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Être allophone : atout ou stigmate ?

Un dispositif dont les particularités peuvent être stigmatisantes

Chapitre 3 Quand l’inclusion se mue en exclusion

2.3.2. Être allophone : atout ou stigmate ?

L’allophonie est ce qui caractérise en premier les élèves du dispositif depuis la circulaire de 2012 : « « allo », qui en grec signifie « autre » (άλλο), et « phone », qui indique que l’altérité désignée concerne la ou les langues (ou la voix : φωνή). L’allophone serait donc la personne qui parle une ou d’autres langues. » (Marchadour, M., 2019 : 69). Tous les élèves pris en charge dans le dispositif sont donc en mesure de parler une ou plusieurs langues n’étant pas le français. Toutefois, faire de cet aspect la caractéristique principale de ces élèves est extrêmement réducteur. Ils ne sont considérés que sous leur compétence linguistique, l’aspect culturel, personnel et même

58Cf. annexe n°9 : transcription / entretien avec une enseignante de classe ordinaire où sont inclus des

EANA, p. 213.

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Cf. annexe n°9 : transcription / entretien avec une enseignante de classe ordinaire où sont inclus des EANA, p. 212.

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leur éducation sont mis de côté. Ils sont envisagés dans la perspective où la (ou les) langue(s) qu’ils maîtrisent ne leur permet(tent) pas de suivre à l’école française.

Que l’apprentissage du français soit une priorité pour l’école française est tout à fait compréhensible. Mais que le développement de cette langue chez les élèves doive se faire au dépens des éventuelles autres langues parlées par les élèves serait un non-sens pour le développement cognitif de l’individu et une perte de ressources linguistiques pour la société en général, surtout à l’ère de la communication et des échanges globalisés. (Young, A., 2011 : 95)

Il est évident que ces élèves doivent maîtriser le français pour pouvoir prétendre à une scolarité en France et aspirer aux mêmes chances que les autres. Cependant cette maîtrise ne doit pas prendre la place des autres langues que parle l’enfant et c’est la problématique que l’on rencontre dans le système éducatif français qui a longtemps prôné l’hégémonie de la langue française. On se souvient de l’interdiction de pratiquer les langues régionales à l’école, interdiction également en vigueur dans les anciennes colonies françaises qui sont ensuite devenues collectivités et où l’école française s’est installée. Ces anciennes colonies désormais Départements, Régions d’Outre-Mer et Collectivités d’Outre-Mer (désormais DROM-COM) ont été obligées de mettre de côté la langue régionale pour apprendre le français. Cette situation est particulièrement bien expliquée dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau, Enfance créole, publiée dans les années 1990, qui relate en trois tomes l’enfance de l’auteur en Martinique. Cependant, le cas des Antilles ou encore de la Réunion n’est pas comparable à celui de Mayotte puisque ces départements ont pour langue régionale le créole or le créole est né (selon les territoires) d’un mélange entre le français et les langues des esclaves venant du continent africain, de l’Inde ou encore de l’Asie. Ainsi, pour ces populations l’apprentissage du français a été plus accessible et simple comme ils en étaient déjà familiers. Tandis qu’à Mayotte la langue régionale n’a aucune racine commune avec le français ce qui rend son apprentissage beaucoup plus délicat. Pourtant,

La France pose comme condition aux enfants d’apprendre d’abord le français pour avoir ensuite accès à l’éducation, ou même aux classes dites « ordinaires ». C’est une discrimination interdite par la convention des droits de l’enfant, ratifiée par la France et… affichée dans toutes les écoles. (Blanchet, P., 2018 : 38)

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En effet, la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (désormais CIDE) qu’a signée la France stipule clairement dans l’article 29 concernant les objectifs éducatifs que doivent remplir les pays signataires, le respect de la langue maternelle de l’enfant et de sa langue seconde sans que l’une prévale sur l’autre.

Inculquer à l’enfant le respect de ses parents, de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles, ainsi que le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire et des civilisations différentes de la sienne. (Organisation des Nations Unies, 2019 : 18)

Pourtant, en éliminant la langue maternelle de l’enfant de l’école cet objectif n’est pas respecté. Les enfants sont catégorisés et stigmatisés par leur langue car ils ne parlent pas le français et cela diffuse l’idée que pour être inclus dans le système scolaire, pour ne plus être « Autre » mais appartenir au « même » et ainsi devenir « élève », il faut maîtriser le français (Marchadour, M., 2019 : 64). Le terme « allophone » ne réduit pas les inégalités comme on pourrait le penser, en effet, il admet et tolère le bilinguisme ou le plurilinguisme des individus mais ne cherche pas à lui donner place. Au contraire, l’Education nationale met en place des mesures pour permettre de maîtriser le français et ce n’est que dans ce cadre-là, lorsque le français est maîtrisé que l’on peut envisager le bilinguisme comme une richesse.

On ne cherche pas à modifier ce qui constitue un barrage massif (le français unique et compliqué), ce qui provoque la discrimination et l’exclusion : on cherche juste à aider les discriminé·e·s et les exclu·e·s à franchir ce barrage en transformant leurs pratiques linguistiques. (Blanchet, P., 2018 : 39).

