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Article pp.491-517 du Vol.6 n°4 (2008)

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Texte intégral

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A la recherche d’un modèle adéquat pour une réalité complexe

Frédérique Wion*,** — Pierre Gagné**

* Département de relations industrielles Université du Québec en Outaouais

C.P. 1250, Succ. Hull, Gatineau (Qc), Canada J8X 3X7 frederique.wion@uqo.ca

** GIREFAD, UER Éducation, TÉLUQ/UQAM 455 rue du Parvis, Québec (Qc), Canada G1K 9H6 gagne.pierre@teluq.uqam.ca)

RÉSUMÉ. Les analyses du tutorat centrées sur les relations entre acteurs pédagogiques (tuteurs, étudiants et concepteurs d’établissements offrant des cours à distance) considèrent peu les conditions de travail des personnes tutrices, notamment leurs relations avec l’établissement et les pairs. Cet article propose un modèle d’approche systémique qui conçoit l’activité de travail de la personne tutrice comme le résultat de compromis réalisés en réponse à des pressions ou des contraintes en provenance des pôles « système », « soi »,

« autres semblables à soi », et « personne à qui s’adresse le service ». Une analyse d’entrevues avec quatre personnes tutrices montre que le modèle permet une interprétation de leur activité, où les interactions pédagogiques prennent place dans un contexte de tensions qui touchent bien d’autres dimensions et intérêts que ceux de la pédagogie.

ABSTRACT. Many studies on student support focus exclusively on pedagogical agents (students, tutors, and authors of courses offered at a distance), neglecting for example to consider tutors as employees in a workplace, bounded by contract or collective agreement to their institution. This paper presents a systemic model which envisions tutors’ work activity as resulting from compromises built in response to pressures and constraints coming from four poles: the system, the self, other people doing the same activity, and the client, who is aimed by the intended service. Interviews with four tutors illustrate some interpretation issued from the model, where pedagogical interactions take place in a context of tension implying many other dimensions and interests than those of pedagogy.

MOTS-CLÉS : soutien à l’apprentissage, tutorat, relations de service, ergonomie.

KEYWORDS: student support, tutoring, service relationships, ergonomics.

DOI:10.3166/DS.6.491-517 © Cned/Lavoisier

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Introduction

Alors que les recherches sur le tutorat se multiplient, la formation à distance (FAD) est encore à la recherche d’un modèle qui rende compte de l’activité de travail des personnes tutrices dans toute sa complexité. Ce modèle devrait décrire les interventions des personnes tutrices auprès des étudiants à distance dans un contexte formel d’études.

Il devrait identifier les éléments en jeu et leurs interactions, les propriétés qui émergent de ces dernières, les régulations qui se mettent en place ainsi que les niveaux de complexité qui sont en cause. L’objectif de cet article est donc de contribuer à élaborer une théorie de l’encadrement à distance. Ainsi, l’activité de quatre personnes tutrices intervenant dans des cours universitaires à distance sera analysée à travers un double filtre : un modèle issu de l’ergonomie des relations de service et une modélisation systémique, qui convoque un « ensemble d’unités en interrelations mutuelles » (von Bertalanffy, 1993) voire même qui permette « de représenter et concevoir des unités complexes, constituées d’interrelations organisationnelles entre des éléments, des actions ou d’autres unités complexes » (Morin, 1977).

Approche systémique et modèles disponibles de l’encadrement

À l’appui des écrits de von Bertalanffy (1993), un système est un ensemble d’éléments en interaction. Pour De Rosnay (1965), ces éléments en interaction dynamique sont organisés en fonction d’un but. Pour un système éducatif, la réalisation d’apprentissages constitue un but premier. Selon Checkland (1981), trois classes de systèmes coexistent : les systèmes naturels, les systèmes physiques ou abstraits conçus par l’humain et, finalement, les systèmes d’activités humaines.

Parmi les propriétés d’un système, plusieurs méritent d’être signalées ici : il y a une interaction constante entre les éléments du système (principe d’interaction) ; un système est par définition complexe et il se caractérise par l’émergence de propriétés nouvelles et une très grande résistance au changement ; par contre, si la complexité à l’intérieur du système devient trop grande, la loi de la variété requise d’Ashby prédit l’autodestruction du système (Lemire et Martel, 2007) ; enfin, les descriptions systémiques font ressortir une hiérarchie de systèmes qui s’organisent en systèmes plus complexes par le phénomène d’émergence, chacun avec son niveau de production, de régulation et de contrôle (Checkland, 1981). Davis et Sumara (2006) considèrent qu’un système complexe s’organise de lui-même, émerge de bas en haut à partir de ses composantes, est surtout constitué d’interactions de proximité, est constitué de sous-systèmes imbriqués, a une frontière ambiguë avec son environnement tout en maintenant sa fermeture, possède une structure qui garde trace de son évolution, et reste toujours loin de son point d’équilibre. En tant que systèmes d’activités humaines, les organisations éducatives n’échappent pas à ces principes : elles ont a priori besoin de la fonction de l’encadrement qui est de favoriser l’autonomie des élèves. Curonici et McCulloch (2004) montrent dans l’enseignement traditionnel présentiel comment le système encadrant (l’enseignant),

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par la constance et l’adaptation, permet au système encadré (les élèves) d’expérimenter des conditions qui vont permettre le développement.

De leur côté, les établissements de FAD ont toujours considéré l’encadrement comme une dimension fondamentale du soutien à l’apprentissage à distance. Ce dernier, selon Deschênes et Lebel (1994), « regroupe tous les types d’interventions qui sont faites auprès d’un étudiant pour l’accompagner dans sa démarche d’apprentissage, afin de lui permettre d’atteindre les objectifs de son activité de formation et de développer son autonomie ». Parmi ces types d’intervention, l’encadrement regroupe toute forme d’intervention humaine effectuée dans le but d’aider l’étudiant à formuler son projet de formation et à le réaliser, tout en l’assistant dans sa démarche d’apprentissage (Deschênes et Paquette, 1996). La majorité de ces interventions humaines appartiennent à une formule pédagogique : le tutorat.

À se fier aux écrits sur l’encadrement, le tutorat et les personnes qui l’exercent sont l’objet de nombreuses attentes des acteurs de la FAD : les établissements confient aux personnes tutrices le mandat de faire respecter les règles, règlements, procédures académiques et administratives, de corriger et noter les travaux et examens, de favoriser la persistance (Paquette, 2001) et la réussite aux études ; les concepteurs des cours attendent généralement des personnes tutrices qu’elles favorisent les interactions entre l’apprenant et l’objet d’apprentissage, guident l’apprenant dans le développement ou l’amélioration de ses stratégies cognitives et métacognitives, et l’encouragent lorsque surviennent des embûches (Dionne et coll., 1999); pour leur part, les étudiants à distance sont satisfaits de l’encadrement quand la personne tutrice prend l’initiative du premier contact, se montre disponible, a une attitude motivante et donne des réponses de qualité (Gagné, Bégin, Laferrière, Léveillé et Provencher, 2001).

