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ANTOINE VÉRARD 62

I- L’éditeur-libraire

Nous ne connaissons aujourd’hui encore à peu près rien de la vie personnelle et de la carrière d’Antoine Vérard avant la parution de son premier livre en 1485.

Sans doute originaire de Tours63, il s’installe à Paris et dirige un atelier de copistes de manuscrits64 et d’enlumineurs avant de se lancer dans l’édition imprimée en 1485 en publiant un Decaméron de Boccace en français. Jusqu’en octobre 1499, il occupe un établissement sur le pont Notre-Dame et une boutique à la Sainte Chapelle. À la suite de l’écroulement du pont le 25 octobre 1499, il déplace son premier établissement à une adresse qui varie selon les colophons : « Près Petit Pont », « Rue Saint Jacques près Petit Pont », « Carrefour Saint-Séverin », « Petit Pont près du Carrefour Saint-Séverin » et « Petit Pont devant la rue Notre Dame »65.

Il devient rapidement le premier des grands marchands-libraires parisiens et édite entre 1485 et 1512 près de 300 ouvrages. Il doit son brillant succès à ses qualités de fin

62 Nous nous appuyons sur les ouvrages suivants : J. MACFARLANE, Antoine Vérard, p. IX-XXVII ; N. PETIT, « Les incunables : livres imprimés au XVe siècle »,

http://classes.bnf.fr/livre/arret/histoire-du-livre/imprimerie/03.htm, 30 juin 2015 ; M. OKUBO, « Antoine Vérard et la transmission des textes à la fin

du Moyen Âge », Romania, 125, 2007, n° 3-4, p. 434-480 ; M. B. WINN, Anthoine Vérard. Parisian

publisher (1485-1512) : prologues, poems and presentations, et « Anthoine Vérard et l’art du livre », Le

Moyen français, 69, 2011, p. 133-160.

63 Cf. M. OKUBO, art. cit., p. 434 : « On ne sait pratiquement rien sur l’origine d’Antoine Vérard. Il est curieux de noter dans la récente et volumineuse étude de Mary Beth Winn l’absence de référence à John Macfarlane, Antoine Vérard. A paper read before the Bibliographical Society. November 16th 1896, Londres, 1898, 38 p., et par conséquent un silence total sur l’éventuelle origine flamande du libraire parisien évoquée (et non confirmée) par le savant anglais (l’origine tourangelle, hypothèse souvent avancée depuis Gaston Duval, n’est pas plus certaine). Mais il faut admettre que cette supposition est très séduisante : Colard Mansion avant lui s’est lancé dans les imprimés de luxe et a composé, comme lui, des prologues (en tant que traducteur ou compilateur) ; Vérard a repris l’édition de Mansion des

Métamorphoses (Bruges, 1484) pour sa Bible des poètes (Paris, 1er mars 1493 [1494] : Macfarlane, n° 31) ou celle du De Consolation de phylosophie (Bruges, 1477) pour son Boèce (Paris, 19 août 1494 ; Macfarlane, n° 30) ; Mansion a disparu de Bruges en 1484 et Vérard est apparu à Paris en 1485. On serait tenté de se poser la question, comme Sheila Edmunds, sans y croire vraiment : Vérard n’aurait-il pas pu être brugeois, plutôt que tourangeau ? Colard Mansion ne se serait-il pas déguisé en Antoine Vérard ? L’hypothèse, néanmoins, est aussi fragile que séduisante. »

64 Sur le travail de Vérard relatif aux manuscrits, voir M. OKUBO, art. cit., p. 434sq.

65 Cf. J. MACFARLANE, op. cit., p. XI. D’après M. OKUBO, ces adresses « semblent désigner plus ou moins le même emplacement, la rue Saint-Jacques arrivant jusqu’au Petit Pont : elles ne permettraient donc pas de préciser la datation de ces adresses » (ibid., p. 446, note 46).

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stratège en technique éditoriale et commerciale66. Il sait en effet s’adapter aux goûts du jour et prévoir ce qui intéressera le public ou ses clients. Il lui arrive même de tester le marché par des impressions rouennaises qu’il peut financer en sous-main. Il consacre un tiers de sa production à des ouvrages liturgiques (Heures, Missels, etc.) en latin ; il publie notamment en 1485 la première édition connue d’un livre d’Heures qui deviendra un best-seller. Mais son intérêt se porte surtout sur les ouvrages en français, avec lesquels il connaîtra le même succès grâce à leur quantité et à leur variété. Il publie alors des textes littéraires (romans de chevalerie, recueils de poésie, etc.), des chroniques ou livres d’histoire, des traductions d’œuvres classiques (Sénèque, Ovide) ou plus modernes (Boccace), des traités de dévotion, ainsi que quelques œuvres scientifiques. C’est à lui notamment que nous devons l’édition princeps des Cent Nouvelles nouvelles, du Roman de Tristan, du Jardin de Plaisance, et de tant d’autres. Il publie bon nombre d’auteurs contemporains, parmi lesquels Guillaume Tardif, Octovien de Saint-Gelais, Jean Bouchet, Claude de Seyssel.

