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Alter Ego : une médiation créatrice destinée aux non-publics de l’art contemporain

Alter Ego est une médiation créatrice, il s’agit d’une œuvre qui tente d’opérer une médiation culturelle et artistique tout en divertissant ses participants.

La problématique des non-publics

Dès 1969, l’étude de Pierre Bourdieu et Alain Darbel, restituée dans L’Amour de l’Art, les musées d’art et leur

public, aboutissait à un portrait-type du public des mu-

sées qui tenait compte de cinq éléments principaux : la motivation, le budget-temps, les opportunités, le re-

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http://www.affective-

sciences.org/system/files/webpage/GAQ_Fran%C3%A7ais_0.pd f

venu, et l’éducation (niveau d’études et profession)2. Les auteurs en arrivaient à la conclusion que les mu- sées étaient "faussement démocratiques et qu’ils sélec- tionnent leurs publics en légitimant une culture de classe"3 . L’absence de médiation explicative contri- buait à trier les publics et faire en sorte que ceux qui disposaient alors des codes de compréhension des œuvres se sentaient chez eux tandis que les autres étaient marginalisés. "Pour que la culture puisse rem- plir sa fonction de légitimation des privilèges hérités, il faut et il suffit que soit oublié ou nié, le lien à la fois pa- tent et caché entre la culture et l’éducation."4. Plus ré- cemment, en 2008, Hana Gottesdiener révélait le pro- cessus psychologique de certains visiteurs qui se sen- taient en situation d’échec dans un musée5. Dans son article "Image de soi - image du visiteur et pratiques des musées d’art", elle insistait sur l’incapacité des mu- sées à amener les non-publics à visiter leurs exposi- tions. Cela s’expliquerait, selon l’auteure, par la rela- tion complexe entretenue entre l’image de soi du visi- teur et l’image qu’il se fait du visiteur "idéal". Plus un individu aura de lui-même une image éloignée de celle qu’il se fait du visiteur idéal du musée, moins il sera susceptible de se rendre au musée. Inversement, plus

2 Bourdieu P. et Darbel A., L’amour de l’art, Paris, Éditions de Minuit, 1996.

3 Anne KREBS, Nathalie ROBATEL, Démocratisation culturelle.

L'intervention publique en débat, 947, Paris, La documentation

française, 2008, p. 34.

4 Pierre BOURDIEU, Alain DARBEL, L’amour de l’art, Paris, Édi- tions de Minuit, 1966, p. 164.

5 Hana GOTTESDIENER, Jean-Christophe VILATTE, Pierre VRIGNAUD, « Image de soi-image du visiteur et pratiques des musées d’art. » In Culture études, 3, Paris, Ministère de la culture, 2008.

L’arg artistique Alter Ego : une médiation créatrice en partenariat avec le Centre Pompidou-Metz

l’individu aura une image de lui-même proche de celle qu’il se fait du visiteur "modèle" d’un musée, plus il sera susceptible de fréquenter assidûment les musées. Hana Gottesdiener l’explique par "le risque de la con- frontation avec soi ou celui du passage dans un monde qui n’est pas le sien, le risque de la confrontation à l’œuvre qui conduit le visiteur à s’analyser comme su- jet susceptible d’affirmer ses goûts, d’éprouver des émotions et d’exercer son sens critique, expérience que certains n’arrivent pas à éprouver et qui les met en situation d’échec."6 Une médiation créatrice peut-elle proposer à ces visiteurs des corps-à-corps inédits et émancipateurs avec l’œuvre d’art et/ou l’espace d’exposition ?

