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D ES ACTES INCONTOURNABLES MAIS INSUFFISANTS POUR L ’ IDENTIFICATION CONSTITUTIONNELLE

La doctrine s’est intéressée tardivement aux actes pré-constituants pour finalement élaborer des propositions originales (1) mais insuffisantes pour l’identification constitutionnelle (2)

2. D ES ACTES INCONTOURNABLES MAIS INSUFFISANTS POUR L ’ IDENTIFICATION CONSTITUTIONNELLE

La prise en compte des actes pré-constituants est inévitable au regard de l’importance

qu’ils ont pris dans la pratique constitutionnelle récente. Elle est nécessaire à une

représentation réaliste et complète de l’acte constitutionnel mais participe également à

1 Il faut remarquer ici que si la doctrine cite souvent ce genre d’éléments, elle néglige totalement les nombreux actes au statut indéterminé qui interviennent pour permettre des processus aussi complexes.

2 Outre les travaux déjà évoqués, citons notamment JOUANJAN Olivier, « La suspension de la Constitution de 1793 »,

Droits n°17, p. 127 ; ZIMMER Willy, « La loi du 3 juin 1958 : contribution à l’étude des actes pré-constituants », RDP 1995, p. 383-411 ; BEAUD Olivier, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 267-302 ou CARTIER Emmanuel, La transition constitutionnelle en France (1940-1945), Paris, LGDJ, 2005, notamment p. 509-561.

3 La procédure d’édiction de la Constitution de 1946 est à cet égard exemplaire car elle a impliqué l’adoption de nombreux actes avant la décision finale sur la constitution. Le principal est la loi constitutionnelle du 2 novembre 1945 qui prévoit en détails l’organisation du travail constituant (voir NGUYEN Quoc Dinh, « La loi constitutionnelle du 2 novembre 1945 »,

RDP 1945, p. 68). Elle avait elle-même fait l’objet de divers actes préalables (CARTIER Emmanuel, op. cit., p. 529) et a été appliquée par le Conseil d’État (voir supra, p. 112).

4 Les constitutions françaises n’ont pas fait l’objet de promulgation en bonne et due forme avant 1848 (JOUANJAN Olivier, article précité, p. 128 et MELLA Elisabeth, article précité, p. 1708 et 1710). Après cette date, la technique a évolué pour se rapprocher peu à peu de celle employée pour la loi (ibid., p. 1718). Cet acte n’a toutefois été évoqué par la doctrine que de manière épisodique (voir par exemple, HÉRAUD Guy, L’ordre juridique et le pouvoir originaire, Paris, Sirey, 1946, p. 363 ou GOGUEL François, « De la conformité du référendum du 28 octobre 1962 à la Constitution », in Droit, institutions et systèmes politiques. Mélanges en hommage à Maurice Duverger, Paris, PUF, 1987, p. 117). Il s’est progressivement installé dans la pratique juridique française sans toujours faire l’objet d’une grande attention des spécialistes de la dogmatique.

l’entreprise de démystification du pouvoir constituant

1

. Loin d’être une force surnaturelle,

celui-ci n’est qu’une construction sociale regroupant une série d’actes concrets liés à la vie

politique du pays. À l’intérêt ancien de la doctrine pour les gouvernements de fait

2

ont

succédé des travaux plus précis sur la procédure suivie en 1945 mais aussi sur la loi

constitutionnelle de 1958 qui fixait le cadre dans lequel la nouvelle constitution devait être

édictée. L’adaptation de la constitution est elle aussi concernée car des actes pré-constituants

internationaux sont apparus pour donner corps à la volonté d’influencer le déroulement des

processus constituants d’États en construction ou en reconstruction

3

. La teneur et le rôle des

divers actes pré-constituants sont donc déjà largement connus.

En revanche, le rapport entre actes pré-constituants et identification constitutionnelle est

pour l’essentiel inexploré car les études actuelles ne s’y intéressent pas

4

. Pourtant, les actes

pré-constituants édictent des conditions de forme voire de fond

5

qui pourraient influencer la

qualification des actes produits. Ainsi, nous pourrions imaginer que si le projet de 1946 avait

été adopté sans référendum ou si celui de 1958 n’avait pas respecté les principes prévus dans

la loi constitutionnelle, ils n’auraient pas été considérés comme dotés d’une nature

constitutionnelle

6

. Toutefois, une autre lecture de ce genre de conditions est possible : elles

représenteraient un droit de transition qui créerait des obligations pour le pouvoir constituant

sans contribuer à l’identification constitutionnelle. Autrement dit, elles seraient des règles

1 Plus précisément, elle peut y participer car le lien est loin d’être automatique. Le professeur Beaud, qui est indéniablement un tenant de la conception classique du pouvoir constituant, est ainsi l’un des premiers auteurs à avoir souligné le rôle des actes pré-constituants, mais cela ne l’a pas mené à démystifier ce pouvoir.

