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L’objet d’étude de l’Ergonomie actuelle porte avant tout sur l’analyse de l’activité humaine. Notre recherche va s’inscrire dans la continuité d’une telle perspective ergonomique. Ici encore, nous n’évoquerons dans cette littérature scientifique abondante que quelques travaux essentiels.

Cadre théorique

Pour Leplat (2000), la démarche ergonomique se décompose en cinq points : définir le but, analyser le travail (diagnostic), définir l’intervention, exécuter l’intervention, puis l’évaluer.

« En ergonomie, l’activité est au centre de l’analyse ergonomique du travail. » (Leplat, 2000, 6)

Selon ce même auteur, l’activité est en réalité le produit de la tâche (Leplat, 2000). Il définit la tâche comme « un objectif à atteindre dans des conditions déterminées ». Il convient de différencier la tâche prescrite de celle effective. La première citée étant fixée par l’employeur ou celui qui demande l’exécution, tandis que la seconde correspond à l’activité exacte ou réelle de l’agent.

Néanmoins, l’activité ne résulte pas essentiellement de la tâche, l’ergonome doit aussi tenir compte des caractéristiques de l’agent (Leplat, 2000).

« L’analyse de l’activité révèle conjointement les traits de l’agent et ceux de la tâche. » (Leplat, 2000, 53)

De plus, l’analyse ergonomique de l’activité ne se focalise pas strictement sur l’individu qui la réalise. Il convient de prendre en considération les conditions, ou encore le contexte dans lequel la tâche est effectuée.

« L’activité est déterminée par les conditions externes et internes à l’opérateur, son analyse sera celle de ces conditions qui se déterminent réciproquement et avec l’activité. » (Leplat, 2002, 26)

Cet auteur dissocie alors le contexte interne comme résultant de l’individu, de celui externe, qui émane de l’environnement :

« Le contexte est à la fois externe et interne. Le premier est celui des conditions externes dans lesquelles s’inscrit l’activité (conditions physiques, techniques, organisationnelles, etc.). Le second est défini par les caractéristiques du sujet qui déterminent et donnent sens à son activité. » (Leplat, 2008, 182)

Cadre théorique

Theureau (2006) avance pareillement cette distinction entre les conditions internes aux acteurs et celles externes qui émanent de l’environnement. Cet auteur a défini le « cours d’action » comme objet théorique d’analyse de l’activité :

« L’activité d’un acteur déterminé, engagé activement dans un environnement physique et social déterminé et appartenant à une culture déterminée, activité qui est significative pour ce dernier, c’est à dire montrable, racontable et commentable par lui à tout instant de son déroulement à un observateur – interlocuteur. » (Theureau & Jeffroy, 1994, 19).

De ce fait, l’analyse ergonomique de l’activité humaine est devenue un objet de recherche investi par de récentes études, en « action située » et « anthropologie cognitive ».

« Les chercheurs adhérant à une forme ou l’autre d’action située envisagent l’Ergonomie en tant que potentiellement porteuse de développements de connaissances scientifiques sur le domaine de l’activité humaine. » (Grison, 2004, 27)

Seve, Saury, Theureau & Durand (2002), ajoutent à ces propos que l’action située offre l’avantage d’analyser l’activité humaine « à un grain très fin », en respectant l’évolution dynamique et l’environnement de la situation. En effet, cette approche de l’action située stipule que les processus cognitifs ne prévalent que dans une situation donnée et ne peuvent être analysés hors de ce contexte.

« Il s’agirait d’envisager les processus cognitifs et l’activité comme indissociables d’une situation, dont les éléments physiques, artefactuels autant que sociaux, offrent des ressources signifiantes pour l’action des sujets. » (Grison, 2004, 26)

Ainsi, pour Varela (1996), les processus cognitifs ne sont plus « dans la tête » mais entre l’acteur et la situation qui s’influencent mutuellement. L’on parlera alors de « co-détermination ».

