• Aucun résultat trouvé

Éclipses et atmosphère du Soleil

4.2 Éclipse, photographie et la nouvelle objectivité des sciences

4.2.1 Éclipses et atmosphère du Soleil

« [...] notre siècle n’offrira, jusqu’à la fin, aucune éclipse qui puisse être comparée à celle de 186026 », déclare Hervé Faye dans une communication devant l’Académie des sciences. De fait, cette éclipse

du 18 juillet 1860 suscite beaucoup d’espoir parmi les astronomes. Elle sera visible en Espagne et en Algérie, une aubaine qui se traduit par l’envoi d’un contingent de plus de quarante astronomes

– essentiellement anglais, français et italiens – en Espagne27. Cette éclipse, comme les précédentes, va permettre de déterminer les erreurs des tables lunaires, de contrôler les résultats acquis sur la

figure du globe ou des éléments astronomiques qui influent sur les éclipses comme les parallaxes du Soleil et de la Lune, comme le rappelle Faye dans ses propres recommandations pour les futurs observateurs. Mais il ajoute que les éclipses « [...] nous offrent le meilleur, peut-être même l’unique

moyen de résoudre certaines questions importantes sur la constitution physique du soleil et sur celle de l’espace qui l’environne.28» En effet, depuis l’observation de l’éclipse totale du 8 juillet 1842 – qui

fut observée notamment par Arago et Auguste Laugier dans le sud de la France et par l’astronome anglais Francis Bailly en Italie – la question entourant la nature de la couronne solaire (ou auréole)

et des protubérances a été propulsée sur le devant de la scène. Fallait-il voir dans l’auréole une

25. Cannon (1978), Science in culture.

26. Faye (1859c), Sur l’éclipse totale du 18 juillet prochain, p. 565.

27. Pour les travaux sur le rôle des éclipses solaires, voir Pang (1993), The social events of the season. Solar eclipse expeditions and victorian culture et Pang (2002), Empire and the sun, ainsi que Aubin (1999), La métamorphose des éclipses de Soleil.

28. Faye (1859c), Sur l’éclipse totale du 18 juillet prochain, p. 566. Cet article repris dans Cosmos, 15, 1859, pp. 497- 504. Il avait déjà proposé de semblables recommandations pour l’éclipse de 1858. Voir Faye (1858a), Sur les comètes et sur l’hypothèse d’un milieu résistant.

4.2 Éclipse, photographie et la nouvelle objectivité des sciences 151

troisième enveloppe, comme l’avait suggéré Arago29? Ces protubérances rougeâtres sont-elles des nuages flottant dans une immense atmosphère ? Malheureusement, les éclipses totales suivantes de

1851 et de 1858 – qui furent observées respectivement en Suède et au Brésil – ne permirent pas d’obtenir des informations propres à clore le débat30.

Deux autres phénomènes en relation plus ou moins étroite avec le Soleil vinrent entre temps se

greffer à cet ensemble. Le premier est la perturbation du mouvement de Mercure découvert par Le Verrier et imputable selon lui à une planète perturbatrice – dénommée Vulcain – ou un ensemble de

petits corps31. Le second réside dans l’existence éventuelle d’un milieu résistant entourant le Soleil qui pourrait expliquer l’accélération de la comète d’Encke, ce milieu ayant peut-être un lien avec ce

que l’on appelle la lumière zodiacale. Pour Faye, c’est donc le moment idéal pour « [...] examiner la forme et les prolongements, étudier la nature et l’intensité de la lumière, rechercher les traces de

l’apparence zodiacale que la science de nos jours introduit à tort ou à raison dans tant de conjectures, sous forme d’anneaux nébuleux ou d’amas lenticulaires. C’est là surtout qu’il faut chercher l’anneau

de petites planètes dont M. Le Verrier nous faisait dernièrement pressentir l’existence, si bien accusé, en effet, par le mouvement du périhélie de Mercure.32 » On conçoit facilement que l’éclipse du 18 juillet 1860 focalise toutes les attentions. Mais pour Faye cet événement revêt une importance toute particulière, ceci pour une raison essentielle.

