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Appréciation des dommages principaux réparables

CHAPITRE I : REGARDS NOUVEAUX SUR LES PROBLEMES POSES EN MATIERE D’ABORDAGE

A- Appréciation des dommages principaux réparables

Après un abordage, il faut distinguer le préjudice principal du préjudice secondaire qui tous deux méritent d’être réparés. Dans le cadre de cette étude, nous nous limiterons à l’examen du préjudice principal. Les conséquences d’un abordage peuvent être graves. Ainsi, le navire abordé peut se retrouver totalement perdu (1) ou il peut résulter de l’abordage des dommages qui peuvent être réparés. (2)

1- La réparation pour la perte totale du navire

136. En droit civil, la réparation couvre les dommages matériels et moraux, les atteintes

à la personne (à son honneur ou à sa considération…). Cette réparation repose sur une tripletique : la réparation intégrale401 ; le principe indemnitaire402; et enfin l’appréciation in concreto.

Comme nous le voyons, il semble y avoir des nuances entre l’indemnisation et la réparation. C’est sans doute ce qui est exprimé dans la Convention du 23 septembre 1910. Dans cette convention, le législateur fait usage de ces deux notions sans forcément vouloir les

401 Cela signifie qu’elle doit replacer autant que faire ce peut la victime dans l’état où elle se serait trouvée en

l’absence de dommage.

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L’indemnisation doit ainsi permettre une compensation du préjudice économique subi ; elle doit également permettre la couverture des préjudices d’ordres personnel et patrimoniaux, ce que l’on nomme indemnisation satisfactoire en ce que la réparation est ici un vain mot selon les Professeurs DELEBECQUE et PANSIER dans, droit des obligations, Op.cit, p. 277, n°405

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distinguer403. Cette position du législateur maritime semble rejoindre celle adoptée par le vocabulaire juridique.404

137. Or, après un abordage, en principe la réparation n’est due en intégralité que lorsque les juges tiennent compte de la valeur réelle du navire perdu au moment de l’accident. Cette règle a été fixée par les règles de Lisbonne de 1987405. Il faut remarquer que le calcul de l’indemnité à verser à la victime est fonction de la valeur du navire à la date où il a été abordé. Cette règle, en reconnaissant le droit de la victime à une indemnisation intégrale en vue de l’acquisition d’un autre navire, a envisagé l’hypothèse où il ne serait plus possible à la victime de trouver un navire similaire sur le marché. Dans ce dernier cas, la victime aura droit à une indemnité tenant compte de son type, de son âge et de son état, ainsi que du mode d’exploitation et tous autres éléments déterminants.

Cela dit, il n’est pas rare de voir que le navire abordé ne coule pas mais qu’il soit réduit à l’état d’épave. La valeur de l’indemnisation de la victime sera égale à la valeur du navire avant l’abordage, déduction faite des frais d’épave406. En pratique, lorsque le navire abordé doit faire

l’objet de réparation, la période qui court de l’accident à sa remise en l’état ou encore à l’acquisition d’un autre navire, le propriétaire est privé de l’exploitation de son navire lui causant ainsi un préjudice qualifié de « purement économique ». Ce préjudice est bien connu en matière de responsabilité civile. En le rapprochant du droit maritime, il convient de dire qu’il s’agit des pertes d’exploitation nées de la privation de l’armateur de son navire pendant la période que dure la réparation du jour où l’accident est survenu. Faut-il qu’il soit cumulable au préjudice matériel ?

138. Notons que l’appréciation connait aujourd’hui un changement important. Pour le Doyen RODIERE, il ne faut pas faire payer deux fois le même élément de préjudice407. Cette thèse du Doyen RODIERE manque de notre point de vue d’équité et de bon sens. La jurisprudence ayant certainement compris le bien fondé du manque à gagner longtemps subi par les propriétaires de navires abordés, est de plus en plus hostile à la position du Doyen RODIERE. Ainsi, la réparation due à l’armateur du navire perdu, doit prendre en compte la

403

Art 1er de la Convention de 1910 « les indemnités dues à raisons des dommages… » et Art 3 « la réparation des dommages… »

404G. CORNU, Voc. Jurid, op.cit, p. 481 « Indemnité signifie somme d’argent destinée à dédommager une victime,

à réparer le préjudice qu’elle a subi par attribution d’une valeur équivalente qui apparaît tout à la fois comme la

réparation d’un dommage et la sanction d’une responsabilité. »

405 Règle I 1 « La victime aura droit à une indemnisation lui permettant d’acquérir sur le marché un navire

similaire, à la date de l’abordage, si un tel navire n’existe pas sur le marché, la victime aura droit à une indemnisation correspondant à la valeur qu’il avait au moment de l’abordage, fixée en tenant compte de son type, de son âge et de son état ainsi que de son mode d’exploitation et de tous autres éléments déterminants ».

