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G ÉNOTYPE , S TRESS E T A DAPTATION

Les conditions très variables de l’environnement multiplient les possibilités d’acquisition de pratiques adaptatives et combinées aux capacités innées elles produisent un phénotype totalement original. Cependant, ce dernier n’échappe pas aux impondérables de la vie car, imprévisibles, ceux-ci peuvent être issus tant du niveau génétique que de l’environnement dont les événements témoignent des caractéristiques spécifiques au milieu et au mode de vie exerçant une pression adaptative sur les individus. Cette pression environnementale constante déclenche un stress comme une « réponse non spécifique que donne le corps à toute demande qui lui est faite » (Seyle, 1974 : 28). À ce niveau, les événements traumatiques, tels que les chocs émotifs avec séquelles, les maladies aigues, chroniques ou incurables, les accidents avec blessures et séquelles, les échecs, les douleurs chroniques, la faim, la soif, les émotions intenses et les sentiments, la malnutrition et l’inhibition ou la répression des besoins fondamentaux humains sont des facteurs déclencheurs de mécanismes d’adaptation physiologiques et psychiques engendrant un stress négatif provoquant un état de détresse. À l’opposé, la notion de stress positif dépend elle aussi de la perception et de la définition que l’individu en a, ainsi des notions généralement associées à un stress positif telles que, le succès, une naissance, la sexualité, le travail, les relations sociales, le confort matériel, la beauté, la nature, le jeu, l’exercice physique et mental, sont des concepts qui peuvent être interprétés à l’opposé de ce qui est

attendu, simplement parce qu’elles évoquent des représentations et une symbolique neutre ou contraire ne sollicitant pas de la même manière les mécanismes d’adaptation. Les facteurs de stress exercent donc un niveau de détresse différentiel sur les individus, d’une part à cause de la variabilité de la notion et de la perception du stress, et d’autre part à cause d’une accessibilité variable aux moyens sociaux, culturels et économiques disponibles dans l’environnement permettant le choix de pratiques favorisant une réponse adéquate à la demande d’adaptation. Seyle explique bien cette dynamique par cette simple phrase « L’issue de nos interactions avec l’environnement est autant fonction de nos réactions au stresseur, que de la nature du stresseur » (Seyle, 1974 :78). À ce sujet, un bon exemple nous vient des modes de vie urbains ou ruraux pour lesquels les uns sont entièrement adaptés tandis que d’autres y voient un effort d’adaptation insurmontable. Dans les discours courants sur la vie en ville ou en campagne, il est fréquent d’entendre, d’une part, les ruraux évoquer la grande difficulté de vivre en région urbaine à cause de la perte des repères symboliques et signifiants, en l’occurrence d’une détérioration de la qualité de vie, et d’autre part, et pour les mêmes raisons, d’entendre les urbains parler de leurs difficultés d’adaptation à un mode de vie rural qu’ils avaient mésestimé. Un deuxième exemple nous vient d’Albert lorsqu’il parle des générations plus jeunes, en disant un rien pis c’est malade, un p’tit mal de gorge, un p’tit mal de dent pis c’est un point pour demander des vacances ou une journée off (…) dans mon temps y’avait rien pour m’arrêter, et Pauline opine en rajoutant que les gens deviennent malades plus jeunes sans doute parce que le niveau élevé de stress relié au travail et aux obligations familiales est généralisé. Ces commentaires soulèvent deux aspects; d’une part, Albert indique la perception d’une désadaptation phénotypique des descendants soulignant que sa résistance à l’effort exigée par la culture du travail de son époque constitue une force représentative de son identité biologique et sociale d’ouvrier manuel (Detrez, 2002). Il poursuit en soulignant que si les nouvelles technologies mécaniques ont augmenté et accéléré la productivité du travail des jeunes générations, elles ont du même coup rendu les gens moins endurants et plus malades à cause de l’augmentation du stress lié à ce contexte de productivité accélérée. Les présomptions d’Albert sont confirmées par Dre Solange qui indique que les maladies dégénératives se déclarent maintenant précocement par rapport au contexte d’il y a quelques décennies et que le facteur principal contribuant à cette variance serait lié à

l’augmentation généralisée des facteurs de stress négatifs. Dans ces deux exemples, l’intensité de l’effort d’adaptation est plus élevée que la capacité de répondre à ce stress (Seyle, 1974), et dans ce cas c’est le maillon le plus faible de l’ensemble des métabolismes qui cèdera sous la pression de l’effort d’adaptation et « la maladie peut être déclenchée indirectement par nos propres réactions d’adaptation—réactions excessives ou inappropriées » (Seyle, 1974 : 55). À ce niveau, c’est le pouvoir d’adaptation cherchant à créer l’homéostasie du corps et de l’esprit en relation avec un environnement changeant qui fait varier le niveau de santé et la perception de son état car « beaucoup de maladies n’ont pas une cause spécifique unique, mais sont le résultat d’une multitude de facteurs parmi lesquels le simple stress non spécifique joue souvent un rôle décisif » (Seyle, 1974 : 139).

