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Accès aux soins médicaux : entre précarisation et discrimination

a. De la difficulté d’accès aux services médicaux.

L’accès aux soins, de quelque nature ou intensité qu’ils soient, se révèle très problématique pour plusieurs raisons. D’abord, l’infirmerie ne reçoit les détenues que les lundis, mardis, jeudis et vendredis ; durant les jours de visite, seules les urgences sont prises en charge. Aussi, le manque de personnel constitue un élément fondamental de la problématique médicale de l’établissement. À l’infirmerie travaillent officiellement cinq médecins qui effectuent à tour de rôle des services de 24 heures, accompagnés de deux

infirmières, une aide soignante, un dentiste, deux obstétriciennes, un pharmacien et un laborantin. De plus, un gynécologue obstétricien effectue les visites aux détenues enceintes environ deux fois par mois. Or, d’après la directrice de l’établissement, selon un entretien mené en 2007, cette équipe médicale est rarement au complet. Le vice-directeur national du département de santé de l’INPE soutient que le problème du personnel, outre son nombre réduit, consiste en une formation inadéquate de ceux qui exercent auprès d’un public particulier :

« Nous en tant que Santé, ça fait longtemps qu’on dit que notre thématique n’a rien à voir avec la sécurité et que c’est un autre sujet qui doit nous importer. On ne devrait pas s’occuper [de la sécurité]. Malheureusement, il existe des opérateurs de santé qui ont dû recevoir une éducation à moitié militariste ou à moitié de sécurité, alors dans des espaces comme les prisons, s’ils ont eu cette vocation depuis tout petits, elle se renforce et alors ils veulent être plus que des médecins, plus que des infirmières, plus que des obstétriciennes, plus que du personnel de santé. Ils veulent être davantage de sécurité et ça commence à transparaître. Toutes les interventions techniques de santé effectuées avec ce regard de s’il va s’enfuir ou s’il ne va pas s’enfuir, alors qu’en fait nous, ça ne devrait nous intéresser à aucun moment, et ça c’est un problème de notre système et nous devons reconnaître que nous avons encore beaucoup d’efforts à faire pour changer, parce que les efforts passent aussi par les personnes. Alors dans une structure aussi faiblement financée que celle des prisons, parfois on n’a pas assez de ressources humaines qui nous permettent de changer cette façon de faire. Mais on peut le faire ou on peut commencer à le faire ou à travailler ce sujet, et en effet on a commencé, mais c’est très difficile. Et c’est pire encore quand le système national de santé, qui devrait répondre de manière bien plus avenante, renforce en réalité le discours sécuritaire à l’extérieur. Là c’est très dur parce que si les gens dehors disent : ‘ne m’amenez pas untel parce que ça génère un malaise, de l’inquiétude, de la peur’, alors l’individu qui dit cela oublie qu’il est face à une personne comme une autre qui va réclamer des soins. Nous sommes de nouveau face au sujet, il existe une grande stigmatisation envers les personnes privées de liberté. »82

Les difficultés du département de santé de l’INPE ne sont donc pas exclusivement économiques ni circonscrites au manque de moyens pour l’embauche de personnel médical, mais sont relatives à la perception populaire de la personne incarcérée qui demeure un sujet à surveiller avant d’être un sujet de droit.

       82 Entretien réalisé en septembre 2011.

Outre le personnel, c’est la question de la surpopulation carcérale qui affecte la qualité du service médical. La partie commune de l’infirmerie peut accueillir huit détenues. En février 2007 a été inaugurée une petite clinique annexe, dotée de lits et destinée accueillir jusqu’à cinq femmes souffrant de maladies infectieuses. Or, quotidiennement elles sont une soixantaine à réclamer l’attention du personnel soignant. Lorsque l’une d’entre elles requiert des soins à l’extérieur de la prison, un conseil médical se réunit afin de statuer sur le bien fondé de la sortie. L’afflux permanent des détenues malades face à une équipe médicale peu nombreuse génère de nombreux retards tant dans l’attention sur place que dans le processus de réunion médicale. Alors, les femmes redoutent de ne pas se faire soigner à temps et devoir solliciter une consultation externe. Lourdes relate en ces termes son expérience, alors qu’elle avait demandé une ordonnance pour poursuivre le traitement rénal qu’elle suivait avant son incarcération :

