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Approche transversale des inégalités de santé et erreur écologique

LES DISPARITES FACE AU CANCER DU SEIN : ETAT DE L’ART ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE

2) Approche transversale des inégalités de santé et erreur écologique

D’après les travaux que nous avons cité jusqu’à présent, c’est essentiellement le degré d’exposition individuelle vis-à-vis du risque face au cancer du sein que la recherche tente de mesurer. Les différents niveaux de participation au dépistage, de risque de déclarer un cancer du sein ou d’en décéder sont comparés en fonction de caractéristiques médicales, socio-démographiques, environnementales ou culturelles des personnes sujettes à cette pathologie. Ainsi, l’épidémiologie aurait tendance à privilégier une approche explicative transversale des inégalités de santé plutôt qu’à développer une compréhension des « équations structurelles », c’est-à-dire une traduction méthodologique d’une lecture systémique des inégalités (Lang et al. ibid.). D’un point de vue théorique, ce phénomène s’expliquerait par l’histoire de la recherche sur la santé des populations. Pendant une période qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre Mondiale jusqu’aux années 1990, la prise de conscience de la prépondérance des choix et des modes de vie des individus plus que des facteurs environnementaux dans l’apparition des maladies chroniques, a largement orienté les cadres conceptuels de la recherche sur ces problématiques de santé (Macintyre et al., 2002). Or, pour estimer ces expositions, notamment le niveau de vie des individus, les données du recensement sont régulièrement utilisées comme proxy des variables socio-économiques individuelles parce que ces dernières sont généralement difficiles d’accès. De plus, depuis que les modèles statistiques sophistiqués comme l’analyse multiniveau ont émergé, il est possible de prendre en compte simultanément des variables individuelles et agrégées dans un même modèle statistique (Krieger, 2008). De ce fait, la notion d’aire géographique est souvent sollicitée simplement pour spatialiser des données sociales individuelles potentiellement influentes sur le fait de santé étudié (Diez-Roux et Mair, 2010). Les variables agrégées recueillies auprès des populations résidant dans des zones plus ou moins vastes sont employées pour mesurer un espace fixe d’exposition aux risques dont l’indicateur témoin sur la santé est disponible à une échelle individuelle (Spielman et Yoo, 2009). Pourtant, l’utilisation de ces données en tant que proxy des conditions de vie des personnes a un impact important sur les résultats finaux. Elles sont souvent mobilisées dans une perspective explicative quand bien même les logiques sous-jacentes à leur utilisation sont rarement explicitées. Cette erreur écologique a été identifiée par W.S. Robinson en 1950, bien qu’il ne l’ait pas nommée comme telle à l’époque. Dans un célèbre article, il

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montre explicitement que la corrélation observée entre le taux d’analphabétisme et la part d’immigrés à l’échelle des états américains est très différente de la corrélation repérée entre ces mêmes variables à l’échelle des individus. Dans son exemple, la part des immigrés à l’échelle des aires géographiques de référence est corrélée négativement au taux d’analphabétisme. A contrario, la corrélation devient positive lorsque ces mêmes données sont comparées à l’échelle des individus. Il explique cette différence par le fait que les populations immigrées, plus systématiquement analphabètes, ont eu tendance à s’installer dans les états où la population native était globalement plus instruite (Robinson, 1950). A travers cet exemple, il a démontré que les résultats obtenus à partir de variables agrégées peuvent conduire à de fausses pistes explicatives au sujet des mécanismes intervenant à l’échelle des individus. Malgré la démonstration incontestable de W.S. Robinson, de nombreuses recherches reproduisent cette erreur écologique sans expliciter les limites d’un tel raisonnement sur les résultats exposés.

Enfin, l’exposition aux risques des individus se transforme au fil de leurs évolutions sociales, professionnelles et résidentielles (Chaix, 2009). Les comportements de prévention, les habitudes de vie et les expositions environnementales peuvent fondamentalement varier en fonction du laps de temps durant laquelle la recherche est réalisée. De plus, la temporalité de la maladie qui ne se révèle qu’après une longue période d’exposition aux risques, à plus forte raison pour les maladies chroniques, est très difficile à évaluer. L’intervalle de temps à considérer entre les expositions environnementales et leurs effets sur la santé, en plus d’être singulier pour chaque individu, reste méconnu (Macintyre et al., 2002). Dans ce cadre, les limites méthodologiques apparaissent considérables pour mesurer objectivement les expositions aux risques des individus sur le long terme mais encore, pour utiliser ces estimations dans une démarche explicative des disparités observées face au cancer.