Il a des idées très arrêtées sur la supposée atmosphère solaire et sur les protubérances, en rupture

avec celles de ses prédécesseurs. L’observation de l’éclipse va peut-être lever un coin du voile. Dans

29. Arago (1846), Notice scientifique : Sur l’éclipse totale du 8 juillet 1842, p. 464.

30. L’astronome anglais Charles Piazzi Smyth tenta même d’observer en 1858 les protubérances en dehors d’une éclipse, à Teneriffe dans les îles Canaries, mais sans succès. Arago avait lui même émit une idée dans ce sens afin de pouvoir observer la couronne solaire en dehors des éclipses à n’importe quel moment de la journée. Il suffirait selon lui d’affaiblir suffisamment la lumière atmosphérique. Ainsi suggérera-t-il « qu’un astronome exercé, établi au sommet d’une très-haute montagne, pourrait y observer régulièrement, tous les jours, les nuages de la troisième enveloppe solaire, situés, en apparence, sur le contour de l’astre ou un peu en dehors ; déterminer ce qu’ils ont de permanent et de variable ; noter les périodes de disparition et de réapparition ; recueillir, enfin, des données qui, peut-être, jetteront un grand jour sur les questions les plus obscures de la météorologie. » Arago (1845), Notice scientifique : Sur l’éclipse totale du 8 juillet 1842, p. 471.

31. Le Verrier reçut une lettre le 22 décembre 1859 de la part d’un médecin de campagne, M. Lescarbault, qui contenait l’annonce d’une observation favorable à l’hypothèse d’une planète intra-mercurielle. Celle-ci provoqua une certaine effervescence dans la communauté des astronomes et les engagea à scruter les environs du Soleil à la recherche de cette planète.

32. Faye (1859f), Éclipse totale du 18 juillet 1860. Comment on doit l’observer et ce qu’on peut attendre d’observa- tions bien faites, p. 503.

une lettre envoyée à l’Abbé Moigno pour parution dans son Cosmos de 1859, il écrit que son propre programme d’observation est très simple, il consiste à « étudier exclusivement les protubérances

lumineuses des éclipses, et les soumettre à des mesures assez précises pour décider enfin entre les hypothèses que ce mystérieux phénomène a suggérées.33 » Mais il ne peut se résoudre à sacrifier les observations astronomiques aux seuls phénomènes des protubérances. Comment allier les deux ? Nous verrons quels moyens Faye mettra en œuvre pour y réussir. Commençons par examiner les

causes qui ont mené Faye à s’intéresser aux phénomènes liés aux éclipses et ainsi à proposer sa propre théorie pour en rendre compte.

En étudiant ses mémoires présentés à l’Académie des Sciences, on constate que c’est par une

voie détournée que son attention s’est progressivement fixée sur le problème des éclipses34. En 1850, l’année où Arago présentait ses mémoires sur la polarisation, il était confronté à des problèmes ap-

paremment différents comme dans les mesures de déclinaisons absolues, les anomalies que présentait l’héliomètre de l’observatoire de Koenigsberg, le diamètre apparent du Soleil ou encore la forme carré

que présente quelques fois Saturne. Toutes ces anomalies pouvaient être expliqués selon lui par un phénomène de réfraction dû au refroidissement de l’air par les parois du tube du télescope35. En cherchant s’il n’existait pas « en grand » un fait analogue, Faye pensa aussitôt aux éclipses totales. Il entreprit alors de rendre compte par un phénomène de « réfraction extraordinaire » les apparences

observées lors des précédentes éclipses, notamment celle de 1842. « [I]l n’y a pas un seul fait [...] », écrivait-il, « qui ne puisse s’expliquer par les mêmes causes et les mêmes lois auxquelles on rapporte

les illusions plus compliquées du mirages terrestre.36 » Il n’hésita pas alors à « [...] assimiler les phénomènes des éclipses à ceux du mirage [...]37 », siégeant dans notre atmosphère. Contre la réalité supposée de ces phénomènes solaires – hypothèse qu’il juge inadmissible – il y opposa donc une explication purement optique. Elle permet d’expliquer économiquement la pluralité de formes et de

couleurs constatées par les différents témoins lors des éclipses, qui manifestent plus à ses yeux la subjectivité des observateurs que la prétendue réalité du phénomène.

33. Faye (1859g), Lettre à l’Abbé Moigno, p. 529.

34. Faye a commencé sa carrière en effectuant des observations classiques comme des mesures de parallaxes d’étoiles et des travaux sur la détermination de la différence de longitude entre les observatoires de Paris et Greenwich., Il était pour cela très attentif aux progrès de l’instrumentation et à la précision des mesures obtenues.