« À l’infirmerie on n’a que ça, qu’ils m’ont dit, c’était des médicaments contre la gastrite. J’ai dû prendre ça. Il n’y avait pas de médecin pour tamponner l’ordonnance. Ils m’ont fait des tests d’urine et ma famille a dû les sortir au laboratoire et après ça ramener [les

résultats] ici. C’est seulement à ce moment-là qu’ils m’ont donné l’ordonnance. Et puis je

dois prendre des hormones parce que je me suis fait stériliser. Ils veulent m’en donner d’autres qu’ils utilisent ici dans la prison, mais c’est pas ce qu’on m’a prescrit dehors. Et dans la nourriture on dit qu’ils mettent des hormones83 alors je me contente de manger la

paila. »84

Dans les cas extrêmes de cancer, SIDA ou autre maladie infectieuse, l’autorisation de sortie pour un traitement à l’extérieur prend souvent du temps, au-delà des trois jours légaux, et met donc en danger la vie des détenues. En revanche, les sorties sont concédées sans délai majeur pour les accouchements.

b. Refus d’accès aux soins : l’arbitraire du personnel soignant.

Les relations entre les détenues et le personnel soignant se révèlent difficiles et souvent conflictuelles. L’importance de la demande face à un personnel, une infrastructure et

      

83 Selon une croyance répandue dans la population carcérale féminine, à la paila seraient ajoutées des hormones qui permettraient d’inhiber les désirs sexuels des détenues. Je n’ai jamais pu vérifier cet ouï-dire.

des moyens matériels réduits a mené à des pratiques de refus d’attention arbitraires de la part des médecins et des infirmières. Lors d’un entretien réalisé en 2007, la directrice de la prison dénonçait le manque de responsabilité de l’équipe médicale : « [Le département de santé] est une des aires les plus décadentes en termes de traitement et d’attention ». Les détenues sont les premières à se plaindre du manque d’attention de la part du personnel soignant. Pour chaque mal dont elles peuvent se plaindre, on leur injecte une ampoule identique. Ce type de traitement n’est pas sans rappeler les médicaments placebos, mais la récurrence du recours à la piqûre ne dupe pas les détenues dans le temps. Un exemple de l’irresponsabilité de l’équipe médicale quant à l’usage des médicaments est celui d’une femme dont on m’a relaté l’expérience durant un jour de visite. Un soir, alors qu’elle se plaignait de forts maux de tête, elle est descendue à l’infirmerie et s’est vue donner un ovule vaginal en guise de traitement. Avertie de la nature du médicament par ses codétenues lors de son retour au pavillon, elle n’a pas ingéré ledit médicament. Ce type d’incident illustre le peu de soin et d’attention qui peut être parfois porté aux détenues et la gravité des fautes professionnelles qui peuvent être commises à l’infirmerie.

D’après l’enquête menée en 2011, 41 % des détenues interrogées se sont vues refuser l’accès à l’infirmerie au moins une fois, dont 19 % se le sont vues refuser plusieurs fois. Elles se plaignent essentiellement d’un grand manque de considération. Par exemple une détenue estime l’infirmerie inutile : « J’ai été malade très souvent [elle souffre d’asthme] et le nouveau médecin, il était assis là et regardait dehors. J’ai attendu environ 20 minutes et personne n’est venu, je devenais folle. L’infirmerie, ça sert à rien. »85 Une autre confirme que l’équipe médicale ne se rend pas toujours disponible : « C’est plutôt habituel, s’ils n’ont pas envie tu ne rentres pas. Ils sont en train de déjeuner ou alors ils te disent que le médecin n’est pas là. L’attention à l’infirmerie est très déficiente. »86 Des termes comme « grotesque », « inhumain » ou encore « animal » surgissent lorsque l’on aborde ce sujet avec les détenues.

Leur sentiment de colère est exacerbé lorsque survient un décès. En janvier 2011, dans la section « remarques » de mon questionnaire, Carmen S. écrivait :

« Je voudrais exprimer mon indignation totale envers le corps médical de l’INPE. La mort de J. dimanche 23 janvier 2011. Ils ne faisaient que la droguer et ne lui ont jamais donné d’attention médicale humaine. Le médecin disait qu’elle était un peu cinglée et qu’en fait elle était juste déprimée et il lui faisait juste une piqûre. […] Il n’y a aucune réunion de       

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Entretien réalisé en janvier 2011.

médecins et les gens qui ont besoin d’être hospitalisés meurent, tout simplement. Quand j’ai voulu réclamer, le médecin m’a dit de porter plainte et d’envoyer une lettre à la direction et au gouvernement. Il s’est montré effronté. »

