• Aucun résultat trouvé

Chapitre Deux

4. L’approche audio-orale

Tout comme l’approche audio-visuelle, l’approche audio-orale va s’orienter vers une instrumentalisation progressive de l’enseignement de la L2, même si nous entendons par technologie tout moyen pouvant faciliter l’apprentissage. Dans cette perspective on peut citer les manuels, tous les supports papier, le tableau noir ainsi que les bandes sonores. Cependant, la méthode audio-orale s’immisce dans l’histoire de la didactique des langues et du monde de manière singulière et va marquer les pratiques d’enseignement de manière définitive. Cette approche provient d’Amérique du Nord. Elle fut diffusée en Europe par l’Ecole Normale Supérieure de St Cloud. Elle prend naissance durant la deuxième guerre mondiale dans le but de répondre aux besoins de l’armée américaine. Tout comme la méthode directe, elle est le fruit de deux défaites : la destruction par les Japonais de la flotte américaine du Pacifique et la défaite scientifique que constitue le lancement par les Russes du 1er Spoutnik en 1957. L’attaque de Pearl Harbour et l’entrée en guerre des Etats-Unis sont les éléments déclencheurs du programme ASTP (Army Specialiced Training Program) dont l’objectif est l’approche audio-orale (ou audio-lingual method) qui articule des activités d’audition et d’expression orale. Les procédés utilisés pour l’acquisition de la langue étrangère sont l’imitation et la mémorisation. Les fondements théoriques qui président à l’élaboration de cette méthodologie

sont la linguistique distributionnelle et le behaviourisme. Le courant distributionnel représenté par des linguistes tels que Bloomfield, S. Zelling et Z.S Harris envisagent la langue selon deux axes : l’axe paradigmatique et l’axe syntagmatique. L’axe paradigmatique est un axe vertical sur lequel se situent les mots : un tel point de vue va rendre possible les exercices de substitution. L’axe syntagmatique fait référence à un « axe horizontal » et l’intérêt est porté sur les structures ou pattern. Une telle conception de la langue va générer des exercices que Christian Puren (1988) décrit ainsi :

Des « exercices structuraux » (pattern drills) vont amener les élèves à effectuer sur les structures introduites les deux manipulations de base effectuées par les linguistes, sur l’axe paradigmatique la substitution, et sur l’axe syntagmatique la transformation. » (Puren, 1988 :299)

Les excercices structuraux de la méthode audio-orale vont remplacer les exercices de traduction de la méthode directe et vont en enrichir la méthodologie audio-visuelle. Mais le plus intéressant dans la perspective qui est la nôtre est la primauté de tels exercices dans les bandes sonores ou encore dans l'enseignement des langues étrangères assisté par ordinateur (ELAO). On note que l’ordinateur n’est pas considéré ici comme un simple outil mais bien comme un tuteur.

Ces principes linguistiques vont être renforcés par les travaux du psychologue J.B. Watson selon lequel il existe une relation entre les stimuli extérieurs et les réactions observables sur l’organisme. Cette théorie qui fut expérimentée dans le monde animal fut appliquée à l’apprentissage par le psycholinguiste Burrhus Frédéric Skinner (1904-1990). Selon Skinner, apprendre une langue revient à acquérir un certain nombre d’automatismes puisque la théorie du comportement (behaviourisme) établit une relation entre les stimuli extérieurs et leurs effets sur l’organisme. Les avancées technologiques de cette période ont incité les partisans de la méthodologie audio-orale à penser que les innovations technologiques pouvaient être appliquées à l’enseignement des langues vivantes. Ainsi, des laboratoires de langues vont être le terrain privilégié sur lequel va se développer cette méthodologie reposant sur la répétition mécanique de structures en vue de la mémorisation et la formation linguistique de soldats américains partant en mission.

Il est utile de signaler la place importante qu’occupe cette méthode dans notre étude. Cette méthode tout comme l’approche audiovisuelle qui lui succède n’obéit pas à un modèle

audio-orale, la technologie occupe une place centrale. Jean Guenot exprime ce caractère central en ces termes :

Les moyens visuels et les moyens sonores peuvent venir utilement au secours du maître. Ce sont des auxiliaires. Les moyens coordonnant les perceptions visuelles et les perceptions auditives tendent, au contraire, à modifier le schéma traditionnel de la classe de langues (in Puren, 2001 :9)

En effet, le modèle des bandes enregistrées associées au manuel constitue un cadre multimodal primitif et soumet l’apprenant à des documents sonores qui se distinguent de la présence physique de l’enseignant et représente un moyen technologique permettant une répétition inlassable de supports pré-enregistrés. Les modèles numériques actuels ne font qu’imiter les modes d’intégrations connus durant le XXe siècle. Comme le précise Christian Puren (2001:7) :

Le “ tout numérique ”, avec la forte intégration qu’il autorise entre les différents types de supports (image fixe, image animée, sons et textes), a récemment réactivé ce second modèle“d’intégration”, partagé actuellement de manière implicite, sinon inconsciente, par beaucoup d’auteurs de “cours multimédia de langues”.