« Le contexte et le sens commun […] sont en fait l’essence même de la cognition créatrice. » (Varela, 1996, 98)

D’après cet auteur, les cognitions sont « énactées » puisqu’elles proviennent du couplage structurel entre l’acteur et le système. En ce sens, Varela (1996) créa alors ce paradigme théorique et épistémologique, où le terme « d’enaction » pourrait se traduire par

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« faire-émerger ». Theureau (2004, 2006) reprend ce même terme de « couplage structurel » résultant de l’interaction entre l’individu et son environnement.

« Cet acteur interagit à chaque instant avec un environnement signifiant à l’émergence duquel il a lui-même contribué, à partir de sa constitution physiologique, de sa personnalité, de sa compétence, de son histoire et de ses propres interactions avec cet environnement à l’instant précédent. » (Theureau, 2004, 20)

De part ce couplage, il s’avère que les processus cognitifs sollicitent les multiples ressources de l’environnement, à travers les aspects physiques ou matériels, mais aussi les aspects sociaux et culturels de la situation (Salembier, Theureau, Zouinar & Vermersch, 2001). Theureau (2006) insiste sur les relations non-univoques lors de cette interaction.

« Il n’y a pas seulement adaptation de l’acteur aux structures de l’environnement. Il y a aussi adaptation par l’acteur de ces structures de l’environnement. » (Theureau, 2006, 39)

Varela (1996) ajoute ici que cette interaction n’a pas de limites spatio-temporelles puisqu’elle dépend de l’histoire culturelle et sociale de l’individu.

« La cognition ne peut être adéquatement comprise sans le sens commun, qui n’est rien d’autre que notre histoire physique et sociale. » (Varela, 1996, 99)

Ainsi, ce couplage structurel est dynamique. Il n’est pas figé pour une interaction précise, puisque l’histoire culturelle et sociale de chaque individu est en perpétuelle évolution (Theureau, 2006).

« Le système formé par chacun des acteurs et l’environnement considéré n’a donc pas de bornes spatiales et temporelles […] les bornes et le contenu de ce système dépendent de l’acteur et de son histoire et varient constamment, non seulement du fait des interactions qui se déroulent en son sein, mais aussi du fait des interactions entre chaque acteur et d’autres environnement, qui participent à la constitution de sa culture. » (Theureau, 2006, 39)

D’autres auteurs stipulent même que les médiations de l’activité impliquent une distribution des cognitions parmi l’individu et l’environnement (Cole & Engeström, 1993). Ils prônent une distribution des cognitions dans l’interaction comme dans le temps, et ce, par tous les individus de la situation ainsi que les conditions environnementales (Salomon, 1993). Pea

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(1993) différencie d’ailleurs les dimensions sociales de celles matérielles au cours de cette distribution.

Salomon (1993) précise ensuite que les cognitions doivent être appréhendées lors de l’interaction. Selon lui, cette interaction se compose par des entités indépendantes, et qui s’influencent mutuellement. De ce fait, il est alors inenvisageable d’analyser une situation par l’étude isolée de chaque composante. Il faut l’aborder par l’analyse globale de la situation, car le système de cognitions représente plus que la somme des éléments.

A partir de ces présupposés théoriques, le lieu d’étude de l’activité humaine concorde avec l’environnement de travail de l’individu, dans lequel l’individu réalise sa tâche. Nous parlerons alors de situation écologique, l’action étant organisée en fonction de cet environnement (Béguin & Clot, 2004).

« D’une part, les phénomènes cognitifs pertinents concernent essentiellement la perception de l’action, d’autre part, le lieu essentiel de leur étude est la situation de travail elle-même, car si l’on cherche à les étudier en passant d’une situation de travail à une situation de laboratoire, on risque de les perdre tous. » (Theureau, 2004, 14)

De plus, les auteurs de l’action située insistent également sur la notion de signification pour l’individu. L’engagement de l’acteur dans une situation est producteur de sens pour ce dernier (Theureau et Jeffroy, 1994).

