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Les ANR retiennent l'attention soutenue des politologues européens depuis une décennie au moins car elles représentent en soi une innova-tion organisainnova-tionnelle majeure, en se distinguant des administrainnova-tions wébériennes classiques. Plus encore, elles traduisent un changement de paradigme dans la manière de concevoir, de programmer et de piloter l'action publique dans les secteurs régulés par des ANR.

A. Définition des ANR

Les termes utilisés dans la pratique pour désigner une ANR diffèrent sensiblement d'un pays à l'autre voire d'un secteur à l'autre, en fonc-. tion notamment de la variété des modèles capitalistes, des traditions

juridiques et du moment de la création ad hoc de l'ANR concernée 1.

On les qualifie ainsi alternativement d'autorités administratives indé-pendantes, d'agences de régulation, de commissions indépendantes de surveillance et de régulation, ou encore d'organisations quasi-non

gou-Voir THATCHER (2007) pour une comparaison entre la France et le Royaume-Uni.

vernementales. Au-delà de cette diversité nominale remarquable, ce qui semble commun à plusieurs ANR est le fait qu'elles s'apparentent toutes à ce que les politologues nomment des " institutions non-majoritaires ".

En effet, les ANR possèdent des pouvoirs de surveillance, de suivi, de réglementation et de sanction parfois étendus. Ces pouvoirs leur sont formellement délégués par le Parlement et/ou par le gouvernement certes; ils sont toutefois exercés par les membres des ANR, qui ne sont ni élus par le peuple, ni même dirigés par un élu 2. Les ANR soulèvent immanquablement des questions qnant à leur légitimité démocratiqne compte tenu du fait qu'elles sont habilitées à établir des normes et à prendre des décisions contraignantes relevant donc de l'exercice de la pnissance publique, mais sans devoir directement rendre des comptes aux citoyens, par exemple lors de l'obtention ou du renouvellement d'un mandat électoral. Il est dès lors aisément compréhensible que les politologues se soient penchés sur la situation particulière, et poten-tiellement problématique, des ANR. Les recherches politologiques ont ainsi principalement porté sur les processus de création des ANR, ainsi que sur le degré d'indépendance formelle et réelle qui caractérisent ces dernières.

B. Diffusion des ANR

Plusieurs recherches empiriques ont analysé l'émergence des ANR dans différents pays et secteurs de l'action publique. Elles concluent toutes à une croissance quasi-exponentielle de ce type d'instances depuis la fin des années 1980. Le graphique suivant atteste de l'ampleur de ce phéno-mène empirique en présentant le nombre d'ANR qui ont été instituées dans 48 pays de l'OCDE et d'Amérique latine et dans 16 secteurs englo-bant notamment les marchés financiers, les services publics de réseau, la concurrence, l'environnement et le social. Ces données montrent la généralisation des ANR depuis trois décennies, en particulier au-delà de la régulation financière qui était caractérisée par l'institutionnali-sation d'ANR (dont les banques centrales en premier lieu) depuis les années 1920 et de la régulation de la concurrence qui a été assurée gra-duellement par des ANR depuis le milieu du siècle passé.

2 COEN/THATCHER (2005) p. 330; BRAUN/GILARD! (2006) p. 8.

FRÉDÉRIC VARONE / KARIN INGOLD

Graphique 1: processus historique de diffusion des ANR dans les pays de l'OCDE et de l'Amérique latine 3

Il apparaît tout à fait remarquable que l'institutionnalisation des ANR s'observe dans une multitude de pays et de domaines de l'action pu-blique, quels que soient le niveau de développement économique des pays concernés et leur régime politique respectif (majoritaire, présiden-tiel ou de consensus, centralisé ou fédéraliste, etc.) et quelles que soient les spécificités des domaines concernés (un marché privé traditionnel comme celui de la finance, un secteur nouvellement libéralisé comme celui de l'électricité, ou la production d'un bien public comme la protec-tion de l'environnement).

Cette diffusion rapide des ANR a même conduit certains auteurs à y voir le signe d'une transformation plus fondamentale de l'Etat voire de la démocratie. Ainsi, selon GIANDOMENICO MA]ONE 4, nous assiste-rions à l'avènement graduel d'un «Etat régulateur» en Europe, alors que -pour DAVID LEVI-FAUR, nous expérimenterions une démocratie

repré-sentative indirecte caractérisée de la sorte:

JORDANA ET AL. (2009) p. 6.

