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Articuler la complexité du fait migratoire : la migration comme projet

contemporain au Sahara

II. Articuler la complexité du fait migratoire : la migration comme projet

Pourquoi la mobilité ? « La réponse est toujours : le projet. Et ce projet structure

l'imaginaire, estime Jean-Didier Urbain, comme le rêve a une forme narrative. C'est un scénario, un roman, une image : dans tous les cas, c'est un programme d'action, déterminé par une représentation, qui s'est choisi un lieu de réalisation. Tout part de là » (Urbain,

2001).

Tout le monde se projette dans l’avenir et pense aux possibles de son existence future. Certains ont le projet de l’ailleurs, d’autres le projet de l’ici. Et ce sont ceux qui ont le projet de l’ailleurs qui nous intéressent ici. Comment se construit un projet migratoire ? Comment le projet joue-t-il sur les pratiques migratoires et inversement ? Sur quels types d’informations, vraies ou fausses, concernant le voyage et ses risques se base-t-il ? Quelle est la place de l’imaginaire migratoire ? Autant de questions qui permettent d’entrer dans la complexité de chaque pratique migratoire, et de donner sens à des attitudes et comportements qui varient d'un individu à l’autre, d'un groupe à l'autre.

La notion de projet migratoire permet de contourner la question des facteurs décisifs qui déterminent les migrations, pour se mettre à l’échelle des individus et de leur singularité, pour rendre compte des divers facteurs qui, conjugués à un moment donné dans un contexte donné, participent du choix du départ en migration62. Le projet migratoire qui porte la migration n’est donc pas fixe mais se recompose en permanence, au fur et à mesure des parcours, selon les informations qui parviennent aux migrants, selon les opportunités qui se présentent à eux. Les migrants ont conscience de cette variabilité de leur projet ; l’important n’est pas de parvenir à réaliser le projet initial, mais de tenter de réaliser le projet du moment, qu’il soit similaire ou différent du projet de départ. Les projets migratoires, constructions mentales qui influent sur les manières dont les migrants préparent et réalisent leur voyage, peuvent être facilement modifiés en cours de route car dans le cadre des migrations transsahariennes observées, le risque migratoire est un risque individuel et non familial : les familles, les groupes sociaux, ne comptent pas sur le retour des migrants, ou plutôt n’attendent pas ce retour à un moment

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Cette notion, définie par Paul-André Rosental dans son remarquable ouvrage de démographie historique intitulé « Les sentiers invisibles » (1999), a notamment été développée par Florence Boyer (2005a) dans le cadre de sa thèse sur les migrations circulaires de descendants d’esclaves touaregs entre Bankilaré (Niger) et Abidjan (Côte d’Ivoire).

donné. La survie des groupes d’origine ne dépend pas de la réussite des migrants. Seule la « survie » des migrants est en jeu.

1. Migrer vers le Maghreb et l’Europe : curiosité, fuite ou rêve ?

La migration irrégulière vers le Maghreb et l’Europe est-elle mue par une envie de découvrir le monde, une volonté de fuir une situation, ou un rêve de richesse ou de changement ? Qu’est-ce qui fonde les projets migratoires, de façon plus ou moins consciente ? L’attirance des salaires importants et des produits manufacturés, raisons mises en avant dès les premières migrations de Sahéliens au Maghreb dans les années 1960 (Adamou, 1979) et souvent encore aujourd’hui, ou l’idéalisation d’une vie facile, sont-elles les seules motivations des migrants ? « Quelle souffrance, sans doute aussi forte que la faim, anime

donc ces jeunes qui prennent la voie de l'exil au prix parfois de leur vie avec comme credo : réussir ou y rester ? interroge Mahamet Timera, car on est loin souvent des situations de misère extrême » (Timera, 2001 : 37). Fuite et quête ne peuvent-elles pas être liées dans un

désir plus général de vivre « une autre vie » « ailleurs », loin des coutumes de chez soi et des regards familiers ?

Les désirs d’émancipation, d’individuation, d’individualisation, d’autonomisation ou de réalisation de soi ont longtemps été négligés dans les recherches sur les migrations internationales (Bardem, 1993; Gourcy, 2005), et ce n'est pas du seul fait des biais idéologiques ou méthodologiques des chercheurs, mais aussi parce que bien souvent les migrants « légitiment » leurs migrations en intégrant dans leurs perspectives la solidarité avec le groupe et non pas la rupture (Timera, 2001). Si, au sein des groupes sociaux d’origine de certains migrants, une tradition de la migration transsaharienne existe ou est en construction (cas de quelques groupes sahéliens et sahariens), pour la plupart d’entre eux la démarche de migration, la construction du projet migratoire est individuelle. La migration transsaharienne peut aussi revêtir une dimension initiatique forte (Latour, 2001). Alors que « traditionnellement » l’initiation est assumée par la société d’appartenance et vise à « entrer » dans cette société, elle est ici individuelle et vise soit également à entrer dans la société d’appartenance, soit, tout aussi fréquemment, à s’en extraire et à s’affranchir de ses règles. C’est pourquoi le phénomène observé par Timera chez les Soninkés de la vallée du fleuve Sénégal ne se retrouve que rarement chez les migrants en transit au Niger qui, au contraire, assument voire affirment leur rupture avec leur groupe d’origine.