2 Si les études sur les procédures constituantes originaires sont plus que rares, de nombreux auteurs se sont intéressés au statut des périodes de transition où une autorité non-habilitée exerce le pouvoir. Voir par exemple, DUVERGER Maurice, « Contribution à l’étude de la légitimité des gouvernements de fait », RDP 1945, p. 463-475 ; GAUDU Raymond, Essai sur la légitimité des gouvernements dans ses rapports avec les gouvernements de fait, Thèse, Rennes, 1913, 821 p. ; HENRY Noël, Les gouvernements de fait devant le juge, Paris, R. Guillon, 1927, 260 p. ou HENRY Gilles, Essai sur les gouvernements provisoires en droit public français de 1789 à 1875, Thèse, Poitiers, 1951, 326 p.

3 Les exemples les plus nets sont fournis par le Timor oriental (procédures fixées par le représentant du secrétaire général des Nations Unies) ou le Cambodge (principes fixés par un accord international). Il existe de nombreux cas intermédiaires de procédures mélangeant des actes nationaux et internationaux dont la nature juridique n’est pas toujours claire (Chypre, Namibie…). Pour des bilans de cette internationalisation des processus constituants, voir GOY Raymond, « Sur l’origine extranationale de certaines constitutions », in Mélanges Gélard, Paris, Montchrestien, 1999, p. 40-42 ou MAZIAU Nicolas, « L’internationalisation du pouvoir constituant », RGDIP 2002, p. 555-562.

4 Ainsi, Mme Mella s’interroge avant tout sur la signification politique de la promulgation (article précité, p. 1719 et 1721). 5 Les conditions de forme sont extrêmement classiques : les actes pré-constituants fixent généralement la procédure qui devra être suivie pour élaborer la constitution. La loi constitutionnelle résultant du référendum de 1945 prévoyait ainsi un statut spécifique pour l’assemblée constituante et la tenue d’un référendum de ratification. Celle de 1958 prévoyait, quant à elle, une procédure complexe impliquant notamment un Comité ministériel constitutionnel, un Groupe d’experts, un Comité consultatif constitutionnel et le Conseil d’État (pour des détails, voir GHEVONTIAN Richard, L’élaboration de la Constitution de la Ve République, Thèse, Aix-Marseille, 1979, p. 128-264 ou CONSTANTINESCO Vlad et PIERRÉ-CAPS Stéphane, op. cit., p. 357). Sur le fond, elle soumettait le projet à venir à cinq principes impératifs censés réduire la marge de manœuvre du pouvoir constituant (ibid., p. 358). Ce genre de limites de fond se retrouve de manière très classique dans les actes pré-constituants internationaux.

6 Nous pouvons ici évoquer l’exemple de la transition constitutionnelle sud-africaine de 1996 qui était régie par une constitution intérimaire très précise prévoyant notamment un contrôle juridictionnel du projet constitutionnel. Celui-ci a d’ailleurs aboutit au rejet du premier projet présenté. Pour des détails, voir THUMEREL Isabelle, op. cit., p. 487 et s. L’on peut toutefois penser que l’on se situe plutôt ici sur le terrain dela régularité que de l’existence.

régulatives et non pas constitutives : elles concerneraient la régularité et non l’existence de

l’acte constitutionnel. Étant donné que nous avons rejeté l’assimilation entre existence et

régularité formelle, ce rôle restreint est envisageable aussi bien pour les conditions de fond

que de forme. Sans apporter de réponses définitives à ce sujet, nous devons constater

qu’aucune autorité d’application du droit français n’a jamais évoqué explicitement la

réalisation des conditions formelles ou substantielles comme étant un motif susceptible de

justifier la nature constitutionnelle des actes de 1946 ou de 1958. Il paraît bien improbable

que quiconque dénie aujourd’hui cette qualité à la Constitution de 1958 en se basant sur la

violation des conditions prévues dans les lois constitutionnelles préalables de 1958 ou a

fortiori de 1945

1

. Il existe même un précédent en ce sens puisque l’habilitation à modifier la

constitution donnée en 1940 était assortie de l’exigence d’une consultation populaire qui n’a

jamais eu lieu, sans que cela ne remette en cause l’existence des actes constituants de 1940

jusqu’à leur annulation de 1944

2

. L’incompétence des juges ne peut expliquer cette situation

car nous avons vu qu’ils ne pouvaient éviter de se prononcer sur l’existence même des actes

constitutionnels. Il y a une différence entre la feuille de papier et les actes de 1940, 1946 ou