406 Voir Aix-en-Provence, 12 octobre 1984, DMF 1987.14, obs. P. BONASSIES 407 Req.28 mars 1922, Autran, XXXIV, 547

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valeur du navire perdu (le dommage matériel) mais aussi les pertes d’exploitation nées du fait que l’armateur a été privé de l’usage de son navire408. L’article 1231-2 du Code Civil ne peut

trouver une meilleure application que dans ces conditions telles qu’exprimées par les juges409. La

prise en compte des pertes d’exploitation nées du jour où le dommage a eu lieu jusqu’à la réparation dudit dommage font, de notre point de vue partie de la réparation intégrale et ce l’avant-projet de réforme du droit des obligations l’a évoqué distinctement de l’article 1231-2410.

139. A notre avis, cette question semble définitivement réglée et le Professeur

DELEBECQUE fait bien d’ailleurs de nous le faire constater411. Il ne faudrait pas cependant,

omettre de noter que l’application de l’article 1231-2 se fait en tenant compte des articles 1231-3 du code civil 412(pour les dommages contractuels prévisibles dont doit répondre le navire abordeur fautif) et 1231-4 du code civil413qui met à la charge de la victime le dommage qui n’a pas été prévu sauf s’il est établi un lien direct, dans la mesure où il s’apparenterait à un cas de force majeure.

Ajoutons que malgré cette exigence de l’article 1231-2, il est pourtant admis que les juges du fond sont souverains pour constater que le préjudice existe et dans le même temps ces juridictions sont compétentes pour fixer le montant de la réparation. Telle est la position soutenue par la Cour de Cassation. Or, elle se déclare compétente pour vérifier le caractère prévisible du dommage sur le fondement de l’article 1231-3 du code civil et 1231-4 du C. civil quant au caractère direct. La date à laquelle le préjudice est évalué, le bien-fondé d’un éventuel partage de responsabilité prenant appui sur le fait ou la faute du créancier qui se dit victime de l’inexécution414.

140. Comme nous pouvons le constater, si la responsabilité due à un abordage ressortit à

un régime spécifique qui déroge au droit commun, il convient de noter que la réparation qui en résulte, elle s’appuie essentiellement sur le droit commun. Il serait sans doute possible de croire

408

Voir affaire navire l’INGLAIS et François-Delphine, extrait de la Revue SCAPEL, 2002 p. 113

409

L’Art 1231-2 du C. CIVIL dispose : « Les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte

qu’il a faite et du gain dont il a été privé, sauf les exceptions et modifications ci-après. »

410Art 1370 : « Sous réserve de dispositions ou de conventions contraires, l’allocation de dommages-intérêts doit

avoir pour objet de replacer la victime autant qu’il est possible dans la situation où elle se serait trouvée si le fait dommageable n’avait pas eu lieu. Il ne doit en résulter pour elle ni perte, ni profit ». La règle D des règles de

Lisbonne serait en ce sens : « …l’indemnisation devra replacer la victime dans une situation financière équivalente

à celle qui aurait été la sienne si l’abordage n’avait pas eu lieu »

411M. Ph. DELEBECQUE, Droit Maritime, op.cit, p. 685. n°931 « Il (le montant de la réparation) comprend le

coût des réparations et doit compenser la perte due à l’immobilisation du navire pendant les expertises et les réparations. » : Voir en ce sens note en bas de page n°2 p. 685

412 « Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévues lors de la

conclusion du contrat, sauf lorsque l’inexécution est due à une faute lourde ou dolosive »

413« Dans le même cas où l’inexécution du contrat résulte d’une faute lourde ou dolosive, les dommages et intérêts

ne comprennent que ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution »

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que c’est cette idée que le juge dans la décision du 24 janvier 2006 a voulu mettre en avant lorsqu’il indique en parlant de l’article 1er de la loi du 7 juillet 1967 que : « Ce texte a pour objet

l’identification du navire responsable d’un abordage. Il ne règle pas l’imputation de la dette de réparation. En d’autres termes, il tranche l’obligation à la dette, pas la contribution à cette dernière. Il n’exclut pas l’application des règles gouvernant la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés, c’est-à-dire l’article 1242 al 5 du code civil pour la fixation de la contribution à la dette ».