Il ne s’agit pas de minimiser l’existence de motivations d’ordre économique, souvent présentes, mais d’en relativiser l’importance au regard des autres motivations des migrants transsahariens63. En effet, l’accumulation d’un petit capital dans le but d’ouvrir un commerce, de réaliser un projet immobilier ou de se marier une fois de retour peut être un objectif des migrants, mais leur engagement dans un projet de réalisation personnelle, leur volonté d’autonomisation par rapport à leur groupe social d’origine, peut également être prédominant64. « Émigrer est généralement la seule façon d'échapper à un destin

prédéterminé, et le seul moyen d'accéder à une autre vie sans devoir accomplir la tâche douloureuse et ardue de démolir ce qui existe. Émigrer permet de renaître en tant qu'autre dans l'altérité lointaine située au-delà de la frontière » (Ainsa, 1997 : 95). Au regard de

quelques cas observés, donc sans généraliser ce propos, il est possible de dire que le désir d’émancipation (se dégager d’une autorité quelle qu’elle soit) se retrouve davantage chez les migrants d’origine rurale, et celui de réalisation de soi (s’accomplir, « prendre enfin

totalement son destin en main » (Latour, 2001 : 171), s’épanouir) chez ceux d’origine urbaine.

La dimension sociale et culturelle de la migration semble donc précéder sa dimension économique (bien que ce soit souvent cette dernière, socialement plus acceptable, que l’on retrouve mise en avant par les migrants eux-mêmes), les deux étant souvent liées, comme le laissent sous-entendre ces propos d’un ingénieur mécanicien originaire de Benin City au Nigeria : « Dans mon pays il n'y a pas de travail pour moi, il n'y a pas de travail pour les

gens qualifiés, c'est pour ça que je veux aller en Libye puis en Europe, pour travailler et gagner de l'argent » (Bilma, le 05 mai 2003).

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« Il y a des jeunes de mon âge qui roulent en grosses caisses, ils arrivent en boite ils prennent deux ou trois bouteilles, c'est quelque chose de plus de 100 000 FCFA… ils ont toujours des supers filles… moi combien de temps je vais attendre pour avoir ça ? [...] Maintenant même si tu es fils de ministre tu n'auras pas le visa. C'est trop compliqué d'avoir le visa pour l'Europe, même pour l'Amérique. [...] C'est pour ça que je suis parti. » (Dirkou, le 20 décembre 2004) explique un migrant béninois de 27 ans originaire d’une famille aisée de Cotonou.

64 Rappelons que ces propos ne peuvent concerner de la même manière l’ensemble des migrants. On se doit

notamment de distinguer une partie des migrants sahéliens pour qui la migration transsaharienne reste avant tout une ressource économique. Plus que d’autres, les migrants sahéliens peuvent appartenir à des groupes sociaux qui pratiquent la migration vers le Maghreb depuis plusieurs décennies. La parentèle et le groupe peuvent alors avoir un rôle dans les prises de décisions voire dans le choix des destinations. La connaissance et l’expérience des aînés, la présence de contacts dans des villes d’Afrique du Nord ou parfois la proximité culturelle avec la zone de destination (par exemple pour les populations touarègues qui se rendent dans le Sud algérien), participent des choix des migrants. La migration vers l’Afrique du Nord peut parfois même devenir une ressource pour des groupes familiaux restreints (sans jamais qu’il y ait rente migratoire, c’est-à-dire sans que les transferts matériels et immatériels issus de la migration ne permettent à un groupe social de subsister, reléguant les autres types de ressources au second plan).

2. Les projets migratoires à l’épreuve des parcours

L’aspiration au changement qui porte les mouvements migratoires peut être satisfaite à la fois pendant le parcours migratoire et dans le lieu d’installation, par le changement d’environnement, mais également par la suite dans le lieu d’origine des migrants du fait des apports culturels et matériels de la migration. Motivations économiques et désirs d’émancipation et de réalisation de soi coexistent et interfèrent avec une grande variabilité. « J'ai quitté le Nigeria parce que c'est bon de voir d'autres villes, d'autres gens... c'est une

découverte... là je veux aller en Libye pour six mois un an, puis revenir au Nigeria. Après, je voudrais aller en Europe... peut-être que je vais y aller depuis la Libye, si j'ai l'occasion »

(Dirkou, le 4 décembre 2004). Il n’est pas toujours aisé pour les migrants d’exprimer les facteurs qui ont participé de leur envie de partir, voire déclenché leur départ (sans entrer dans une reconstruction ou une affabulation, ni omettre volontairement ou non certains éléments, ce qui renvoie aux limites des enquêtes biographiques et des récits de vie). Pourtant, « rapportés à cette problématique de la réalisation ou de la non réalisation individuelle et

sociale, les projets migratoires des jeunes prennent tout leur sens » (Timera, 2001 : 38).