L’expression "médiation créatrice" s’est d’abord déve- loppée autour de l’art thérapie, les séances de média- tion créatrice permettent à des patients de s’exprimer librement par la création artistique. La création est réflexive, elle autorise un retour vers soi du sujet et vise une amélioration de la santé, sans passer par un processus thérapeutique. La médiation créatrice telle que nous l’entendons n’a pas de visée thérapeutique. Il s’agit, au sens large, d’une médiation artistique centrée sur la relation à l’autre. Selon Jean Caune, "Pour fonder une conception de l’expérience esthétique, qui ne soit pas seulement celle du rapport à l’art, il importe de considérer la dimension sensible de la relation inter- personnelle."7 Dans ce cadre, les médiations créatrices sont, avant tout, des œuvres relationnelles8 qui impli-

6 Ibidem, p. 2.

7 Jean CAUNE, Pour une éthique de la médiation : Les sens des pra-

tiques culturelles, Grenoble, PUG, 1999, p. 216.

8 Nicolas BOURRIAUD, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 1998.

quent le public dans le processus de création de l’œuvre et tendent à se démarquer de la médiation cul- turelle plus classique, comme outil de valorisation et d’élucidation des œuvres d’art.

Nous présenterons ici une étude de cas sur Alter Ego. La participation du public, transformé en joueurs, pouvait permettre de le rendre plus critique et de faire tomber les barrières invisibles qui dissuadent les non- publics de se rendre dans un espace culturel, en parti- culier au Centre Pompidou-Metz.

Depuis une vingtaine d’années, les sociologues et les institutions culturelles font montre d’un intérêt crois- sant pour les publics. Cet intérêt se justifie par un sou- ci démocratique de bonne gestion des deniers publics qui doivent profiter à l’ensemble de la population. En 2008, Olivier Donnat constatait dans un rapport sur la démocratisation culturelle qu’"Il n’y a [donc] pas eu, à l’échelle de la population française, de "rattrapage" des milieux sociaux les moins investis dans la vie cultu- relle."9 De plus, l’art contemporain est évincé "à l’échelle de la population française, voire même au sein des milieux cultivés"10. C’est pourquoi la collabo- ration entre le département Arts de l’Université de Lorraine et le Centre Pompidou-Metz avait un double objectif, d’une part sensibiliser un public non-expert à l’art contemporain, d’autre part amener ce public jusqu’au Centre Pompidou-Metz et le familiariser avec ce lieu afin qu’il s’y sente chez lui.

9 Anne KREBS, Nathalie ROBATEL, Démocratisation culturelle.

L'intervention publique en débat, 947, Paris, La documentation

française, 2008, p. 68. 10 Ibidem, p. 70.

La méthode du quest learning

Alter Ego peut être qualifié de "quest learning" ou de "pédagogie questionnante", c’est-à-dire que le jeu reposait sur l’idée que le joueur irait chercher lui- même les éléments de la médiation artistique et patri- moniale au lieu de les recevoir directement des média- teurs.

À titre d’exemple, une médiation a été conçue sur la Cathédrale de Metz, grâce à une collaboration étroite avec le Chanoine. Les joueurs étaient amenés à s’intéresser au Graoully, un animal mythique ressem- blant à un dragon, chassé de Metz par Saint Clément. Nous avions fourni aux joueurs en ligne la représenta- tion d’un vitrail que leurs camarades sur le terrain de- vaient retrouver in situ. Ils étaient donc conduits à opérer une veille documentaire afin de récolter des informations sur le Graoully, puis à explorer la Cathé- drale que nombre d’entre eux n’avaient jamais visitée. L’étape à la Galerie Octave Cowbell opérait une média- tion sur Marcel Duchamp car, au pied de la galerie, sur le trottoir, était gravé le titre de l’une de ses œuvres,

Nu descendant l’escalier. Enfin, concernant le Centre

Pompidou-Metz, nous avions choisi de faire une mé- diation sur son architecture, conçue par les architectes Shigeru Ban, Jean de Gastines et Philip Gumuchdjian. Ainsi, des indices étaient fournis concernant les jar- dins du Centre Pompidou, son emplacement au-dessus d’un théâtre romain ou la forme de son toit. La der- nière énigme, en particulier, mettait l’accent sur la forme du Centre inspirée d’un chapeau chinois. Les joueurs devaient décoder un ensemble de chiffres qui renvoyaient à des lettres de l’alphabet. Ces lettres, ras- semblées, formaient le groupe de mots "chapeau chi- nois" qui suggérait aux joueurs de se rendre dans la

salle du rez-de-chaussée où était exposé un chapeau chinois.