Le juge n’écarte certes pas l’application en priorité en cas d’abordage, le régime spécifique de l’abordage, mais tente de dire que son application peut se faire cumulativement avec le droit commun pour ce qui est de la réparation du dommage qui fonde la responsabilité et surtout lorsque les parties ont décidé de se placer sous un contrat qui en devient leur loi. On n’ignore cependant pas que les règles de Lisbonne subsistent pour fixer les indemnités après un abordage.

141. Il convient de noter qu’après un abordage, les règles de Lisbonne fixent une indemnité qu’on peut qualifier d’ « indemnité principale », celle tenant à la valeur du navire endommagé. A côté de celle-là, il existe une autre indemnité assimilable à « une indemnité accessoire » telle que prévue par la règle I 2 (a- d) des règles de Lisbonne sur la fixation des dommages-intérêts après abordage du 11 avril 1987.

Par ailleurs, le versement de l’indemnité n’aura pas lieu si l’auteur du navire abordeur établit que la victime a manqué à son obligation de diligence raisonnable qui aurait pu concourir à éviter ou minimiser la perte ou le dommage. A notre avis, cette exclusion de l’indemnité par référence faite au manquement à la diligence raisonnable qu’on pouvait attendre du navire abordé peut être source de difficultés. On imagine bien ce que peut attendre le navire abordeur du navire abordé, lorsque le premier n’est plus contrôlable et qu’il dérive dangereusement dans toutes les directions avant de percuter ce dernier qui tente vaille que vaille de l’éviter. Qu’est-ce qui prouve que le navire abordé, même en restant immobile n’aurait pas été percuté par celui qui n’est plus contrôlable ?

142. Le moins qu’on puisse dire sur l’usage de la notion « d’exercice de diligence raisonnable » c’est qu’elle reste du domaine d’une appréciation aléatoire, donc emprunte d’incertitude. En tout état de cause, le recours à cette notion doit se faire avec beaucoup de prudence. Il suffira à notre avis de s’assurer que le navire abordé a observé les exigences du RIPAM, sans qu’il soit forcément besoin de recourir à un exercice quelconque de diligence raisonnable de sa part dans la détermination de la responsabilité, facteur essentielle de l’allocation de l’indemnité.

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Lorsqu’après un abordage, le navire ne peut être récupéré parce que les coûts de la réparation surpassent le prix du neuf ou encore qu’il est réduit à l’état d’épave, on dit dans ce cas que le navire est perdu et le régime de l’indemnisation du propriétaire tel que nous venons de le décrire est applicable. Mais il existe des cas où le navire, malgré le dommage qu’il subit peut être remis en l’état où il se trouvait au moment de l’accident.

2- La réparation du navire en état d’avarie

143. La réparation du navire intervient lorsque suite au dommage qu’il subit, il est toujours récupérable ou encore lorsque le montant de la réparation n’excède pas l’acquisition d’un navire similaire y compris son équipement. « La perte éprouvée » (par le navire en l’espèce) encore qualifiée de « damnum emergens » doit être l’équivalent du chiffre des réparations que l’armateur doit exposer pour remettre son navire dans l’état où il était avant la collision.

Dans ce cas, une précision mérite d’être apportée. C’est que selon certaines exigences, le montant de la réparation pourra être minoré ou majoré. Ainsi, le montant de la réparation sera minoré en tenant compte de la relation du vieux navire du neuf, c’est-à-dire que le montant de la réparation ne peut excéder le coût d’un navire neuf du même type. La majoration n’intervient que lorsque malgré la réparation, la valeur numéraire du navire ne peut être l’équivalent de celle admise sur le marché. En pratique, la réparation du navire ne peut se limiter seulement aux travaux qui sont nécessaires sur le corps du navire. Il va falloir tenir compte des dépenses engagées nécessaires pour la remise en l’état du navire415. C’est le montant de ces réparations

que la règle II 1 a) des règles de Lisbonne a qualifié de ‘montant des réparations provisoires et définitives’ et qui doit être remboursé.

144. Cela dit, il n’est pas rare que certains armateurs profitent de la réparation de leurs navires en compensation du dommage qu’il a subi pour préparer ‘la visite entière dudit navire’ procédant ainsi aux travaux qui n’auraient aucun lien avec les conséquences de l’abordage.416.

