• Aucun résultat trouvé

Officialisation et institutionnalisation de la figure héroïque de Morazán en Amérique Centrale

Chapitre 1. Inauguration des premières statues en l’honneur de Morazán (1880-1883)

II. 1. A. Le Salvador : centre du projet unioniste

Les gouvernements mis en place dans les années 1870 en Amérique Centrale cherchent à construire la nation selon l‘idéologie du progrès. L‘unionisme est remis au goût du jour et le culte de Morazán prend une grande importance au Salvador où le président R. Zaldìvar veut réaffirmer le leadership de cet État à l‘échelle de l‘isthme. L‘inauguration d‘une statue du héros en 1882 est l‘occasion, d‘une part, de consolider la place tutélaire de Morazán dans le panthéon salvadorien et, d‘autre part, d‘organiser une fête de dimension centraméricaine. Jusqu‘à quel point l‘institutionnalisation du culte héroïque correspond-elle au sentiment unioniste des acteurs de la construction de l‘État-nation du Salvador ?

II. 1. A. a. Les Révolutions libérales et l’invention de la nation

De manière générale, les historiens considèrent que l‘époque appelée conservatrice se termine avec la Révolution Libérale de 1871 au Guatemala. Tous les États en Amérique Centrale sont alors déclarés indépendants et souverains, et les gouvernements cherchent dorénavant à représenter non plus « les peuples » mais la communauté des citoyens.580 De nombreux mécanismes sont mis en place pour construire les États-nations, tels que les recensements de la population.581 Les hymnes nationaux sont également réélaborés pour remplacer ceux créés durant la période antérieure.582 Si les libéraux qui prennent le pouvoir ne sont pas les premiers à s‘intéresser à l‘invention de la nation et en particulier au culte héroïque, ce sont eux qui lui donnent un caractère institutionnel.583 Les éléments clés des identités, notamment au Costa Rica et au Salvador, avaient déjà été élaborés, et les élites se

580 ACUÑA ORTEGA, Víctor Hugo, « Naciñn y clase… », op. cit., p. 3. Malgré tout, le peuple est encore un terme utilisé pour se référer aux habitants de l‘État, et des articles de presse lui sont destinés pour « l‘instruire ». Voir par exemple : El Industrial, San Salvador, 25 juin 1882, ―Lecciones al pueblo‖.

581 Leur réalisation est considérée comme nécessaire car il s‘agit de résoudre « des questions de civilisation ». Des recensements avaient déjà été effectués du temps de la Fédération mais sans beaucoup de succès (Diario

Oficial, San Salvador, 28 juillet 1882). Au Honduras, on les justifie à partir de propos tenus par José Cecilio del

Valle : « les sciences des faits doivent précéder toute théorie politique » (La Gaceta, Tegucigalpa, 14 février 1883, ―Informe de las estadìsticas del censo realizado en 1881‖, article de Francisco Cruz). Les recensements, en plus de permettre le contrôle des habitants, donnent de la matière à la nation. Voir : ANDERSON, Benedict,

L'imaginaire national…, op. cit., pp. 177-178.

582 Au Salvador, Tomás Muñoz avait composé un hymne national en 1866 dédié au président conservateur Francisco Dueðas. En 1879, R. Zaldìvar a chargé le général Juan José Caðas et Juan Aberle (d‘origine italienne) d‘en élaborer un nouveau qui fut rapidement enseigné aux écoliers de la capitale et joué pour la première fois le 15 septembre 1879 accompagné de l‘orchestre militaire. Voir : LARDÉ y LARÍN, Jorge, Himnología nacional

de El Salvador, San Salvador, Ministerio del Interior, 1954.

583 Avant même l‘arrivée au pouvoir de R. Zaldìvar au Salvador, la presse souligne l‘importance du culte héroïque dans l‘exaltation de la religion patriotique et du devoir citoyen : Diario Oficial, San Salvador, 14 septembre 1875.

