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donc pas de lien absolu entre hiérarchisation et catégorisation : la catégorisation se limite au regroupement de différents faits sous un terme donné

Dans ce cadre, les faits subsumés sous la catégorie « X » dans le discours du droit sont

habituellement décrits comme ayant la nature juridique de « X ». Le choix de ce terme de

« nature » doit faire l’objet d’une justification par rapport aux alternatives envisageables et

plus particulièrement par rapport au terme de « signification » employé par Kelsen. Pour cet

auteur, les normes sont des « schémas d’interprétation »

1

qui permettent de dégager la

« signification juridique »

2

de certains faits. Au premier abord, ce terme semble plus

approprié que celui de « nature ». Ce dernier est en effet parfois utilisé comme se rapportant à

une propriété intrinsèque de l’objet concerné ou comme « l’essence d’une chose »

3

que la

catégorisation ne créerait pas mais se contenterait de révéler

4

. Une telle vision est justement

dénoncée comme métaphysique

5

. Néanmoins, nous estimons que l’usage du terme de

« signification » serait dangereuse car celui-ci est utilisé par Kelsen dans deux sens différents

et généralement confondus

6

.

La signification désigne dans certains cas la valeur ou la nature juridique conférée par une

norme à un fait donné. Ainsi, le fait de provoquer la mort d’un homme a la signification d’un

meurtre

7

. Dans d’autres, elle est la règle exprimée dans un énoncé normatif : « la signification

de cette phrase n’est pas [...] une énonciation relative à un certain événement effectif, mais

une norme »

8

ou « la norme, qui est la signification d’un acte de volonté, est le sens d’une

proposition […] la signification d’une proposition »

9

. Les deux sens sont liés notamment à

travers l’idée de « signification objective »

10

mais pourtant pas assimilables. L’un des sens

exprime un rapport entre un fait, pas forcément langagier, et sa nature juridique et l’autre

entre un énoncé, pas forcément prescriptif, et sa signification. L’opération consistant à

dégager la signification de l’élément en cause passe donc dans le premier cas par la technique

1 KELSEN Hans, Théorie pure du droit, 2e éd., Paris, LGDJ, 1999, p. 12. 2Ibid., p. 10.

3 GOYARD Claude, « Le fond et les apparences », in Mélanges Paul Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 345.

4 Sur ce sujet, voir PELLETIER David, La nature juridique : référence, fondement… ?, Aix-en-Provence, PUAM, 2003, p. 48 et 89 ou pour un exemple, HUSSON Léon, op. cit., p. 211 et 217.

5 TROPER Michel, « Les classifications en droit constitutionnel », inPour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 259. Notons toutefois que le professeur Troper semble affirmer que toute qualification repose forcément sur des présupposés essentialistes. Nous ne partageons pas ce point de vue qui semble avant tout dicté par le réalisme de cet auteur qui le conduit à ne voir dans la qualification qu’un acte de volonté dissimulé. Pour un autre exemple de vision volontariste de la qualification, voir CAYLA Olivier, « Ouverture : la qualification ou la vérité du droit », Droits n°18, p. 12.

6 Le professeur Cayla a proposé une distinction entre deux sens du terme signification chez Kelsen (La notion de signification en droit. Contribution à une théorie du droit naturel de la communication, Thèse, Paris, 1992, p. IX-XIX). Selon lui, Kelsen confond le sens et la force de l’énoncé. Nous verrons dans le premier chapitre de la première partie ce qui sépare cette distinction de celle que nous proposons.

7 KELSEN Hans, op. cit., p. 10. 8 KELSEN Hans, op. cit., p. 16.

9 KELSEN Hans, Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996, p. 217. 10 KELSEN Hans, Théorie pure du droit, précité, p. 18 et voir infra, p. 129 et s.

juridique et plus précisément par la connaissance des catégories juridiques (« schéma

d’interprétation ») contenues dans les normes. Au contraire, dans le second, il s’agit d’un

processus classique de compréhension langagière, comparable à celui qui relie une assertion à

un énoncé assertif

1

, en passant par des conventions langagières et non par des normes

juridiques. Aussi, tenter de réduire les deux sens du terme « signification » chez Kelsen à l’un

d’eux est risqué. Si nous le réduisons au premier, le processus de compréhension du langage

ordinaire devra être considéré comme une opération de qualification passant par des normes

juridiques qui n’existent évidemment pas. Si nous le réduisons au second, toute appréciation

du rapport entre un fait et une norme devra être vue comme une opération de compréhension

langagière et non de classification. Cela semble impossible : comment connaître la

signification langagière d’un fait qui n’est pas un énoncé ni même un signe au sens large ? En

outre, cela nous amènerait à méconnaître une distinction posée par Kelsen lui-même. Il

distingue en effet l’opposition entre signification subjective ou objective

2

, qui concerne le

rapport entre acte et norme, et celle entre jugement de valeur subjectif et objectif

3

, qui

concerne le rapport entre un fait et la norme qui le qualifie.

