des paroles et des heures à attendre pour des examens gratuits ! On nous promet à chaque fois monts et merveilles, et à chaque fois on n’est que des … cobayes ! »

Le dernier mot est lâché avec une telle froideur qu’il glace tous les globules rouges de l’assistance, qu’ils soient en forme de faucille ou non. Je suis pétrifié sur ma chaise, abasourdi par la rage et la douleur que cet homme vient de déverser sur nos trois blouses blanches. Même si ses voisins tentent de le calmer et que les membres de l’association s’indignent de son intervention, l’on sent bien qu’il vient d’exprimer là un sentiment général.

Après quelques minutes de confusion, un drépanocytaire se lève courageusement pour défendre la cause médicale avec une détermination et une colère identiques. J’apprendrai plus tard que ce malade est lui-même médecin-assistant. Un long débat entre les différents membres de l’association s’engage alors. Au final, la plupart des malades désirent participer à l’étude, mais à la stricte condition d’en voir les résultats. Cet épisode n’était pas surprenant pour mes collègues médecins. Pour moi, ce fut un choc rempli d’enseignements.

Pour la première fois j’étais confronté à la sensibilité des patients souffrant d’une maladie

67 chronique, et à l’importance de les inclure à part entière dans la recherche. Pour la première fois également, j’étais confronté concrètement à la question épineuse de la recherche scientifique dans les pays en voie de développement. »

Yaoundé, avril 2007

Ce texte donne une idée de notre premier contact avec les malades souffrant de drépanocytose. Il est également intéressant de noter que si nous n‟avions pas assisté à cette réunion et uniquement effectué les consultations à l‟hôpital, nous n‟aurions peut-être pas perçu le réel sentiment de ces malades. En effet, lors d‟une consultation de 90 minutes consistant essentiellement en la passation d‟épreuves psychométriques, peu de place est laissée à la discussion et à l‟expression des émotions. Cet épisode illustre également l‟importance des associations de malades, qui leur permettent d‟exprimer leurs sentiments et de se faire entendre. Ceci est généralement difficile lorsque les patients sont en contact direct avec le corps médical, qui est souvent surchargé et qui (d‟un point de vue occidental) est en quelque sorte placé sur un piédestal et se comporte de manière assez distante avec les malades.

De manière générale, l‟on peut dire que les drépanocytaires camerounais souffrent d‟un manque de reconnaissance de leur maladie. Tout d‟abord de la part de la population générale, qui connaît peu la drépanocytose et qui lui attribue des fausses croyances qui sont difficiles à vivre pour les malades. Mais aussi de la part des autorités et du ministère de la santé qui, même si un programme national de lutte contre la drépanocytose a été mis en place en 2005, accordent relativement peu d‟importance et de moyens pour la prise en charge de cette maladie. Un contraste saisissant concerne la prise en charge des patients souffrant du virus de l'immunodéficience humaine (VIH), pour lesquels il existe à l‟Hôpital Central de Yaoundé un bâtiment exclusivement destiné à leur prise en charge et qui bénéficient de traitements médicaux totalement subventionnés. La prise en charge de ces patients étant nettement plus coûteuse que pour les drépanocytaires, on comprend que ces derniers puissent se sentir délaissés par les pouvoirs publics. Cette comparaison n‟a évidemment pas pour but de critiquer la prise en charge des patients VIH, mais plutôt de relever le fait que la drépanocytose reste une maladie marginale

68 et peu considérée, quand bien même elle est extrêmement grave et très fréquente dans la population camerounaise.

Pour résumer, tant la littérature récente que notre expérience du vécu de cette maladie au Cameroun nous indiquent que la considération des aspects psycho-sociaux est cruciale pour la prise en charge des drépanocytaires.

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3.7. Synthèse de la littérature sur les troubles cognitifs dans la