Glikman (2002) voit l’intervention de la personne tutrice comme une médiation humaine pour faciliter l’apprentissage et « tout ce qui peut contribuer à donner aux apprenants le sentiment d’appartenance à une communauté éducative et à activer un lien social, au sens de l’image de soi dans le rapport à un groupe de référence… » (p. 58). Cependant, pour Glikman (1999), cette médiation, en autant qu’elle implique la personne tutrice, répond habituellement à une logique de l’offre, c’est-à-dire à « la manière dont les organismes de formation conçoivent les enseignements qu’ils proposent » (p. 2), alors que les étudiants agissent en fonction d’une logique de la demande, où on retrouve leurs motivations, leurs attentes à l’égard des contenus, des modalités de formation, des débouchés de la formation sur un emploi, etc. Ces deux logiques se rencontrent dans des rapports d’usages, où les représentations mutuelles des acteurs institutionnels (dont les personnes tutrices) et des étudiants jouent un rôle déterminant. Selon d’autres auteurs, la médiation tutorale consisterait à aider l’apprenant à distance à tirer profit du dispositif de formation (Paquelin, 2004) conçu par des concepteurs qui utilisent un discours s’appuyant sur l’autonomie, mais qui ne montrent pas toujours la réflexion exhaustive qui serait nécessaire pour bien l’actualiser (Deschênes, Gagné, Bilodeau et Dallaire, 2001).

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D’autres études encore, dont celles du Groupe interinstitutionnel de recherche en FAD (Deschênes et coll., 2001; Gagné, Deschênes, Bourdages, Bilodeau et Dallaire, 2002; Deschênes, Gagné, Bilodeau et coll., 2004), abordent le soutien à l’apprentissage et l’encadrement à partir d’une conception psychocognitive et socioconstructiviste de la FAD. Dans ces travaux, le soutien à l’apprentissage est avant tout une entreprise d’aide au traitement de l’information, qui s’inscrit dans une vision de l’apprentissage à distance comme la construction autonome du savoir par l’apprenant, qui en est l’acteur central, construction qui se réalise toujours dans un contexte où l’apprenant est en interaction avec les autres acteurs formels et informels de la situation d’apprentissage à distance (Deschênes et Paquette, 1996). Dans cette approche, les interventions de soutien à l’apprentissage, dans leur diversité, s’exercent au moins sur six plans : cognitif, social, affectif, motivationnel, métacognitif et psychomoteur (Deschênes et coll., 2004), qui supposent chacun des représentations, des attentes, des activités et des interactions à l’égard du travail des personnes tutrices.

Si, comme le suggèrent Dionne et coll. (1999), la nature de l’encadrement renvoie à ce qui aide les étudiants à distance à exercer leur capacité à s’engager et à se maintenir dans la tâche d’apprentissage, la personne tutrice devrait savoir tenir compte chez l’étudiant de : son niveau de compétence technologique (Workman et Stenard, 1996), son profil (Glikman, 1999; Pettigrew, 2001), sa façon de s’approprier le matériel d’étude (Moreland et Carnwell, 2000), la possibilité, ou non, de recevoir du soutien pratique et émotionnel de personnes significatives pour lui (Carnwell, 2000), son capital culturel, relationnel et expérientiel acquis au cours de ses expériences de vie (Carnwell, Moreland et Helm, 2001), sa capacité à reconnaître ses besoins de soutien et à les identifier (Gagné et coll., 2001), son habileté à poser des demandes de soutien en référence à ses besoins (Gagné et coll., 2001), son sentiment d’évolution dans la formation (Thorpe, 2002) puisque ces éléments interviennent dans la capacité de l’étudiant à s’engager et à se maintenir dans la tâche d’apprentissage.

Pour atteindre son but d’intervention, la personne tutrice doit également composer avec ce qui est imposé par l’établissement, c’est-à-dire la structure du matériel d’étude développé par les concepteurs (Moreland et Carnwell, 2000), le degré de sophistication des technologies utilisées pour mettre en relation les étudiants avec leurs pairs et les tuteurs (Glikman, 2002), la durée de la formation prévue par l’institution (Thorpe, 2002), le degré de compétence des établissements à répondre adéquatement aux besoins des étudiants ainsi que la flexibilité des services offerts (McLoughlin, 2002), le type de soutien (académique, pratique, émotionnel) prévu dans la dynamique du tutorat (Carnwell, 2000) puisque ces éléments interviennent aussi dans la capacité de l’étudiant à s’engager dans la tâche d’apprentissage et à s’y maintenir.

La personne tutrice régulerait donc ses interventions de soutien en fonction de l’étudiant à distance, de l’établissement, de sa formation, de ses connaissances personnelles, de son expérience professionnelle, c’est-à-dire le « soi », ainsi que du produit des échanges avec ses collègues : il s’agit donc bien pour la personne tutrice d’un processus de résolution de problème complexe qui engage l’étudiant, l’établissement et elle-même.

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Vers un nouveau modèle de l’encadrement

Dans plusieurs des études qui précèdent, le modèle implicite du tutorat est le suivant : une personne tutrice adapte ses interventions aux besoins des apprenants de façon à ne pas gêner la mise en acte de l’autonomie de l’étudiant tout en tenant compte des exigences de l’établissement et des intentions pédagogiques des concepteurs. Ce modèle est centré surtout sur les dimensions pédagogiques du tutorat et de trois acteurs : l’étudiant, la personne tutrice et le concepteur. Cependant, cette vision du tutorat néglige le fait que la personne tutrice est l’employé d’un établissement, source de contraintes envisagées soit comme des limites (par exemple : les règlements administratifs, les conventions collectives, etc.), soit comme des possibilités (par exemple : les outils et dispositifs qui permettent l’exercice du tutorat). Ces contraintes prennent effet à travers les interactions de la personne tutrice avec des acteurs souvent oubliés dans les modèles de la situation de FAD : personnel administratif, supérieur immédiat, groupe des pairs qui exercent également des fonctions de tutorat.

Dans la prestation qu’elle offre aux apprenants, la personne tutrice, employé salarié, réalise des tâches prescrites dans son contrat de travail mais plus ou moins définies explicitement par l’établissement. Selon Veyrac, Cellier et Bertrand (1997), lorsque le travail prescrit (« ce que l’autre me demande de faire »; Pernoud, 2002) dépasse les ressources de la personne tutrice, celle-ci peut être amenée à redéfinir le travail prescrit notamment dans le but de limiter sa charge de travail, en mettant en œuvre des processus de régulation de son activité (Terrier, 2006) par lesquels elle peut modifier ses façons de faire. Dans le cas où le service de tutorat est offert à l’aide de nouvelles technologies, jugées fragiles et inusitées par certaines personnes tutrices (Guillemet et Pelletier, 2005), ces dernières doivent intégrer leurs savoir-faire antérieurs à la nouvelle technologie, en développer d’autres tout en maintenant une dynamique interpersonnelle riche et féconde avec les apprenants (Maurin, 2004) et des rapports sociaux qui se mettent en place (Kouloumdjian, 2000) à travers les technologies.

Une autre manière de voir le modèle triangulaire concepteur-personne tutrice- étudiant fait de la personne tutrice une remédiatrice des problèmes que les étudiants éprouvent dans leurs interactions avec le matériel des cours. Ainsi, Lockwood (1989) soulignait que les concepteurs ne concrétisent pas dans leur pratique les principes théoriques énoncés dans leur discours : un écart non négligeable s’observe entre les théories prisées par les concepteurs (espoused theories) et les théories mises en pratique (theories in use). Cet écart peut éventuellement être réduit par la personne tutrice, qui peut adapter ce qui a été conçu pour permettre un meilleur traitement des contenus proposés, en informant l’établissement des améliorations possibles, ou en prenant la liberté d’adapter elle-même le dispositif de formation prévu par les concepteurs pour éviter l’abandon pur et simple de l’étudiant. Dans un tel modèle, la personne tutrice pourrait également choisir de ne rien faire pour éviter, par exemple, de se mettre dans une position conflictuelle envers certains acteurs de l’établissement, ou de déroger aux tâches prescrites définies dans le contrat de travail. Elle pourrait encore choisir de donner la liberté à l’étudiant de faire, ou non,

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les activités qui posent problème dont on sait qu’elles peuvent générer des coûts mais aussi des bénéfices, que les activités soient présentées dans des textes (Lockwood, 1995) ou dans du matériel interactif multimédia (Lawless et Freake, 2001). Cependant, un tel modèle présuppose que les personnes tutrices sont bien au fait des intentions des concepteurs, à même d’apprécier les écarts entre théories prisées et théories mises en pratique, et capables de modifier le cours en conséquence, là où le concepteur a échoué. Ces trois conditions nécessaires au modèle le rendent peu plausible.