Mais le grand art des œuvres de Vérard tient surtout à la typographie et à l’illustration de ses ouvrages imprimés, égalant les manuscrits enluminés67. Il fait pour cela appel aux artisans les plus expérimentés et les plus renommés (imprimeurs68, enlumineurs, relieurs, etc.). Il propose des paratextes nouveaux et les dote de magnifiques décorations. La plupart de ses ouvrages sont illustrés par des gravures sur bois, en pleine page ou dans des formats plus petits. Dans ses exemplaires de luxe, ses gravures sont peintes ou recouvertes de nouvelles miniatures ayant un plus grand rapport avec le texte. Sa technique est maîtrisée et donne lieu à de véritables objets d’art. « S’il se définit modestement en général comme honnorable homme, bourgoys,

marchant et libraire de Paris, il ne se vante pas moins d’avoir produit de beaux livres, des livres utiles et prouffitables »69. Il s’enorgueillit d’ailleurs d’être plus qu’un éditeur et libraire : il se veut créateur. Il revendique son statut d’auteur d’objets uniques par divers moyens : en insérant son nom, en toutes lettres ou avec ses initiales, dans des

66 Cf. N. PETIT : « une stratégie commerciale audacieuse ».

67 Cf. M. B. WINN, op. cit., p. 102 : « Rivaling in quality the manuscripts which they imitate ».

68 Il ne semble pas avoir imprimé lui-même, se réservant la possession de bois gravés qu’il louait à tel ou

tel imprimeur. Mais, comme l’indique J. MACFARLANE (op. cit, p. XVI), si Vérard a employé de nombreux imprimeurs pour éditer certains de ses livres, la plupart d’entre eux ont toutefois été produits dans l’un de ses établissements.

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enluminures, en se représentant sur de nombreux frontispices comme donateur agenouillé devant un personnage noble ou un membre du clergé, ou bien en plaçant à l’ouverture de ses ouvrages un acrostiche de son nom où Vérart rime avec « art »70. Il ira même jusqu’à gratter des colophons imprimés71. Vérard offre notamment à Louise de Savoie plusieurs livres, imprimés et manuscrits, qu’il n’hésite pas à signer en tant que son treshumble et tresobeyssant serviteur72.

En outre, Vérard réussit à se faire une bonne publicité en se choisissant des destinataires de premier choix, à savoir les rois de France Charles VIII et Louis XII, la reine Anne de Bretagne, le roi Henry VII d’Angleterre, le comte d’Angoulême et sa femme, mère du futur François 1er, Louise de Savoie, ainsi que d’autres membres de l’aristocratie. C’est surtout grâce aux éléments artistiques que l’on peut identifier les destinataires : miniatures de présentation, armoiries, devises, mais aussi grâce aux textes ajoutés à certains exemplaires où Vérard fait don de son livre à ces nobles personnages. Mais pour certains exemplaires de luxe l’identification de certains destinataires reste encore mystérieuse… Antoine Vérard leur fait don d’exemplaires de présentation, uniques et personnalisés, dans des copies tirées sur vélin et somptueusement enluminées.

Parmi ces mécènes de prestige figure Charles VIII qui, de 1491 à sa mort en 1498, a régi ses publications. Antoine Vérard sélectionne alors des livres qui sont écrits, compilés ou traduits pour le roi de France, imprime des œuvres de commande (livres d’Heures) et favorise les traductions des poètes de cour. La grande période de livres imprimés pour Charles VIII commence en 1491, une année marquée par la fin de la guerre contre la Bretagne et par le mariage du roi avec la duchesse Anne. Vérard lui offre alors de nombreux volumes personnalisés à travers des dédicaces, des préfaces et des décorations. Et c’est avec l’édition le 21 août 1491 de l’ouvrage en deux volumes intitulé Orose qu’il initie ses séries de copies de présentation pour le roi, réalisées sur vélin et enluminées : dans cette traduction compilée et traduite spécialement pour

70 Voir l’envoi du prologue de son édition du Livre de la chasse de Gaston Phébus mais aussi le manuscrit

des Louenges a nostre Dame, Paris, BnF, fr. 2225, qui « se termine par un poème construit sur le nom entier d’Anthoine Vérard, qui figurait déjà dans une édition d’Heures imprimée sous le titre d’Oraison de

l’acteur de ces presentes [heures] » (M. B. WINN, ibid., p. 135).

71 J. MACFARLANE, op. cit, p. XXVI.

72 Cf. M. B. WINN, art. cit., p. 135, note 5 : « Le manuscrit de la Passion Jhesuscrist (Paris, BnF, fr. 1686) porte la signature de Vérard. »