« Les méthodes d’analyse de l’Action Située mettent l’accent sur ce qui est repérable en situation et centré sur ce qui pour le sujet est producteur de sens à la fois pour lui et pour autrui, dans des pratiques spécifiées. » (Salembier et al., 2001, 5) :

Theureau (2004, 2006) ajoute que l’activité humaine est « vécue » par l’individu, alors lui-même engagé dans la situation. Selon lui, la notion de conscience est indispensable pour rendre compte de l’activité.

« L’activité humaine à tout instant est accompagnée chez l’acteur et considérée de conscience préréflexive ou expérience. […] Cette conscience préréflexive ou expérience est l’effet de surface de la dynamique du couplage structurel de l’acteur avec son environnement. » (Theureau, 2006, 42)

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Si l’on transpose ces présupposés théoriques dans le cadre de notre étude sur le milieu maritime, les marins pourraient avoir conscience de leur propre état de fatigue au cours de l’activité.

« Avec l’action située, l’on passe du traitement de l’information à la construction culturelle des significations, et dans le même temps, d’une approche explicative à une approche compréhensive des processus ». (Grison, 2004,)

Ces perceptions amèneraient ainsi à reconsidérer la conception de la fatigue. En effet, il n’est pas impossible que les expériences subjectives des individus soient potentiellement divergentes de l’état de fatigue réel - à travers le fonctionnement de l’organisme.

Depraz (2001) définit la conscience comme :

« Une acceptation principalement théorique et rationaliste portée par le paradigme de la connaissance de soi, ou encore de « ce qui se passe en soi », ce qui définit notre « être conscient » » (Depraz, 2001, 8).

Elle affirme ensuite que la conscience se structure autour du vécu et des actes de chaque individu. La première étape de la prise de conscience étant sensorielle avec les perceptions visuelles, auditives, ou tactiles pendant l’activité (Depraz, 2001).

Vermersch (2000) mentionne quant à lui, la possibilité de verbalisation comme indicateur de la prise de conscience au cours d’une activité humaine (et non-réciproquement).

« Le critère de verbalisation est donc dissymétrique. Sa présence est un bon indicateur de la

« conscience », son absence témoigne simplement de l’absence de verbalisation. » (Vermersch, 2000, 274)

Afin d’étudier la conscience, il s’avère fondamental de se centrer sur les expériences subjectives des individus. Ces dernières sont abordées par « un point de vue en première personne » qui serait l’expression de la conscience à travers les verbalisations (Vermersch, 2000).

Cadre théorique

« La verbalisation descriptive d’une expérience singulière faite par un sujet déterminé. » (Vermersch, 2000, 279)

Cette démarche se veut alors rétrospective. En effet, il est nécessaire de passer par les verbalisations effectuées à posteriori de l’activité, afin de recueillir les perceptions subjectives d’un individu. Néanmoins, cet auteur précise que la verbalisation d’un vécu n’est pas exactement l’expression de la conscience, mais plutôt celle de la conscience « réfléchie ». Il différencie cette dernière de la conscience en acte (Vermersch, 2000).

« La conscience réfléchie signifie que nous avons conscience de ce dont nous avons conscience. » (Vermersch, 2000, 276)

Cependant, la notion de conscience « réfléchie » ou « préréflechie » proposée par Vermersch (2000) n’est pas totalement similaire à celle « préréflexive » suggérée par Theureau (2006).

« L’explicitation de la pensée « privée » ou du « préréfléchi » est censée aller au-delà de l’expression de la conscience préréflexive. » (Theureau, 2006, 191)

Malgré le caractère crucial d’un écart perceptif entre conscience et fatigue de l’organisme, les recherches psychologiques sur la fatigue des gens de mer sont presque inexistantes. Les chercheurs préoccupés par cet environnement préfèrent assurément se focaliser sur les bateaux à voile ; notamment en vue d’améliorer les performances des skippers lors des régates ou courses au large (Stampi, 1989 ; La Giclais, 2009).

Ce manque d’intérêt de la communauté scientifique à l’égard des marins, peut provenir de la faible demande en cette matière émanant de cette culture professionnelle. Mais il pourrait également, être la preuve du caractère dissuasif des obstacles méthodologiques, lorsque l’on tente d’investir ce milieu difficile (Maline et al., 1991a). Nul doute que les études auraient été plus nombreuses si l’investigation de ce milieu était moins difficile, tant du point de vue des conditions climatiques, de l’isolement, ou des durées et lieux d’embarquement.

