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1.2.1. Acquisition d’une langue des signes par les enfants sourds de parents Sourds

1.2.1.5. Acquisition de la morphosyntaxe

L’étude de l’acquisition de la morphosyntaxe en ASL est encore très parcellaire. Une des raisons est sans doute liée à la complexité de la tâche : en effet, les informations morphosyntaxiques sont codées spatialement et au moyen de différentes parties du corps simultanément (regard, mouvement des sourcils, mouvements labiaux, inclinaison de la tête, du buste, accompagnant les mouvements des mains) rendant toute analyse très difficile. Le codage, en particulier, ressemble presque, si l’on veut prendre en compte toutes les composantes de production, à une partition musicale (voir par exemple le système de transcription adopté dans le Projet LS-COLIN, Braffort et al., 2001). Dans cette section nous présenterons principalement les aspects les plus pertinents par rapport à notre étude.

Acquisition des pronoms

La première forme de pronoms produite par les enfants est réalisée par les procédés de pointage, sur soi, autrui ou un espace tiers pour référer à des personnes non présentes dans la situation de communication. Si, comme pour les enfants apprenant une langue orale, les

enfants apprenant une langue des signes savent effectuer le geste communicatif de pointer aux environs de 9 mois, ce n’est que vers 18-24 mois qu’ils commencent à produire des pronoms, en commettant cependant des erreurs d’inversions. La maîtrise des pointages concernant les objets et personnes présents survient entre 2 ans et 2 ans et demi (Emmorey, 2002), tandis que l’usage du pointage pour des référents absents, qui requiert d’assigner arbitrairement une place au référent dans une portion de l’espace puis de s’y référer par la suite, n’est compris que vers 3 ans et produit que vers 3 ans et demi, et entre 4 ans et 4 ans et demi pour plusieurs référents (Lepot-Froment, 2000; Maller, Singleton, Supalla, & Wix, 1999).

Acquisition des formes verbales

Les langues des signes comprennent une sous-classe de verbes dits directionnels, dont la trajectoire dans l’espace (départ et arrivée) code le sujet et l’objet. Par exemple, en LSF, le verbe TELEPHONER qui se produit avec la configuration « Y » voit sa trajectoire modifiée par l’accord avec le sujet et l’objet. Ainsi, si le sujet est l’énonciateur (1ère personne), le mouvement part du corps en direction de la personne objet du verbe alors que si le sujet est une autre personne que l’énonciateur, le point de départ du mouvement sera le point de l’espace précédemment assigné à cette personne (voir Moody (1983) pour plus de détails en LSF ou Schembri (2003) pour une description plus générale).

Lors des premières phases de l’acquisition de ces formes, les enfants ont tendance à utiliser la forme standard du verbe sans modifier la trajectoire, ou à produire des erreurs de direction du mouvement (mouvement inverse). Vers 3 ans – 3 ans et demi, les formes sont maîtrisées pour les référents présents. Les erreurs les plus fréquentes pour les référents absents consistent à utiliser différents emplacements pour évoquer le même référent en produisant donc des mouvements avec des trajectoires différentes, ou à utiliser le même

emplacement pour différents référents, créant ainsi une ambiguïté (Newport & Meier, 1986).

Ces auteurs décrivent aussi une phase pendant laquelle les enfants produisent les différents morphèmes liés au verbe de manière séquentielle (par exemple la direction du mouvement puis la manière, avec répétition du verbe) au lieu de la forme simultanée adulte (direction et manière exprimées simultanément). On observe également une surgénéralisation de l’accord verbal, avec modification des verbes non-directionnels. Le système verbal est finalement maîtrisé en compréhension vers 5 ans et en production entre 5 et 6 ans (Emmorey, 2002;

Lepot-Froment, 2000), voire entre 7 et 8 ans pour les formes à multiples morphèmes (Newport & Meier, 1986).

Acquisition des classificateurs

Les classificateurs sont des signes complexes que l’on retrouve dans toutes les langues des signes étudiées, même si leurs formes varient (Aikhenvald, 2003), et qui concentrent une quantité d’informations de niveaux linguistiques différents. Ils ont une fonction descriptive permettant de spécifier les caractéristiques d’un objet, d’un animal ou d’une personne (taille, forme, épaisseur, matière, orientation, nombre, localisation, déplacement; Kegl, 1976), ainsi qu’une fonction anaphorique intermédiaire entre l’anaphore nominale et pronominale, ce qui a conduit Moody (1983) à les qualifier de « super-pronom ». Emmorey les définit comme suit :

« classifier constructions are used to described the location, motion, and visual-geometric properties of objects within a scene. The movement and location of the hands in signing space can schematically represent the motion and location of objects in the world in an isomorphic fashion. Choice of handshape in a classifier construction is based on semantic and visual-geometric properties of an object and is also affected by aspects of the action to be described.”

