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Une approche à l’analyse des textes de témoignage : les zones anthropiques

4. ON et genres discursifs

4.3 ON dans les textes de témoignage

4.3.2 Une approche à l’analyse des textes de témoignage : les zones anthropiques

Nous analyserons L’excès - l’usine à partir de la notion de zone anthropique introduite par François Rastier (1996b, 1998, 2002). La pertinence de cette approche pour notre démarche consiste en ce qu’elle permet de lier les dimensions sémantiques au contexte extralinguistique. Rastier (1998 : 451) décrit le fondement de la notion de zone anthropique de la manière suivante :

« [...] à l’hypothèse ontologique nous préférons substituer une hypothèse anthropologique : la prédication ne décrit pas des interactions dans le monde, mais présentifie et ordonne le couplage des individus avec leur entour par la constitution sémiotique de leur monde propre [...] »

La notion des zones anthropiques permet de décrire ce « couplage des individus avec leur entour par la constitution sémiotique de leur monde propre ». Les zones anthropiques sont liées à l’étude de l’entour95, c’est-à-dire du contexte extralinguistique, mais dans la mesure où il constitue un objet de l’interprétation, c’est-à-dire en tant qu’objet culturel (Rastier 1996b : 244). Il sera donc intéressant d’étudier la réalisation linguistique de cette interaction avec l’entour. La médiation sémiotique de l’entour prend place à partir de ruptures ou décrochements selon des axes généraux de l’expérience humaine. Ainsi, on peut distinguer entre les ruptures personnelle, locale, temporelle et modale. La rupture personnelle oppose la paire interlocutive JE/TU à la troisième personne. Ensuite, la rupture locale oppose la paire ICI/LÀ, qui est définie par rapport à la situation d’énonciation, versus la paire LÀ-BAS et AILLEURS qui est extérieure à la situation d’énonciation. La rupture temporelle à son tour oppose le MAINTENANT de la situation d’énonciation au PASSÉ et FUTUR. Finalement, la rupture modale oppose la paire CERTAIN/PROBABLE à la paire du POSSIBLE et de l’IRRÉEL (Rastier 2002 : 248)96.

Les homologies entre les ruptures permettent à leur tour d’identifier trois zones anthropiques : identitaire, proximale et distale qui sont catégorisées à partir de leurs

95 Rastier (2001 : 298) définit l’entour de la manière suivante : « […] ensemble des phénomènes sémiotiques associés à un passage ou à un texte ; plus généralement, contexte non linguistique, incluant les conditions historiques. »

rapports au sujet (Rastier 2002 : 249). La zone identitaire coïncide avec le sujet, la zone proximale est caractérisée par une relation de proximité et la zone distale est caractérisée d’une relation d’étrangeté (ibid.).

La frontière entre la zone identitaire et la zone proximale est une frontière empirique entre le JE et le monde extérieur. La frontière entre la zone proximale et la zone distale sépare le monde empirique du monde des entités abstraites, comme l’art, la religion, la loi etc., donc des institutions socioculturelles. Selon Rastier (2002 : 250) :

« La zone distale est en somme la « source » imaginaire de présentation sans substrat perceptif. Dans les termes ordinaires de la philosophie, la zone proximale est celle de l’empirique, et la zone distale celle du transcendant. »

Certains objets, des fétiches, permettent le passage entre les zones : les outils permettent le passage entre la zone identitaire et la zone proximale, les écrits scientifiques et religieux et les œuvres d’art permettent les passages entre les zones identitaire et proximale et la zone distale. Il s’agit là d’une frontière empirique et une frontière transcendante respectivement. Finalement, il y a la frontière extatique qui « mettrait directement en relation la zone identitaire et la zone distale, sans aucune médiation proximale. » (Rastier 2002 : 254).

Selon nous, la représentation du travail dans L’excès – l’usine constitue un exemple de cette frontière extatique entre la zone identitaire et la zone distale :

a) Le texte même est un objet permettant la représentation du passage entre les frontières. L’interaction des éléments polysémiques et les contraintes du genre permettent la représentation textuelle de ce passage.

b) L’aliénation du sujet en usine correspond à un gommage des frontières entre les zones et même à l’incidence de la zone distale sur la zone identitaire. L’excès – l’usine reprend le thème de l’expérience intérieure du travail en usine introduite par S. Weil (voir Weil 2002 [1936/1941] : 327-351). Ce gommage des frontières entre les zones anthropiques est représenté

textuellement par le jeu des marqueurs de la subjectivité et des repères spatio-temporels.

