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SECONDE PARTIE. UNE ÉVOLUTION À PARFAIRE : RÉFLEXION SUR LA DANGEROSITÉ EN TANT QUE RÉGIME

SECTION 1. ARGUMENTS DIVERS

198. Division. Nous nous intéresserons successivement aux arguments suivants : celui touchant à la question de l’identité du responsable (§1) et celui de la solution du droit comparé (§2).

§1. Quant à l’identité du responsable

199. L’identification du responsable facilitée. Lorsque le débiteur de la réparation n’est pas forcément reconnu comme étant responsable direct du dommage et n’entre, d’ailleurs, plus dans le cadre de la responsabilité du fait d’autrui, le droit français a prévu une catégorie voisine d’un régime de responsabilité dans laquelle le débiteur pourra être désigné. Elle permet ainsi à la victime de se tourner vers un répondant prédéterminé et, par ailleurs, vers sa solvabilité grâce à son assurance609. C’est le cas, par exemple, de la responsabilité administrative en droit français concernant les opérations réalisées par la police610 en cas de tiers victimes de choses dangereuses. Ainsi, si l’Administration emploie des engins dangereux, le Conseil d’État peut faire jouer un régime de responsabilité sans faute. Toutefois, cette responsabilité pour risque est limitée quant aux victimes en bénéficiant, à savoir les victimes étrangères à l’opération de police. Cependant, il sera reconnu une faute simple et non une faute lourde dans le cas d’un dommage subi par une personne visée par l’opération dès que celle-ci aura prouvé la faute611. Ce que nous voulons dire, à cet égard, c’est que l’établissement de la responsabilité à l’encontre de l’Administration, en ce qui concerne la victime, vise à faciliter l’identification du

609 En ce sens, voir F. LEDUC, « L’œuvre du législateur moderne : vices et vertus des régimes spéciaux », Op. cit., p. 50, spé., p. 51.

610 Le régime d’indemnisation de dommages résultant de travaux publics ou d’ouvrages publics correspond en droit administratif à un régime distinct de celui du régime des opérations de police. Ce premier n’a pas rapproché l’idée de dangerosité en ce qui concerne la victime tiers. La particularité demeure cependant pour lui (aussi bien pour les victimes d’un dommage permanent ou temporaire) à la nécessité d’invoquer l’existence d’un préjudice anormal et spécial. Sur cette responsabilité, voir J.-M. AUBY, J.-B. AUBY, P. Bon, P. TERNEYRE, Droit administratif de biens, 8 éd., Paris : Dalloz, 2020.

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-responsable civil. Il en est de même en matière de responsabilité inhérente à l’exploitant d’une exploitation nucléaire, d’un navire612 ou à un propriétaire d’un navire pétrolier613.

Parallèlement, cette canalisation concerne, en droit français, les autres domaines de responsabilité, notamment la responsabilité liée à l’environnement ou la responsabilité du fait des produits de santé. En ce sens, en admettant le contraire, c’est-à-dire en acceptant un principe général, cela nous amène à définir un champ étroit d’un tel principe de responsabilité pour activité anormalement dangereuse. Celui-ci doit être relatif à la réparation des dommages de masse, résultant d’un accident industriel. Car c’est sur l’exploitant de l’activité anormalement dangereuse que la canalisation doit s’exercer normalement. En effet, on parle de responsabilité sans faute lorsque l’on peut relier un dommage à un fait puis à une personne. En outre, cette personne doit être capable d’anticiper un éventuel dommage prenant toutes les mesures nécessaires au bon usage d’une chose.

200. Une plus grande équité pour le choix du responsable. À ce propos, nous allons nous appuyer sur l’exemple de la loi française du 8 juillet 1941 concernant la responsabilité du fait des téléphériques. Le premier alinéa de l’article 6 de cette loi tient à désigner le responsable en disposant que « le constructeur ou l’exploitant du téléphérique est responsable de plein droit des dommages causés aux personnes et aux biens par le passage des câbles et cabines ou par le projectile qui s’en détache ». Alors, si le dommage advient lors des travaux, la responsabilité revient, de plein droit, au constructeur. En revanche, à l’achèvement des travaux, la responsabilité incombe à l’exploitant. Chaque responsable étant différent du fait de ces spécificités, cela explique la mise en œuvre d’un important nombre de régimes. De plus, la responsabilité du fait des téléphériques est assortie d’une obligation d’assurance, avec même un contrat-type. De manière générale, la canalisation se fait sur la personne qui a la meilleure aptitude à l’assurance (ce qui permet de justifier notamment la présomption de garde pesant sur le propriétaire) conduisant à relativiser la notion « d’équité ».

Aussi, il est normal de voir arriver, dans le cadre juridique, un régime applicable à une catégorie particulière de personnes, celles du producteur ou fabricant ayant mis des produits en circulation. Citons le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux français, la notion de producteur responsable est assez étendue car elle met au même niveau le vendeur, le

612 Loi du 30 octobre 1968 et Loi du 12 novembre 1965.

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-loueur et le fournisseur614et c’est pourquoi la France a été condamnée par la Cour de justice de l’Union européenne pour mauvaise transposition de la directive de 1985 qui ne prévoyait une extension de la catégorie de responsable que de manière exceptionnelle615. Cela explique que l’article 1245-7 du Code civil a été revu par le législateur français616. Ce n’est que lorsque le producteur n’est pas identifiable que le vendeur, loueur ou fournisseur peut être tenu pour responsable à titre subsidiaire. Ainsi, on peut dire que la responsabilité est canalisée sur la seule tête du producteur617. En effet, une telle restriction est équitable pour les potentiels responsables.