Toujours par le biais du questionnaire, Janet s’indigne également du décès de la détenue mentionnée par Carmen :

« L’infirmerie n’a d’infirmerie que le nom parce qu’ils ne s’occupent pas de toi. Dans mon pavillon, les fois où on crie parce qu’on a mal ou quand on se sent mal ou quelque chose de grave [durant la nuit], ils ne s’occupent jamais de toi. Cette fille qui est décédée J. elle a beaucoup souffert avant de mourir, et le médecin et même les INPE se moquaient toujours d’elle et disaient qu’elle était folle. »

Outre les cas extrêmes de décès, l’exaspération et le ressentiment des détenues peut aussi provenir d’un certain manque de tact voire de l’ignorance des médecins. En 2007, l’Espagnole Yolanda relatait la mauvaise expérience qu’elle avait eue avec un médecin, alors que son fils était malade :

« Ils lui ont fait des tests et un abruti de médecin est venu et m’a dit que mon fils avait une leucémie. Et moi en train de pleurer comme une désespérée pour mon fils ! Après ils l’ont sorti, c’est une fille qui fait de la neurochirurgie qui me l’a sorti, elle est allée dans un hôpital pour le cancer et tout ça et elle m’a dit que non, que l’enfant allait super bien, qu’il avait juste les plaquettes trop basses. »87

En dehors des problèmes relatifs à l’infrastructure ou à la surpopulation, les témoignages des femmes révèlent d’une part à quel point l’infirmerie constitue un centre névralgique de l’établissement où les détenues s’attendent à recevoir une attention personnalisée qui tempérerait les effets dépersonnalisants de la prison (Chauvenet 2006) l’espace d’un instant. D’autre part, ces témoignages soulignent la déficience structurelle ainsi que l’incapacité et l’inhabileté du personnel soignant à gérer et s’occuper de l’ensemble des demandes qui émanent de la population carcérale.

c. Les difficultés économiques pour accéder aux soins.

       87 Entretien réalisé en octobre 2007.

Les résultats de l’enquête de 2011 montrent que 44 % des détenues rencontrées souffrent d’une maladie chronique de gravité variable. Si le médecin que j’ai rencontré en 2007 parlait de médecine « socialisée » pour désigner la gratuité de l’auscultation et des médicaments fournis par l’INPE, en réalité, en dehors des piqûres placebos, des traitements contre le diabète ou de la trithérapie contre le VIH, les détenues doivent se procurer elles-mêmes les traitements prescrits par l’équipe médicale de l’INPE. Les médicaments sont rapportés de l’extérieur et entrent en prison avec l’ordonnance correspondante, après stricte révision et comptage par le personnel de sécurité qui les envoie directement à l’infirmerie. Dans ces conditions, le prix élevé de certains médicaments ne permet pas une égalité de traitement. Ainsi, 21 % des détenues interrogées en 2011 déclarent avoir besoin d’un traitement, mais ne pas disposer des ressources économiques nécessaires pour le suivre. C’est par exemple le cas de Carmen Rosa :

« Je souffre d’un problème urinaire, ils me l’ont détecté dehors, mais je ne me faisais pas soigner. Ici ils m’ont envoyée faire une échographie et ils ont détecté un prolapsus. Mais il n’y a rien ici, ils te donnent un cachet ou une piqûre pour la douleur. »88

Carmen Rosa n’a pas les moyens de payer le traitement qui lui a été prescrit et vit donc en prison en toute connaissance de son problème de santé sans pouvoir y remédier. Parallèlement, si aucun membre de l’entourage ne peut amener les médicaments à la prison, les détenues doivent recourir aux gardiennes, et il s’agit là d’un service qui représente une dépense additionnelle. Le coût de ce service apparaît variable selon les cas, mais ne dépasse pas S./5. Aussi, certaines gardiennes ne demandent pas de contrepartie monétaire, mais cette faveur dépend exclusivement de la personnalité de la gardienne et des relations individuelles qu’elle peut avoir avec les détenues. Par exemple, une jeune détenue australienne atteinte du VIH à qui j’ai rendu visite de manière régulière entre 2009 et 2012 m’a raconté plusieurs fois comment elle faisait entrer des médicaments ou autres produits de soin par le biais d’une gardienne. Quand je lui ai demandé combien lui coûtait ce service, elle m’a répondu en haussant les épaules : « Rien ! La gardienne est sympa et elle m’aime bien ». Ce type de faveur ne dépend donc d’aucun critère si ce n’est celui de la gardienne.