4 MAlONE (1994 et 1997).

{( Democratie governance Îs no longer about the delegation of authorÎty to elected representatives but a forrn of second-Ievel indirect represen-tative democracy - citizens elect representatives who control and super-vise 'experts' who formulate and administer policies in an autonomous fashion from their regularory bastion ))5.

C. Raisons d'être des ANR

La création d'une ANR indépendante du pouvoir politique apparaît de prime abord comme plutôt paradoxale pour les politologues. Pourquoi en effet les élus délèguent-ils des pouvoirs de surveillance, de réglemen-tation et de sanction à une instance qui ne jouit pas d'une légitimité démocratique directe et qui, de plus, est indépendante, donc hors de leur contrôle direct? Dit autrement, pourquoi les élus se dessaisissent-ils de certains de leurs pouvoirs alors qu'ils sont théoriquement en place pour les exercer? Sans prétendre à l'exhaustivité, trois raisons principales ont été avancées par la littérature politologique pour expliquer les avantages escomptés des ANR et, par-là, lever le paradoxe apparent que repré-sente l'indépendance garantie aux ANR'.

Premièrement, en assignant une mission (plus ou moins) clairement dé-finie à une ANR indépendante, à savoir réguler un secteur, les élus as-surent aux acteurs présents dans ce secteur une prévisibilité à long terme aussi bien des finalités que des modalités de la régulation publique. C'est précisément parce qu'une ANR est indépendante du pouvoir politique et donc qu'elle ne saurait être court-circuitée par une politisation des décisions, que les acteurs du secteur régulé considèrent les «règles du

jeu" si ce n'est parfaitement stables du moins prévisibles. Ces dernières

ne seront a priori pas modifiées suite à des interférences partisanes et, en particulier, suite à un changement de la majorité gouvernementale et/ou parlementaire. La crédibilité de la régulation publique qui en dé -coule s'avère tout à fait essentielle pour les acteurs qui doivent pouvoir anticiper les décisions de l'ANR afin d'investir raisonnablement leurs ressources dans le secteur régulé, par exemple pour réaliser des infra-structures de télécommunication, d'amortir sur le moyen terme leurs engagements financiers et de calculer leur retour sur investissement.

5 LEVI-FAUR (2005) p. 272.

, COEN/THATCHER (2005) p. 332.

FRÉDÉRIC VARONE 1 KARIN INGOLD

L'indépendance octroyée aux banques centrales est un exemple emblé-matique de ce premier argument. Les banques centrales doivent en effet être indépendantes du pouvoir politique pour mener à bien leur mis-sion première, soit la maîtrise de l'inflation. Elles ne sauraient se voir imposer politiquement des décisions quant à la variation de leurs taux directeurs, décisions qui certes favoriseraient l'emploi (préoccupation souvent prioritaire des partis politiques au pouvoir), mais qui le feraient en induisant un renchérissement des coûts de la vie. Les instruments mis en œuvre par les banques centrales ont une capacité élevée de régulation des comportements économiques précisément par ce qu'elles en font un usage crédible, orienté vers un objectif clair.

De plus, il est également dans l'intérêt des élus politiques exerçant ac-tuellement le pouvoir d'assurer une indépendance aux ANR. En effet, cela les prémunit contre un éventuel changement de cap des décisions prises par les ANR si jamais le gouvernement en place devait perdre les prochaines élections et se voir remplacer par une autre coalition gouver-nementale dont les objectifs seraient sensiblement différents des siens.

En accordant une indépendance élevée aux ANR, les élus actuellement au pouvoir limitent indéniablement leur propre influence, mais ils ré-duisent conjointement celle de leurs concurrents lorsque ces derniers accèdent à la direction de l'Etat. Les institutions survivant généralement à ceux qui les ont créées, il relève du bon sens et de l'instinct politique que de concevoir les institutions politiques de sorte à ce que celles-ci restent fonctionnelles quand elles sont dans les mains de son pire en-nemi politiqne.