141

chargent alors avant tout de les diffuser au sein de la population.584

Jusqu‘à la fin du XIXème siècle, les discours commémoratifs avaient tendance à célébrer les grands hommes de la patrie de manière collective.585 Il s‘agit désormais de créer un consensus autour de figures héroïques individualisées qui avaient été mises en relief auparavant de manière plus ou moins ponctuelle. Une attention particulière est accordée à l‘organisation des rituels civiques, les gouvernements ayant l‘intention de les utiliser pour rassembler les citoyens autour du projet libéral de nation. Les héros, parce qu‘ils incarnent des valeurs considérées comme communes et qu‘ils font référence à un passé glorieux, sont envisagés comme des outils particulièrement efficaces en ce sens :

Quelles que soient les différences qui séparent les citoyens, il existe toujours des souvenirs si grands, si généralement appréciés, qu’ils ont la propriété de fusionner en un seul sentiment tous les cœurs, en une seule idée tous les esprits. Tels sont les souvenirs des gloires nationales, de ces gloires dans lesquelles nous voyons tous quelque chose qui nous appartient, qui nous concerne ; quelque chose qui, en exaltant la généralité, nous exalte nous-mêmes.586

Les gouvernements cherchent à utiliser les célébrations civiques pour mettre en scène l‘harmonie de la communauté et l‘organisation du pouvoir civil.587 À l‘heure de la sécularisation des États, l‘influence de l‘Église est néanmoins toujours visible. Le 15 septembre 1871 est par exemple célébré avec un discours « politico-religieux » dans la cathédrale de la ville de Guatemala.588 Quelques années plus tard, certains regrettent l‘annulation de la cérémonie religieuse de la célébration de l‘indépendance tout en se félicitant de l‘enthousiasme et de la solennité des festivités.589 D. Díaz estime que les gouvernements libéraux octroient une continuité et une étendue sociale au 15 septembre, seul rituel laïque légitimé, parce qu‘ils veulent affirmer leur pouvoir face à l‘influence de la sphère ecclésiastique.590

Afin de rendre populaires ces fêtes civiques, des divertissements sont organisés et la figure féminine est employée pour attirer le public.591 L‘organisation de tels rassemblements

584 ACUÑA ORTEGA, Víctor Hugo, « La invención de la diferencia costarricense… », op. cit., p. 218.

585 LÓPEZ BERNAL, Carlos Gregorio, Tradiciones inventadas…, op. cit., pp. 97-98.

586 Éditorial du Diario Oficial du Salvador du 15 septembre 1888 : ―Cualesquiera que sean las diferencias que separen a los ciudadanos, siempre existen recuerdos tan grandes, tan generalmente queridos, que tienen la propiedad de confundir en un solo sentimiento todos los corazones, en una sola idea todos los espíritus. Tales son los recuerdos de las glorias nacionales, de esas glorias en las cuales todo vemos algo que nos pertenece, que nos atañe; algo que enalteciendo a la generalidad, nos enaltece a nosotros mismos‖.

587 Les fanfares militaires notamment participent à la mise en scène de l‘ordre et de la discipline. Voir : FUMERO, Patricia, « De la iniciativa individual… », op. cit., pp. 329-330.

588 Il est prononcé par un prêtre et publié sur ordre du gouvernement qui considère que le « sentiment général des guatémaltèques » est religieux : Boletín Oficial, Guatemala, 15 septembre 1871.

589 El Católico, San Salvador, 17 septembre 1882, ―El 15 de setiembre‖. Le poids de la religion dans cette commémoration est ainsi sujet à discussion. Voir par exemple : La Gaceta, Tegucigalpa, 6 octobre 1881.

590 DÍAZ ARIAS, David, « Invenciñn de una tradiciñn… », op. cit., pp. 105-162.

142

dans l‘espace public supposait, entre autres, de repenser l‘architecture des capitales. La construction de monuments autour desquels se dérouleraient les festivités devient une priorité pour les élites au pouvoir. À l‘image de ce qui se faisait dans le monde occidental, la statuaire civique a surtout été utilisée pour représenter la « mémoire archétype des héros nationaux ».592 En plus d‘embellir et d‘aménager les villes, les libéraux de la fin du XIXème siècle ont utilisé les monuments pour diffuser la mémoire officielle au sein de la population et tenter de la perpétuer. Les citoyens côtoyant l‘histoire monumentale au quotidien devaient ainsi pouvoir se l‘approprier. Cet effort de modernisation des capitales répond au processus de centralisation de l‘État.593

Le Guatemala et le Costa Rica ont été les premiers à établir un gouvernement libéral, suivis du Salvador et du Honduras sous la tutelle du dictateur guatémaltèque Justo Rufino Barrios. Le Nicaragua est le dernier État centraméricain à entrer dans cette ère bien que les administrations conservatrices y aient appliqué des réformes de type libéral.594 La consolidation des États en Amérique Centrale a été réalisée sous couvert de l‘idéologie du progrès selon le modèle occidental de développement, en le restreignant toutefois au domaine économique, reléguant les réformes politiques au second plan. Comme l‘explique A. Taracena, l‘adoption de cette idéologie par les élites centraméricaines avait pour objectif d‘obtenir la reconnaissance internationale de leurs nations.595 Les groupes conservateurs ne sont pas exclus du système agro-exportateur développé, ce qui donne lieu à des alliances politiques et économiques entre élites, notamment au Guatemala, au Salvador et au Costa Rica. Au Honduras et au Nicaragua, les institutions étatiques ont été soumises aux autorités locales et à l‘influence croissante des États-Unis.596