Or, les dommages et intérêts que le débiteur doit verser en réparation du navire abordé ne doivent couvrir que le montant des réparations qui sont nécessités par les conséquences de l’abordage. Comme solution à cette éventualité, les Règles de Lisbonne claironnent : « toutefois,

lorsque les réparations résultant de l’abordage sont exécutées en même temps que des travaux personnels à l’armateur, essentiels à la navigabilité du navire ou en même temps que des

415

Il s’agira par exemple des opérations de mise en cale sèche, de dégazage ou nettoyage des citernes, des droits de port, de surveillance et d’expertise, de classification, pendant le temps passé à l’exécution des travaux de réparation.

416 Cass., 2 janv 1967, DMF 1967.283 « L’armateur ne peut pas se plaindre si, malgré les réparations effectuées,

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réparations essentielles résultant d’un autre accident, ou différées et exécutées à l’occasion d’une mise à sec périodique, l’indemnisation comprendra les frais de cale sèche, de bassin et/ou d’autres frais calculés au temps passé, mais seulement dans la mesure où la période afférente à ces frais s’est trouvée augmentée du fait des réparations dues à l’abordage. »417

L’indemnisation doit prendre en compte le remboursement de la rémunération d’assistance, des avaries communes et autres frais mais aussi le remboursement des sommes légalement dues et payées à des tiers en raison des responsabilités nées de l’abordage, au remboursement de la valeur du fret perdu, des soutes et des apparaux ainsi que celle des objets perdus du fait de l’abordage. En plus de cela, l’indemnisation doit prendre en compte la perte de gain net résultant de l’abordage. Cependant, seul le gain brut pendant la période de chômage sera pris en compte. Il s’agit des frais d’exploitation et les dépenses réellement exposées pendant la période de chômage, autres que ceux prévus à la Règle II 1 des règles de Lisbonne.

Par ailleurs, l’indemnisation doit prendre en compte les pertes réalisées au cours de l’exécution d’une charte-partie au voyage dans les conditions prévues par la Règle II 3 a). L’indemnisation pour chômage doit être établie dans les conditions prévues à la Règle II 3 b) lorsque le chômage se produit alors que le navire est exploité sur une ligne régulière. En outre, l’indemnisation doit prendre en compte les pertes nettes du loyer pendant la période de chômage, lorsque le chômage du navire survient au cours d’une charte-partie à temps. Lorsque le chômage du navire entraîne la résiliation de la charte-partie, l’indemnisation doit comprendre le loyer qui aurait été payé durant la période non exécutée de la charte, déduction faite des gains nets effectivement réalisés pendant cette période.

145. Enfin, les règles de Lisbonne disposent que lorsque l’armateur du navire abordé profite des réparations pour une visite complète de son navire, l’indemnisation comprend le chômage, mais seulement dans la mesure où le temps d’immobilisation pour la réparation s’est trouvé augmenter du fait des réparations dues à l’abordage. Comme nous pouvons le constater, la réparation du navire accidenté fait entrer dans le champ d’indemnisation bien d’éléments qui rendent le montant de l’indemnisation très élevé.

C’est pour pouvoir faire face à ces montants aussi élevés en évitant par la même occasion la saisie du navire abordeur que la garantie des assureurs demeure indispensable. L’assurance ayant une fonction financière, elle permet à l’armateur souscripteur de garantir la poursuite de son activité en toute sérénité malgré les accidents et les conséquences qui peuvent en résulter. On dira même que le caractère obligatoire de l’assurance en matière de transport maritime trouve

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tout son sens ici. La limitation également. Nous y reviendrons de manière plus approfondie sur la nécessité de souscrire des assurances facultés, corps et de responsabilité, dans les lignes à venir.

Certaines contestations peuvent avoir lieu sur la monnaie dans laquelle l’indemnité devra être versée. C’est ainsi que pour les Tribunaux français, il a été admis que l’indemnité devra être versée dans la monnaie du pays où les réparations sont faites418. Ce qui à notre avis prend tout son sens contrairement à ce que prévoient les règles de Lisbonne qui pourraient dans une certaine mesure octroyer un profit, élément contraire à la notion d’indemnité419.L’appréciation des

dommages réparables ayant été faite, il reste maintenant à procéder au paiement des dommages et intérêts.