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Appréhender les praticiens de la programmation comme un « groupe professionnel »

Telle qu’elle est formule e, notre proble matique vise a analyser la structuration d'un ensemble d'acteurs professionnels au regard de nouveaux enjeux socie taux. Lorsqu’on s’inte resse de pre s aux praticiens de la programmation, il semble difficile de parler de « profession » tant ce milieu paraï t encore composite. Cette caracte ristique ne remet en aucun cas l’existence d’un collectif revendiquant un savoir et une expertise spe cifique dans ce domaine. Cependant, chercher a le qualifier suppose de situer notre propos dans les diffe rents courants de la sociologie des professions.

Le courant d’inspiration fonctionnaliste de la sociologie anglo-saxonne26 distingue les notions

« d’occupation » et de « profession ». La profession a e te de finie comme toutes les « activités de

service, réclamant une formation longue et spécialisée et nécessitant une autorisation d’exercer délivrée, sur la base d’un diplôme, par des associations exerçant ainsi un monopole » (Dubar et

Tripier 1998, 75). Elle s’est constitue e a partir de descriptions de processus historiques de « professionnalisation » dans certains domaines, qui ont conduit a des professions e tablies et reconnues (Encadre 2). La professionnalisation est donc une notion-clef lorsqu’on s’inte resse a la structuration d’une activite et a sa transformation en prestation de service. Dans son acception premie re, dans les travaux de la sociologie ame ricaine fonctionnaliste, elle de signe le processus par lequel un groupe d’individus partageant la me me activite s’organise sur un marche libre pour constituer une profession (libe rale) dont il de tient le monopole (Wittorski 2008).

Encadré 2 Définition canonique de « la profession » et ses critères

Claude Dubar et Pierre Tripier (1998) rappellent la définition canonique de la profession donnée par Flexner (1915) et distinguent six traits professionnels communs à toutes les professions : - elles traitent d’opérations intellectuelles associées à des responsabilités individuelles ; - leurs matériaux de base sont tirés de la science et d’un savoir théorique ;

- ces connaissances comportent des applications pratiques utiles ; - elles sont transmissibles par un enseignement formalisé ;

- les professions tendent à l’auto-organisation dans des associations ; - leurs membres ont une motivation altruiste.

26 Le livre de Carr-Saunders A. M. & Wilson P. A. (1933), The Professions, Cambridge, Oxford University Press,

Les tenants anglo-saxons de la sociologie interactionniste27 ont largement critique l’approche

fonctionnaliste, la conside rant comme e litiste en ce qu’elle ne permettrait d’aborder qu’une frange restreinte des situations de travail, les plus prestigieuses, comme celles des avocats et des me decins. Une conception plus interactionniste s’est alors construite en re action a cette tendance en proposant l’e tude des « petits métiers » (Becker 1985). Celle-ci envisage des "groupements professionnels" de finis comme :

« Des collectifs à l’intérieur desquels les membres d’une même activité de travail tendent à s’auto-organiser, à défendre leur autonomie et leur territoire et à se protéger de la concurrence par l’obtention d’un monopole. La recherche de protections légales dépend donc de la capacité de la profession à se rassembler et de sa position dans la division morale du travail par rapport aux autres groupes professionnels qui l’entourent » (Vezinat 2010).

Didier Demazie re et Charles Gade a (2009) expliquent qu’en France, l’importance prise par la sociologie du travail et par la sociologie marxiste structuraliste a partir de 1968 a retarde le de veloppement de la sociologie des groupes professionnels. Mais des travaux empiriques mene s dans les anne es 1980 ont amorce des recherches qui se sont saisies de cette perspective dans les de cennies qui ont suivi. Dans la continuite du mouvement interactionniste, des sociologues français s’attachent a renouveler les approches de veloppe es jusque-la . Ils proposent une sociologie consacre e a l’e tude des « groupes professionnels »28 de finis comme :

« Des ensembles de travailleurs exerçant une activité ayant le même nom, et par conséquent dotés d’une visibilité sociale, bénéficiant d’une identification et d’une reconnaissance, occupant une place différenciée dans la division sociale du travail, et caractérisés par une légitimité symbolique. Ils [les groupes professionnels] ne bénéficient pas nécessairement d’une reconnaissance juridique, mais du moins d’une reconnaissance de fait, largement partagée et symbolisée par leur nom, qui les différencie des autres activités professionnelles. » (D. Demazière et Gadéa 2009, 9)