Au niveau de la représentation linguistique, notons les rapports différents qu’entretiennent les lexèmes et les grammèmes aux zones anthropiques. Les lexèmes sont repérés par rapport à leur situation dans une zone anthropique. Les grammèmes correspondent « à des opérations intra-zones ou inter-zones » (Rastier 2002 : 255). Pour la présente étude, cette remarque sera d’un intérêt particulier. ON est un grammème dont les valeurs varient entre l’interprétation indéfinie, correspondant à la zone distale, et l’interprétation personnelle, correspondant à la zone identitaire. Il s’ensuit que l’emploi de ON pourra brouiller les frontières entre la zone identitaire et la zone distale.

A. Zones anthropiques et marqueurs linguistiques

Comme nous l’avons vu, les zones anthropiques sont caractérisées par l’interaction avec des dimensions sémantiques, dont les plus importantes pour notre analyse sont les dimensions de la personne, du temps, de l’espace et du mode, qui correspondent aux ruptures personnelle, temporelle, locale et modale respectivement. Ces dimensions sont grammaticalisées comme on le voit dans la figure 1 :

Tableau 1. Ruptures grammaticalisées, selon Rastier 1998 : 452. Les éléments en gras sont de nous.

Zone identitaire Zone proximale Zone distale

Personne JE, NOUS

On

TU, VOUS ON, ÇA, IL

Temps MAINTENANT Présent NAGUÈRE, BIENTÔT PASSE, FUTUR Présent

Espace ICI LÀ LÀ-BAS,

AILLEURS

Mode CERTAIN PROBABLE POSSIBLE,

IRREEL

Les notions proposées par Rastier se réfèrent à l’interaction des zones et des dimensions. Nous y avons ajouté deux éléments (en gras) qui sont pertinents pour l’analyse en question : le présent et le pronom ON, dans leur situation par rapport aux zones anthropiques et dimensions sémantiques. Le pronom ON a été inclus dans la dimension de la personne pour la zone identitaire, et le temps verbal du présent a été

inclus dans la dimension du temps pour les zones identitaire et distale. Nous constatons que ces deux éléments polysémiques sont des facteurs essentiels dans la représentation des zones anthropiques dans L’excès – l’usine. Il est important de noter que les éléments en majuscules sont des notions autour desquelles s’articulent les dimensions sémantiques et les zones anthropiques, et que le pronom ON et le présent inclus par nous sont des expressions linguistiques correspondant à ces articulations.

B. L’importance des marqueurs polysémiques

Le temps verbal du présent et le pronom ON sont des marqueurs polysémiques qui contribuent à l’articulation des dimensions sémantiques et des zones anthropiques. Ces marqueurs sont en jeu dans toutes les zones anthropiques. Leur polysémie permet l’accès à toutes les zones et peut avoir une fonction médiatrice entre elles. Ainsi, le pronom ON peut correspondre à JE ou TU aussi bien qu’à ILS. Le présent peut référer au moment de l’énonciation aussi bien qu’à un moment antérieur ou postérieur. Le présent d’habitude et le présent dit gnomique ou panchronique permettent également une référence temporelle indéfinie. Parallèlement, les valeurs sémantiques de ces éléments changent selon la zone dont ils font partie.

On peut donc distinguer au moins deux valeurs correspondant à ON et au présent. Pour l’analyse de L’excès – l’usine, il nous semble qu’il s’agit d’une relation d’opposition entre une valeur personnelle et une valeur indéfinie, soit :

ON1 : ponctuel --> zones identitaire et proximale ON2 : d’éternité97/indéfini --> zone distale

PR1 : énonciatif --> zone identitaire PR2 : d’habitude/d’éternité --> zone distale

La valeur ON1 correspond aux zones identitaire et proximale, le ON2 correspond à la zone distale (cf. le tableau 1). Le PR1 correspond à la zone identitaire, le PR2

correspond à la zone distale (cf. le tableau 1).

Il faut souligner que ce ne sont pas les éléments en soi qui permettent de les situer par rapport aux zones. C’est l’interaction entre ces éléments et les zones qui permet de leur attribuer une valeur et une fonction déterminées.

Cela entraîne un paradoxe : les valeurs sémantiques des éléments change par le passage entre zones, mais la forme reste la même. Les marqueurs ON et le présent semblent donc assurer une continuité référentielle, mais cette continuité n’est qu’apparente. Il y a un va-et-vient constant entre les deux valeurs de ON et du présent, ce qui crée une représentation textuelle très floue des dimensions de la personne et du temps. Il s’ensuit une continuité référentielle de surface qui donne l’impression d’une perspective textuelle cohérente. C’est cette continuité référentielle de surface qui permet d’accéder à la frontière entre la zone identitaire et la zone distale et au passage de la frontière extatique (cf. Rastier 2002 : 254). Si le pronom ON peut référer à JE aussi bien qu’à ILS, la frontière entre le MOI et l’extérieur sera abolie, ce qui caractérise les expériences mystiques. L’interaction du pronom ON et la représentation textuelle de l’aliénation peuvent alors être interprétées comme un phénomène relevant de la frontière extatique.