1958 et les autorités d’application du droit le savent. Au final, l’opposition entre existence et

régularité implique que rien ne permet d’établir un rapport systématique entre acte

pré-constituants et identification de la constitution. Une fois cette idée écartée, il convient de

donner quelques précisions sur le cas spécifique de la promulgation des constitutions. La loi

pourrait ici servir de modèle car la promulgation est une condition nécessaire voire suffisante

de l’existence de la loi en droit français

3

. Cette règle permet d’éviter la multiplication des

contestations et donne une utilité à la promulgation. Elle se justifie aussi par l’incompétence

du juge sur le décret de promulgation. Il est en effet considéré comme un acte de

1 Dans l’hypothèse où l’on admet que la Constitution de 1958 est un acte constituant dérivé de la Constitution de 1946 (voir

supra, p. 106), l’inexistence originaire de cette dernière en raison d’un vice formel au regard de la loi constitutionnelle de 1945 serait a priori tout à fait envisageable.

2 L’ordonnance du 16 août 1944 prévoit dans son article 1 que « en droit [la République] n’a jamais cessé d’exister » et dans son article 3 que la nullité des actes constitutionnels est « constatée ». Ces formules laissent à penser que ces actes sont frappés d’inexistence plutôt qu’ils ne sont annulés. Rappelons néanmoins que le terme « inexistence » désigne pour nous une catégorie théorique que nous avons définie. Entre 1940 et 1944 ces actes ont été considérés comme valides et appliqués par les autorités françaises. Ils continuent de produire des effets aujourd’hui puisque les lois prises sur leur base restent valides dans les conditions qu’ils ont définies (voir par exemple CE 2 juin 1948, Sieur Thomas, Rec. p. 242), sous réserve des abrogations postérieures. L’on ne peut donc soutenir leur inexistence dans le sens où nous employons ce terme.

3 Pour être précis, cette idée ne vaut que pour les actes législatifs adoptés par le Parlement, la situation des actes adoptés par un gouvernement disposant du pouvoir législatif est plus complexe et ne nous concerne pas ici. Si aucun auteur ne définit explicitement la loi par la promulgation, il est reconnu que l’existence des actes législatifs équivaut pour le juge administratif à leur promulgation (en ce sens, voir CHAPUS René, Droit administratif général, 15e éd., Paris, Montchrestien, 2001 p. 938 ou AUBY Jean-Marie et DRAGO Roland, Traité de contentieux administratif, 3e éd., Paris, LGDJ, 1984, T. I, p. 141). Étant donné que la définition d’un acte équivaut à ses conditions d’existence au regard du schéma hérité de la théorie de la double signification, ce constat revient à définir la loi par sa promulgation.

gouvernement parce qu’il concerne les rapports entre exécutif et Parlement

1

. Nier l’existence

d’une loi malgré la promulgation est exclu car cela reviendrait à priver le décret de

promulgation de son effet

2

. Cette logique pourrait être transférée au cas de la promulgation de

la constitution puisqu’elle concerne aussi le plus souvent les rapports entre les pouvoirs

3

et

qu’une solution inverse priverait la promulgation de toute utilité réelle. La constitution se

définirait alors comme l’acte promulgué comme tel, ce qui solutionnerait aussi les questions

tenant à l’adaptation. Il convient tout de même de rester prudent pour éviter de faire de la

promulgation un nouveau pouvoir magique

4

en se souvenant qu’il ne s’agit jamais que d’une

condition de réussite envisageable pour l’acte de langage constitutionnel. La longue tradition

de négligence de la promulgation de la constitution incite aussi à la modération.

Au final, il est possible que certains actes pré-constituants jouent un rôle important dans

l’identification constitutionnelle. Pour autant, en admettant que ces actes valident la

constitution, nous ne savons pas comment il faut évaluer leur propre validité

5

. L’hypothèse de

la feuille de papier peut s’appliquer aussi bien à la constitution qu’à un acte promulguant la

constitution : il s’agit d’un acte de langage dont la valeur objective peut être interrogée.