Cette notion ope re un glissement se mantique, me thodologique et conceptuel. En admettant que les groupes professionnels soient « des ensembles flous soumis à des changements continus » (D. Demazie re et Gade a 2009), l’approche privile gie l’exploration de dynamiques multiples n’obe issant ni a un mode le unique ni a une quelconque norme ge ne rale (e mergence, autonomie,

27 Notamment les travaux d’Everett C. Hughes.

28 Cette perspective trouve un écho dans le monde anglo-saxon avec l’apparition de notions comme

identification, segmentation et disparition, le gitimation d’activite s professionnelles, etc.). Dans la conclusion de leur ouvrage consacre a cette sociologie, Didier Demazie re et Charles Gade a (2009) estiment qu’« il n’y a pas de voie "normale" de professionnalisation, mais une série de processus empruntant des routes variées, tantôt vers des modalités diversement proches ou décalées du modèle classique de la profession, tantôt vers des logiques tout autres ». La professionnalisation est

appre hende e dans ce courant comme un « processus dialectique », sur le plan temporel mais aussi social (D. Demazie re 2009). S’y inte resser ne cessite de prendre en conside ration la multiplicite des acteurs qui entrent en interaction dans les e changes, les conflits et les ne gociations qui participent a un processus de professionnalisation, ce qui implique de tenir compte a la fois de ceux qui composent le groupe professionnel et de ceux avec lesquels ils interagissent dans le cadre de leur activite .

Pour nous, l’inte re t de raisonner pluto t a partir de la notion de "groupe professionnel" qu’a partir de celle de "profession" « tient justement à son caractère plus flou et moins figé » (Vezinat 2016, 7). Cette approche permet de combiner des analyses a une e chelle macrosociologique en abordant les organisations professionnelles et les tentatives de re gulation du groupe, a des re flexions a une e chelle plus microsociale en s’inte ressant au travail effectue , aux pratiques professionnelles et a leurs conditions d’exercice. Nade ge Vezinat (2016) nous invite a explorer ces deux niveaux en portant une attention particulie re aux strate gies de diffe renciation dans toute e tude portant sur les groupes professionnels et sur leurs e volutions. Elle distingue des modalite s de « différenciation

par l’expertise », « par sphère d’activité »29 et « par la rhétorique ».

En conside rant que l’expertise est « une situation problématique , requérant un savoir de spécialiste , qui se traduira par un avis (le fameux "rapport d’expert"), donné à un mandat (qui donne pouvoir à l’expert ), afin qu’il puisse prendre une décision », Jean-Yves Tre pos (1996) fonde

sa "sociologie de l’expertise" autour de trois axes. Le premier est relatif a ce qu’il nomme « le

devenir-expert », qui fait re fe rence a la professionnalisation des spe cialistes. Le chercheur est ainsi

amene a s’inte resser aux formations, aux me canismes de diffe renciation et de concurrence avec les mondes professionnels voisins, ainsi qu’aux interactions avec les publics et les politiques. Les autres axes abordent l’activite au plus pre s de sa re alisation. Il s’agit de s’inte resser a la pratique me me de l’expertise et a ses situations, en analysant ses modalite s d’exercice, les outils et ressources mobilise s dans ce cadre et toute action visant a la le gitimer. Cette expertise est ainsi e troitement lie e a la notion de professionnalisation (Goxe 2009). La position d’expert tient a la nature des compe tences engage es par la personne comme au cadre me me dans lequel elle les

engage, mais elle ne peut suffire seule a e tablir un groupe professionnel (Vezinat 2016). Il faut encore que les savoirs et savoir-faire en jeu permettent au groupe « d’exercer une activité

professionnelle en lui affectant un "territoire" particulier, une sphère d’activité singulière » (ibid, 57).

