P. M OESSINGER
La procédure de vote de Simon Lhuilier
Mathématiques et sciences humaines, tome 54 (1976), p. 25-32
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LA PROCEDURE DE VOTE DE SIMON LHUILIER
P. MOESSINGER*
Les
problèmes
de choix collectif ont donnélieu,
à la suited’Arrow (1951)
et de Black
(1958),
à de nombreuxdéveloppements théoriques
aussi biendans le cadre de l’économie du bien-être que de la science
politique.
Plusrares en revanche sont les recherches
historiques
car le matériel limité dont ondispose
adéjà
donné lieu à une étudequasi
exhaustive àlaquelle
sont
particulièrement
associés les noms de D.Black,
G.G.Granger,
G.Th.
Guilbaud,
W. Riker. Aussi est-ilremarquable
que laprocédure
devote de Simon Lhuilier
(1794)
aitéchappé jusqu’ici
aux historiens de la sciencepolitique
ainsiqu’aux
mathématiciens. Montucla(1802)
la mentionnedans son Histoire des
mathématiques,
comme l’observe Black(1958,
notep.160) qui ajoute qu’il
a étéincapable
de mettre la main surl’ouvrage
de Lhuilier.Guilbaud
(1952) signale
la méthode du mathématiciengenevois,
en la**
considérant, semble-t-il,
comme une redite dusystème
de Borda .Comme
l’indique
le titre du mémoire deLhuilier,
ils’agit
d’uneétude
critique
du mode d’élection contenu dans leprojet
de constitutiongirondine
dont Condorcet(1793)
fut leprincipal
rédacteur. Leprojet
deconstitution
ayant étérejeté
en1793,
cette méthode ne fut pasappliquée
en France.
Adoptée
à Genève la mêmeannée,
c’est conformément à ce mode que se sont déroulées les élections à l’Assemblée souveraine(élection
desmagistrats
et des hautsfonctionnaires) pendant
moins d’un an. Al’usage
en effet
quelques
inconvénients de la méthode de Condorcet apparurent, que Lhuilieranalyse
dans un mémoire adressé au Comitélégislatif.
Cettecritique
constitue la
première partie
de son ouvrage. La secondepartie,
leSupplément
au mémoire
précédent,
a été écrite sur l’invitation du Comitélégislatif qui
* Publié avec le concours du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique, Berne.
**Les électeurs attribuent à chaque candidat un numéro d’ordre et le dépouillement se fait en additionnant ces numéros pour chaque candidat (Borda, 1784).
méthode ne fut pas
reprise
à la Restauration où fut introduit unsystème
, . **
électoral
plus
direct.Critique
de la méthode de CondorcetLa
procédure
de votequ’examine
Lhuilier est relativementsimple.
Onprésente
à l’assemblée 3n candidats pour nplaces
àremplir (ainsi,
ditLhuilier,
l’élection se fait en unefois). Chaque
bulletincomprend
deuxcolonnes : une colonne d’élection
(1ère colonne)
et une colonnesupplémentaire (2ème colonne), chaque
candidat mentionné dans lapremière
colonne étant
préféré
par l’électeur àchaque
candidatqu’il
inscrit dansla 2ème colonne.
Chaque
Plecteur inscrit n noms dans la 1ère colonne et n noms différents dans la 2ème colonne. Lesrègles
de l’élection sont alors les suivantes :1)
Un candidat est élu s’il a lamajorité
absolue dans la colonne d’élection.2)
Si par ceprocédé
le nombre d’élus est inférieur au nombre deplaces disponibles,
oncomplète
l’élection en faisant pourchaque
candidat restantla somme des
suffrages qu’il
obtient dans lapremière
et la deuxièmecolonnes,
les candidats étant élus dans l’ordre degrandeur
de ces sommes.On reconnaissait à cette méthode
l’avantage
de réaliser l’élection en uneseule
opération (avantage
obtenu par la limitation du nombre descandidats)
et on
croyait qu’elle empêchait
lesbrigues.
Lhuilier émet des doutes quant à ce dernierpoint
etajoute qu’elle n’exprime
pastoujours
"la volonté vraie de l’assemblée". Il selivre,
pour le montrer, à uneanalyse
despréférences
entre deux candidats. Soient A et B deuxcandidats,
les 9possib ilités
suivantes peuventapparaître
audépouillement :
* w. Rappard (1942) ne fait pas mention de l’ouvrage de Lhuilier dans son livre consacré à l’avénement de la démocratie à Genève.
**Les renseignements historiques sont dus à M. de Tribolet, archiviste de l’Etat de Genève.
A est
préféré
à B par les électeurs dont les bulletins("billets")
sont detype
2,
3 ou7,
tandis que B estpréféré
à A par les électeurs dont les bulletins sont du type4,5
ou 8. Les billets de type1,
6 ou 9 "n’ontaucune incidence quant à la
comparaison
des deux candidats".Supposons qu’il
reste un candidat à élire et que lessuffrages
accordés à A et B seprésentent
comme suit :différence de 10
en faveur de B
Supposant qu’aucun
des 2 candidats n’a obtenu lamajorité
absolue dans lapremière colonne,
on recourt au total des deux colonnes.Comme il y a une différence de 10
suffrages
en faveur de B, B est élu.En termes de
préférences,
oncomprend qu’il
n’en va pas de même suivant les types de bulletins recensés. Dans le cas leplus
favorable àA,
si les80
suffrages
de Acorrespondent
à des billèts de type2,
c’est-à-dire si les*
80 "électeurs de A" ont donné un
suffrage supplémentaire
à B(80+20=100)
et si aucun "électeur de B" n’a’ donné de
suffrage supplémentaire
â A(c’est-à-dire
que les 70suffrages supplémentaires
de Aexpriment
des* "Electeur de A" signifie, selon la terminologie de Lhuilier, "électeur qui a inscrit A
dans la première colonne".
