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I. L’HERITAGE DES ANCIENS 19

I.2 LES AFRICAINS VUS PAR LES PORTUGAIS 53 

Il semble, du moins dans l’historiographie lusitanienne, que les premières descriptions d’un homme fondées sur des références à la couleur de sa peau au Portugal dans les documents officiels remontent au XIIIe siècle, sous la plume de l’historien de la cour Afonso. Surnommé o Sábio (le Sage), il fait un résumé de sa General Estoria dans le chapitre qu’il consacre à l’Ethiopie : « Les hommes de ce pays-là ont une couleur très noire » ( « Hão os homes d’aquela terra um color mui negro ») révèle-t-il. Un siècle plus tard, on retrouvera ce même terme, qui servira d’ailleurs de surnom pour désigner une personne à la peau foncée à la cour du maître des Avis (1385-1433)/ L’un des officiers responsable des finances royales, probablement un juif séfarade, y était connu sous le nom de « David Negro » (David le Noir).

Les historiens d’aujourd’hui ont d’ailleurs bien du mal à déterminer le nombre exact d’Africains du sud du Sahara importés comme esclaves au Portugal, parce que les documents portugais ont invariablement employé l’adjectif noir pour désigner indistinctement tous les hommes à peau foncée avec qui ils sont entrés en contact. Beaucoup plus tard, au XIX siècle, l’historien portugais Antônio Pedro de Carvalho classait encore les peuples africains en trois castes d’hommes de « race noir » : les « Maures azenegues pris dans des actes de guerre » ; les « noirs gentils pris en captivé par excès de forces des commandant des expéditions » ; enfin, « les noirs gentils mis en esclavage en Afrique même. » 61

Ainsi, les seules indications dont l’historien d’aujourd’hui dispose pour connaître l’origine ethnique des esclaves africains entrés au Portugal par rapport aux autres origines se trouvent chez des chroniqueurs, des navigateurs ou des autorités. Ils font référence à des esclaves qualifiés de tiópicos, guinéus, ou à des gentios de certaines régions africaines connues pour être habitées par des populations à la peau noire. Au fil du temps, les Portugais ont commencé à établir quelques distinctions entre les différentes populations d’origine africaine en esclavage, à peau noire ou moins foncée. A partir d’un certain moment, ceux qui avaient la peau plus foncée ont été dénommés des pretos, le terme negro devenant le terme générique pour classer toutes les nuances du foncé de la peau des Africains.62

      

61TINHORÃO, R. José,idem., p. 71-73. 62TINHORÃO, R. José, ibid., p.73.

Avec la présence de plus en plus importante d’hommes et de femmes africains dans la péninsule Ibérique sous le régime esclavagiste, une autre classification, cette fois-ci fondée sur les nuances de couleurs, est apparue. Si tous ceux qui étaient en esclavage subissaient l’exploitation de leur force du travail, les femmes étaient en sus soumises à un autre forme systématique d’exploitation : la domination sexuelle des hommes blancs libres sur des femmes africaines où d’origine africaine.

Un nouveau type d’esclaves a ainsi rejoint le cheptel où la couleur de la peau dénotait quelques différences par rapport à celle qui caractérisait la mère et les hommes africains. De là, une nouvelle terminologie a été inventée pour les classifications, du moins pour certaines d’entre elles. D’autres termes ont été repris de l’ancien modèle et adaptés aux nouvelles exigences taxinomiques de l’esclavage moderne. C’est à partir du XVe siècle que les textes commencent à mentionner de nouvelles nominalisations adressées aux fils et filles des femmes d’origine africaine. Précisons que tous les enfants héritaient du statut de la mère, comme le voulait la tradition romaine : Fructus ventrem sequitur (Le fruit suit le ventre). Le statut de l’enfant d’une esclave dépendait ainsi de celui du ventre de la mère, et non pas du statut de son père. L’enfant d’une femme esclave était à son tour en toutes circonstances un esclave quand le père était un homme d’une autre origine que celle de la mère.

Caractéristique essentielle de la classification de ces nouveaux descendants d’Africains, toute la terminologie établie en Espagne et au Portugal pour l’appellation des enfants puisait dans le Bestiaire Médiéval, les renvoyant de la sorte à l’ « animalité ». Ces termes sont encore employés de nos jours, pour certains uniquement dans des pays appartenant à l’espace culturel d’anciennes colonies portugaises ou espagnoles. D’autres, comme celui de Mulâtre ou Mulâtresse, connaissent une diffusion internationale puisqu’ils sont usités dans de nombreuses langues européennes. Dans le monde lusophone ces vocables sont pardo, mulato, cabra. Relevons que toutes ces classifications pouvaient, et peuvent encore, être rangées dans les termes génériques de métis, mestiço et hybride.

Dans la catégorie du mestiço, les mots pardo et mulato expriment le mélange biologique entre un homme européen et une femme africaine, ou une indienne pour le cas du pardo. Cette appellation englobera aussi un mot très usité pendant l’esclavage au Brésil : le féminin de « cabra » (chèvre) appliqué aux hommes. Son féminin, « cabrocha », est encore largement employé aujourd’hui au Brésil dans les « Escolas de Samba » de Rio de Janeiro. S’y ajoutent

des dizaines d’autres combinaisons faisant référence à la couleur de la peau pour des mélanges combinatoires entre Africains, Afro descendants, et Européens et Indiens.

Lorsque les Espagnols et les Portugais ont établi des comptoirs en Afrique et conquis les Amériques en y établissant au début de la colonisation l’esclavage des Indiens, puis celui des Africains, l’application de ces termes présentera une grande diversité. Pour le cas du Brésil, le mot Pardo finira par définir tous les non-Blancs, qu’ils soient le résultat d’un mélange biologique entre les Indiennes et les conquérants ou, un peu plus tard, entre Africaines et Européens, ou même tout simplement à être culturellement assimilé à la culture luso- brésilienne. Ce terme couvrira également d’autres mélanges entre Africains et Indiens, avec des multiples nuances allant du plus foncé au plus clair.

Elément capital : on retrouvera à partir du XVe siècle ces taxinomies scripturales officielles dans tous les documents administratifs, pour des transactions commerciales concernant les ventes ou achats, ainsi que dans les textes des historiens et chroniqueurs de ces époques. Au nombre de ces termes figurent, outre ceux mentionnés plus haut renvoyant aux origines des Africains (tíopes, Etíopes, Guinéus), ceux de pardo, negro, hybride, métis et mulâtre, cabra, cafuzo ; ce dernier mot, d’origine bantou, et renvoyait au mélange Africain(e) et Indien(ne) spécifiquement au Brésil.

Rappelons que l’on trouve déjà trace de ces qualificatifs ou noms dès la fin de l’époque impériale romaine. On relève, par exemple, le premier usage du terme « Métis » dans la littérature religieuse sous la plume d’un Père de l’Église, Saint Jérôme, qui a vécu entre le IVe et le Ve siècle.

Il semble en effet que c’est pendant le Moyen Âge que certains termes seront inventés et d’autres réélaborés à la suite de la christianisation de l’Europe, certes pour un usage différent, mais qui aura par la suite son importance dans le processus d’animalisation des populations esclaves d’origine africaine. Nous verrons comment les élites politiques et religieuses se sont emparées de ces « mots » pour conférer un sens nouveau à leurs entreprises de conversion et servir de support idéologique et mythique à l’invention d’un discours sur la différence d’un Autre, qui sera être dorénavant non-européen. Il en sera ainsi pour les périodes couvrant l’introduction d’un esclavage presque exclusivement africain sur le sol européen, avec son application à la caste des descendants de ces Africains.