35. Faye (1850b), Sur les déclinaisons absolues, sur le diamètre apparent du Soleil et l’éclipse totale de 1842, et Faye (1851a), Remarques sur les observations de M. Parès.

36. Faye (1850b), Sur les déclinaisons absolues, sur le diamètre apparent du Soleil et l’éclipse totale de 1842, p. 643. 37. Faye (1851b), Sur les éclipses totales, p. 891. Faye n’est pas le seule à douter de la réalité des protubérances. Voir Walker (1860), The physical constitution of the sun, p. 9.

4.2 Éclipse, photographie et la nouvelle objectivité des sciences 153

Son hypothèse lui semblait d’autant plus probable qu’elle unifiait plusieurs phénomènes grâce à des lois connues. Il s’accorde en cela avec une méthodologie qui ne prête une valeur positive à

une hypothèse « qu’à la condition d’en établir l’existence par d’autres considérations indépendantes des effets qu’on veut expliquer, ou de pouvoir rattacher d’autres phénomènes à la même source38», faisant sienne ces lignes qu’il emprunte à l’astronome allemand Friedrich Bessel. Cette opinion de Bessel traduit nettement, insiste-t-il, le rôle que jouent les hypothèses en astronomie. Ainsi les

phénomènes sont en voie d’explication quand ils sont ramenés à d’autres plus connus. Alors seulement les hypothèses qui les sous-tendent seront susceptibles de passer à « l’état de vérités démontrées ».

Faye ne dément nullement la fonction heuristique des hypothèses si celles-ci sont encadrées par une procédure de validation qui passe ici soit par le rattachement à d’autres phénomènes similaires, soit

par la preuve apportée par l’observation directe. Malheureusement les observations que l’astronome allemand Otto Struve réalisa pendant l’éclipse de 1851 ne confirmèrent pas les idées de Faye. Struve

conclut qu’il fallait rejeter la cause de ces phénomènes ailleurs que dans notre atmosphère. Tout en renonçant à son hypothèse, Faye entretient toujours l’espoir d’une vérification lors des prochaines

éclipses.

Il distingue en outre d’autres raisons de s’opposer à la réalité d’une atmosphère solaire étendue.

D’après les mesures préliminaires de l’astronome anglais James Forbes lors de l’éclipse annulaire de 1836, l’analyse du spectre du Soleil ne montrait aucune différence entre le centre et les bords,

ce qu’elle n’aurait pas manqué de signaler par un affaiblissement vers les bords si une atmosphère un tant soit peu épaisse existait, ce qui lui avait fait conclure que l’origine des raies de Fraunhofer

n’était pas dans l’atmosphère du Soleil mais dans celle de la Terre39. Mais cette observation est en contradiction flagrante avec le fait que la luminosité du limbe du disque solaire est plus faible qu’en

son centre. Ce fait a été reconnu par plusieurs astronomes, même s’il a été contesté par Arago, et a été quantifié initialement par Bouguer. Il fut démontré par Foucault et Fizeau grâce au premier

daguerréotype du Soleil pris en 1845, et par les observations ultérieures effectuées en 1852 par

38. Faye (1858d), Sur les comètes et sur l’hypothèse d’un milieu résistant, p. 837.

39. Forbes (1836), Lumière du bord et du centre du Soleil, p. 576. Brewster va se convaincre pour sa part, à la lumière de ses expériences sur les vapeurs d’acide nitreux, que cette espèce chimique est présente dans l’atmosphère du Soleil. Voir Brewster (1836), Observations on the lines of the solar spectrum, and on those produced by the Earth’s atmosphere, and by the action of nitrous acid gas, p. 391. En 1860, pourtant, Brewster et Gladstone seront plus dubitatif sur l’origine des raies du spectre solaire. Ils écrivent en conclusion de leur article « The origin of the fixed lines of the solar spectrum must therefore still be considered an undecided question. » Brewser & Gladstone (1860), On the lines of the solar spectrum, p. 159.

l’astronome italien Angelo Secchi40. Faye espère d’ailleurs, grâce à la photographie41 dans laquelle il porte beaucoup d’espoir, obtenir des réponses définitives à ces problèmes lors de la nouvelle éclipse

du 18 juillet.