On peut sans doute critiquer cette méthode en raison de ses fondements béhaviouristes présentant l’apprentissage comme une succession de répétitions et de renforcements mais il s’agit néanmoins des prémices d’une relation homme-machine dont l’objectif est l’exposition à la L2 qui est loin des problématiques d’Internet et des espaces numériques d’apprentissages. L’apprenant a la possibilité aujourd’hui de piocher dans une immense réserve de documents multimodaux, en constant renouvellement. Cependant, l’aspect quantitatif et qualitatif d’Internet et des autres dispositifs numériques d’apprentissage supposent une sélection pertinente et un traitement de l’information. Nous tenterons à travers nos collaborations empiriques d’explorer la relative pertinence d’une exposition à un enregistrement aussi authentique fut-il et d’apprécier le facteur humain qui met en jeu des problèmes d’aptitude, de motivation et de stratégie.

La méthode audio-orale connaît un échec aux Etats-Unis dans les années 50, notamment en raison des attaques du linguiste Noam Chomsky qui critique ses assises structuraliste et behaviouriste. Selon Chomsky (1971), l’apprentissage d’une langue ne repose pas sur des automatismes mais le fait de compétences internes innées et d’une créativité

linguisitique. Le même échec se répète en Grande-Bretagne puisque le structuralisme ne peut pas rendre compte la capacité de l’être humain à acquérir le langage et les langues.

L’échec de cette méthode a abouti progressivement à une sous-utilisation puis à un abandon de celle-ci. Cet échec obéit à une logique qui s’applique encore aujourd’hui aux nouvelles technologies. Christian Puren explique ce phénomène par la convergence de plusieurs facteurs technologiques, gestionnaires, techniques et didactiques. L’auteur écrit ainsi :

Cet exemple nous est fourni par le triste destin des laboratoires de langue audio-actifs 15 des années 1970 dans les établissements scolaires français, qui ont été à l’époque massivement sous-utilisés (sauf sans doute par quelques enseignants aussi enthousiastes que créatifs), avant d’être abandonnés sans autre forme de procès.16 Sans plus développer, on peut expliquer cette sous-utilisation, puis cet abandon, par la convergence des facteurs suivants17 :

1) Facteurs psychologiques (chez les enseignants) : – la non-maîtrise de la complexité technologique ; – l’angoisse de la panne ;

– la peur d’être dépossédés de leur pouvoir de contrôle permanent sur les élèves. 2) Facteurs gestionnaires :

– les problèmes de réservation de la salle de laboratoire ; – les problèmes de dédoublement des classes.

3) Facteur technique :

– les problèmes de maintenance18. 4) Facteur didactique :

– Les laboratoires de langue avaient dû leur prestige initial à la vogue des exercices structuraux, pour lesquels ils avaient massivement été promus et utilisés ; ils sont tombés en désuétude lorsque ce type d’activité didactique a montré ses limites et ses effets pervers, et sont passés de mode en DLC.

Les trois premiers facteurs de divergence ont été constamment présents et agissants dans l’enseignement scolaire : ils ont joué plus tard pour les magnétophones portables et pour les lecteurs vidéo analogiques ; ils continuent à jouer actuellement pour toutes les technologies numériques. 28 (Puren, 2009 : 10-11)

28

Notes de Christian Puren 15 Contrairement aux modèles antérieurs de laboratoire où les élèves ne pouvaient que recevoir le son directement du pupitre maître dans leur casque, chaque élève disposait, avec ce nouveau modèle, de son propre magnétophone, et pouvait donc travailler de manière autonome tant que l’enseignant, depuis son pupitre, ne l’interrompait pas, ou ne reprenait pas le contrôle collectif. 16 Il se trouve que c’est une histoire que j’ai connue personnellement : j’ai fait à l’époque mon stage d’agrégation (en responsabilité et en pratique accompagnée) dans un collège et deux lycées de Dijon, en1971-1972. 17 Ils sont très nombreux à être à la fois en convergence entre eux et en divergence par rapport à l’innovation technologique du moment, le laboratoire audio-actif de langue : c’est en ce sens que je parle ici de « divergence maximale ». 18 Je me souviens très bien d’un laboratoire dont les deux dernières rangées de cabines ne fonctionnaient plus parce que

Les facteurs psychologiques, gestionnaires et techniques sont indissociables de l’intégration du matériel numérique en langue vivante. Nos expérimentations ont subi l’influence de tels facteurs qui nous ont empêché de bénéficier du même type de matériel pour l’élaboration de l’ensemble de nos contributions empiriques. En effet l’usage des TIC pâtit de la gestion institutionnelle et pédagogique, ainsi que du manque de formation efficiente des enseignants. L’évolution technologique est si rapide que lorsqu’un outil numérique est enfin apprivoisé il a tôt fait d’être remplacé par un autre outil. Tel fut le remplacement progressif des baladeurs MP3 /MP4 par les tablettes numériques qui génèrent les mêmes facteurs énumérés par Puren (2009) cités ci-dessus.