« présence obsessive de la femme », notamment dans les allégories, a été une caractéristique de la statuaire du XIXème pour répondre aux attentes de la population masculine (DÍAZ ARIAS, David, Rituales cívicos,

memoria…, op. cit., pp. 123-124).

592 AMAYA, Jorge Alberto, « La Reforma liberal… », op. cit., p. 10. P. Fumero souligne que le romantisme, théorie esthétique dans laquelle l‘art est au service de la moralité, est le courant qui a alors prédominé dans la rénovation urbaine (FUMERO VARGAS, Patricia, El monumento nacional…, op. cit., p. 18).

593 En plus du conflit qui opposait le pouvoir civil à l‘Église, les gouvernements devaient imposer leur autorité aux communautés indigènes, aux municipalités, aux caudillos et aux élites régionales : ACUÑA ORTEGA, Víctor Hugo, « Los cambios polìticos y sociales… », op. cit., pp. 312-315.

594 Tomás Guardia dirige le Costa Rica de 1870 à 1882 et au Guatemala, Miguel García Granados suivi de J.-R. Barrios gouvernent de 1871 à 1885. Le libéral José Santos Zelaya n‘arrive à la tête du Nicaragua qu‘en 1893 et c‘est l‘année suivante que la côte atlantique est réintégrée dans l‘État (Diario de Nicaragua, Managua, 8 décembre 1894, ―La Mosquitia nicaragüense‖). La volonté de dresser la liste des éléments caractéristiques des États peut être observée y compris au Nicaragua : Diario de Nicaragua, Managua, 13 novembre 1895, ―Rasgos descriptivos de la República de Nicaragua.‖

595 TARACENA ARRIOLA, Arturo, « Naciñn y república… », op. cit., p. 48.

596 ACUÑA ORTEGA, Víctor Hugo, « Los cambios polìticos y sociales… », op. cit., p. 315. S. Alda va jusqu‘à affirmer l‘échec du projet d‘État-nation des élites hondurienne et nicaraguayenne (ALDA MEJÍAS, Sonia, « Las Revoluciones liberales… », op. cit., pp. 229-263).

143

Malgré la revendication des valeurs républicaines, les libéraux ont établi des gouvernements autoritaires qui se sont appuyés sur des oligarchies nationales pour défendre des privilèges de classe, au-delà de l‘opposition entre partis politiques. L‘idéologie positiviste a été partagée par une large culture politique qui a mis en étroite relation l‘idée de progrès avec celle de civilisation, excluant de fait les populations indigènes du projet national pour être considérées comme un obstacle au développement.597 Si les conservateurs avaient permis aux communautés de conserver un statut particulier dans la République, les libéraux ont voulu détruire leur identité collective au moyen de l‘éducation.598 D. Díaz considère qu‘au Nicaragua et au Honduras c‘est le métissage comme idéologie officielle qui a été développé alors qu‘au Costa Rica c‘est le discours du « blanchiment de la race » qui a prédominé pour rendre invisibles les populations indigènes et afro-descendantes. Enfin, au Guatemala et au Salvador, ce sont des politiques d‘acculturation des communautés qui ont d‘abord été menées pour ensuite les exclure totalement de la définition de la nation.599 A. Lauria veut revaloriser l‘action des populations indigènes et paysannes dans la construction des États en insistant sur leur lutte contre l‘agro-exportation et la privatisation des terres communales pour garder le contrôle des ressources.600

Dans le but de construire une base sociale forte, les gouvernements libéraux ont autorisé et encadré la création d‘associations et de sociétés mutualistes dans les capitales. V.-H. Acuña a démontré que les ouvriers et artisans urbains ont été les premières classes populaires à être impliquées dans le projet libéral de nation, notamment parce qu‘ils étaient parmi les plus alphabétisés.601 De nombreuses associations ont été créées dans différentes villes pour servir de lieu de rencontre entre différentes couches sociales, proches ou non du pouvoir.602 Elles ont été en relation étroite avec la presse pour faire émerger une opinion

597 Idem, p. 323. Le racisme des élites était aussi tourné contre les classes populaires du monde rural, en particulier les populations noires venues des Caraïbes pour travailler dans les enclaves bananières.