À côté de ces modèles triangulaires, Paquette (2001) propose une vision plus complexe de la réalité du tutorat. Dans une étude de cas portant sur un programme ouvert à distance en sciences de l’éducation, cette auteure qualifie la position de la personne tutrice d’intermédiaire ayant pour but de favoriser un dialogue constructif entre les participants à la formation et de soutenir ces derniers dans leurs transactions avec eux-mêmes, la structure et le contenu du programme de formation, l’établissement et les autres participants. Pour Paquette, le programme (structure et contenu) fournit un cadre stable à l’action et aux interactions des participants, un projet porteur de valeurs, de modèles, d’interprétations privilégiées par les concepteurs. L’établissement en est le garant et à ce titre, participe à l’encadrement.

Les acteurs (personne tutrice, étudiant, groupe d’étudiants) porteurs d’intentions, de réflexion et d’engagement, interagissent à l’intérieur de ce cadre pour actualiser la formation. Dans le cas de programmes ouverts, la logique d’action des personnes tutrices, selon Paquette (2001), n’est toutefois pas dictée par la structure ou le contenu du programme mais « par la représentation qu’elles se font de leur rôle et par un projet personnel qui donne un certain sens à l’interprétation qu’elles font de ce rôle » (p. 31). Cependant, le modèle de Paquette correspond à la description d’un programme ouvert, où le rôle attendu de la personne tutrice est explicitement posé, diffère des rôles habituels, et oblige la personne tutrice à définir sa position.

Dans un projet s’intéressant aux attentes des personnes tutrices à l’égard des étudiants, Gagné, Côté et Gérin-Lajoie (2006) observent que les attentes les plus explicites visent à ce que les étudiants se conforment aux règlements institutionnels, respectent les règles du cours et suivent le cheminement pédagogique prescrit. Les auteurs font l’hypothèse que ces attentes correspondent à la nécessité, pour la personne tutrice, d’avoir la collaboration des étudiants pour faire fonctionner le cours, si cette dernière veut avoir une charge de travail raisonnable. À ces attentes correspondent des interventions qui visent à faire comprendre le système du cours et ses exigences à l’étudiant, donnant lieu à de nombreux rappels en cours de trimestre, qui laissent soupçonner que la FAD comporte des complications qui induisent une charge de travail importante chez la personne tutrice. Il apparaît donc justifié de s’intéresser à des facteurs autres que pédagogiques qui ont une influence sur le travail des personnes tutrices.

L’encadrement peut être éclairé par d’autres approches élaborées en dehors du domaine de l’éducation. Nous nous intéressons ici spécifiquement aux études réalisées en ergonomie (Caroly et Weill-Fassina, 2007) sur les « relations de

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service », impliquant la prestation de services à une clientèle par une personne dont l’emploi correspond à une fonction particulière dans l’organisation et qui a un rôle à jouer. Ces études indiquent que « les activités de relation de services » résultent de compromis entre quatre pôles. Le pôle « système » se rapporte à l’entreprise, à sa mission, à ses ressources et à ses manières de faire. Le pôle « soi » réfère à l’agent, à ses buts propres, ses capacités, ses connaissances, son expérience, et au sens attribué à son activité. Le pôle « autres semblables à soi » désigne les buts, les exigences et les obligations des collègues du même métier, ou de l’équipe, ou des partenaires.

Enfin, le pôle de la « personne à qui s’adresse le service » embrasse ces mêmes éléments chez l’individu, et également dans son entourage (Flageul-Caroly, 2001;

Weill-Fassina et Pastré, 2004). Selon Caroly et Weill-Fassina (2007), ces activités de service possèdent les caractéristiques de la complexité : processus dynamiques d’interaction, situés dans un contexte évolutif, incertitudes, évaluation problématique du service. Les régulations mises en place devant des situations critiques varient selon les quatre pôles, l’âge des individus et leur expérience (Caroly et Weill- Fassina, 2004) traduisant ainsi le développement des compétences des opérateurs.

L’application du modèle quadripolaire au tutorat est illustrée à la figure 1.

Figure 1. Le modèle de l’activité de travail des personnes tutrices élaboré à partir du modèle quadripolaire de Caroly et Weill-Fassina (2007)

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Le pôle « système » se rapporte ici aux structures et contenus institutionnels de l’établissement d’enseignement à distance : vision, mission, valeurs, buts, règlements, procédures, etc. Le pôle « système » comprend également des personnes différentes de la personne tutrice : d’une part, les acteurs « administratifs » qui édictent les règlements et gèrent les relations de travail, d’autre part, les concepteurs des cours qui, par leurs décisions, déterminent ce qui est possible pour l’étudiant et ce qui le contraint, et enfin l’ensemble des personnes qui contribuent au soutien à l’apprentissage des apprenants, par exemple les bibliothécaires pourvoyeurs de ressources documentaires (Wilson, 2003), mais aussi les services aux étudiants.

C’est le pôle de l’établissement qui prescrit le travail de la personne tutrice par le biais du contrat de travail, des processus organisationnels d’élaboration de cours et de programmes, des moyens et ressources proposés pour réaliser le travail ; font également partie de cette dimension les attentes explicites et implicites du concepteur qui a défini la structure, les contenus du cours ainsi que le choix et l’usage des technologies.

Le pôle « soi » représente la personne tutrice. Nous pouvons y placer quelques catégories identifiées par L’Écuyer (1978, cité par Gergen et Gergen, 1984) à propos du soi matériel, personnel, adaptatif et social qui s’appliqueraient à la personne tutrice : ses connaissances, acquises de la formation ou de l’expérience, ses habiletés et ses aptitudes, ses valeurs personnelles, le sens qu’elle attribue à son travail, son rôle et son statut, ses goûts, ses intérêts, ses aspirations, ses représentations des autres pôles. Le soi se construit dans les interactions sociales avec autrui (Beauvois, Dubois et Doise, 1999), que celles-ci mettent en jeu des individus en face-à-face ou sollicitent les représentations des personnes lorsque ces dernières ne sont pas présentes. Le soi désigne également « l’ensemble des capacités d’un individu » (Goldstein, 1940, cité par Morin, 1996), et plus spécifiquement « la capacité de l’organisme humain d’avoir conscience de ses activités et de pouvoir les diriger avec une certaine liberté » (Fromm, 1947, cité par Morin, 1996). C’est le pôle de l’individu effectuant le travail réel (« ce qui est mis en œuvre pour répondre à la demande »; Pernoud, 2002); ses attentes personnelles envers le travail à faire ; sa représentation de son rôle et des interventions prévues et de celles qu’il réalise effectivement auprès des étudiants ; sa représentation de l’apprenant qui est en quelque sorte le destinataire du service de tutorat ; ses caractéristiques personnelles, ressources psychologiques et physiologiques, formation et expérience, le sens attribué à son travail, etc., qui lui permettent de répondre plus ou moins adéquatement au travail prescrit.

