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I. Culture et psychologie

4. Anthropologie médicale et médecine reproductive

4.1. Le domaine de l’anthropologie médicale

L’anthropologie médicale, domaine interdisciplinaire à l’interface de l’anthropologie et de la médecine, étudie et analyse les rapports entre institutions médicales, médecins et patients. Elle analyse également le fonctionnement de la culture médicale et explore la dimension du corps hors de la vision médicale. Une définition très complète de l’anthropologie médicale est proposée par Benoist (2011, cité par Moro, 2009) : « Une anthropologie tournée vers la façon dont les sociétés perçoivent, définissent, et expliquent ces agressions que sont la maladie et la mort, et les moyens qu’elles emploient pour prendre en charge les demandes de ceux qui les subissent. Par delà l’immédiateté du mal et de la mort, ce sont des cadres de réponses aux énigmes que sont le corps et la vie qui se dégagent alors ». Ce domaine s’est développé parallèlement en Europe et aux États-Unis. En France, les travaux de Moulin, dans le domaine de l’histoire de la médecine et de l’anthropologie médicale sur les sociétés arabo-

musulmanes, et notamment la médecine moderne en Égypte, présentent un apport important (1981, 1991, 2013)8.

Une des sous-spécialisations de l’anthropologie médicale est l’anthropologie médicale psychiatrique. Dans ce domaine, on peut compter l’anthropologue et psychiatre américain Kleinman (1977)9, la chercheuse spécialiste de la psychologie anthropologique – notamment en Égypte – Elizabeth Coker (2001), et enfin la chercheuse en anthropologie psychiatrique Luhrmann (2000).

4.2. Anthropologie médicale et médecine reproductive

Plus particulièrement, dans le champ de la médecine reproductive, les travaux de Inhorn (1996, 2003, 2012) anthropologue américaine contemporaine, viennent en tête des recherches sur l’infertilité et la fécondation in vitro, tout d’abord en Égypte puis dans d’autres pays du Proche-Orient, notamment le Liban et l’Iran. Sa thèse porte sur l’infertilité en Égypte. Dans sa longue recherche à l’intérieur des institutions médicales égyptiennes, elle a exploré la question du vécu psychique de l’infertilité féminine et masculine chez les couples, et s’est longuement intéressée à la question de la masculinité dans le monde arabe (2012). Ses ouvrages ne manquent pas non plus d’aborder le rapport des patients à l’institution médicale. Ses écrits nous ont été un important appui anthropologique.

Enfin, Inhorn aborde un domaine important de l’anthropologie médicale, ce que Moro nomme « l’anthropologie des réponses à la maladie » (2009), c'est-à-dire toutes les pratiques de rituels et outils religieux utilisés par les couples égyptiens comme traitement des problèmes d’infertilité, soit avant de consulter au centre FIV, soit en parallèle des traitements médicaux.

8 Moulin: L’islam au péril des femmes (1981).

9 Kleinman : Culture and depression : studies in the anthropology and cross-cultural psychiatry of affect

and disorder (1985); et : Social origins of distress and disease : depression, neurasthenia, and pain in modern China (1986)

Parmi les ouvrages clés de Inhorn, on peut citer l’un des premiers : Infertility and

Patriarchy (1996), qui se focalise sur la question de la famille patriarcale comme

variable importante dans le problème de l’infertilité masculine. Elle traite ici de la question primordiale de la réaction de la famille et de la belle-famille à l’annonce du diagnostic d’infertilité, et des pressions familiales. Cet ouvrage sera suivi de Local

Babies, Global Science : Gender, Religion and In Vitro Fertilization in Egypt (2003),

où Inhorn expose tout le travail anthropologique mené dans les différentes institutions médicales égyptiennes pratiquant la FIV homologue. Plus récemment, elle a publié The

New Arab Man : Emergent Masculinities, Technologies, and Islam in the Middle East

(2012). Ce dernier ouvrage se focalise plus particulièrement sur la question de la masculinité en Égypte et dans le monde arabe, la façon dont cette notion identitaire et psychique s’articule avec le problème médical de l’infertilité masculine, et la nature des modifications psychiques et culturelles qui, de façon surprenante, ont affecté la notion de masculinité dans les dernières décades.