Les frontie res de ces territoires professionnels sont sources de luttes, d’alliances ou de conflits constants entre les diffe rents groupes et acteurs (D. Demazie re et Gade a 2009). Ces dynamiques relationnelles s’inscrivent dans ce qu’Andrew Abbott appelle une « écologie des professions » :

« Les professions, en concurrence les unes avec les autres, aspirent à se développer, s’emparant de telle ou telle sphère de travail qu’elles transforment ensuite en "juridiction" au moyen de savoirs professionnels et de revendications destinées à obtenir une légitimité auprès des pouvoirs publics » (Abbott 2003)

Cette lutte pour le contro le des territoires professionnels (par la juridiction) comporte des enjeux internes, avec des « segments » au sein du groupe qui cherchent a se diffe rencier, autant qu’externes, avec des de marcations qui s’ope rent vis-a -vis des autres groupes qui souhaitent lui faire concurrence sur son territoire (Vezinat 2016). L’acquisition, la perte ou me me la que te d’un territoire par un groupe donne perturbe l’e quilibre du « système professionnel » (Abbott 1988). Ainsi, chaque groupe voit son territoire se de composer et le recompose lui-me me en lien avec ses « concurrents » et ses « auditoires » dans le cadre de ses « écologies liées » (Abbott 2003) :

« Les groupes concurrents sont, dans le cadre de cette relation écologique, confrontés à des acteurs qui jugent d’un point de vue externe de la recevabilité de leurs prétentions. Ces acteurs, destinataires de l’activité, prescripteurs du travail, participants à la même sphère d’action sont autant d’"auditoires" qui doivent reconnaître le mandat du groupe professionnel pour que ce dernier puisse rendre légitime sa position. L’activité professionnelle est ainsi adressée, explicitement ou non, à des acteurs dont la réaction et les jugements pèsent sur la reconnaissance et les possibilités de développement du travail considéré et du groupe qui l’effectue (Boussard et al. 2010). » (Biau 2018a, 140)

Notre travail s’inspire de cette perspective pour saisir le syste me dans lequel s’inscrivent les professionnels de la programmation. Il s’agit notamment de cerner leurs différents positionnements vis-à-vis de la participation citoyenne a l’inte rieur du groupe. Mais il convient e galement de chercher a identifier comment la question participative re ve le des stratégies de démarcation et de concurrence de ce groupe vis-a -vis de groupes voisins. Pour ce faire, nous avons porte notre regard a la fois sur les professionnels et sur les organisations qui les repre sentent.

Les travaux de Magali Nonjon (2006) sur les professionnels de la participation mettent en lumie re l’importance d’inclure dans notre cadre d’analyse les « efforts de légitimation des pratiques » (Lehingue 1999). Pour Catherine Paradeise, cette le gitimation se construit autour d’une « activité

d’argumentation auprès de divers publics – communauté culturelle, praticiens, publics scientifiques, usagers, services de l'État – visant à construire la prestation comme réponse à un besoin, et la compétence comme nécessaire à la bonne réalisation de la prestation » (Paradeise 1985, 18). Cet

objectif nous a amene e a porter attention aux moyens et supports que les professionnels utilisent pour pre senter et justifier leurs actions. Il s’agit en l’occurrence des e ve nements auxquels ils participent ou qu’ils organisent (se minaires, journe es de rencontres interprofessionnelles, etc.) ou encore de leurs publications (articles, guides me thodologiques, sites internet et supports de communication des organisations et des structures, etc.).

S’inte resser aux postures et aux repre sentations des professionnels de la programmation vis-a -vis de la participation citoyenne suppose e galement d’aborder leurs stratégies de démarcation par rapport à d'autres acteurs traditionnellement considérés comme "profanes" : comment les professionnels construisent-ils leur le gitimite par rapport aux citoyens ? Il s’agit de nous inte resser a la manie re dont les professionnels de la programmation conside rent le ro le des diffe rentes cate gories de citoyens.

Aborder la structuration du groupe des professionnels de la programmation au vu d'un nouveau contexte de production nous a e galement conduite a identifier les signes d’une construction de savoirs et de savoir-faire spécifiques, en l’occurrence en matie re de participation citoyenne dans le domaine de la programmation architecturale et urbaine. Cette perspective ne cessite de s’inte resser aux formations suivies, mais aussi dispense es par le groupe e tudie , ainsi qu’aux re fe rences que ses membres mobilisent.

4. Un terrain flou et en mutation : mise en place d’une stratégie