Le pôle « autres semblables à soi » représente le corps d’emploi des personnes tutrices. Il agit sur l’activité de la personne tutrice à travers les buts, obligations et exigences des personnes qui interviennent dans le soutien à l’apprentissage avec la personne tutrice. Notamment, on peut envisager l’influence du corps de métier formé par l’ensemble des personnes tutrices : en référence aux phénomènes observés dans les groupes et classiquement décrits (Alain, 1994; Drozda-Senkowska et Oberlé, 1999), les effets d’un groupe sur l’individu peuvent être inhibiteurs ou au contraire

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facilitateurs. Ces collègues forment un groupe plus ou moins organisé qui influence la personne tutrice à travers les échanges sur le travail et les conditions de sa réalisation, qui permet à la personne tutrice de situer sa pratique par rapport à celle des autres, qui est source de limites (par exemple à travers le contrat collectif de travail) tout comme de ressources et de possibilités d’action.

Finalement, le pôle « personne à qui s’adresse le service » représente l’étudiant avec ses caractéristiques individuelles, ses formations antérieures, réussies ou non, ses objectifs de formation, son identité professionnelle éventuellement : l’ensemble de ces éléments constitue un potentiel qui permettra à l’étudiant de répondre plus ou moins adéquatement aux exigences des cours mais peut aussi représenter des contraintes à son cheminement personnel. L’étudiant à distance se manifeste dans ce pôle du modèle par ses propres attentes explicites ou implicites à l’endroit de la personne tutrice, ses demandes envers celle-ci, la rétroaction qu’il donne, ou non, directement ou indirectement, aux interventions, par l’expression de sa satisfaction, par sa réussite et sa persévérance.

Dans ce cadre, l’activité de tutorat pourrait se concevoir comme des compromis construits par la personne tutrice sous la contrainte des quatre pôles. Un compromis rend compte d’arrangements : il rend compte du produit d’un mode opératoire mis en place par le travailleur pour gérer ses propres ressources en fonction de l’ensemble des ressources disponibles et des contraintes des situations. Il renvoie aux représentations construites par les employés dans le processus de travail. Pour Bertrand (1993), Pastré (1994) et Gagné, Beaudoin, Bilodeau et coll. (1999), les représentations désignent des constructions mentales liées à l’action. Parce que le travail de la personne tutrice peut être considéré comme une action en situation qui demande planification et anticipation, les représentations sont importantes à considérer non seulement pour la qualité des services offerts mais aussi pour la préservation de la santé des employés lorsque ces derniers établissent leurs plans d’action pour adapter leurs actions aux circonstances.

Notre question de recherche est la suivante : quels compromis émergent dans l’activité de tutorat sous la pression des quatre pôles ? Quels modes opératoires mettent en place les personnes tutrices pour réguler leur activité de travail en tenant compte des contraintes qui s’exercent sur l’activité de travail ? Pour répondre à la question de recherche, l’activité des personnes tutrices, telle qu’elles l’ont décrite dans les entrevues, sera examinée sous un nombre limité de plans, choisis en fonction de leur capacité d’illustrer le jeu des pressions et des compromis sur la relation de services entre la personne tutrice et les étudiants.

Méthode

Cette étude répond à ce que Van der Maren (2004) appelle l’enjeu nomothétique de la recherche en éducation : en l’occurrence développer une théorie du tutorat dans

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la FAD. Elle constitue une première étape dans la phase inductive ou exploratoire de ce projet global.

La description du terrain

Les cours étudiés ont été choisis dans l’offre de cours entièrement à distance de trois établissements, dont deux sont bimodaux. Les cours devaient appartenir à des domaines différents du savoir, être de facture récente, utiliser des technologies variées pour la présentation du contenu autant que pour les communications entre étudiants et personne tutrice. Finalement, le cours devait être offert et des personnes tutrices volontaires pour les entrevues pendant la période de cueillette des données.

Les quatre cours adoptent une approche d’enseignement individualisé. Les cours d’informatique et de finances sont offerts en inscription continue, alors que les cours d’art et de santé comportent des dates fixes d’inscription et des groupes, allant d’une quinzaine d’étudiants dans le cours d’art à une soixantaine dans le cours de santé.

Le cours « Art »

Il s’agit d’un cours de 3 crédits de 1er cycle sur la scénarisation cinématographique ou télévisuelle offert par un établissement bimodal ; il est fréquenté par une clientèle internationale d’adultes, étudiants libres ou provenant de divers programmes ; il utilise le Web pour la documentation et le courriel ainsi qu’une liste de distribution pour les échanges des étudiants avec la personne tutrice et les pairs ; la maîtrise des techniques fondamentales de scénarisation et la compréhension du contexte réel de la création de scénario en sont les objectifs ; les travaux évalués consistent en un scénario court clair et concis réalisé par une séquence de 7 exercices ainsi qu’un scénario long où l’étudiant est libre d’adapter la démarche du scénario court.

Le cours « Santé »

Le thème des soins périnataux est l’objet de ce cours de 3 crédits de 1er cycle ; il est offert à du personnel infirmier en exercice dans le réseau québécois des établissements de santé et fait appel à un matériel essentiellement imprimé, mais où les interactions entre étudiants et personne tutrice empruntent plusieurs médias comme le téléphone, le courriel, le clavardage ainsi que la poste. Le développement de connaissances et d’habiletés permettant de favoriser chez la femme enceinte et sa famille la mobilisation de leurs ressources personnelles et l’acquisition d’habiletés d’autosoin durant la période prénatale sont les principaux objectifs du cours. Les travaux évalués consistent en 15 exercices (un par module de formation) et 2 travaux de session : un travail thématique et la présentation écrite d’un organisme communautaire ou d’un service de santé ainsi qu’un examen maison. Des documents imprimés constituent le matériel du cours.

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Le cours « Informatique »

Il s’agit d’un cours de 3 crédits de 1er cycle sur un langage de programmation, offert aux étudiants adultes d’un certificat en informatique dans un établissement unimodal, utilisant le Web pour la documentation, le courriel et les forums pour les échanges. Les objectifs du cours sont l’initiation à la programmation et à l’utilisation d’un langage de programmation évolué aux fins de résolution de problèmes. Quatre travaux pratiques de programmation et un examen sous surveillance sont prévus. La totalité du matériel de cours est en ligne sur un site Web.

Le cours « Finance »

Ce cours de 3 crédits de 2e cycle est offert aux étudiants adultes d’un diplôme créé par un établissement unimodal de FAD pour un organisme professionnel à des fins de qualification dans le domaine des finances d’entreprises. Il fait appel au Web, au courriel et aux forums pour les communications des étudiants avec la personne tutrice et leurs pairs. L’initiation aux nouvelles réalités auxquelles font face les organisations, le développement d’une vision globale de l’entreprise et de l’organisation informatisée, la connaissance des risques associés à la numérisation des opérations en vue de développer des stratégies de gestion de ces risques font partie des objectifs. L’acquisition des connaissances du cours est évaluée par des questionnaires ; l’évaluation comporte aussi une étude comparée et un travail d’analyse des risques et les mécanismes de gestion dans une entreprise imaginaire.

Un site Web soutient la démarche du cours et trois disques compacts, deux recueils de textes, un ouvrage sur la gestion du risque constituent la documentation du cours.

Les entrevues

Des entrevues non directives ont été réalisées avec quatre personnes tutrices volontaires : deux femmes et deux hommes, dans les quatre cours sélectionnés. Nous avons observé que ces quatre personnes tutrices possédaient des qualités communes : une longue expérience professionnelle du domaine du cours encadré, de la disponibilité et de l’ouverture aux questions, un désir d’expérimenter le changement, une inclinaison à utiliser les nouvelles technologies de communication et une volonté de s’adapter au rythme des étudiants. Les quatre cours visés sont ici désignés par le domaine du savoir auquel ils appartiennent.