3) L’environnement de résidence : une juste mesure de l’exposition au risque ?

L’environnement de résidence ou le quartier (« neighborhood » en anglais) sont couramment utilisés comme proxy spatial de la zone d’exposition aux risques. Une définition opérationnelle du concept de « neighborhood » proposée en épidémiologie consiste à privilégier l’espace local pour capturer les conditions environnementales auxquelles les individus sont exposés (Chaix et al., 2009). Cette échelle locale est très souvent assimilée au

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quartier de résidence, lui-même considéré comme approximativement fidèle aux limites les plus fines du recensement (Spielman et al., 2009). Les différentes recherches citées sur le cancer du sein, notamment les études concernant les inégalités de retard au diagnostic et de participation au dépistage, sont exemplaires de ce type de démarche.

Toutefois, certaines équipes de recherche développent depuis plusieurs années, des outils pour prendre en compte les espaces non résidentiels et les mobilités quotidiennes dans l’étude de l’exposition aux risques, notamment dans le champ des maladies cardiovasculaires et du cancer (Chaix et al., 2013 ; Perchoux et al., 2014 ; Gomez et al., 2015). Mais dans ces différentes recherches, la définition préalable de la zone d’exposition aux risques influence systématiquement les résultats relatifs à l’interaction entre l’environnement et le fait de santé étudié. En effet, le choix généralement implicite de l’espace de référence n’est pas sans conséquence sur les résultats relatifs à l’indicateur de santé étudié. De nombreux travaux ont montré que le zonage utilisé dans les modèles, influencent les associations statistiques entre les variables testées. Ce phénomène, connu sous le nom de « modifiable area unit problem » (MAUP) a été mis en lumière par S. Openshaw et P.J. Taylor en 1979, et il est très largement documenté en épidémiologie (Spielman et al., op.cit.).

Finalement, l’idée semble aujourd’hui communément admise que le découpage spatial opportun pour l’étude d’un fait de santé est très incertain. Les environnements pertinents au regard d’une problématique sanitaire présenteraient des frontières floues (Perchoux et al., op.cit.). Dans un article relatif à l’accessibilité aux soins en Ile-de-France, B. Chaix et son équipe ont démontré que même si la taille et la forme des zones étudiées sont théoriquement adaptées, les effets de contexte sur l’accessibilité aux soins sont sous-estimés dans les modèles multi-niveaux. Ce phénomène s’expliquerait par le fait que l’espace y est modélisé comme étant déconnecté des aires géographiques adjacentes, ce qui ne correspond en rien à la réalité de la pratique des acteurs (Chaix et al., 2005). Pour capter les dimensions interactives des différents environnements au sein desquels les acteurs sociaux évoluent, il est nécessaire de recourir à des outils de recherche à la fois quantitatifs et qualitatifs, qui sont encore peu mobilisés conjointement dans ce type de recherche (Diez-Roux et al., 2010).

En effet, la plupart des individus se déplacent quotidiennement en dehors de leur espace de résidence et les modèles multi-niveaux ne permettent pas de prendre en compte

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les interactions sociales et spatiales à travers l’espace et le temps (Matthews et Yang, 2013). Dans un célèbre article, S. Cummins souligne le risque du « local trap » qui conduit parfois les études contextuelles de la santé des populations, à des biais majeurs dans l’interprétation de leurs résultats. Ces dernières, en privilégiant a priori l’échelle de l’environnement de résidence, négligent souvent des facteurs plus globaux qui ne relèvent pas nécessairement de la proximité spatiale (Cummins, 2007). Jusqu’à une période récente, la recherche sur les inégalités de santé a eu tendance à « mettre les gens dans des lieux » (Entwisle, 2007) : les espaces de résidence sont envisagés comme étant statiques, exempts de toutes relations interactives avec les espaces qui les jouxtent et les englobent. Ils sont modélisés comme étant discrets et contigus, « lâchement réduits aux zones du recensement ou à des buffers d’accessibilité en transports en commun » (Spielman et al. op.cit.). Les acteurs qui y évoluent sont considérés comme des victimes passives des expositions locales à risque pour leur santé. Au demeurant, ce « piège du local » peut devenir une contrainte fondamentale dans l’investigation de l’objet étudié : étant donné que les effets sanitaires, sociaux, économiques et démographiques de l’espace de vie sont arbitrairement « mis en boite », notre façon de concevoir et de mesurer les inégalités de santé est elle-même remise en question (Matthews et Yang, op.cit.).

4) L’environnement social et spatial progressivement pris en compte dans la

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