différence de 70
en faveur de A
On peut aussi
envisager
le cas leplus
favorable à B où les 60 "électeurs de B" donnent unsuffrage supplémentaire
à A et où aucun "électeur de A" nedonne de
suffrage supplémentaire
à B :différence de 70
en faveur de B
Bien
entendu,
toutes les situations intermédiaires sontpossibles,
ycompris
la distribution des
suffrages supplémentaires parmi
d’autres candidats.Cependant
un telexemple,
semblable à ceuxauxquels
recourtLhuilier,
meten évidence "la
grande
indétermination que laisse ce mode d’élection".Pour
pallier
ces inconvénients Lhuilier propose,lorsqu’il s’agit
decompléter l’élection,
de ne pas tenir compteuniquement
de la somme dessuffrages
des deux colonnes pourchaque candidat,
mais aussi de l’ordre danslequel
ils se trouvent par rapport à leurssuffrages
électifs.L’exposé
rigoureux
de cetteproposition
se trouve dans lesupplément.
Le
Supplément
Pour l’intérêt
historique, je
mentionnerai la notation deLhuilier,
maissans suivre tous les
développements
del’auteur,
l’écriture se révélantrapidement
assez lourde."Je
désignerai
constanmént les trois candidats par les lettres ...Leurs
suffrages
électifs par ...Leurs
suffrages supplémentaires
par ...... "Ainsi Ab
désigne
le nombre des électeurs de Aqui
ont donné à B unsuffrage supplémentaire."
Lhuilier démontre un théorème sur l’élection à la
majorité
absolue."Théorème
"Si un candidat
(tel
queA)
a lamajorité
absolue dans la colonnedr--lection, j’affirme qu’il
est leplus agréable
des trois."Symboliquement
-.... - . -..."Démonstration
"Par
supposition
, doncDonc
(à plus
forteraison)
Maisc - Ca = Cb,
doncOn montre de la même manière que
Revenons à une notation
plus
moderne etappelons
le nombre de
suffrages
obtenus par i dans la 1èrecolonne ,
le nombre de
suffrages
obtenus par i dans la 2èmecolonne ,
le nombre de
suffragea
obtenus par tous les autres candidats dansla lère
colonne,
le nombre de
suffrages
obtenus par tous les autres candidats dansla 2ème colonne.
Lhuilier conserve la
règle
demajorité
absolue dans la colonne d’élection etajoute,
pourcompléter l’élection,
les deux conditions suivantesqui
doiventêtre
remplies
ensemble :où x est le nombre d’électeurs.
La condition 2L dit que la somme des
suffrages
obtenus par i dans les deux colonnes doit êtreplus grande
que la somme dessuffrages
obtenus par tous les autres candidats dans lapremière
colonne.D’après
la condition2’L, lorsqu’on ajoute
le nombre desuffrages
obtenus par i dans lapremière
colonne à la moitié du nombre des
électeurs,
cette somme doit êtreplus grande
que la somme dessuffrages
électifs etsupplémentaires
den’importe quel
autre candidat non élu.On ne peut pas
appliquer
la méthode de Lhuilier àl’exemple (a)
car on nedispose
pas de la listecomplète
des votes. Demême,
dans sesexemples,
Lhuilier se borne à montrer combien est vaste l’indétermination laissée par la méthode de Condorcet.
Toutefois,
selon l’idée deLhuilier,
les casextrêmes
(les plus
favorables à uncandidat)
sont d’autant moinsprobables
que le nombre d’électeurs est
grand. Ainsi,
la condition2’L, qui
peutégalement
s’écrireest-elle,
dans laplupart
des cas, d’autant moinsrestrictive,que
x estgrand.
On peut alors considérer comme un inconvénient de la méthode le fait quel’importance
relative dessuffrages
des deux colonnes varie suivantla valeur de x, les
suffrages
électifs étant d’autantplus importants
quex est
petit.
C’estqu’à
la somme dessuffrages portés
sur un candidat dansune colonne
correspondent
autant desuffrages
de l’autre colonne(suffrages vicariants) portés
sur d’autres candidats etqu’il
faut tenircompte de la distribution des
suffrages
vicariants pour déterminer le choix collectif. Comme on nedispose
pas de l’échelle depréférence complète
dechaque électeur,
on se donne desrègles
tendant à éviter les cas extrêmeset on fait
l’hypothèse
d’une distribution d’autantplus homogène
dessuffrages
vicariants que le nombre d’électeurs estgrand.
Ainsi lesystème
de Lhuilier se trouve à cheval entre deux
méthodes,
celle del’agrégation
des échelles de
préférences
et celle de la somme des rangs.BIBLIOGRAPHIE
ARROW K.J., Social choice and individual
values,
NewYork, Wiley,
1951.BLACK D., The
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Press, 1958.BORDA J.C., "Mémoire sur les élections au
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et suiv.CONDORCET, "Exposition
des motifs et desprincipes
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Ar.
XII,
1793 .GRANGER G.G., La
mathématique
sociale dumarquis
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Presses Universitaires de France, 1956.
GUILBAUD
G.Th.,
"Les théories de l’intérêtgénéral
et leproblème logique
de
l’agrégation", Economie Appliquée, 5, 4,
1952. Cet article estrepris
dans Eléments de la théoriemathématique des jeux, Paris, Dunod,
1968.LHUILIER S., Examen du mode d’élection