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Ambiguïtés dans les nominalisations

3. LES NOMS DEVERBAUX DANS LA THEORIE SYNTAXIQUE DE LA

3.1. Un sujet au carrefour des théories linguistiques

3.1.4. Ambiguïtés dans les nominalisations

La littérature moderne sur les nominalisations prend en effet un tournant majeur avec l’étude de Grimshaw (1990). Des observations qui existaient précédemment dans la littérature (voir par exemple (Milner 1982)) mais n’avaient jamais été réunies dans une monographie, prennent dans ce travail une forme systématisée, et pour la première fois des critères solides sont offerts en faveur d’une distinction entre plusieurs classes de noms déverbaux.

Ces noms, selon qu’ils héritent ou non de l’événement dénoté par leur base verbale, tombent dans trois classes distinctes. Grimshaw (1990) montre que la

polysémie des noms déverbaux (dénotant des procès complexes, des événements simples, ou des objets, comme construction dans l’exemple (13)a ci-dessous) se laisse désambiguïser en fonction de propriétés syntaxiques associée à chaque

interprétation. De là à considérer ces ambiguïtés comme des ambiguïtés structurales, il n’y avait qu’un pas.

Des exemples comme (13-14) ci-dessous illustrent cette ambiguïté, et peuvent être retrouvés, pour l’anglais, un peu partout dans la littérature sur les nominalisations – voir Alexiadou (2001), Borer (2005) entre autres.

(13) a. la construction de la catédrale par le menu peuple b. l’examination des étudiants par le professeur c. their building new quarters leur construire.Gér nouveaux quartiers

‘le fait qu’ils construisent de nouveaux quartiers’ (14) a. une construction laborieuse

b. un examen difficile

c. an impressive building ‘une construction impressionnante’

Grimshaw (1990) identifie un ensemble de propriétés syntaxiques qui différencient les noms d’événement complexe (Complex Event Nominals – CENs en (13) ci-dessus) d’un côté, et les noms ‘résultatifs’ (RNs) - en (14) ci-dessus et les noms d’événement simple (Simple Event Nominals – SENs) de l’autre. Une propriété cruciale est l’héritage de la structure argumentale ; une autre est représentée par les modifieurs prépositionnels ou adverbiaux qui identifient la structure interne complexe de l’événement.

La littérature plus récente résume cette opposition, en vue de cette corrélation essentielle entre structure argumentale et lecture d’événement, à deux classes essentielles – les noms déverbaux à structure argumentale, ou Argument-Supporting Nominals (AS-Ns) d’un côté, et les Referential Nominals (R-Ns) de l’autre19. Les derniers, correspondant plus ou moins aux Result Nominals de Grimshaw, sont des noms d’objet qui ne dénotent pas un événement. C’est plus ou moins l’approche de la littérature actuelle, proposée par Borer (1999) et qui se reflète dans les travaux ultérieurs – (Alexiadou 2001; Borer 2003), voir (Roeper 2005), (Alexiadou, Haegeman & Stavrou 2007), (Alexiadou 2010a; Alexiadou 2010b), (Kornfilt & Whitman 2011) pour une perspective d’ensemble.

Le tableau ci-après illustre les propriétés qui se trouvent à la base de cette distinction.

19 La classe des SENs, du coup, n’est plus tellement abordée dans la littérature syntaxique sur les nominalisations, ce qui mène à des malentendus concernant les noms qui dénotent un événement (cf. ci-dessous et (Van de Velde 2006)). Voir ci-dessous, et [10], pour une discussion de cette question.

(15) Tableau 2 – Propriétés syntaxiques des déverbaux

AS-Ns R-Ns

lecture d’événement pas de lecture d’événement

arguments obligatoires pas d’arguments

compatibilité avec des modifieurs aspectuels (en trois heures)

incompatibilité avec des modifieurs aspectuels

pas de pluriel pluriel possible

constant, fréquent avec le singulier constant, fréquent seulement avec le pluriel

complément en par argumental complément en par modifieur (16) AS-nominals

a. la construction *(de la catédrale) en 500 ans b. l’examination *(des étudiants) par le professeur c. l’examination fréquente *(des étudiants)

l’examination fréquente des étudiants (17) R-nominals

a. la construction était impressionnante b. l’examen / le film (*en trois heures) c. des examens / des films fréquents

En général ce type de paires est illustrée par l’anglais (cf. the examination (*of the

students) in three hours /vs./ the exam is on the table, etc). Pour le français, la situation est plus contestée, mais les grandes généralisations semblent valables. (Gross & Kiefer 1995; Kiefer 1998; Roy & Soare 2011) – [10] reprennent la discussion dans les termes de Grimshaw (1990) en citant des exemples comme les suivants :

(18) a. * L'écriture en deux heures est surprenante.

b. L'écriture de cette lettre en deux heures est surprenante.

(19) a. *La construction par les ouvriers durant des décennies est une prouesse. b. La construction de la cathédrale par les ouvriers durant des décennies est une prouesse.

c. Cette construction est impressionnante.

Ces exemples illustrant des noms en –tion, suscitent le problème de la corrélation entre projection obligatoire de la structure argumentale et interprétation événementielle dans ces noms, un argument en faveur d’une dérivation syntaxique au sein de ces noms. Leurs propriétés sont traitées dans les approches syntaxiques comme découlant de niveaux verbaux de structure, responsables de l’interprétation événementielle, des propriétés aspectuelles et de la projection des arguments (cf. plus bas et Chapitre 4). Toute la question est de déterminer les sources de l’interprétation

événementielle, et la manière d’aborder la structure de l’événement, qui chez Grimshaw réside dans la compléxité de la structure aspectuelle, et chez les

chercheurs adoptant une approche syntaxique à la formation des mots, dans la complexité de la structure syntaxique elle-même.

Les tests et les propriétés mentionnées ici ont été critiqués dans la littérature à plus d’un titre. On peut mentionner des contre-exemples et des problèmes à la plupart de ces généralisations ; sur quelques points notamment, des voies de recherche fructueuses ont été ouvertes récemment. Telle est la question du pluriel dans les noms événementiels, qui fait l’objet d’une partie de mes propres recherches sur les nominalisations en roumain et dans d’autres langues. Telle est également la différence de dénotation entre les CENs et les SENs, et la question de la structure grammaticale inhérente à une dénotation d’événement, que j’ai creusée récemment en collaboration avec Isabelle Roy. Ces recherches ont contribué à une meilleure compréhension de ces classes de nominaux, et à éclairer des comportements problématiques pour la théorie linguistique, en révélant que ces contradictions entre chercheurs et écoles n’étaient que le signe de phénomènes insuffisamment étudiés.