Mais les joueurs se seront-ils approprié la genèse de l’architecture du Centre pour autant ? Nous ne pou- vons l’affirmer. Pour le savoir, il serait nécessaire de collaborer avec une classe du secondaire ou une classe de BTS, de façon à pouvoir suivre les cohortes de joueurs d’année en année et tester leurs connaissances sur le Centre Pompidou-Metz, ses expositions et, plus généralement, sur leur relation avec l’art contempo- rain.

Le choix d’une médiation sous forme de pédagogie questionnante se justifie par l’idée qu’une connais- sance sera mieux mémorisée par l’apprenant s’il de- vient acteur de son propre apprentissage, contraire- ment au modèle magistral où la connaissance est livrée et dévoilée comme vérité canonique par le médiateur ou le pédagogue. Marc Prensky, dans Teaching digital

natives, proposait en 2009 de revoir notre pédagogie11. Le savoir ne peut plus, selon lui, être vertical et tomber d’en haut sur des élèves ou des étudiants qui n’écoutent plus leur enseignant. La raison viendrait du fait, poursuit Prensky, que lorsque les jeunes utilisent le numérique et apprennent à s’en servir, ils peuvent immédiatement trouver une application concrète à ce qu’ils viennent d’apprendre, ce qui crée un habitus. "Quand ils apprennent à jouer à un jeu, ils peuvent col- laborer et entrer en compétition avec d’autres joueurs autour du globe. Quand ils apprennent à télécharger, à écrire ou tweeter, ils peuvent immédiatement partici- per à des révolutions sociales profondes, comme par exemple modifier le commerce de la musique et in-

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fluencer les politiques gouvernementales." 12 La péda- gogie devrait donc évoluer afin de s’adapter aux com- portements de ce que Marc Prensky a nommé les digi-

tal natives, expression qui désigne la jeune génération

née dans un environnement numérique. Lorsqu’on les interroge sur la méthode d’enseignement appliquée dans leur établissement, poursuit Prensky, les élèves répondent qu’ils ne veulent plus de leçon ou de cours magistraux, qu’ils veulent être respectés et suivre leur passion, utiliser les outils de leur époque, travailler avec leurs pairs, sur projet, prendre des décisions, dis- cuter et, enfin, non pas recevoir une éducation perti- nente mais concrète (real)13. C’est ce que Marc Prens- ky a nommé une méthodologie "questionnante". Dans son texte, Marc Prensky ne parle pas de "jeu" mais plu- tôt de quête. L’enseignant devrait désormais, selon lui, cesser de livrer son savoir à l’apprenant mais plutôt l’amener à trouver par lui-même les éléments du cours grâce à des questions et des défis. Alter Ego entendait appliquer ce modèle pédagogique à la médiation cultu- relle en incitant les joueurs à procéder à une recherche documentaire, en ligne ou sur le terrain, afin de dé- couvrir par eux-mêmes l’histoire patrimoniale de Metz et de ses hauts lieux culturels.

12Traduit par nos soins: « When they learn to play a game, they can collaborate and compete with others around the globe. When they learn to download, text, and tweet, they can immediately participate in profound social revolutions, such as changing the music business and influencing government policies. ». Marc PRENSKY, Vol. 9 No. 5, « Digital Natives, Digital Immigrants », in

On the Horizon, Bingley (UK), MCB University Press, 2001, p. 4.

13 Ibidem, p. 3.

Le pôle public du Centre Pompidou-Metz, intéressé par ce projet en 2013, a renouvelé l’expérience en 2014.

Examinons, à présent, les modalités de réception du jeu par un public expert ou non-expert en art. Nous rappelons que le défi en termes de recherche consistait à ménager des moments contemplatifs malgré la com- pétition entre joueurs et à transformer l’attention co- gnitive de ces derniers en attention esthétique.

Le partage entre les moments contemplatifs