C’est comme si seule la maîtrise du français permettait l’intégration, or le concept « d'intégration » n’a-t-il pas été remplacé par celui « d’inclusion » et ce dans le but d’accepter chaque élève avec ses différences sans lui demander de s’adapter au système mais en essayant d’adapter le système à l’élève ?

Les enfants allophones sont renvoyés à leur altérité (l'allophonie), qui dans certains cas peut devenir stigmate, et les objectifs d'inclusion scolaire et d'accueil bienveillant qui en découlent sont bien loin. Les représentations de ces enseignants renvoient les élèves allophones à une étiquette « élèves d'UPE2A » dévalorisante. (Lanier, V., 2016 : 73)

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Cette conception du plurilinguisme est d’autant plus surprenante qu’actuellement il est considéré comme idéal de maîtriser au moins trois langues (si possible autre que l’anglais et l’espagnol) notamment pour décrocher des opportunités professionnelles. On peut voir en cela un message disant qu’être un élève ordinaire c’est parler le français et non une autre langue ce qui stigmatise et marginalise d’entrée les élèves nouvellement arrivés. Désigner des enfants qui ne parlent pas la même langue par ce terme d’allophones constitue une véritable réduction de l’altérité. C’est estimer que l’on ne peut sentir le « même » chez une personne qui ne partage pas notre langue même si elle partage notre culture, notre classe sociale. Cela revient à dire que la langue est condition de l’altérité. Cela revient aussi à limiter le cadre du scolaire au « même » qui serait fondé sur la maîtrise de la langue française. Chercher à les conformer au « même » c’est-à-dire au français c’est aussi nier leur singularité qui est pourtant censée être une richesse et doit pouvoir leur servir dans leurs divers apprentissages.

Le problème que pose cette désignation est la définition qu’elle revêt en ciblant tous les élèves qui parlent une autre langue que le français. Ce terme pourrait pourtant s’appliquer à bien plus d’élèves que les nouveaux arrivants et alors on se retrouverait avec des milliers d’enfants « à besoins éducatifs particuliers » puisque l’allophonie est critère de ces dispositifs. C’est notamment le cas à Mayotte où l’ensemble des élèves natifs de l’île sont allophones puisque leur langue maternelle est le shimaore. Dans la mesure où leur langue maternelle n’a aucune racine commune avec le français, qu’elle a toujours un statut ambigu et qu’elle est souvent dévalorisée, il est important de la revaloriser à leurs yeux. La langue maternelle de l’élève allophone doit exister au sein de la classe pour que lui-même y prenne sa place. Si l’élève qui ne maîtrise pas le français doit abandonner sa langue maternelle en classe pour atteindre la maîtrise du français, il y a de fortes chances pour qu’il y soit réfractaire et qu’il mette beaucoup plus de temps à acquérir des compétences en français. De plus, convoquer la langue maternelle au sein de la classe permet de mettre l’élève en situation de réussite, cela lui donne une occasion de montrer ses compétences à l’enseignant qui souvent ne connaît pas cette langue, mais aussi aux autres élèves. À ce moment-là on entre dans les objectifs éducatifs stipulés dans la CIDE puisque l’on incite l’élève à valoriser sa propre langue tout en promouvant l’apprentissage du français.

Le plurilinguisme des élèves à Mayotte est ambivalent pour eux, le fait de parler

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dehors mais il est aussi un moyen pour les autres de les identifier en tant qu’étrangers. Comme l’explique le rapport Evascol pour l’arabe, c’est « à la fois une des ressources facilitant l’intégration au groupe de pairs du dispositif, tout en agissant dans le même temps comme marqueur de la qualité « d’étranger » de ses locuteurs. » (Armagnague- Roucher, M., Cossée, C., & alli, 2018 : 175). Cela conduit souvent l’élève à dévaloriser sa langue maternelle, fait que j’ai pu observer en classe lorsque l’on essaye de venir mobiliser leur langue maternelle. Souvent lorsque le professeur n’est pas mahorais d’origine et emploie des mots en shimaore ou comprend ce que les élèves disent, le malaise fait suite à la surprise. Les élèves rigolent, dissimulent leur visage entre leurs mains pour cacher leur gêne. Cela prend du temps pour revaloriser leur langue et pouvoir la mobiliser en classe.

Ainsi le terme d’allophone qui a été choisi au début pour favoriser l’inclusion sociale et scolaire présente le risque de participer à la stigmatisation et donc à l’exclusion de ces enfants.

Il provoque non pas une acceptation par les enfants en question de leur plurilinguisme ou de leur altérité linguistique, mais bien que cette étiquette d’ « autres » les gêne au point qu’ils souhaitent s’en débarrasser au plus vite, et avec elle ce qu’elle désigne, à savoir leurs langues, leurs accents, bref leurs signes distinctifs, traits de singularité auxquels ces sujets sont peut-être attachés. (Marchadour, M., 2019 : 76)