Quoi qu’il en soit, la tendance à confondre les deux sens se comprend aisément pour deux

raisons. Premièrement, la présentation de l’opération de qualification comme passant par la

« signification » permet de montrer la dimension interprétative plus qu’expérimentale du

phénomène. Deuxièmement, les deux sens de « signification » se complètent dans le cas d’un

acte énonçant une norme : pour qu’il s’agisse d’une norme juridique, il doit signifier la norme

aussi bien au premier sens du terme, à travers l’habilitation de son auteur, qu’au second, celui

de la signification langagière. C’est l’idée de « signification objective » de norme. Toutefois,

même dans le cas d’un acte normateur, les deux sens peuvent se séparer : l’acte peut être

valide sans créer aucune prescription (cas des dispositions non normatives) et l’énoncé peut

être prescriptif sans que son auteur ne soit habilité (cas de la signification subjective de

norme). Surtout, seul le premier sens, celui de qualification, peut s’appliquer aux faits non

langagiers tel le meurtre envisagé par Kelsen. Ainsi, il est possible de remplacer le mot

« signification » par « nature » dans l’énoncé « le fait de tuer quelqu’un a la signification

juridique de meurtre » mais pas dans « le fait de voter une loi a la signification juridique

d’une norme »

4

. Soutenir l’inverse reviendrait à nier à la norme la qualité de règle de

1Ibid., p. 16. Il s’agit de la signification d’une « phrase ». 2Ibid., p. 17.

3Ibid., p. 29.

4 Nous faisons ici de la méthode des synonymes pour la détection de la polysémie (KLEIBER Georges, Problèmes de sémantiques. La polysémie en question, Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 1999, p. 59).

conduite

1

car le terme « norme » dénoterait dans cette phrase un acte matériel et non une

règle. Il est d’ailleurs impossible de respecter un acte matériel tel qu’un vote

2

, ou de s’en

servir pour formuler des jugements de valeur, rôle pourtant assigné par Kelsen aux normes.

Seule la prescription que signifie, au sens langagier, l’acte peut jouer un tel rôle. Les actes de

la procédure législative ne peuvent donc pas avoir la signification de norme de la même

manière que le fait de tuer a la signification de meurtre

3

.

Nous sommes d’avis que pour le premier sens il faut préférer le terme de « nature » alors

que le second doit être conservé en tant que « signification ». Cette précision quant au sens du

terme « signification » est essentielle car nous l’utilisons largement dans cette étude sans

reproduire l’ambiguïté présente chez Kelsen. Le placement dans une catégorie ne concerne

que le premier sens : nous étudions donc la « nature » de constitution plutôt que la

« signification » de constitution. Au final, l’explicitation des pratiques juridiques touchant à la

catégorisation permet de mieux saisir l’objet de notre recherche : il s’agit de déterminer la

catégorie juridique de « constitution » entendue comme une classe de faits qui ont la même

nature. Il faut maintenant savoir comment se déroule cette opération de détermination. Elle

passe, nous l’avons vu, par la sélection de certains critères liant les faits regroupés

4

. C’est

donc une opération classique de définition qui crée une catégorie juridique

5

et permet ainsi

son utilisation

6

. Le lien entre définition et catégorisation est tout à fait logique car chaque

définition d’un mot détermine une catégorie

7

, sous réserve de certains cas particuliers déjà

évoqués. Chaque catégorie se présente comme la signification d’un terme. Or, la

détermination de la signification d’un terme pose la question de la méthodologie de la

définition (B).

B. La transformation de la catégorisation par l’abandon de la définition réelle

La définition juridique est considérée comme un élément essentiel des pratiques juridiques.

Mieux, des travaux de philosophie

8

, de logique

1

ou de linguistique

2

intègrent des références à

1 KELSEN Hans, Théorie pure du droit, précité, p. 79 ou Théorie générale des normes, précité, p. 1-2. 2 KELSEN Hans, Théorie générale des normes, précité, p. 395.

3 Les relations entre la double signification et le rapport entre acte normatif et normes présentent quelques complexités supplémentaires sur lesquelles nous reviendrons dans le premier chapitre de la première partie. Il n’est pas utile de les exposer ici car elles n’ont pas de pertinence quant aux choix d’une méthode de définition et de catégorisation.

4 STOCKINGER Peter, article précité in ARNAUD André-Jean (dir.), op. cit., p. 88.

5 BOURCIER Danièle, « Information et signification en droit. Expérience d’une explication automatique des concepts »,

Langages n°53, p. 17 et 22 ; LARROUMET Christian, Introduction à l’étude du droit privé, précité, p. 85 ou BALIAN Serge, Essai sur la définition dans la loi, Thèse, Paris II, 1986, p. 198.