201. L’imputation au responsable facilitée. Il est prévu, dans le projet de réforme de la responsabilité civile, d’adjoindre la notion d’imputation de manière à ce que soit établi un lien entre le fait générateur et celui qui devra réparer les conséquences dommageables618. Car, dans les textes actuels, ce lien reste imperceptible notamment dans le cas d’une responsabilité pour faute, tout simplement parce qu’il est évident que c’est à l’auteur de la faute de réparer le préjudice. Pour autant, même s’il a été constaté un dommage, un fait générateur ou un rapport de causalité, l’obligation de réparer ne s’opèrera que lorsque le fait générateur sera relié à une personne à qui incombera la dette de réparation et, de ce fait, sera le débiteur. Cependant, établir qui est le débiteur, comme F. LEDUC, l’explique « ne va pas toujours de soi et suppose un choix politique sur l’attribution des risques dont le fait générateur manifeste la réalisation comme l’illustre, par exemple, le débat sur la possibilité d’engager la responsabilité du fournisseur en matière de produit défectueux. L’imputation est justement l’assignation du fait générateur à un débiteur »619. Ce n’est pas au demandeur qu’il revient d’établir l’existence du lien d’imputation prédéterminé par la loi. Par contre, c’est sur lui que repose de démontrer le dommage, le fait générateur et le lien de causalité. C’est la raison pour laquelle, en droit koweïtien, le Code civil privilégie le terme d’« obligation résultant des faits illicites ». Cela reflète l’idée essentielle qui consiste en l’obligation à réparation en raison de l’imputation juridique d’un dommage subi par autrui. On parle de rattachement juridique et non pas de causalité.

614 Ainsi, l’article 1386-7 ancien du Code civil français prévoit que « le vendeur… ou tout autre fournisseur professionnel est responsable…dans les mêmes conditions que le producteur ».

615 CJCE, le 25 avril 2002, aff. C-52/00 Commission c/ France, D. 2002, acte. Jur., p. 1670, obs. C. Rondey. Jur., p. 2462, note C. Larroumet.

616 L. n° 2004-1343, 9 décembre 2004, art. 29.

617 En ce sens, voir Ph. BRUN, Responsabilité civile contractuelle, paris : Litec, 2005, n°892.

618 F. LEDUC, « Causalité civile et imputation », RLDC, Juillet-août 2017, p. 21.

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-§2. La solution du droit comparé

202. Une réponse cohérente dans le droit allemand. Le droit allemand interdit au juge d’éjecter les principes de la responsabilité pour risque créé. Seul le législateur peut décider si les principes de la responsabilité pour risque créé peuvent trouver leur application pour ces nouveaux états de fait, car c’est lui qui doit aussi fixer les maxima de responsabilité paraissant adéquats620. L’idée est de ne pas accepter que reviendrait au juge seul le rôle quasi-législatif en matière de responsabilité civile. La répartition des rôles entre le pouvoir, à savoir ici l’autorité judiciaire, et le pouvoir législatif serait remise en cause, ce qui aurait une importante incidence. Lorsque les problèmes liés à des activités particulièrement dangereuses doivent être réglés, le législateur allemand peut avoir recours à des lois spéciales régissant les responsabilités : -de l’exploitant d’une entreprise de chemin de fer621,

-du gardien de véhicules automobiles622, -du gardien d’aéronefs623,

-de l’exploitant d’usines d’énergies à gaz ou électrique624,

-de l’exploitant d’installations utilisant des matières entraînant la pollution des eaux625, -de l’exploitant d’installation nucléaire et des personnes utilisant des matières radioactives626, -de la responsabilité consacrée par la loi sur les médicaments,

-de la responsabilité du fait des produits défectueux627.

Ainsi, le critère selon lequel se sont articulés les schémas sectoriels de responsabilité sans faute, en droit allemand, implique que ceux-ci ne peuvent être appliqués sans loi qui les

620 B. S. MARKESINIS, A comparative introduction to the German Law of tort, Clarendon Press, Oxford, 1986, p. 367 ; avoir aussi, H. WEITNAUER, « Remarque sur l’évolution de la responsabilité délictuelle en droit allemand », RID comp., 1976.

621 Loi du 7 juin 1971.

622 Loi du 3 mai 1909.

623 Loi du 1er août 1922.

624 Loi du 15 août 1943.

625 Loi du 23 décembre 1957 (art. 22).

626 Loi du 23 décembre 1959.

627 Loi du 1er janvier 1990. Pour des informations complémentaires à propos de cette loi, voir I. SCHWENZER « L’adaptation de la directive communautaire du 25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux en Allemagne Fédérale », Rev. Int. dr. Comp., 1991, p. 57 et s. ; F. DURQUET-TUREK et J. RICATTE, « Introduction dans les droits nationaux des dispositions de la directive du Conseil de la CEE (85/374) relative à la responsabilité du fait des produits : l’exemple de la République fédérale d’Allemagne vu de la France », Gaz. Pal., 1990 (2e sem.), p. 430 et s.

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-établisse expressément et qu’en ce sens, ils construisent de vrai cadre dérogatoire du droit commun

Du point de vue économique, le mécanisme du principe général pour des activités dangereuses sans faute induit manifestement une insécurité juridique, car les agents économiques peuvent être confrontés à une règle de responsabilité établie après leur acte et n’auront pas pu, du fait de cette postériorité, s’assurer pour faire face à un éventuel dommage.

203. Transition. Au-delà des différents arguments avancés, il nous reste à présenter le dernier, à savoir que les régimes spéciaux favorisent le développement de l’indemnisation collective.

SECTION 2. LES RÉGIMES SPÉCIAUX FAVORISANT LE