« Les contraintes fortes imposées par le terrain – périodes d’embarquement souvent longues, travail dans des conditions risquées et inconfortables, connaissance de la culture du « milieu »,

… - expliquent certainement le fait que peu d’ergonomes se soient intéressés à ce secteur. »

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Dans le cadre de l’analyse de l’activité, un aménagement méthodologique paraît alors nécessaire dans la perspective d’une intervention ergonomique opérante, quitte à abandonner les apparences de la « science dure ».

« Il a fallu trouver d’autres modèles et d’autres méthodes d’analyse, quitte à abandonner les apparences de la « science », c'est-à-dire celles des expérimentations bien contrôlées des physiologistes et des bio-mécaniciens […] cette dernière approche constitue toujours la très grande majorité des recherches et des interventions, mais elle a du laisser une place dans les entreprises à d’autres approches inspirées de l’ethnométhodologie et de l’anthropologie. » (Theureau et Jourdan, 2002, 20).

S’il est vrai que l’optique « compréhensive » adoptée, centrée sur la validité individuelle, limite la généralisation des résultats, néanmoins, les cas analysés ne sont pas isolés ou exceptionnels.

« Le problème de la généralisation est souvent posé à la méthode de l’étude de cas de manière critique, en référence aux méthodologies jugées répondre plus directement aux canons scientifiques. » (Leplat, 2002, 16)

Leplat (2002, 2008) utilise le terme d’« étude de cas » pour définir ces recherches répondant à une démarche compréhensive. Il précise en outre et à la différence des expérimentations, que l’étude de cas offre « un caractère approfondi » de l’analyse de l’activité (Leplat, 2008).

« L’étude de cas vise à montrer comment se nouent les conditions de production du cas : c’est la caractérisation de cette articulation qui est le trait fondamental de l’étude de cas. » (Leplat, 2008, 185)

De ce fait, les études de terrain privilégient plutôt la validité interne entre les acteurs et l’environnement, au détriment de cette portée de généralisation. Cette validité se veut renforcée par la démarche méthodologique employée – le recueil de données en contexte.

« La plupart des chercheurs défendent l’idée que les analyses des données de terrain restent étroitement liées à l’observation empirique et ont une validité interne élevée. (Emerson, 1981 reproduit in Céfaï, 2003, 406)

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Pourtant l’étude de cas n’exclut pas nécessairement toute forme de généralisation.

D’une part, cette volonté de généralisation n’est pas prioritairement recherchée en Ergonomie.

L’étude de cas est principalement centrée sur elle-même, puisqu’il s’agit d’analyser une situation précise (Leplat, 2008). D’autre part, les résultats pourraient suggérer une certaine convergence inter-individuelle entre différents sujets.

« L’étude de cas peut avoir une visée double, l’une étant de résoudre le problème précis et singulier posé par le cas, l’autre étant de faire servir l’étude du cas à la constitution d’un corpus organisé de connaissances susceptible de faciliter l’étude d’autre cas. » (Leplat, 2002, 17)

Le second objectif dévoilé ici, fait écho à un processus de généralisation. En effet, il s’agirait d’extrapoler les résultats d’une étude spécifique à d’autres domaines. Il pourrait par exemple y avoir des similitudes entre la fatigue de deux professions maritimes distinctes, tels marins pêcheurs et skippers.

De plus, l’étude de cas permet la mise en œuvre et l’utilisation de méthodes opérantes en contexte. Ces démarches pourraient ensuite être reproduites sur des recherches futures. Ce transfert potentiel s’apparenterait également à une forme de généralisation.

« La généralisation pourrait être aussi envisagée à partir de la démarche de l’analyste. En étudiant un cas, celui-ci acquiert une compétence qui sera exploitable pour l’étude d’autres cas. » (Leplat, 2008, 208)