6 GÉNY François, Science et technique en droit privé positif. Introduction, Paris, Sirey, 1914, p. 151 ou CORNU Gérard,

Linguistique juridique, 2e éd., Paris, Montchrestien, 2000, p. 42-43. 7 KLEIBER Georges, La sémantique du prototype, précité, p. 16-17. 8 RICKERT Heinrich, Théorie de la définition, précité, p. 239.

la définition juridique soit comme un modèle, soit comme un repoussoir. Les juristes, quant à

eux, portent un grand intérêt aux études sur la définition

3

ou de définition

4

. Celle-ci conserve

donc une importance « fondamentale » en droit

5

. Toutefois, sa méthodologie et sa pratique

font l’objet de désaccords profonds aussi bien sur le défini (1) que sur le définissant (2).

1.L

E DESACCORD SUR LE DEFINI

:

DEFINITION REELLE ET DEFINITION NOMINALE

L’opposition entre définition réelle et définition nominale structure, depuis l’Antiquité, la

théorie de la définition en philosophie

6

. Cette opposition part d’un désaccord ontologique, la

querelle des universaux, qui a des conséquences inévitables sur la méthodologie de la

définition, y compris en droit. La présentation de cette dichotomie n’est pas simple eu égard à

la variété des travaux qui lui sont consacrés. Établir comme critère de classement des

définitions la nature de l’objet défini, suivant l’exemple de Robinson

7

, semble la meilleure

solution pour une approche résolument méthodologique. La définition nominale est celle d’un

nom c’est-à-dire celle d’un mot (word definition)

8

. La définition réelle, quant à elle, est celle

d’une chose (thing definition)

9

. Cette deuxième approche pose un problème car les universaux

n’existent pas en tant que chose dans le monde physique : un homme déterminé existe mais

pas l’homme en général. La définition de l’homme doit donc se rapporter à une chose

particulière, une entité idéelle

10

, appelée classiquement « essence »

11

, qui confère un mode

d’existence aux entités collectives. La définition de chose porte moins sur une chose que sur

cette fameuse essence

12

. La définition réelle entendue comme une définition de chose

1 GINISTI Pierre, « Les problèmes de la définition », Mathématiques, informatique et sciences humaines n°116, 1991, p. 22. 2 MARTIN Robert, « La définition naturelle », in Centre d’études du lexique, La définition, Paris, Larousse, 1990, p. 87. 3 Voir par exemple le numéro 1986-4 de la RRJ consacré à la définition.

4 Voir par exemple les numéros 10 et 11 de la revue Droits consacrés à la définition du droit.

5 BOURCIER Danièle, « La novlangue du droit ou comment rendre actifs les termes juridiques », précité, p. 372.

6 Notons tout de même que des typologies concurrentes existent. Voir par exemple AUROUX Sylvain, « La définition et la théorie des idées », in Centre d’études du lexique, op. cit., p. 31.

7 ROBINSON Richard, Definition, Oxford, Clarendon, 1950, p. 5-10, 18 ou 149. Robinson n’assimile pas « thing definition » et définition réelle car ce dernier terme peut avoir plusieurs sens dont celui de « thing definition » qui est le sens originel du mot. C’est pourquoi, dans un but de simplification, nous n’étudions la définition réelle que dans ce sens particulier suffisant pour les problèmes de méthodologie juridique qui tournent autour de la place de l’essentialisme, en étant conscient que le débat philosophique impliquerait d’autres exigences.

8 Notons que certains ajoutent une troisième possibilité, située entre le nominalisme et le réalisme : le conceptualisme. Celle-ci n’est toutefois pas réellement autonome. Voir TAYLOR John, Linguistic Categorization, 3e éd., Oxford, OUP, 2003, p. XI. 9 L’usage de cette expression est parfois plus complexe (ROBINSON Richard, op. cit., p. 148-187 ; GINISTI Jean-Pierre, article précité, p. 8 ; LALANDE André, op. cit., p. 210 et HUFSCHMITT Benoît, Les fonctions philosophiques de la définition dans la pensée antique et classique. De la nécessité de la définition réelle, d’après la relecture de quelques grands auteurs, Thèse de philosophie et d’épistémologie, Aix-Marseille, 1995, p. 19). Cependant, il n’est pas nécessaire de pousser si loin notre réflexion au regard des objectifs poursuivis ici.

10 Il s’agirait d’une « réalité métaphysique au-delà de nos prises » (GINISTI Jean-Pierre, article précité, p. 9).

11 Selon la formule consacrée, la définition « exprime l’essentiel de l’essence » (ARISTOTE, Topiques, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p. 5). Voir aussi Organon V, Paris, J. Vrin, 1984, p. 242.

12 GAUDIN Claude, « Un point de logique aristotélicienne : le définitionnel », Mathématique, informatique et sciences humaines n°116, 1991, p. 52. Nous ne prenons pas position ici pour savoir si le terme « essence » chez Aristote renvoie à une entité métaphysique car cette position est contestée (voir par exemple PAPAUX Alain, Essai philosophique sur la

essentialiste, a été très critiquée en philosophie

1

et a été pour ainsi dire abandonnée aussi bien