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APPRENDRE À L’ÉCOLE ENFANTINE

Pas plus qu’il n’y a une clef des songes, pas plus n’y a-t-il une clef de la symbolique sociale des objets théoriques, ni des temps qui leur sont voués. Ou la seule clef est celle de l’analyse, qui n’ouvre les portes du sens que parce qu’elle ouvre d’abord celle de l’interprétation dont les premiers principes sont précisément que rien ne porte sens en soi-même et que les principes du sens sont dans les rapports.

M. Verret, Le temps des études (1975, p. 209).

A la lumière des discours jusqu’ici présentés, nous partons de l’hypothèse que l’école enfantine constitue un espace de transformation des socialisations familiales et institutionnelles précédant l’école vers une socialisation nouvelle et distincte. De ce point de vue, l’école enfantine occupe un rôle dans le passage des modes préscolaires aux modes scolaires de socialisation. Comme l’affirment les textes officiels, elle est déjà une école, mais une école particulière qui permet à l’enfant d’advenir comme écolier. Nous avons précédemment utilisé l’image d’un sas qui vise à montrer d’une part une différence marquée, une certaine rupture, qui se manifeste dans les modes de prise en charge, de communication et d’apprentissage par contraste avec des modes antérieurs de prise en charge, de communication et d’apprentissage. Même si la formation de la personne constitue une finalité générale de l’éducation, elle se spécifie par l’entrée dans un monde distinct, autrement organisé et dont la fonction, du point de vue du développement et de l’apprentissage, diffère. Pour rendre possible le développement sur la base d’apprentissages d’un genre nouveau, des changements interviennent qui s’articulent nécessairement et obligatoirement aux expériences antérieures. Dans la continuité des apprentissages et des significations précédemment construites, des nouvelles expériences sont agencées, porteuses d’expériences et de significations futures qui seront celles de l’écolier. Dans le but de comprendre la spécificité de ce mouvement de continuité, mais aussi de rupture propre à l’école enfantine, il s’avère nécessaire de s’intéresser à ce qui s’y construit et de le concevoir comme encore marqué des éléments que l’on peut considérer comme anciens par rapport à des éléments déjà annonciateurs du nouveau.

La question qui se pose est alors celle-ci: comment appréhender ce qui appartient à l’ancien et ce qui est nouveau? Il ne suffit pas de s’intéresser aux changements observés dans les conduites et la pensée enfantines. D’une part, la centration sur des éléments isolés des comportements ferait perdre la perspective de l’ensemble, la logique du tout. D’autre part, l’éducation comme restructuration et accélération du développement serait écartée de l’explication. En adoptant le point de vue d’une socialisation au scolaire, nous indiquons à la fois une dynamique allant de formes de socialisation passées vers des formes de socialisation nouvelles, ainsi qu’une direction vers laquelle tend cette socialisation. Pour saisir cette socialisation au scolaire, pour en comprendre la dynamique et la direction, il s’agit dans un premier temps de définir la socialisation scolaire afin de constituer un point de vue permettant dans un second temps d’en observer les manifestations émergentes. Le concept susceptible de rendre compte de la socialisation scolaire, c’est-à-dire d’intégrer l’éducation dans la conception du développement de l’enfant, est le concept de forme scolaire qui, à l’école

enfantine, se manifeste en partie seulement, car limitée par les capacités d’un enfant de trois à cinq ans et par ses expériences de socialisation antérieures.

Notre hypothèse table sur l’existence d’une forme scolaire spécifique. Lorsque Vincent (1994) affirme que la socialisation scolaire s’est disséminée dans les familles et les activités extrascolaires, il semble contester, du moins partiellement, le bien fondé de l’hypothèse d’une spécificité durable de la socialisation scolaire. Même si les familles, l’accueil pré et extrascolaire des jeunes ont incontestablement intégré certains modes d’éducation ou d’instruction scolaire – que les apprentissages précoces en famille, apprendre à lire à deux ans, ou le moment éducatif du repas des institutions de la petite enfance (Schubauer-Leoni, Munch & Kunz-Felix, 2002) illustrent de manière exemplaire –, la socialisation scolaire garde à nos yeux une spécificité dont la force engendre justement des migrations sans que pour autant la forme se dissolve par le fait de son extension. Cette force s’appuie sur l’ancrage institutionnel de la forme scolaire dans des pratiques sociales durables, spécifiques et à une échelle touchant des générations d’acteurs. Il reste maintenant à définir en quoi consiste exactement la forme scolaire.

Dans la présente partie, nous commençons, dans une premier chapitre, par indiquer ce qu’est la forme scolaire, ce qui en constitue la spécificité fonctionnelle, à savoir de systématiquement organiser la transmission et l’appropriation de contenus d’enseignement. Ceci nous amène à décrire les systèmes de déterminations que supposent la transmission et l’appropriation sociales scolaires de contenus d’enseignement. Nous les définissons comme des systèmes par la complexité des éléments entrant en jeu. Ces systèmes de déterminations s’organisent à des niveaux différents. Le premier se situe au niveau sociétal général et concerne la division du travail qui rend possible et nécessaire le non-travail de la génération à éduquer, ainsi que le consensus politique des acteurs économiques et sociaux qui attribue à l’Etat la mission d’éducation. Ce système de déterminations très vaste ne fera pas l’objet d’un développement ici, même s’il constitue le socle fondateur de la forme scolaire. Le deuxième système de déterminations concerne le processus de formation des contenus qui imposent, par le fait même du développement de la société, un nouveau mode de transmission et leur transformation en disciplines scolaires. Troisièmement, c’est l’opérationnalisation de ces mêmes contenus en vue de leur appropriation par les élèves qui est en question. Ce troisième niveau privilégie l’étude des instruments et des outils de transformation des capacités des élèves qui, en conséquence, adopte le point de vue de l’enseignant et des moyens qui sont les siens pour agir sur les capacités psychiques des élèves. Sous l’influence constante mais indirecte des deux premiers niveaux de détermination, la forme scolaire concerne le troisième niveau. C’est en conséquence de lui qu’il sera essentiellement question dans le troisième chapitre de l’ouvrage.

Dans un quatrième chapitre, nous définissons la forme scolaire dans les manifestations de son émergence à l’école enfantine et nous montrons ce qui la différencie de la forme scolaire à l’œuvre à l’école primaire, du point de vue des contenus d’enseignement, de leur mode d’appropriation et de la relation enseignant-élève. A la fin de ce quatrième chapitre, nous présentons la thèse principale, avec les hypothèses y relatives, de l’école enfantine conçue comme sas, telle qu’elle est affirmée ci-dessus, mais revisitée par une conceptualisation passant par la définition de la forme scolaire et des manifestations de son émergence.

Chapitre 3