Trois entrevues étaient prévues, au début, au milieu et à la fin du cours de façon à couvrir l’activité de travail des personnes tutrices tout au long des quatre mois du trimestre d’enseignement. La consigne de l’intervieweur était adaptée en fonction du moment du cours : « À ce moment du cours (début, milieu, ou fin), quelles sont les interventions que vous faites auprès des étudiants ? ». Les entrevues ont été enregistrées avec l’accord des sujets, puis retranscrites.

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L’analyse qualitative des entrevues non directives

Les entrevues ont été analysées pour comprendre les compromis faits par les personnes tutrices entre des pressions ou contraintes provenant de l’un ou l’autre des pôles. Dans un premier temps, dans le matériel d’entrevue de chaque personne tutrice, nous avons identifié, rassemblé et catégorisé les énoncés qui traitaient de l’un ou l’autre des quatre pôles (soi, système, personne à qui s’adresse le service, autres semblables à soi). Puis, à l’intérieur de chacun des quatre ensembles de données textuelles identifiées, nous avons sélectionné les éléments que les personnes tutrices exprimaient comme étant des pressions et des contraintes sur leur travail et créant ainsi des situations problématiques. Enfin, nous avons identifié les modes opératoires mis en œuvre par les personnes tutrices pour résoudre les tensions et les compromis qui en résultent. Les résultats présentés rendent compte de cette dernière étape.

Résultats

Dans cette section, nous décrirons la manière dont les personnes tutrices se perçoivent (propos relevant du pôle du soi) et les compromis perçus à l’analyse des propos des personnes tutrices sur leurs activités.

Frédérico et son activité

Frédérico est tuteur du cours en art : il se présente lui-même comme peu familier avec la FAD mais encadre les étudiants dans son cours depuis 11 trimestres ; il se considère comme un professionnel accompli dans la scénarisation vidéo ; il possède une expérience pertinente en encadrement sur campus ; il a conçu le cours en utilisant les nouvelles technologies de communication et est prêt à adapter la démarche du cours aux besoins et situations des étudiants. Les entrevues avec Frédérico contiennent plusieurs épisodes à travers lesquels la dynamique entre exigence-contrainte, situation problématique et régulation se manifestent dans son activité. Plusieurs pôles entrent en jeu.

Concilier les exigences du cours avec la capacité de travail des étudiants

La structure du cours, telle que Frédérico l’a conçue (pôle « système »), exige 16 étapes impliquant chacune une production de l’étudiant et une rétroaction du tuteur. Les délais réglementaires institutionnels ayant trait à la durée des cours doivent être respectés et impliquent un démarrage rapide et une productivité soutenue de la part des étudiants, en même temps qu’elles entraînent une importante charge de travail pour Frédérico. Il doit s’assurer que les étudiants comprennent bien la manière dont fonctionne le cours et les règlements qui encadrent leur cheminement, rétroagir rapidement à chaque étape pour permettre à l’étudiant de passer à l’étape suivante, répondre aux questions et aux situations particulières. La

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première régulation instaurée par Frédérico cherche à amener les étudiants à adopter tôt dans le cours un rythme de production approprié de la part des étudiants : il envoie aux nouveaux inscrits une lettre de consignes, s’astreint à un délai de réponse maximal de 48 heures aux questions et travaux des étudiants et alimente ses rétroactions à une banque de réponses préparées à l’avance pour les problèmes les plus fréquents.

Garder sous contrôle la charge de tutorat tout en répondant aux besoins des étudiants

Ces mêmes interventions correspondent à une deuxième régulation, dont le but est de contrôler la charge de tutorat en diminuant la répétition des consignes initiales à chaque étudiant à propos de la durée du cours, de l’échange des travaux et des rétroactions, de l’accès aux services de la personne tutrice (pôle « système »). Le délai de réponse maximum de 48 heures assure la progression continue des étudiants, dans le respect des échéances du cours. La banque de réponses permet d’accélérer le processus de rédaction des rétroactions (pôle « soi » et pôle « personne à qui s’adresse le service »); en même temps, le processus de rédaction tire profit des expériences de Frédérico à propos des difficultés les plus fréquentes (pôle « soi »).

Régulariser le flux des échanges étudiants-tuteur.

Les étudiants sollicitent régulièrement le tuteur pour des questions et des demandes : celles-ci, selon les exigences du cours, se font exclusivement par courriel et sont à l’initiative des étudiants. Frédérico a vécu des expériences d’encadrement où chaque réponse du tuteur entraîne une nouvelle question, qui à son tour exige une autre réponse, qui provoque une nouvelle question. Cette inflation du flux des échanges a des conséquences sur la charge de travail du tuteur. En réponse à cette inflation, Frédérico fait attendre l’étudiant en pratiquant un délai minimal de réponse de 24 heures, qui oblige les étudiants à ajuster leurs attentes, en même temps qu’il assure un délai de réponse raisonnable pour l’étudiant, qui doit avoir une réponse rapide, et lui-même, qui doit avoir un temps de réaction approprié (pôle « soi »).

Maintenir le rythme de travail dans un système d’encadrement où l’initiative est à l’étudiant

Le cours (pôle « système ») exige beaucoup des étudiants et de la personne tutrice, mais laisse l’initiative aux étudiants (pôle « personne à qui s’adresse le service ») de recourir aux services du tuteur selon leur propre perception de leurs besoins et selon leurs attentes à l’égard de la personne tutrice : l’étudiant qui reste silencieusement aux prises avec son problème est hors de portée du soutien.

Frédérico insiste donc auprès des étudiants sur sa disponibilité et son intérêt à répondre volontiers et rapidement à leurs demandes. Globalement, si l’activité de Frédérico se déploie autour de la nécessité de maintenir un rythme de travail pour amener les étudiants à compléter le cours dans les délais réglementaires, on doit cependant constater chez lui une grande liberté d’action, qui lui vient du fait qu’il est

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également concepteur et responsable du cours, ce qui lui permet de gérer les pressions du pôle « système ». Les compromis qu’il fait répondent à la nécessité de concilier les demandes, besoins et situations de ses étudiants avec les exigences du cours, qu’il a définies comme concepteur, et celles de sa charge de travail, principalement de son travail de rétroaction. Ces compromis n’impliquent pas, à proprement parler, de réinterprétation de ses propres intentions pédagogiques, qu’il rajuste au besoin en fonction de son expérience de tuteur. Dans la dynamique d’encadrement de Frédérico, les tensions s’exercent donc entre d’une part les intentions pédagogiques de Frédérico, ses décisions, concrétisées dans le dispositif de son cours (pôle « système »), la perception de ce que constitue une charge de tutorat acceptable (pôle « soi »), et d’autre part, sa perception des besoins particuliers des étudiants (pôle « personne à qui s’adresse le service »).

Jeanne et son activité

Jeanne, tutrice du cours en santé, se déclare peu familière avec la FAD, mais possède une expérience pertinente en encadrement sur campus ; elle respecte les décisions de la conceptrice et le cheminement du cours, même si elle aurait construit le cours autrement ; elle se considère comme très préoccupée par la qualité des apprentissages et leurs incidences sur la pratique infirmière (dimension déontologique). Les trois entrevues accordées par Jeanne mettent en évidence dans son activité plusieurs compromis en réponse à des pressions et des contraintes venant aussi bien du système, du soi que des étudiants.