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Charles VIII, il inclut, sous le prologue, une miniature d’une demi-page représentant le souverain recevant le livre du donateur agenouillé qui peut représenter l’éditeur. Les années 1493-1494 marquent l’apogée de ces œuvres de présentation : non seulement Vérard édite 7 des ouvrages dédicacés au roi73et les copies personnalisées de 7 autres74, mais encore compose 9 des 15 prologues adressés au roi75. Dans ces années-là, il publiera à la fois des œuvres pieuses76 et des œuvres laïques destinées à la « recreation » du souverain77. L’année 1494, coïncidant avec les campagnes en Italie du roi, marque ensuite de nouvelles orientations dans le travail de Vérard. Comme l’a montré, en effet, M. B. Winn, l’éditeur se tourne alors vers un nouveau mécène : « Charles left Amboise in February 1494 but remained in Lyon until July 29, 1494. Is it only coincidental that the two prologues altered for Henry VII date from March and August 1494 ? Was the publisher in fact anxious to find another patron in the absence of the French king ? »78 Vérard publie également des œuvres qui témoignent de ce nouveau contexte historique : la référence aux campagnes italiennes est particulièrement évidente dans Lancelot (Vélins 617) à travers la gravure représentant deux groupes de soldats armés, à cheval et portant des bannières. Les années suivantes, il éditera encore pour le monarque le Gouvernement des princes, le Tresor de noblesse et les fleurs de

Valere le grant (17 sept. 1497), la Nef des folz, la Bible historilae et les Vigiles des

mors79. À en juger donc par cette production abondante, Charles VIII aura été un

73 Art de faulconnerie, Paraboles maistre Alain, Art de rhetorique, Apologues Laurens Valle, Eurialus et

Lucrece, Vengeance nostre Seigneur, Pamphile.

74 Kalendrier des bergiers, Boccacio’s Cleres dames, Le Jouvencel, L’Ordinaire des crestiens, Le mistere

de la Passion, Le Miroir de la redemption, Les Fais maistre Alain Chartier.

75 Vérard ajoute des prologues à des ouvrages aux contenus variés : l’histoire (l’Arbre des batailles,

Recueil des histoires troiennes, Miroir historial, Chroniques de France), la philosophie morale (Boethius, Suso), exemples (la Légende dorée, Bible des poètes, Des nobles malheureux de Boccace), les romans de chevalerie (Lancelot), une encyclopédie populaire (Sydrach), les textes de dévotion (Heures, Vigiles), un poème narratif (Pamphile) et une pièce de mystère (Vengeance nostre seigneur).

76Le Mistere de la Passion, L’Ordinaire des crestiens et Le Miroir de la Redemption humaine.

77 Le Livre des deux amans, Eurialus et Lucrece, Le Livre d’amours.

78 M. B. WINN, op. cit., p. 118.

79 Id., ibid., p. 123 : « Vérard’s publications had mirrored the trajectory of Charles VIII’s life, from the

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mécène généreux à l’égard d’Antoine Vérard80, mais cela va changer avec son successeur, Louis XII.

Dès 1492, l’éditeur a fourni des livres au comte Louis d’Orléans mais ils ne portent aucune marque d’association entre les deux hommes81. Il faut attendre 1498 : lors du sacre du nouveau monarque, Vérard rend hommage à celui-ci en lui offrant une copie de luxe dédicacée du roman d’Ogier le Dannois, qui vient juste d’être publié. Mais ce sera là le seul prologue adressé à Louis XII en dépit de son règne plus long que son prédécesseur (1498-1515)82. « The absence of specific reference to the king in prologues such as L’espinette du jeune prince or Phebus again underscores Vérard’s

lacklustre attention to Louis XII. Even visually the testimony is sparse, the two miniatures of Louis XII in Modus et Ratio and Ogier being far outnumbered by those of his predecessor. »83 Vérard publiera néanmoins pour Louis XII des ouvrages de poètes de sa cour (Nicolas de La Chesnaye, Simon Bourgoing et Claude de Seyssel). Il manifestera enfin une dernière attention à l’égard du monarque en publiant, les 17 septembre et 12 décembre 1500, les Ordonnances royaulx publiées à Paris le 13 juin

1499.84

Si Anthoine Vérard n’est pas un imprimeur85 pas plus qu’il n’est l’auteur des textes, des prologues et des miniatures86 qu’il publie, il reste donc néanmoins un

libraire et un éditeur de livres excellant dans divers domaines, éditoriaux, commerciaux, artistiques, et bibliographiques.

80 Id., ibid., p. 123 : « The numerous miniatures and dedications, the editions of works composed or translated at his command or in his honor, attest to Vérard’s steadfast service. »

81 Id., ibid., p. 123 : « Vérard began supplying books to the count as early as 1492, but his definite offering to Louis XII dates only from 1498. »

82 Id., ibid., p. 129 : « Judging from the copies once in his possession, Louis XII did not equal his predecessor in patronage, at least not for Vérard’s printed books. The small number of deluxe books which entered the royal library during his reign seems, however, to reflect the king’s frugality rather than a lack of interest in publishing. »

83 Id., ibid., p. 130.

84 Id., ibid., p. 130.

85 Cf. M. OKUBO, art. cit., p. 479 : « Quant à sa qualité d’imprimeur, les études récentes montrent qu’il

n’en est rien : ses livres sont sortis des presses de divers imprimeurs, dont aucun ne porte son nom. »

86 Id., ibid., p. 479, note 141 : « S’agissant de la qualification de miniaturiste, elle est définitvement rejetée depuis les recherches de P. Durrieu, Un grand enluminateur parisien, p. 42 ».

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