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Analyse croisée du recueil de données et des apports théoriques

Dans le document Une ergothérapie préventive (Page 67-70)

4 Discussion

4.1 Analyse croisée du recueil de données et des apports théoriques

Les données des entretiens comme des questionnaires traduisent l’importance de l’anticipation du passage à la retraite sous l’angle occupationnel pour favoriser le bien-être et la santé.

L’approche préventive apparait pertinente en ce sens. Les ergothérapeutes sont identifiés par les professionnelles de santé ainsi que par les personnes retraitées depuis moins de cinq ans connaissant l’ergothérapie comme des acteurs de choix pour réaliser cette prévention.

L’analyse des données des entretiens et questionnaires contribue également à questionner l’influence d’un modèle de société visant le maintien de la santé lors de l’avancée en âge sous le terme du « bien vieillir ». L’une des médecins interrogées (M2) identifie le fait de « vieillir en bonne santé » et de « réussir ce passage à la retraite » comme des enjeux de la transition, qualifiant cependant le second terme de « très mauvais ». A la retraite, il s’agirait alors, selon elle, de prendre du recul par rapport aux diktats sociaux pour « prendre enfin un temps pour se poser sur […] sa santé ». Elle affirme en effet : « on se laisse aller dans tout ce que le monde nous fait faire […] dans tout ce que le monde nous oblige à faire, dans toutes les contraintes, […] tout le stress environnemental qu’on peut avoir ». Certaines réponses du questionnaire reflètent également un désir de se soustraire aux rôles et aux rythmes parfois imposés, en mettant fin à une « course après le temps », en réduisant le fait d’être « tenue par les horaires ». Les concepts d’équilibre occupationnel et d’engagement dans des activités signifiantes sont aussi évoqués : « Mon mari étant à la retraite avant moi, j'avais, dans ma tête, anticipé ce changement de statut, et imaginé ce que je souhaitais faire »

En 2013, Frédéric Balard interroge cette notion de « bien vieillir » qui correspondrait surtout à

« lutter contre le vieillissement » faisant « écho à l’angoisse existentielle de l’homme face à la mort et à sa quête d’immortalité » (citant Boia, 1998). Il rappelle l’importance du contexte social :

« vieillir signifie un changement pouvant être positif pour l’individu à condition que sa culture le permette. » Il questionne la responsabilité individuelle sous-jacente dans la notion de « bien vieillir » excluant l’impact majeur de la société lors du « basculement identitaire de l’individu dans son parcours de vie » (Balard, 2013, p.75, 81).

En 2016, Debbie Laliberte Rudman, chercheure en ergothérapie canadienne, a mené un programme de recherche visant à étudier les liens entre « la restructuration contemporaine de la retraite » et les occupations des personnes concernées, la façon dont celles-ci « gèrent, expérimentent et réalisent leurs occupations au moment où elles se préparent puis débutent leurs années de retraite » (Pierce, 2016, p.163). Le point de départ de sa recherche a été la difficile transition de son propre père vers la retraite suite à un problème de santé brutal. Elle s’est également appuyée sur son travail en ergothérapie « avec des personnes qui ne vivaient pas selon

l’idéal du bien-vieillir prôné par le gouvernement, les médias, la recherche et d’autres types d’écrits » (Ibid., p.163). Son étude des discours véhiculés sur la retraite a révélé « un message envahissant » diffusant l’idée que le choix et l’engagement dans les « bonnes occupations » constituaient les composantes primordiales d’une retraite réussie. Or, si ce message global semble aller dans le sens des valeurs de l’ergothérapie selon lesquelles l’engagement occupationnel favorise la santé, notamment lors de la retraite, Debbie Laliberte Rudman incite à la vigilance à l’égard des discours contemporains et de « la façon dont les possibilités occupationnelles sont formées pour les retraités ». Ceux-ci sont en effet liés à des « désirs politiques plus larges tels que la responsabilité individuelle et pas nécessairement la promotion de l’équité et du bien-être » dans le cadre d’une société de consommation. Par le biais de discours attribuant les « bonnes occupations » selon les catégories de personnes, le pouvoir peut influencer toute la population, y compris les ergothérapeutes et chercheurs en science de l’occupation. Ces derniers sont particulièrement incités à porter un regard critique sur ces propos afin de lutter contre la marginalisation de certains groupes de clients (Ibid., p.165-166,169). Bien que réalisé hors de nos frontières, on peut supposer que ce type de programme pourrait apporter des résultats similaires en France où le « bien vieillir » prôné par les politiques de santé prend également la forme d’une responsabilisation individuelle marquée. Le récit d’une ergothérapeute retraitée précédemment cité lors des entretiens exploratoires corrobore d’ailleurs l’influence de ce message politique sur son comportement occupationnel à la retraite. Rappelons l’engagement de celle-ci dans de multiples activités non signifiantes pour elle dès son arrivée à la retraite, comme en réponse à une injonction sociale. L’influence des valeurs priorisées par une société sur les investissements politiques et les possibilités de participation à des activités est également mise en évidence à travers la composante des facteurs sociaux du modèle « Vivez-Bien-Votre Vie »(Do Live Well, 2015). « Il y a, à l’intérieur de l’ergothérapie, un mouvement grandissant pour élargir les objectifs professionnels afin d’y inclure la critique politique et la transformation sociale » (Pollard et al., 2009, dans Pierce, 2016, p.170). Cette modification des pratiques considérant les contextes économiques, politiques et sociaux vise à favoriser la participation occupationnelle des groupes de personnes marginalisées. Les entretiens réalisés avec les professionnelles de santé révèlent aussi des inégalités socio-culturelles et territoriales d’accès aux programmes de prévention déjà existants en matière de retraite. Suivant ce constat, il aurait pu être pertinent d’interroger les personnes retraitées, à travers les questionnaires, concernant leur lieu d’habitation en différenciant le secteur urbain et rural.

