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H ÉRITAGE G ÉNÉTIQUE E T I DENTITÉ

Dans le contexte d’une entrevue, le corps se parle et l’éloquence à son sujet dépend des représentations qui sont projetées sur lui. Il y a une sagesse populaire qui se dégage des discours familiaux qui viennent confirmer la place symbolique occupée par le concept d’hérédité et comment les individus utilisent la culture comme une réponse adaptative à leur héritage biologique. D’une famille à l’autre le bagage génétique joue très différemment selon les conditions de vie des familles en rapport avec leurs milieux respectifs. Du côté de la famille Périard, représentant une famille de travailleurs autonomes de la classe moyenne, la roulette génétique semble avoir joué un rôle favorable. Albert, âgé de 93 ans, fier aîné du village m’apprend qu’il est le plus âgé de tous et que seules les femmes le talonnent puisque dans son entourage, il n’y a aucun homme de son âge. Pauline, son épouse âgée de

88 ans, admet avoir hérité de la faiblesse cardiaque de son père, tandis qu’Albert nous parle de sa santé de fer en disant j’ai jamais eu de trouble avec ma santé, j’ai jamais été malade. J’ai eu quelques badlucks… me suis cassé les jambes trois fois, j’ai fumé pendant 40 ans, j’ai pris un coup, mais jamais fais de conneries. J’ai lâché la cigarette…, et Pauline de poursuivre avec, si on n’a pas été malades, ça doit être parce qu’on a une bonne constitution j’imagine… c’est parce qu’on est têtus. Ainsi, malgré l’acquisition d’habitudes à risques, ils affirment d’une part que la chance a joué son rôle dans la loterie génétique, et que si la malchance a pu influencer leur santé, ils doivent celle-ci surtout à leur volonté d’agir contre les mauvaises habitudes. Être têtu veut aussi dire être tenace, ne pas se laisser abattre par l’adversité démontrant ainsi une force de caractère comme une caractéristique identitaire indiquant une capacité de résilience et d’adaptation propre à cette génération de bâtisseurs. Pauline souligne qu’elle est en aussi bonne santé que les femmes de son âge et même plus que plusieurs personnes beaucoup plus jeunes qui sont déjà hébergées à la maison des aînés.

Les dix enfants de Pauline et Albert âgés entre 50 et 65 ans ont « hérité » d’une santé relativement bonne et exempte de tares génétiques ou de maladies dégénératives. Tout comme Michel, sixième de dix enfants, ils auraient hérité d’une résistance peu commune aux maladies infectieuses, une caractéristique probablement liée au génotype et au mode de vie familial. Cependant, la chance génétique semble s’être estompée à la troisième génération lorsque le mixage chromosomique produisit chez les deux filles de la famille Périard-Fournelle l’expression de maladies incurables. Mégane, 17 ans, deuxième de trois enfants est atteinte du diabète de type 1, tandis que Carole, 15 ans, est atteinte d’épilepsie. Ces caractéristiques génotypiques seraient possiblement attribuables à une transmission provenant de la lignée maternelle. Malheureusement les grands-parents maternels n’ayant pas participé à la recherche, nous n’avons pu poursuivre l’enquête sur ce sujet et il a été impossible de tracer un lien menant à des causes génotypiques ou environnementales historiques.

Quant à la famille Gingras-Girard économiquement défavorisée, aucun des trois enfants en bas âge ne semble affecté de maladies transmises génétiquement. Ce sont les parents qui ont hérité de mauvais gênes car Marius, 34 ans, est diabétique tout comme ses deux parents. Pour sa part, Juliette 28 ans souffre d’anxiété et de dépression récurrente, et

pour elle il n’y a rien d’inhabituel dans cette situation puisque sa mère, sa tante et sa grand- mère sont depuis toujours affectées par l’anxiété et la dépression sans jamais en avoir été soignées, évoquant que « le pathologique pourrait engendrer le normal par reproduction » (Canguilhem, 1969 : 162). Tout comme sa mère, son père et sa sœur, Juliette est hyperémotive, son énergie est en dents de scie et elle souffre régulièrement d’insomnie, mais jamais elle ne mentionne ces caractéristiques comme anormales, comme si « l’image de soi était construite (…) sur un déni de la réalité (…) sans doute l’une des seules stratégies de survie accessibles » (Corin et al, 1990 : 154).

Au sein de la famille fortunée Clément-Poitras, Amédée, 55 ans et commerçant autonome, ne présente aucune défaillance organique importante, ni tares génétiques ou possibilité de maladie dégénérative. Amédée affirme j’ai à peu près jamais été malade de ma vie, je me suis jamais cassé un membre (…) mais j’ai des enfants hyperactifs, un peu comme moi, deux des trois (…) mais le bon dieu m’a donné un cadeau (…) je peux récupérer à peu près comme je veux. Tout en reconnaissant son caractère hyperactif, il souligne que le risque lié à cette caractéristique est tempéré par sa capacité de récupération qu’il reconnaît comme une qualité innée. Ainsi la qualité de son sommeil est une condition sine qua non à sa capacité d’adaptation aux exigences de la vie. Cependant, sans soulever le lien entre son hyperactivité, celle de ses fils et leur anxiété, il attribue à la lignée maternelle les problèmes d’anxiété, de haute pression et de dépression auxquels ses enfants font face en disant au sujet de son ex-épouse, sa mère était dépressive, vraiment dépressive, le grand-père l’était, (…) le grand-père a déjà été interné.