Aussi, 21 % des détenues interrogées déclarent n’avoir personne à qui recourir en cas de tel besoin. Le cas de Laura souligne à quel point la famille peut constituer une ressource       

importante en cas de maladie : « Il n’y a pas de cardiologue ici. [Après un arrêt cardiaque], je suis stable parce que mes filles et mon mari me ramènent des médicaments de l’extérieur. Pour ma santé j’essaie d’être le plus tranquille possible pour ne pas avoir un autre arrêt. » Et d’ajouter en riant qu’elle ne confie aucunement dans le service médical de l’INPE : « Les médecins ici c’est des vétérinaires ! »89 Enfin, si le Code d’Exécution Pénale prévoit la possibilité d’une consultation ou hospitalisation à l’extérieur de la prison, les détenues qui se voient concéder ce genre de sortie après réunion du conseil médical doivent assumer les frais relatifs au transport et aux soins prodigués à l’extérieur. Par exemple, Ana Marín doit faire face à des dépenses régulières pour traiter les conséquences d’une opération : « Je dois sortir deux fois par semaine pour la rééducation et à chaque fois c’est S./14. J’ai dû faire une lettre de garantie à l’ambassade qui avance les frais. Ils ont baissé les tarifs de S./12 000 à S./6 000 et ils disent que je dois tout rembourser à ma sortie. »90

Pour pouvoir assumer leurs frais médicaux ou ceux qu’engendre la maladie d’un enfant, des systèmes de prêt d’argent liquide ont été instaurés par quelques femmes péruviennes. Une mère espagnole confie que ce système est répandu et très utile :

Yolanda : « On me prête parfois de l’argent, avec des intérêts, il y a des femmes qui te prêtent de l’argent avec des intérêts, elles prennent plus cher, mais bon, c’est pratique, parce que parfois l’ambassade… ou la famille… Il y a une femme qui prête de l’argent, elle me prête à moi parce que… une Péruvienne, avec des intérêts.

Moi : Est-ce que tu sais si elle te prend plus cher qu’à d’autres ?

Yolanda : Non, je crois qu’elle prend pareil à tout le monde, mais elle prête surtout aux étrangères.

Moi : A combien s’élèvent les intérêts ?

Yolanda : Si c’est S./50, S./10 par semaine et si c’est 100, ça fait 20 par semaine. Elles se font des couilles en or, mais bon… Avec elle je suis à l’aise parce que si mon fils tombe malade ou quoi que ce soit, j’y vais et je lui dis : ‘Regarde mami, mon fils’, et elle me donne l’argent tout de suite. »91

Yolanda doit donc non seulement assumer les 20 % d’intérêts du prêt, mais doit également recourir aux services des gardiennes pour acquérir les prescriptions médicales. Cette pratique concerne non seulement les provinciales et les étrangères, du fait de la distance qui les sépare

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Entretien réalisé en janvier 2011.

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Entretien réalisé en janvier 2011.

de leurs proches, mais également les femmes qui n’ont pas de contact avec leur famille. Les dysfonctionnements du système médical touchent donc les détenues à des degrés variables qui sont non seulement fonction de leur état de santé, mais également de leur pouvoir socio-économique et de leur origine géographique.

Conclusion du chapitre 5

Ce chapitre a permis de présenter l’espace carcéral étudié pour contextualiser et donner à comprendre les mécanismes qui sous-tendent l’organisation de l’institution. Une vision d’ensemble des acteurs et des stratégies mises en place par les détenues et l’administration permettent de comprendre à quel point la prison Chorrillos I représente un établissement ancien qui n’est pas adapté à la réalité carcérale actuelle. Dans des conditions de surpopulation extrême, l’administration pénitentiaire n’a eu d’autre choix que d’adapter la structure existante à une population chaque fois plus nombreuse, mais elle doit également s’accommoder d’un manque de personnel certain qui ne permet pas l’accomplissement en bonne et due forme de la mission institutionnelle. Les détenues s’accommodent quant à elles d’espaces réduits et d’une organisation administrative et sécuritaire qui tend à l’informalité, ce qui leur confère certes une relative marge de liberté, mais les contraint également à développer certaines stratégies d’adaptation qui ne leur permet cependant pas toujours de jouir de certains droits fondamentaux comme l’accès à la santé.

Chapitre 6 : Le discours des femmes incarcérées. Mensonge et

intériorisation des schémas de domination genrée.