Deuxièmement, la régulation des secteurs dans lesquels des ANR ont été créées exige souvent la maîtrise de compétences pointues, qu'elles soient de nature technique, économique ou juridique. L'administration classique ne jouit généralement pas de toutes les ressources cognitives nécessaires, sans même parler de la (non-)maîtrise des dossiers par des . élus politiques siégeant dans un collège gouvernemental d'ores et déjà surchargé ou dans un parlement de milice qui n'offre pas le support nécessaire à ses membres élus. En un mot, il y a bien souvent une asy-métrie de l'information criante entre les acteurs du secteur, dont le com-portement doit être régulé, et le régulateur; les premiers bénéficiant clai-rement de l'expertise sectorielle. Afin de contrebalancer cette asymétrie de l'information qui est en défaveur de l'Etat, celui-ci peut logiquement

opter pour la création d'une ANR qui rassemble des experts indépen-dants du secteur à réguler. De la sorte, il escompte une plus grande efficacité et efficience de la régulation publique. Les exemples récur-rents de conflits arbitrés par des ANR liés au calcul exact des coûts de construction et d'entretien des réseaux de télécommunications, d'élec -tricité ou de chemin de fer, et donc au calcul des charges d'accès à pré-lever auprès des opérateurs qui souhaitent emprunter ces réseaux pour fournir leurs prestations, illustrent de manière évidente la portée de ce deuxième argument.

La troisième raison qui sous-tend la création de certaines ANR est liée au transfert de compétences, et donc de responsabilités, qui accom-pagne implicitement ce processus. Nos collègues anglo-saxons utilisent le terme très parlant de blame shifting pour caractériser ce jeu stra-tégique entre les élus politiques et les ANR. En un mot, en déléguant des pouvoirs réglementaires à une ANR, les élus politiques cherchent à éviter le blâme, à se dédouaner de toute responsabilité politique en cas d'échec de la régulation du secteur concerné. Ils en tirent un bénéfice stratégique dans la mesure où si les décisions de l'ANR sont contes-tées voire induisent des effets pervers dans le secteur, alors c'est vers les ANR que se retourneront tant l'opinion publique que les élus. In fine, on imputera la responsabilité d'un dysfonctionnement de la régulation du secteur à l'ANR compétente et non aux élus qui l'ont instituée et qui lui ont garanti une indépendance dans la prise de ses décisions.

Cet argument, qui relève de la Realpolitik un peu cynique et des jeux de pouvoirs machiavéliques nous en convenons, est tout à fait plausible dans certains cas. Peut-être pourrait-on ainsi relire le fameux cas de la transmission par la FINMA, soit l'ANR suisse de régulation des mar -chés financiers, le 18 février 2008, des noms de 285 clients de l'UBS aux autorités américaines. Le Tribunal administratif fédéral a en effet jugé, dans son arrêt final du 5 janvier 2010', que la décision de la FINMA, prise en vertu des articles 25 et 26 de la loi fédérale sur les banques et les caisses d'épargne du 8 novembre 1934 (LB) 8, ne reposait pas sur une base légale suffisante. De fait, seul le Conseil fédéral était habilité, avec

, ATAF du 5 janvier 2010 (B-109212009).

RS 952.0.

FRÉDÉRIC VARONE / KARIN INGOLD

le Parlement, à faire usage du droit de nécessité constitutionnel (art. 184 et 185 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 19999) pour statuer sur l'éventuelle transmission de données bancaires relatives à des clients de l'UBS à des autorités étrangères américaines.

La reconstitution de la chronologie des faits et des décisions de cet épi-sode très médiatique et conflictuel, telle que réalisée par le Tribunal administratif fédéral, peut ainsi suggérer que le Conseil fédéral a préféré stratégiquement laisser la FINMA prendre une décision juridiquement bancale, mais que l'on ne reprocherait éventuellement qu'à celle-ci, plu-tôt que d'assumer lui-même une décision identique qui n'aurait a priori pas posé de problème de légalité majeur. Parfois, les élus auraient donc tout intérêt à instrumentaliser les ANR et à leur déléguer la réalisation de certaines besognes risquées ou peu attractives pour des élus. Il s'agit pour ces derniers d'éviter l'opprobre, l'ignominie voire parfois même la sanction électorale. Et ce, même si la responsabilité ministérielle, dans les pays où ce principe s'applique, en prend un sérieux coup.