Utiliser ses compétences technologiques pour équilibrer les besoins de socialisation des étudiants et sa charge de travail

L’encadrement prévu pour le cours de santé se fait essentiellement par échange de travaux écrits et par une disponibilité téléphonique (pôle « système »). Jeanne a un intérêt pour l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC), qu’elle utilise avec dextérité à l’appui de ses compétences et de son expérience d’enseignante (pôle « soi »). Elle perçoit également chez ses étudiants à distance un besoin de socialisation analogue à celui de ses étudiants en classe (pôle

« personne à qui s’adresse le service »). C’est un besoin important pour elle, auquel elle fait des efforts pour répondre à distance. Aussi, dans le soutien qu’elle offre aux étudiants, Jeanne dépasse les dispositifs de communication prévus par le cours, ce qui est rendu possible par sa dextérité avec les TIC. Elle multiplie les moyens de communication avec les étudiants : téléphone, clavardage, courriel, rencontre en face à face. Par exemple, elle expérimente des séances de clavardage avec un groupe d’étudiants, qu’elle interrompt à l’occasion pour répondre aux appels téléphoniques d’autres étudiants. Ces séances de chat permettent la création de petits groupes où se mêlent les étudiants et où chacun aura l’occasion d’échanger personnellement avec la personne tutrice et ses pairs à condition d’accepter certaines contraintes (être patient, accepter d’attendre son tour et d’échanger avec les autres étudiants). Par

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ailleurs, Jeanne fait face à une charge de travail imposante résultant des exigences du pôle « système » : l’établissement lui a assigné de nombreux étudiants, le cours comporte des contenus volumineux, la démarche comporte de nombreuses activités et exige pour chacune une correction. De plus, elle encadre à distance pour la première fois (pôle « soi »). Notamment, elle le fait à partir de chez elle, créant un espace unique partagé par ses obligations familiales et ses obligations professionnelles. Dans ce contexte, Jeanne espère que les technologies lui permettront de diminuer les nombreuses demandes d’échange de la part des étudiants (pôle « personne à qui s’adresse le service »). Elle constate avec l’expérience qu’en matière de charge de travail, toutes les technologies n’ont pas les mêmes conséquences : les technologies asynchrones permettent une répartition plus souple du temps de travail, alors que les technologies synchrones exigent une disponibilité à des moments qui conviennent à la tutrice et aux étudiants. Conséquemment, elle cherche à favoriser les échanges par courriel, qui lui permettent une gestion proactive de son temps d’encadrement, et diminuent son délai de réponse par rapport à la disponibilité téléphonique hebdomadaire qui lui est recommandée (pôle

« système »). On voit donc se dessiner une tension entre les intérêts et compétences technologiques de Jeanne, son désir de répondre aux besoins de socialisation des étudiants à distance et les contraintes de sa charge de travail. Jeanne cherche la réponse dans l’expérimentation des TIC et la trouve dans une utilisation différenciée des technologies synchrones et asynchrones qui constitue un compromis entre ces différentes pressions.

Assurer le respect des délais réglementaires tout en exploitant la souplesse de la formule à distance

La formule pédagogique à distance de l’établissement où travaille Jeanne implique l’individualisation des apprentissages et conséquemment des interventions d’encadrement (pôle « système »). Par ailleurs, les règles institutionnelles sur la durée du cours impliquent qu’à la date limite prévue, les étudiants auront terminé et déposé leurs travaux et Jeanne aura transmis les notes à l’établissement (pôle

« système »). Comme on l’a déjà dit, la situation est nouvelle pour Jeanne (pôle

« soi »), mais elle entend bien se conformer aux exigences réglementaires, autant qu’elle le fait dans son enseignement en classe. Cependant, Jeanne est confrontée aux situations personnelles et professionnelles variées que vivent ses étudiants à distance, qui contraignent leurs études (pôle « personne à qui s’adresse le service ») et affectent leur cheminement. Jeanne consacre donc une proportion significative de son temps à maintenir un système de suivi des demandes, des contacts et des travaux des étudiants. Cela lui permet non seulement de relancer les étudiants qui la laissent sans nouvelles et de maintenir une pression sur les étudiants pour qu’ils terminent le cours à l’intérieur de la durée réglementaire, mais également de les prévenir des difficultés du module qu’ils vont entreprendre, ou même d’aménager la séquence d’apprentissage prévue pour répondre à une situation particulière et rattraper un retard sans compromettre l’apprentissage des contenus prévus. Ainsi, Jeanne met en place un mode opératoire qui lui permet à la fois de maintenir la pression qu’elle

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juge nécessaire pour inciter les étudiants au respect des délais, mais exploite la souplesse inhérente à la formule pour accommoder certains besoins des étudiants qui découlent de leur situation d’adultes au travail. Son système de suivi individualisé permet à Jeanne de faire des compromis sur la séquence de réalisation des modules pour accommoder des étudiants en situation particulière.

Respecter la conceptrice, la discipline et la profession

Jeanne, comme tutrice, se sent fortement liée aux décisions de la conceptrice (pôle « système »), particulièrement à la formule d’évaluation des apprentissages, même si elle modifierait le cours sous plusieurs aspects si on lui en donnait l’occasion (pôle « soi »). Comme professionnelle des soins infirmiers (pôle « soi »), Jeanne a une conscience très claire des conséquences des apprentissages des étudiants sur leurs pratiques. Si, pour Jeanne, l’évaluation est un lieu où la personne tutrice peut faire le moins de compromis, dans les cas où l’exactitude du contenu du cours, ou encore son actualité, peuvent être mis en cause, Jeanne s’autorise, à travers la rétroaction scrupuleuse à tous les travaux prévus par le cours, à signaler aux étudiants les inexactitudes ou à mentionner des contenus ou des pratiques plus actuelles, et en tient compte dans son évaluation des apprentissages. En ce sens, elle joue un rôle de médiation entre l’étudiant et le contenu par les interventions de rétroaction, au nom de l’éthique professionnelle et du besoin d’offrir aux étudiants l’apprentissage de connaissances exactes et à jour. Dans une autre situation, confrontée à un cas de plagiat, Jeanne choisit de s’adresser à l’étudiant en lui rappelant le sens du perfectionnement dans une pratique professionnelle, plutôt que d’adopter la position de l’enseignant qui reproche à un individu d’avoir enfreint un règlement institutionnel. Ces deux cas illustrent bien que la pratique de Jeanne est en tension entre une attitude de tutrice respectueuse de ses obligations envers le cours et l’établissement, et une attitude de professionnelle de la santé consciente des enjeux de la relation entre les apprentissages académiques et les pratiques professionnelles conséquentes. Au total, l’activité de Jeanne met d’abord en évidence des modes opératoires fondés sur la proactivité, l’invention, l’exploration, la souplesse et le respect des exigences et des règles, qui servent à réduire différentes tensions. Jeanne a mis en place plusieurs dispositifs : des choix technologiques qui permettent de satisfaire les besoins de socialisation, d’autres qui permettent de contrôler la charge de travail liée aux échanges en améliorant le temps de réponse ; un système de suivi du cheminement de chaque étudiant qui favorise le respect des délais en permettant des adaptations du cours aux situations individuelles ; une position professionnelle éthique qui concilie le respect des décisions de la conceptrice en matière d’évaluation et l’importance de la qualité des contenus et des apprentissages.

Steve et son activité

Steve est tuteur du cours en informatique. Il a une longue expérience professionnelle du domaine du cours encadré et se considère comme très

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expérimenté en FAD. Voici les régulations mises en place par Steve face aux exigences et contraintes rencontrées et les compromis qui en découlent.