Même si cette méthode a connu un échec en raison de ses assises pavloviennes, elle fut à l’origine de l’introduction du magnétophone dans les pratiques pédagogiques. Ce matériel « permet d’entendre d’autres voix que celle du professeur, d’autres accents, d’autres rythmes, d’autres niveaux de la langue […] » (Narcy-Combes, 2005:88) L’usage de cet instrument, même employé dans le paradigme de la méthode audio-orale, témoigne du désir de perfectionnement en ce qui concerne la perception auditive et sera poursuivi dans la deuxième moitié du XXe siècle par les travaux de Pétar Gubérina grâce à l’élaboration de son approche structuro-globale audiovisuelle et d’Alfred Tomatis avec l’usage de l’oreille électronique. A notre époque, cette quête d’une perception auditive de qualité se libère de tout conditionnement de style behaviouriste pour favoriser une pédagogie se déclinant autour d’une individualisation de l’apprentissage et de l’action du sujet apprenant qui contrôle son apprentissage grâce des stratégies cognitives et métacognitives adaptées. Il est question dans le cadre de l’approche communicative et actionnelle que nous traiterons plus en détail d’amener l’apprenant à réaliser des tâches auditives comparables à celles de la vie courante en favorisant l’usage de documents authentiques. L’effort des enseignants ne semble plus porter sur l’acquisition de la prononciation « parfaite » : le plus important reste l’accomplissement d’une tâche, en minorant la réalité strictement physique (perceptuelle, articulatoire, facio-gestuelle) de la langue. Certains outils visant à améliorer la prononciation lors de l’exécution de la tâche sont toutefois intégrables. Tel est le cas des logiciels et applications Text To Speech29 qui peuvent constituer des outils de préparation à l’oralisation d’un texte écrit

29 Les applications Text To Speech sont nombreuses : elles offrent un choix de voix féminines ou masculines ainsi que d’accents différents. Le professeur de langue doit effectuer un tri qualitatif afin d'aider l'apprenant à construire son interlangue. Les sites ci-dessous présentent des exemples signtificatifs d’outils Text To Speech : http://text-to-speech.imtranslator.net/

(comme un exposé) ou de correction phonologique. Le fonctionnement de ce type de logiciel repose sur la transformation d’un texte en oral grâce à une voix de synthèse. Ce dispositif obéit aux principes du traitement automatique des langues. Anne Abeillé30 écrit à ce sujet :

Le traitement automatique des langues (T.A.L.) est un domaine de recherches pluridisciplinaire, qui fait collaborer linguistes, informaticiens, logiciens, psychologues, documentalistes, lexicographes ou traducteurs, et qui appartient au domaine de l'Intelligence artificielle (I.A.). On dispose d'automates qui jouent aux échecs, ou conduisent des véhicules, aussi bien, voire mieux, que l'homme. Mais l'automatisation des activités langagières « intelligentes » n'est pas effective aujourd'hui – et sans doute pas réalisable – à 100 p. 100. Certaines tâches bien délimitées mettant en jeu le langage peuvent donner lieu à des programmes satisfaisants, mais dans la plupart des cas l'obtention d'une qualité identique à celle de l'humain nécessite une intervention humaine en amont (préédition, simplification, etc.) ou en aval (postcorrection).

Anne Abeillé fait l’éloge d’un dispositif nécessitant la contribution de nombreux spécialistes et pouvant susciter l’admiration des technophiles. Cependant l’analyse des dernières lignes mettent en évidence la contribution du facteur humain en amont et en aval qui n’est autre qu’une correction phonétique et phonologique par des moyens tels que la correction phono-articulatoire, verbo-tonale ou encore l’intégration d’auxiliaires audiométriques tels que l’oreille électronique ou le suvag-lingua. Les limites de méthodes telles que les logiciels de reconnaissance vocale sont assez significatives et génèrent notre méfiance face à des moyens technologique ou des instruments dont l’efficacité est minime sans une intégration « raisonnée et raisonnable »31 de la technologie. Le tuteur ou l’enseignant doivent conserver un rôle déterminant en amont, en aval et aussi pendant le processus d’apprentissage.

https://www.ivona.com/

30

Anne Abeillé, « Traitement automatique des langues», Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 11 août 2015. URL:http://www.universalis.fr/encyclopedie/traitement-automatique-des-langues/

31 Demaizière, F .(2011). « TIC et enseignement apprentissage –Quelques repères pour une approche raisonnée et raisonnable ».Intervention de Françoise Demaizière, université Paris Diderot Paris 7, à la journée du 17 mars 2011 "Les Tice dans l'enseignement musical : atouts et limites".