(Emmorey, 2002; p. 194).

Les classificateurs peuvent être incorporés dans les formes nominales, adjectivales ou verbales dont ils modifient certains des paramètres (configuration, emplacement, mouvement). Ils présentent également des composantes non-manuelles (Slobin et al., 2003).

Ils constituent une des parts les plus créatives des langues des signes. En effet, comme le constate Anthony, « several different classifier handshapes may be used to represent a particular noun, depending on different semantic, syntactic, and pragmatic contexts"

(Anthony, 2002; p. 41).

Bien que l’emploi du terme « classificateur » soit contesté par nombre de linguistes du fait que ces constructions n’ont pas pour fonction première de classifier les entités auxquelles elles se réfèrent (pour une revue récente voir (Schembri, 2003); pour la LSF (Cuxac, 1997), cela reste le terme conventionnel, parfois utilisé avec des guillemets (Slobin et al., 2003). La typologie la plus simple distingue trois catégories majeures de classificateurs (Schembri, 2003) : Handle handshapes, classificateurs de préhension, qui représentent soit la manière dont la main prend un certain type d’objet, soit la forme de l’objet pris, Entity handshapes, classificateurs sémantiques représentant une catégorie d’objet telle que quadrupèdes, personnes, véhicules, et les SASS, Size and Shape Specifiers, décrivant les caractéristiques visuo-géométriques d’un objet. Certains auteurs y ajoutent la catégorie Body and body part classifiers dans laquelle non seulement les mains mais une partie du corps ou le corps entier sont impliqués (Morgan & Woll, 2003).

La complexité des constructions incorporant des classificateurs rend leur maîtrise particulièrement tardive (8-9 ans) et requiert notamment des capacités à coordonner les deux mains pour représenter simultanément figure et fond, indiquer la perspective narrative choisie

(voir section discursive ci-dessous), exprimer des déplacements et variations aspectuelles à l’intérieur de prédicats, et choisir l’échelle de grandeur appropriée (Emmorey, 2002).

Slobin et al. (2003) décrivent des premières formes, souvent approximatives, de classificateurs de préhension et de classificateurs sémantiques chez des enfants au courant de leur troisième année. Ces auteurs relèvent notamment des erreurs d’orientation de la main et des confusions dans le choix des configurations entre les objets de deux et de trois dimensions. Supalla (1982, mentionné par Slobin et al., 2003) décrit chez trois enfants suivis de 3;6 ans à 5;11 ans trois types d’erreurs : la sur-utilisation de configurations neutres ou peu marquées, l’emprunt de signes lexicaux et des déplacements corrects mais sans spécification de l’objet en déplacement. Schick (1990, mentionné par Slobin et al., 2003) étudiant 24 enfants entre 4;5 et 9;0 ans constate que les classificateurs de préhension sont difficiles à obtenir dans une tâche de description d’une image, alors que ces classificateurs sont présents dans les corpora de Slobin et al. (2003) dans des situations de manipulations d’objets bien plus précocement. Les classificateurs sémantiques apparaissent avant les SASS. Dans les situations de contraste figure/fond ou d’expression de relations spatiales entre deux objets, l’objet fixe est souvent omis ou mentionné préalablement ou encore mentionné avec une configuration neutre (Emmorey, 2002). Les premières formes de ce type apparaissent entre 3 et 4 ans mais ne sont pas maîtrisées avant l’âge de 8 ans (Maller et al., 1999; Kantor, 1980, cité par Anthony, 2002). Une étude récente réalisée avec des enfants apprenant la langue des signes britannique (BSL) montre un développement également tardif des Body classifiers, qui sont compris en situation expérimentale seulement par 40% des enfants entre 3 et 5 ans, par 70% des 6-9 ans et 90% des 9-12 ans et produits correctement par 40% des 6-9ans et 70% des 9-12 ans (Morgan & Woll, 2003).