C’est en l’arrimant avec le concept de satisfaction des besoins fondamentaux que le concept du « syndrome général d’adaptation » (Seyle, 1974) franchit un seuil d’application plus large. Sur ce plan, plus la satisfaction des besoins fondamentaux exige le développement de comportements inadéquats, extrêmes et prolongés, plus le mécanisme d’adaptation à cette surenchère de stress se voit compensé par le phénotype entraînant simultanément un déséquilibre des capacités adaptatives se répercutant sur la santé et altérant la qualité de vie. Dans ce contexte, les capacités adaptatives sont dépassées par les demandes internes ou externes et la pression exercée sur le phénotype est alors à son maximum. C’est à ce moment, par un mécanisme rétroactif de désadaptation libérant dans l’organisme des agents catatoxiques que le risque pour la santé augmente. Dans ce sens, la maladie pourrait être l’expression phénotypique d’une difficulté d’adaptation aux changements dans l’environnement, tandis que la santé serait le témoignage du succès des stratégies d’adaptation à la pression environnementale. Par contre, rappelons-nous que la capacité d’adaptation n’est pas uniquement tributaire de facteurs innés, car les différents capitaux en action dans l’environnement viennent jouer un rôle potentiellement stabilisateur hétérostatique ramenant l’état d’homéostasie nécessaire à la santé. La pression adaptative en rapport avec l’environnement suscite des niveaux variables de stress et donc des niveaux variables d’adaptation participant à l’édition de nouvelles normes de fonctionnement et dans ce sens Canguilhem définit très bien la santé par le concept de capacité d’adaptation :

« La santé est précisément, une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement. Ce qui la caractérise c’est la capacité de

tolérer des variations de normes (…) L’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes (…) la mesure de la santé c’est une certaine capacité de surmonter des crises organiques pour instaurer un nouvel ordre physiologique. » (Canguilhem, 1969 : 167).

On ne peut qu’entériner cette affirmation, car de la naissance à la mort la capacité d’adaptation à l’environnement exerce une influence constante, à la fois sur l’expression génotypique et sur le développement du phénotype par la satisfaction ou l’inhibition des besoins fondamentaux dont les effets se répercutent à long terme sur la santé des individus autant que celle de populations entières. La capacité d’adaptation phénotypique aux événements endogènes et exogènes est donc modulée par une mixité de facteurs innés et acquis agissant sur la perception de la qualité de vie.

Amédée est convaincu d’être en meilleure santé que ceux de son âge en disant que j’ai un grand défaut, je suis un gros fumeur, puis je regarde les gens à côté de moi qui sont essoufflés (…) ils sont beaucoup moins en bonne santé physique, comme quoi une habitude à risque est rarement remise en question tant qu’elle n’est pas perçue altérante pour la fonctionnalité du corps, dans ce cas c’est la comparaison avec le milieu social qui inverse le sens de l’altérité en opérant une négation du risque encouru. Qui plus est, rétrospectivement au commentaire d’Amédée au sujet de son hérédité, il semble minimiser les effets néfastes des habitudes à risque en s’appuyant sur une symbolique de résilience génotypique. En se comparant à son entourage Martin dit, oui je suis plus nerveux, mais j’ai un temps de réaction plus rapide et une maniabilité plus rapide (…) moi je fume pas, je bois pas. Ce commentaire indique que malgré les désavantages de son hérédité, celle-ci est compensée par l’absence d’habitudes à risques respectant ainsi ses limites génétiques. De cette manière il répond à son besoin de sécurité du corps en adaptant ses pratiques à son génotype, indiquant une perception et une attitude contraires à celles de ses parents. Sur ce plan, si le génotype caractérise des comportements, il oriente aussi des pratiques basées sur des critères de qualité de vie et de santé répondant à des besoins fondamentaux. De même, l’inné peut limiter le choix des pratiques et même si l’environnement exerce une influence favorable sur le phénotype permettant l’adaptation à toutes sortes de conditions physiques et psychologiques, l’héritage génétique peut exercer un frein ou imprimer une direction prédéterminée au développement du phénotype. À ce sujet, Antoine se perçoit en moins bonne santé que ceux de son âge parce qu’il est affecté par des problèmes de santé depuis