Par ailleurs, en matière de prévention, l’anticipation absolue des facteurs de risque d’atteinte à la santé peut légitimement être questionnée. Lors des entretiens d’enquête, une ergothérapeute (E2) s’exprime à ce propos : « On entend beaucoup parler d’interdits, de choses qu’il ne faut plus faire, de risques, mais pas forcément de projets, d’envies de faire les choses différemment. » Selon elle, l’ergothérapeute peut accompagner les personnes en favorisant le maintien des occupations

relatives à leur projets plutôt qu’en centrant son action sur la suppression des risques. « Le risque est une étiquette apposée sur un évènement qui n’existe pas encore, dont la survenue est douteuse, et dont les conséquences néfastes sont incertaines » (Kuhne, Bedin et Chappui, dans Morel-Bracq et al., 2015, p.165-166). S’il peut être calculé de façon objective, sa perception est toute subjective. Par ailleurs, ce risque peut être lié aux aléas et au hasard, ou bien pris « délibérément ».

Si l’autonomie n’est pas mobilisée dans le premier cas, elle l’est entièrement dans le second.

Enfin, dans le cas de la transition vers la retraite, les risques de déséquilibre et de désengagement occupationnels ne sont pas nécessairement pris en compte, ou, s’ils sont bien présents, ils peuvent ne pas être considérés comme problématiques. Faire le choix de la prise de risque peut être un moyen de garder le contrôle de sa vie, de conserver son estime de soi « et de résister aux étiquettes stigmatisantes liées à l’âge et à la dépendance, comme celle de « personne à risque », de

« personne fragile ». » L’expérience, qui contribue au maintien de la santé, est empreinte de risque. Il s’agit alors d’accepter que les personnes visées par les mesures de prévention soient les meilleures expertes de leur situation. Reprenons les propos tenus par une des ergothérapeutes interrogées (E1) : « c’est vraiment une partie de notre métier à réinventer, parce qu’on ne peut pas être sur les mêmes formats, ce n’est pas du soin, la prévention […] ce n’est pas que du savoir c’est aussi de l’expérience. » La prise de risque, notamment à l’étape de la retraite, constitue dès lors « une occasion de se confronter à ses propres limites, qui changent, pour se redéfinir, redéfinir son style de vie et ses projets futurs » (Ibid., p.171). Ainsi, « le slogan tant entendu, « donner de la vie aux années » (plutôt que de rajouter seulement des années à la vie), devrait aussi être décliné sous d’autres formes, dont l’une pourrait être : « donner du risque aux années » » (Ibid., p.173).

Face à la notion de « bien vieillir », sous l’angle de la science de l’occupation, l’enjeu pour les personnes retraitées serait de parvenir à un équilibre occupationnel et à un engagement dans des activités avant tout signifiantes (ayant un sens pour elles-mêmes) plutôt qu’uniquement significatives (pourvues d’un sens attribué par les autres, la société). L’ergothérapie préventive visant la transition vers la retraite pourrait alors se définir comme la promotion des occupations signifiantes n’excluant pas l’accompagnement d’expériences empreintes de risques. Il s’agirait notamment de donner les outils aux individus pour composer avec les dangers auxquels ils sont exposés, parfois même délibérément, selon une stratégie de réduction des risques basée sur leur vécu et confiante dans leur capacité à faire des choix éclairés pour leur santé.

Il est finalement question de prendre une certaine distance par rapport aux injonctions sociales possiblement perçues en s’efforçant toujours d’exercer selon une approche centrée sur le vécu de la personne.

Dans le document Une ergothérapie préventive (Page 67-70)