L’existence même de la promulgation dépend d’une qualification qui repose sur les conditions

1 Ce principe a été établi dans un arrêt ancien (CE Sect., 3 novembre 1933, Sieur Desreumeaux, Rec. p. 994) et est toujours de droit positif (CHAPUS René, op. cit., p. 950 ou DEBBASCH Charles et RICCI Jean-Claude, Contentieux administratif, 8e éd., Paris, Dalloz, 2000, p. 223). Il a fait l’objet de contestation (voir ainsi ALIBERT Raphaël, Note sous CE Sect., 3 novembre 1933, Sieur Desreumeaux, S. 1933.3.9) et certains prétendent que la loi serait inexistante dans le cas où elle serait frappée d’un vice fondamental, par exemple si le texte promulgué n’avait pas été voté par les deux chambres (voir EISENMANN Charles, « Le contrôle juridictionnel des lois en France », in Actualités du contrôle juridictionnel des lois, Bruxelles, Larcier, 1973, p. 79 ou JÈZE Gaston, « La promulgation des lois », RDP 1918, p. 380). Ils s’appuient notamment sur la jurisprudence particulière qui permet de corriger les erreurs matérielles du texte publié au Journal officiel (FRÉJAVILLE Marcel, « La pratique des errata au Journal officiel et la taxe de compensation sur les locaux insuffisamment occupés », JCP 1948.1.677 ; GROS André, Note sous CE Sect., 3 novembre 1933, Sieur Desreumeaux, D. 1934.3.38 ou SAUVIGNON Edouard, « La promulgation des lois, réflexions sur la jurisprudence Desreumeaux », RDP 1981, p. 1010). Rien n’indique cependant que le juge administratif entende s’engager sur cette voie puisqu’il n’a jamais vérifié l’existence d’un acte du Parlement au-delà du décret de promulgation.

2 Son objet est en effet « d’attester de l’existence de la loi » (CE Ass., 8 février 1974, Commune de Montory, RDP 1974, p. 1524) : si celle-ci peut être contrôlée malgré lui et alors qu’il ne peut être annulé, nous voyons mal à quoi sert ce décret. Cependant, il faut ici faire attention à la différence entre les questions de procédure et de fond. Il est manifeste que le juge administratif assimile l’existence de la loi à sa promulgation mais il est possible que d’autres autorités, qui ne connaissent pas les mêmes limites de compétence, utilisent d’autres critères même si cela poserait des problèmes pratiques évidents en cas de contrôle postérieur de leurs décisions. Notons que nous ne tenons pas compte de la base sur laquelle le Président lui-même identifie la loi car il nous semble que la promulgation fait partie de l’opération législative (en ce sens, voir ROUGEVIN-BAVILLE Michel, Conclusions sous CE Ass., 8 février 1974, Commune de Montory, RDP 1974, p. 1515) : une loi n’est pas applicable sans promulgation et sa présence se place donc dans les conditions de réussite de l’acte de langage législatif. 3 Ajoutons que cette solution connaît des limites en cas d’adoption référendaire car la promulgation ne concerne pas alors le rapport entre l’exécutif et le Parlement.

4 Cette dérive est illustrée par l’article de Mme Mella dans lequel il est affirmé que c’est la promulgation qui donne une valeur juridique à la constitution sans que la source de cette puissance particulière ne soit expliquée (article précité, p. 1725). L’auteur estime ensuite que la formule de promulgation de la Constitution de 1946 d’après laquelle « la présente Constitution […] sera exécutée comme loi » en a fait un acte législatif ordinaire (ibid., p. 1727), ce qui est manifestement contraire à la pratique des acteurs sous la IVe République puisque la Constitution de 1946 jouissait du régime des actes constitutionnels. 5 Au regard des éléments énoncés jusque-là sur le mode d’existence des normes et leur description, nous ne partageons pas l’explication du professeur Beaud qui voit dans le droit pré-constitutionnel « la formulation de principes de logique » et « des principes immanents à la matière constitutionnelle » (op. cit., p. 264).

de réussite de ce type d’acte

1

. En outre, la contribution des actes pré-constituant à l’existence

de la constitution dépend elle aussi d’une règle constitutive spécifique. Dans le schéma

construit à travers la théorie de la double signification, la règle constitutive est incontournable

pour fixer les conditions de réussite de l’acte de langage constitutionnel. L’acte de

promulgation ne peut en faire partie que grâce à une convention que l’étude des actes

pré-constituants n’a pas permis de révéler

2

. La carence de la doctrine actuelle sur ce point n’est

d’ailleurs pas surprenante car elle ne vise pas directement l’identification constitutionnelle.

Au final, savoir si l’identification constitutionnelle passe par la promulgation ou par le respect

des conditions de 1945 ou 1958 dépend de la définition de la constitution. L’attention portée

aux actes pré-constituants ne permet pas d’avancer sur les conditions de vérité de l’énoncé

définitoire en cause car elle ne permet pas de briser la régression vers l’infini. De ce fait, il est

impossible de dire si une éventuelle constitution européenne devrait suivre le même modèle.

Face à ce relatif échec, nous devons préciser si les autres solutions normatives issues de la

dogmatique obtiennent de meilleurs résultats (B).