Intervenir auprès des étudiants au début du cours pour diminuer la charge de travail par la suite

L’établissement et le concepteur (pôle « système ») demandent aux personnes tutrices d’initier un contact au début du cours avec chaque étudiant. Le cours comporte de nombreuses informations administratives et pédagogiques que les étudiants doivent maîtriser pour assurer un bon déroulement du cheminement : règles académiques concernant les délais du cours, procédures pour la mise en forme et la transmission des travaux, accès à la personne tutrice, examens, etc. Steve a appris de son expérience (pôle « soi ») que les étudiants sont surchargés par les informations à traiter pour pouvoir organiser efficacement leur cours, surtout les nouveaux en FAD qui doivent non seulement se familiariser avec les exigences d’un nouveau contenu et d’une nouvelle démarche, mais également avec le fonctionnement général de la FAD. Cela entraîne des questions, des erreurs de la part des étudiants et exige des rappels fréquents par la personne tutrice qui ajoutent à sa charge de travail. Pour gérer cette situation, Steve utilise le premier contact qui est très important, surtout pour les étudiants nouveaux en FAD. Il en profite donc pour encourager les étudiants à recourir sans crainte à ses services : il prévoit une certaine anxiété de mal paraître de la part d’étudiants qui hésiteraient conséquemment à lui soumettre leurs questions. À l’occasion, il utilise l’humour comme stratégie pour tenter de désamorcer ces craintes qu’il anticipe, et qui pourraient avoir pour effet de l’empêcher d’intervenir au bon moment. Il met donc en place un mode opératoire qui permet aux étudiants de sélectionner les informations les plus importantes du cours en faisant appel à ses services ; par la même occasion il gère ses propres ressources face à la demande de l’établissement et des concepteurs qui ont inséré beaucoup de contenu. Les régulations tendent donc à établir un équilibre entre les exigences en provenance des pôles « soi », « personne à qui s’adresse le service » et « système ».

Aider le concepteur, l’étudiant et ses pairs tuteurs tout en s’aidant soi-même

À la demande du concepteur, Steve a participé à la révision du cours. Il est donc bien au fait des exigences du cours en matière de contenu et d’approche et de leurs liens avec l’évaluation. On pourrait même dire qu’il les fait siennes, qu’il les intériorise, et qu’il se montre d’autant plus capable de démontrer aux étudiants la pertinence du cheminement d’apprentissage proposé. De plus, il développe des outils pour aider les étudiants à réaliser leurs travaux de programmation. Parallèlement, Steve intervient pour soutenir les autres personnes tutrices du cours, surtout à propos de l’évaluation des apprentissages (pôle « autres semblables à soi »). Steve relaie également au concepteur les coquilles ou erreurs décelées par lui ou ses étudiants dans le matériel du cours. Conséquemment, Steve est impliqué et fait bénéficier les autres acteurs du cours : concepteur, étudiants et les autres personnes tutrices. Steve utilise une stratégie altruiste pour s’adapter qui a comme effet de produire dans son activité de travail des

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éléments d’ouverture aux autres. Il adopte une stratégie d’économie dont tous les acteurs du système bénéficient. En conséquence, il préserve une activité de relation de service honorable qui le rend certainement fier de son travail.

Tenter de réconcilier les exigences de l’évaluation et les réactions émotives des étudiants

L’établissement exige que les personnes tutrices donnent des rétroactions écrites.

Les étudiants réagissent difficilement aux notes quand celles-ci ne correspondent pas à leurs attentes. Certains le font savoir à Steve par des demandes de précisions et des commentaires. Quand un étudiant questionne la note attribuée à un de ses travaux ou examens, Steve fournit une rétroaction aussi précise que possible pour que l’étudiant comprenne ses erreurs. Il utilise également l’humour. Steve avoue qu’il tente ainsi de limiter les contestations et de s’éviter les échanges prolongés autour d’une mauvaise note. Dans ces cas, Steve se réfère à ses propres souvenirs d’étudiant (pôle « soi ») pour comprendre les états émotifs de l’étudiant qui se sent dévalorisé par une note.

Steve reconnaît lui-même qu’une explication ne changera pas la note. Il ne précise pas s’il évalue l’effet de l’explication sur l’état émotif de l’étudiant. Cependant, intervenir en réponse aux émotions des étudiants semble rassurant pour Steve : sa rétroaction à l’étudiant qui a besoin de comprendre la note obtenue pourrait donc être considérée comme un arrangement anxiolytique implicite, produit de la rationalisation d’une anxiété anticipée de la personne tutrice. Sa stratégie pour répondre aux émotions des étudiants pourrait révéler une autre dynamique : le domaine affectif est une composante très peu élaborée dans le pôle « système » et dans le pôle « autres semblables à soi ». Dans le pôle « soi », les émotions sont représentées comme un effet secondaire de l’apprentissage, comportant des conséquences indésirables pour la personne tutrice. En conséquence, il vaut mieux aider l’étudiant à s’en débarrasser par des stratégies d’humour, ou encore les ignorer par des stratégies cognitives qui servent à justifier la note attribuée, sans pour autant s’adresser à la réaction affective qui survient lorsque l’étudiant n’a pas pu satisfaire les exigences du cours. Ici, la personne tutrice ne semble pas trouver de mode opératoire qui permette à l’étudiant de comprendre sa réaction affective et surtout d’élaborer une stratégie préservatrice et constructive pour le futur.

Jacques et son activité

Jacques est tuteur du cours en finances et se considère comme très expérimenté en FAD. L’activité de Jacques résulte de réactions à la pression des pôles qu’il ressent de manière forte et souvent négative.

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Affecter la qualité des interventions en réponse à la surcharge des étudiants et à la sienne

Ainsi, pour Jacques, la charge de travail imposée aux étudiants par les concepteurs du cours (pôle « système ») est très lourde : les informations à traiter sont trop nombreuses, le matériel de cours est entaché d’erreurs, les vidéos sont longues à regarder et les activités afférentes doivent être faites dans des délais trop courts.

Jacques craint sans cesse que des erreurs dans le matériel du cours n’entravent la compréhension des étudiants et leur rythme de cheminement ; ses attentes et ses interventions vont dans le sens d’inciter les étudiants à se dépêcher, à faire seulement quelques activités et à le prévenir des erreurs et de leurs demandes de délais supplémentaires. Les concepteurs ont prévu de très nombreux travaux et activités.

Jacques s’adapte de plusieurs manières. Il enlève des activités, limite la rétroaction aux erreurs faites en privant l’étudiant d’une rétroaction sur les autres aspects de l’apprentissage. Ces compromis représentent des fermetures et nourrissent l’insatisfaction de Jacques à l’égard d’une pratique tutorale qu’il sent dévalorisée (pôle

« soi ») par les conditions d’exercice que lui fait l’établissement (pôle « système »).