Constance, 74 ans, aïeule de la famille et mère de Lysanne, est atteinte du diabète de type 1, une condition qu’elle attribue aux habitudes alimentaires de son enfance liées à la culture culinaire de cette époque fortement axée sur la consommation, de féculents, de sucre et de gras animal. De plus, suite à un accident cardio-vasculaire il y a sept ans, elle est restée partiellement paralysée du côté droit, cependant elle met au-dessus de ses symptômes physiques sa condition psychique héréditaire en insistant que;

C’est nos émotions (…) qui prennent le contrôle de nos vies. Parce qu’on essaie, mais il y a des fois que c’est plus qu’on a du noir (…) C’est héréditaire sûrement (…) j’ai de la difficulté à être positive. Beaucoup. Puis c’est ça qui me fait beaucoup de dommages parce que c’est pas bon pour la santé.

Constance considère que ce qui l’a rendue malade c’est son extrême émotivité qui s’est exprimée par une inquiétude permanente au sujet du sort de ses enfants. Elle reconnaît avoir hérité de cette caractéristique comportementale, de l’avoir léguée à ses enfants qui l’ont léguée à leurs enfants. Il semble donc y avoir récurrence des comportements liés à l’expression d’un héritage génotypique potentialisé par un éthos familial intergénérationnel affectant la qualité de vie de la descendance.

Antoine, 30 ans, petit-fils de Constance et fils aîné d’Amédée et Lysanne nous dit; J’ai une tante qui fait de la tachycardie (…) à l’exception d’un problème de haute pression et de tachycardie (…) mélange de stress, de surmenage (…) il y a de ma famille justement, on est portés à toujours vouloir en prendre plus (…) dans mon cas, je suis nerveux, stressé de nature (…) du côté de ma mère… le côté plus psychologique, donc dépression, antidépresseurs.

Antoine se réfère directement à l’hérédité en soulignant que les problèmes de santé qui en découlent sont surtout influencés par une compulsion à l’activité considérée comme un héritage familial culturel issu des valeurs paternelles. Sans le savoir, Martin confirme les paroles de son père au sujet de l’absence de maladies, mais renchérit sur ce qu’Antoine affirme sur le stress lié au besoin de performance et de productivité en disant :

On n’a jamais été vraiment malades (…) mais je stress avec un rien, je suis très nerveux (…) je veux tout le temps pousser plus (…) je pense que mon petit frère et mon père sont comme ça aussi (…) et on va peut-être péter une crise de cœur à 45 ans (…) juste à cause du stress.

Plus tard il poursuivra sur l’aspect dépressif qui caractérise sa famille maternelle en disant ça m’a tout le temps achalé, surtout sur un point qui est la dépression que je veux pas aller là-dedans (…) je sais que c’est une maladie extrême d’un côté de ma famille. Les paroles de Martin suggèrent que le risque pour sa santé est lié à un comportement cherchant à satisfaire un besoin compulsif de performance menacé par l’héritage génétique qu’il perçoit ne pouvoir contrôler sciemment.

Ces discours reflètent une continuité de sens où l’hérédité fait partie des représentations de la santé constituant un des vecteurs de l’identité biologique et psychique familiale intergénérationnelle. À ce niveau, les participants n’expriment pas consciemment que les facteurs héréditaires colorent leur identité mais celle-ci est déclinée dans leurs explications sur ce qui les caractérise en tant qu’individus actualisant des pratiques en

réponse à leur génotype et, « c’est parce que la valeur est dans le vivant qu’aucun jugement de valeur concernant son existence n’est porté sur lui. Là est le sens profond de l’identité attestée par le langage entre valeur et santé » (Canguilhem, 1969 : 158). Ainsi, s’il n’y pas de jugement adressé au génotype, par contre la capacité d’adaptation à celui-ci est exprimée en termes de bonnes ou de mauvaises habitudes où la normalisation vient appuyer une génétique défaillante. Sur ce plan, si d’une part, la capacité d’adaptation est partiellement déterminée par le génotype, d’autre part, l’adaptation à celui-ci ainsi qu’à l’environnement est déterminée par des conditions environnementales permettant l’actualisation de comportements issus de la culture familiale et sociale dominante influençant la définition et la perception de la santé déterminant le choix des pratiques adaptatives. Concrètement cela nous indique que « la sémantique est le reflet privilégié de l’histoire culturelle et de l’histoire individuelle, elle retrace donc la mémoire d’un apprentissage, celui du milieu extérieur qui concourt à la formation épigénétique de l’identité individuelle » (Danchin, 1977 : 207).

Ainsi vu, le capital biologique ne se limite pas uniquement à une question d’héritabilité, de maladie ou de santé puisqu’il se combine à des éléments culturels servant à améliorer le potentiel et la qualité de l’adaptation ouvrant ainsi la porte à une définition contemporaine de la santé. Conséquemment, cette définition de la santé axée sur les qualités de l’adaptation phénotypique se voit investie par un discours figurant une nouvelle donne démontrant les effets du contexte social, culturel et économique dans lequel se construisent le corps, la santé et la maladie. Aujourd’hui, le facteur principal modifiant la perception et la définition de la santé est ce à quoi les participants se réfèrent quand ils évoquent le stress, et cet élément physiologique fondamental à la vie humaine est aussi celui qui semble influencer significativement la perception et la définition des critères de la qualité de vie.