598 ALDA MEJÍAS, Sonia, « El debate entre liberales y conservadores… », op. cit., p. 301.

599 DÍAZ ARIAS, David, « La Invención de las naciones en Centroamérica… », op. cit., p. 22.

600 LAURIA SANTIAGO, Aldo, « Los indígenas de Cojutepeque, la política faccional y el Estado Nacional en El Salvador, 1830-1890 », in TARACENA ARRIOLA, Arturo et PIEL, Jean (comp.), Identidades nacionales…, op.

cit., p. 248.

601 ACUÑA ORTEGA, Víctor Hugo, « Los cambios polìticos y sociales… », op. cit., p. 318 et p. 370. Les associations mutualistes regroupaient ouvriers et patrons pour protéger leurs intérêts, promouvoir l‘épargne et favoriser l‘éducation.

602 À l‘échelle de l‘Amérique Latine, l‘essor de la vie associative serait à mettre en relation avec le développement de la franc-maçonnerie. Voir : SOLAR GUAJARDO, Felipe Santiago, « Secreto y sociedades secretas en la crisis del Antiguo Régimen. Reflexiones para una historia conectada con el mundo hispánico », in

REHMLAC, vol. 3, num. 2, décembre 2011-avril 2012, p. 134. En Amérique Centrale, et au Costa Rica en

particulier, les loges maçonniques ont été des espaces de sociabilité qui ont facilité les échanges entre des individus de diverses nationalités, formations, religions et ethnies. Voir : VALDÉS VALLE, Roberto Armando, « Elementos para la discusión sobre masonería, política y secularización en la Centroamérica del siglo XIX », in

144

publique et des formes modernes de sociabilité.603 Si le taux d‘analphabétisme en Amérique Centrale restait encore très élevé à la fin du XIXème siècle (autour de 90%), la pratique de la lecture collective des journaux a participé au processus de modernisation.604 On attribue ainsi à la presse une « mission civilisatrice » et son rôle est pris très au sérieux. De cette manière, divers milieux de la société centraméricaine ont considéré l‘éducation et le travail comme des outils privilégiés du progrès.605 La professionnalisation de l‘armée a aussi permis une ascension sociale, les sphères du pouvoir voulant faire du champ militaire le garant de l‘ordre des États.606

Des journaux catholiques font leur apparition dans les années 1880 pour défendre l‘influence morale et politique de l‘Église face aux réformes libérales ainsi qu‘à l‘essor de la franc-maçonnerie.607 L‘opposition entre catholiques et libéraux est généralement présentée comme irréconciliable.608 Toutefois, certains s‘approprient des valeurs de l‘idéologie positiviste pour défendre la religion comme un élément clé de la modernisation sur le plan individuel et collectif.609 Ils souhaitent participer à l‘élaboration de la religion patriotique que le pouvoir civil prétend forger seul en s‘octroyant la légitimité de choisir les grands hommes à célébrer.610 Bien que ce débat ait pris une grande ampleur, la foi chrétienne a été un élément partagé par l‘ensemble de la population quelle que soit l‘ethnie ou la classe sociale des individus, et ce malgré les phénomènes de syncrétisme religieux.611

603 HERRERA MENA, Sajid, « Una religiosidad cuestionada… », op. cit., p. 86. Le club libéral nationaliste salvadorien, par exemple, invite pour son inauguration le journal La sombra de Morazán publié dans la ville de Chalchuapa par Castro Madrid. Voir : La Unión, San Salvador, 17 décembre 1889.

604 Dès 1869, J.-M. Medina a signé un décret favorisant la lecture collective de la partie officielle de La Gaceta :

Anales del Archivo Nacional de Honduras, Tegucigalpa, année 2, num. 4, octobre 1968, ―Acuerdo que previene

la lectura de la parte oficial de la Gaceta en junta de vecinos‖.

605 Des écoles nocturnes pour les artisans ont été créées. Voir par exemple : Diario Oficial, San Salvador, 8 juillet 1882, article signé par Rafael Reyes.