4.3. Un film documentaire sur l’infertilité et le vécu de la femme en Égypte

Récemment en Égypte, est apparu un documentaire portant sur l’infertilité féminine, adoptant une forme très proche de l’entretien clinique de recherche. Le film a été réalisé par une jeune réalisatrice égyptienne, Nadine Salib. Il présente le portrait psychologique et social d’une femme de Haute-Égypte prénommée Hanan, ce qui signifie littéralement « tendresse » en arabe. Bien qu’il s’agisse d’un cas d’infertilité féminine – où la femme souffre d’un dysfonctionnement de l’utérus – et non d’un cas d’infertilité masculine, le conflit psychique traité est le même. La femme souffre d’infertilité depuis douze ans, et cette situation la force à vivre comme marginale dans la société traditionnelle du sud de l’Égypte. Le nom du documentaire, Oum el

Ghayyib10, littéralement en arabe : la mère de l’absent, nous dit tout du stigma et de la souffrance isolatrice de la femme qui rencontre des difficultés à concevoir un enfant. En Égypte, et surtout dans les classes moyennes et populaires – la majorité de la population

– une femme est appelée non par son propre prénom mais par le nom de son enfant aîné et, si cette femme a un fils, ce sera en priorité par le nom de ce premier fils. On entend alors : Oum Mohamed, la mère de Mohamed, ou Oum Nadia, la mère de Nadia. De là, nous sommes amenés à comprendre que Oum el Ghayyib, la mère de l’absent, a une connotation très péjorative et stigmatisante.

Le fait d’être une femme permet à la réalisatrice de s’introduire dans ce monde profondément féminin et traditionnel du sud de l’Égypte. Sur le plan contre- transférentiel, cela est très important, même s’il s’agit d’entretiens dans le cadre d’un documentaire et non dans le cadre d’entretiens de recherche ou psychothérapeutiques.

Ne se contentant pas de porter son attention sur la question de l’infertilité féminine et de la maternité, la réalisatrice tente d’explorer le parcours formé de rituels que les femmes infertiles suivent, comme un réel combat. Ce sont ces rituels mêmes qui sont décrits par l’anthropologue Inhorn dans son ouvrage intitulé The Quest for

Conception11 (1994). Dans cette recherche qui constitue le premier ouvrage d’Inhorn, l’auteur détaille ce parcours initiatique et l’importance du rituel chez les femmes et couples infertiles en Égypte. Comme le montrent Salib et Inhorn (1994), un certain nombre de ces croyances semblent trouver leur origine dans l’ère pharaonique. En effet, l’observation de différents temples pharaoniques en Haute-Égypte et au musée du Caire, permettent d’observer les traces de ces rituels effectués au temps des pharaons.

Ce chapitre avait pour objectif de contextualiser la recherche dans un cadre anthropologique afin de mieux comprendre le contexte socioculturel de l’étude. L’objectif est aussi de bien situer ce travail dont le référent est la psychopathologie clinique avec une importante dimension interdisciplinaire à l’intersection avec le domaine théorique de l’anthropologie. Cette réflexion a également visé à situer la recherche dans une élaboration à l’intersection entre le domaine de la culture et le domaine du psychique, dans la continuité des recherches psychanalytiques et ethnopsychiatriques de ce domaine. Au sujet de la fécondation in vitro, il s’agissait plus

particulièrement de définir la spécificité de la FIV homologue spécifique à la pratique médicale en Égypte, dans le cadre des contraintes sociales et légales, mais également de la situer par rapport au Maghreb et au Moyen et Proche-Orient, dans le cadre d’une diversité de l’islam sunnite et chiite et de la présence de minorités chrétiennes.

On ne peut passer de la dimension psycho-anthropologique au questionnement médical sans réaliser que la mise en place de la PMA et de la FIV en Égypte est clairement un croisement au carrefour de ce berceau culturel égyptien qui vient d’être décrit et de l’innovation médicale et technique et du savoir scientifique occidental. Ce croisement, riche de contradictions et d’impasses causant la souffrance psychique, et lié à la mondialisation culturelle et à la consommation néolibérale, seront plus amplement explorés en complétant cette réflexion sur la culture par une seconde partie abordant la question du médical. Ce chapitre qui s’intéressera à la question du somatique, nous permettra également de contextualiser la recherche dans son contexte médical égyptien.