L’entrée sur cet aspect de la mobilité ne peut se faire qu’au travers des discussions sur les hésitations des uns et des autres, sur les sens que conservent les entreprises migratoires malgré les incertitudes quant à la suite des voyages.

Les rumeurs qui circulent en Afrique occidentale et centrale et informent des possibilités de se rendre en Afrique du Nord par voie terrestre, propagent des informations plus ou moins véridiques sur les difficultés de ces passages, sur les risques encourus, sur les possibilités d’être longuement bloqué en cours de route ou d’être refoulé aux frontières de l’Algérie ou de la Libye. En somme, les rumeurs colportent la dimension aléatoire, incertaine des traversées sahariennes jusque dans les espaces de départs. Les informations perçues, interprétées et échangées par les migrants tout au long de leur migration varient d’un lieu à l’autre et, au sein d’un même lieu, ne sont pas accessibles de la même manière à tous les individus, ce qui participe de la reformulation individuelle ou par petit groupe des projets.

« J'ai une connaissance au Maroc, il a déjà fait trois ans au Maroc. C'est un Camerounais. Si je parvenais au Maroc, auprès de lui, de là je devais essayer d'appeler ma copine qui est en Angleterre, puisqu'elle sait que je vais l'appeler dès que je suis un peu proche. Elle doit m'envoyer de l'argent pour que j'essaie de faire légalement…moi je ne veux pas traverser la mer Méditerranée. Je ne veux pas le faire par bateau parce que là-bas le risque est vraiment trop grand. Je préfère limiter mon risque au désert, entre l'Afrique noire et l'Afrique blanche… mais déjà j'ai peur. […] Si j'arrive en Algérie et que je trouve un frère qui veut bien m'héberger, parce que les Camerounais sont solidaires, je vais m'arrêter en Algérie… l'Algérie est proche de Marseille, ce qui fait que le billet d'avion ne doit pas coûter trop cher » (Migrante camerounaise, Agadez, le 24 novembre 2004).

Les migrants ont tout à la fois conscience de l’impossibilité de prévoir avec précision le déroulement de leur migration dans sa totalité, et du fait que les personnes qu’ils quittent comme celles qu’éventuellement ils vont rejoindre ne sont pas dans l’attente de leur retour ou de leur arrivée. Ils en sont d’autant plus ouverts à l’imprévu, d’autant plus opportunistes durant leur voyage. Dès la conception de leur projet migratoire, ils savent que celui-ci ne sera valide qu’un temps. L’écart entre leur projet initial et ce qu’ils sont amenés à vivre concrètement est géré par une reconstruction et une reformulation quasi permanente des projets migratoires au gré des voyages65. Le projet migratoire n’est donc pas à considérer comme un tout fini, qui aurait un début, un déroulement et une fin, mais davantage à envisager comme un moyen de progresser dans l’aventure migratoire66, une progression qui se réalise fréquemment par étapes successives.

« En Libye on va travailler quelques temps pour gagner assez d'argent pour continuer vers l'Europe. Depuis la Libye il y a beaucoup de bateaux vers l'Europe, et puis de là-bas c'est facile d'avoir les visas de l'Europe » (Migrant nigérian, puits d'Achegour, Ténéré, le 2 décembre 2004).

65 L’importance des aléas de la migration est à relativiser pour les migrants qui ont déjà effectué un séjour en

Afrique du Nord, des Sahéliens pour la plupart, et dont les pratiques migratoires peuvent être très proches de leurs projets initiaux.

66 Nous éviterons pour le moment d’employer le terme « aventurier » pour désigner les migrants transsahariens.

Bien que ce terme soit utilisé par nombre de migrants, légitimant par là même son utilisation, et qu’il soit présent dans la littérature consacrée à ces migrations, il n’est que rarement défini et son contenu reste flou. Nous y reviendrons plus avant, lorsque notre travail nous permettra d’en préciser le sens en définissant les contours de la figure de l’aventurier.

Si l’à-venir est imaginé, préparé et éventuellement précisé dans les discours, les migrants ont conscience de son caractère incertain. Cette aventure se pense comme étant un moment de vie ; la vie n’est pas la migration, ce moment aura une fin. Ce n’est pas le projet migratoire initial qui détermine cette fin, mais celui qui, de fait, en sera la dernière reformulation. Ce n’est en effet qu’a posteriori qu’il est possible de qualifier un projet migratoire de « dernier », lorsque celui-ci, en projetant et en permettant le retour ou l’installation définitive quelque part, aura effectivement mis fin au « moment migratoire ». En de rares cas, le projet migratoire peut être « abandonné » en cours de parcours, ce qui entraîne un arrêt de la migration et éventuellement une poursuite de la mobilité sous forme « d’errance ».