606 TARACENA ARRIOLA, Arturo, « Historia polìtica de Centroamérica… », op. cit., p. 167.

607 SÁNCHEZ SOLANO, Estéban, « La identificación del desarticulador del mundo católico: el liberalismo, la masonería, y el protestantismo en la prensa católica en Costa Rica (1880-1890) » in REHMLAC, vol. 2, num. 2, décembre 2010-avril 2011, p. 37. Au Salvador il y a notamment une polémique entre le journal semi-officiel La

República et El Católico concernant le rôle des francs-maçons dans la construction de l‘État. Voir : VALDÉS

VALLE, Roberto Armando, Masones, liberales y ultramontanos salvadoreños: debate político y constitucional

en algunas publicaciones impresas, durante la etapa final del proceso de secularización del estado salvadoreño (1885-1886), thèse de philosophie ibéroaméricaine, Université Centraméricaine José Simeón Cañas, San

Salvador, mai 2010.

608 Une série d‘articles intitulée « le libéralisme est un péché » est publiée dans : El sentimiento católico, León, 12 novembre 1892. La doctrine libérale est dénoncée pour être par essence despotique : La Unión Católica, San José, 19 août 1893, ―Qué es el liberalismo?‖.

609 El Católico, San Salvador, 3 septembre 1882. Les racines religieuses de la notion de sacrifice placée au cœur du patriotisme sont mises en avant. Voir : El Católico, San Salvador, 15 octobre 1882 et El Sentimiento católico, León, 20 novembre 1892, ―El liberalismo es pecado‖.

610 Voir les numéros des 19 mars et 1 octobre 1882 de El Católico, San Salvador.

145

II. 1. A. b. Le Salvador, pionnier en Amérique Centrale

En 1880, le président libéral Rafael Zaldìvar, médecin de formation, décide d‘ériger une statue en l‘honneur de Morazán dans la capitale salvadorienne.612 Cette année-là, la célébration du 15 septembre devait être aussi celle de l‘idéal unioniste incarné par le héros. Les principes d‘indépendance et d‘unité de la nation sont identifiés à Morazán et rassemblés sous le drapeau du libéralisme. La reconstruction de l‘union centraméricaine est ainsi envisagée comme un héritage du héros que le gouvernement souhaite récupérer au nom du patriotisme pour accomplir « les desseins de la providence ».613

L‘inauguration de la statue est initialement prévue le 15 septembre 1881 et la société La

Juventud prévoit une veillée littéraire à San Salvador en liant étroitement la célébration du

héros et celle de l‘indépendance tout en lui conférant une étendue centraméricaine.614 Le théâtre national, prêté pour l‘occasion, a été décoré en mettant en relief le portrait de Morazán, et le public a rempli la salle.615 On accorde ainsi une importance particulière à l‘iconographie dans le culte héroïque et la société décide de publier une œuvre dont la page de garde, illustrée par l‘artiste Anzola, représenterait « la Déesse de la Liberté couronnant le buste de Morazán en même temps qu‘un ange descend lui offrir la palme du martyre. »616 La sacralisation du héros avait déjà été recherchée lors des célébrations précédentes, mais plus que le deuil, c‘est l‘idée de mobilisation qui est désormais mise en avant. Une métaphore de la semence fertile est élaborée autour du sacrifice de Morazán, établissant sa mort comme une nécessité pour que l‘union puisse être concrétisée par les nouvelles générations.617

La société La Juventud a compté sur la participation d‘intellectuels renommés tels que le salvadorien Rafael Reyes et le nicaraguayen Rubén Darío, encore adolescent, qui publient dans une revue du même nom dans laquelle les héros unionistes sont célébrés, en premier lieu Morazán mais aussi Máximo Jerez. Ce Coquimbo nicaraguayen meurt en 1881 alors qu‘il représentait le Nicaragua aux États-Unis. Sa mort est déplorée au Salvador car il est considéré

612 La Discusión, San Salvador, 26 novembre 1880.

613 La Discusión, San Salvador, 15 septembre 1880, ―El 15 de setiembre de 1821‖.

614 Les intellectuels centraméricains sont appelés à participer à un concours en envoyant des textes ou des vers sur le thème « L‘Indépendance et/ou Francisco Morazán ». Le jury est composé de Carlos Bonilla, Antonio Guevara Valdés et Juan José Bernal (La Discusión, San Salvador, 26 juillet 1881). Soulignons que le nom de la société révèle le mythe de la jeunesse comme facteur de « progrès ».

615 Voir : RODAS Joaquín, Morazánida, La epopeya, La tragedia, el apoteosis, Quetzaltenango, Talleres CDS, 1920, p. 341.

616 La Discusión, San Salvador, 6 septembre 1881.

617 La Discusión, San Salvador, 26 juillet 1881. Les divers poèmes dédiés à Morazán à cette occasion ont été