l’enfance et, réaliste, il souligne que ce que j’ai en ce moment va me durer à vie, donc il faut que j’apprenne à vivre avec. « Apprendre à vivre avec » indique sa volonté de s’adapter à cette condition en actualisant des comportements améliorant sa qualité de vie, il indique que marcher, prendre l’air, se changer les idées, se tenir occupé et consommer des produits naturels sont des pratiques qu’il a acquises avec le temps et qui ont produit de bons résultats. En effet, si ces activités semblent avoir un effet curatif, c’est que le passage d’une activité à l’autre est plus efficace que le repos total et c’est aussi probablement parce qu’elles sont parfaitement adaptées à ses besoins fondamentaux confirmant que « (…) tous les agents auxquels nous sommes exposés produisent aussi une accentuation non spécifique dans le besoin d’accomplir des fonctions d’adaptation et par là de rétablir la normalité. » (Seyle, 1974 : 30). Parlant de sa santé chancelante, Constance souligne l’importance de l’aspect social en disant, par rapport à mon état physique dans le moment (…) j’essaie de faire des efforts… j’ai de la difficulté à reprendre ça (…) que vivre seule, c’est impossible. On a besoin des autres. Tu es pas capable de fonctionner autrement. À ce niveau, la capacité d’adaptation de Constance à l’évolution de son phénotype est donc clairement liée au soutien et fonctionnement du réseau social de sa communauté.

Ces discours nous ont révélé que le corps individué est une entité organique porteuse d’une identité généalogique dont l’origine identitaire est le génotype s’inscrivant au sein du microcosme social de la famille. Dans cet espace social investi par le symbolique, le corps est l’objet des représentations du code moral familial prescrivant des comportements normés en accord avec les représentations de l’altérité où l’Habitus figure comme une métaphore du corps social. Ce corps est aussi investi par le domaine écologique, social, culturel et économique contribuant à sa construction identitaire, ce qui fait de lui un objet biosocial total considéré comme le terminal morphologique de l’incorporation des différents capitaux. À ce niveau, nous avons trouvé que les représentations expriment un rapport instrumental dans le concept du corps-outil inférant une vision mécaniste de la santé et fonctionnaliste de la vie. De plus, même si les perceptions de l’altérité sont très variables, la santé est souvent définie par l’équilibre des aspects physiques et psychiques de l’individu en relation avec son environnement social et lié à une autonomie de fonctionnement. Ces aspects constituent donc les éléments d’un capital biologique dont l’expression est le résultat d’un mixage entre matériel génétique et

incorporation de pratiques culturelles variables. Cependant, l’hérédité peut comporter des éléments génétiques récessifs représentant un fardeau pour les descendants et souligne la présence d’éléments historiques environnementaux génétiquement enregistrés affectant l’adaptation phénotypique et la qualité de vie des descendants. La question de l’évolution génotypique et de l’adaptation du phénotype en rapport avec les conditions environnementales est donc le résultat de la relation nature-culture intrinsèque à l’évolution de l’espèce humaine. En ce sens, nous avons vu que les risques liés à l’expression du génotype se voient compensés ou décompensés par les pratiques du mode de vie et inversement, que les habitudes à risques se voient compensées par la qualité du génotype, et qu’en substance l’éthos familial, comme premier système culturel, est un facteur fondamental contribuant positivement ou négativement à cette expression.

Parce que les définitions de la santé sont situées dans un espace géographique lié à un contexte particulier, elles expriment un rapport à l’environnement établissant les conditions de vie et les usages du corps selon une hiérarchisation des besoins fondamentaux inscrits dans les principes du Salus-Sanitas-Salubritas inférant la perception d’une vie de qualité. Ces trois concepts interdépendants nous ont redirigé vers un concept de qualité de vie promulguant des pratiques individuelles et collectives s’exprimant dans la santé. Ces constatations nous ont permis de proposer une définition contemporaine de la santé basée sur la capacité d’adaptation du phénotype aux facteurs endogènes ou exogènes de stress. Ainsi, chaque individu a une manière originale de s’adapter au stress entraîné par les contraintes de son génotype, la satisfaction ou la répression de ses besoins fondamentaux et les exigences de l’environnement, où l’accessibilité aux moyens écologiques, sociaux, culturels et économiques permet de moduler sa capacité d’adaptation à la variation de la pression environnementale. En ce sens, le mode de vie d’abord défini par le milieu écologique auquel se greffe le contexte sociétal fournit les conditions de désadaptation ou d’adaptation phénotypique. La maladie serait donc l’expression phénotypique d’une difficulté ou de l’échec des stratégies d’adaptation aux changements dans l’environnement où les capitaux joueraient un rôle stabilisateur pour la santé inférant la perception d’une vie de qualité.