Payer en surcharge de travail le prix du changement technologique imposé par l’établissement

L’établissement a implanté un portail informatique pour soutenir les tâches académiques des personnes tutrices (le suivi des échéances et la notation), attribuant ainsi à la personne tutrice des tâches qui autrefois étaient réalisées par l’établissement. Ce changement affecte les modes opératoires que Jacques a mis au point depuis plusieurs années. Jacques se retrouve donc avec une charge de travail augmentée par la conception de nouveaux outils et procédures de suivi, de nombreuses opérations de comptage, de traitement de données éparses pour compenser certaines faiblesses du portail. Conséquemment, Jacques éprouve un mécontentement envers l’établissement. Dans ce contexte, il se sent aussi très seul, privé de collègues susceptibles de partager les mêmes préoccupations, calcule la rentabilité de son travail par des statistiques, se plaint que ses contrats de travail n’arrivent pas à temps : le pôle « soi » semble assailli de contraintes provenant du pôle « système » et privé d’expression provenant du pôle « autres semblables à soi », ce qui génère de l’insatisfaction. Au total, l’activité de travail de Jacques semble réactive et orientée vers la gestion du volume de travail des étudiants et du sien. Les compromis élaborés par Jacques face aux contraintes sont les suivants : à cause des contraintes élevées du pôle « système » qui touchent à la fois les contenus du cours (trop d’informations, de travaux, d’activités, de vidéos) mais aussi sa prestation (référence à sa rémunération, à son contrat de travail, aux outils dont il dispose pour faire son travail), Jacques semble éprouver des difficultés à redéfinir les exigences du cours pour les étudiants dont il parle extrêmement peu dans l’entrevue. Jacques est tout entier centré sur les tensions entre le pôle « soi » et le pôle « système ». Par comparaison avec le mode opératoire de Frédérico (mise au point de méthodes qui permettent plus d’efficacité et de rapidité dans la rétroaction), de Jeanne

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(expérimentation des nouvelles technologies pour moduler la charge de travail et pour créer un climat social favorable), ou de Steve (contribuer activement à l’amélioration du cours), l’activité de Jacques tend plutôt à diminuer le service pour parer au plus pressé, en fonction d’une perception d’injustice dans les conditions d’exercice de son activité que lui impose l’établissement.

Discussion

L’analyse des résultats permet d’identifier les principes d’émergence, d’homéostasie et de hiérarchie qui sous-tendent les compromis mis en place dans la dynamique des activités tutorales ainsi que les modes opératoires sous-jacents. Les résultats montrent d’abord une dynamique d’interaction entre les quatre pôles « système », « soi », « autres semblables à soi » et « personne à qui s’adresse le service ». Dans la présente application du modèle quadripolaire, l’activité des personnes tutrices émerge des pressions des pôles comme un système visant à établir une cadence de travail permettant de réaliser le cours et d’atteindre ses objectifs dans les délais prévus en maintenant la charge de travail optimale pour les étudiants et le tuteur.

Au pôle « système », les décisions pédagogiques, règlements et conditions de travail déterminent la nature, la complexité et le nombre des actes qui seront à poser pendant la durée du cours. L’influence de l’établissement est forte notamment dans les responsabilités et les tâches administratives demandées aux personnes tutrices, les conditions de travail qui encadrent leur activité, les décisions des concepteurs qui induisent des tâches prescrites auxquelles se trouve associée une charge de travail qui peut, ou non, correspondre aux normes de l’établissement Au pôle « soi », les valeurs, les connaissances, l’expérience, les capacités de travail, la perception du rôle à jouer et des conditions de son exercice entrent en ligne de compte pour déterminer le potentiel d’action du tuteur et la marge de manœuvre qu’il s’attribue.

Au pôle « personne à qui s’adresse le service », on retrouve les besoins de toutes natures des étudiants, leur situation particulière et leur capacité de travail. Les contraintes concernent le nombre, la fréquence, la nature et le moment de leurs demandes. Au pôle « autres semblables à soi », nous constatons une absence d’éléments que nous ne pouvons pas expliquer pour l’instant, mais dont on pourra plus loin constater les effets. Les entrevues nous permettent de constater que les personnes tutrices élaborent une instrumentation qui soutient la cadence de travail.

Qu’il s’agisse d’une banque de réponses permettant de maintenir qualité et rapidité des réponses, de systèmes-maisons de suivis des cheminements individuels, de technologies de communication utilisées de manière différenciée, ou de l’utilisation de délais minimal et maximal de réponse en fonction de la régulation du flux des échanges, on peut supposer que les personnes tutrices s’instrumentent pour être capables de maintenir la cadence qu’elles jugent nécessaire.

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Figure 2. Une modélisation de l’activité tutorale

Le modèle permet également de faire l’hypothèse que les pressions et contraintes du pôle « système » peuvent créer des conditions d’instabilité qui compromettent la capacité d’intervention des personnes tutrices, contrairement au cas étudié par Paquette (2001), où le programme fournissait un cadre stable aux actions et aux interactions. La pression du pôle « système », ou d’un autre pôle, semble être vécue par la personne tutrice comme une source de déséquilibre auquel elle peut ne pas pouvoir ou savoir répondre. Par exemple, confronté à ce qu’il considère comme des erreurs de conception, conséquemment aux prises avec une charge trop complexe et trop lourde pour être gérée sereinement, dans la solitude qu’il éprouve en l’absence de collègues avec qui il pourrait échanger, Jacques décide de rabaisser la qualité des interventions en réponse à la surcharge des étudiants et à la sienne. Tout semble se passer comme si Jacques résistait au changement imposé, ou comme si l’établissement imposait un changement trop rapide à Jacques, sans permettre à ce dernier de transformer ses anciennes pratiques en de nouvelles en vue de s’auto- organiser : Jacques a le sentiment de payer le prix des changements technologiques imposés par l’établissement.

Le modèle présenté opère à l’échelle du temps systémique, multiple et irréversible. L’activité tutorale prend place dans le temps institutionnel, défini par les règlements : le cours débute à une date et se termine un nombre fixe de semaines plus tard. Elle est assujettie à des normes quantitatives qui précisent le nombre d’individus qui devront recevoir le service pendant la période du cours, selon des modalités d’accès et de disponibilités prédéterminées et qui constituent le temps du

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tuteur. Mais par contre, le concepteur du cours considère le tutorat comme une intervention individualisée faite pour répondre à un besoin qui s’exprime à un moment en partie imprévisible, dans ce qu’on pourrait appeler le temps de l’étudiant.

Quand Jacques exprime qu’il y a trop d’activités dans le cours, ou que certaines sont trop longues, et qu’il permet à des étudiants d’en omettre certaines, ou qu’il réduit sa rétroaction, quand Jeanne, Steve et Frédérico tentent de trouver un moyen pour contrôler le rythme et la fréquence des échanges, c’est de cette difficile relation entre le temps de l’étudiant, celui de l’établissement et celui du tuteur dont parlent les personnes tutrices.

Le modèle présenté éclaire également la dynamique homéostatique entre le pôle

« soi » et le pôle « système », c’est-à-dire la recherche d’un nouvel équilibre. Alors que le pôle « système » fournit les objectifs, normes et critères externes qui servent à la régulation, le pôle « soi » intervient comme un filtre en fournissant les valeurs, croyances épistémologiques et ontologiques qui servent de cadre d’interprétation à la personne tutrice. Ainsi, pour Jeanne, communiquer avec tous les étudiants ferait partie d’une norme interne, d’une conception personnelle d’une prestation de service honorable et satisfaisante ; pour Steve, partager avec les autres tuteurs le produit de l’évaluation du cours ferait partie d’une autre norme interne attachée à une valeur, celle de l’altruisme dont on sait qu’il apporte des satisfactions personnelles. De plus, l’autonomie d’une personne tutrice peut se manifester par la réinterprétation des exigences d’un cours au nom de valeurs hiérarchiquement plus élevées, de nature éthique ou déontologique, comme dans le cas de Jeanne. Le travail réel, réponse de la personne tutrice à la demande d’un ou des pôles, semblerait donc médiatisé par ce que la personne tutrice croit devoir « penser », « dire » et « faire » en tant que personne tutrice. Ces réinterprétations peuvent amener l’intériorisation des exigences du pôle « système » dans le pôle « soi », qui fait que la personne tutrice fait sienne les exigences de l’établissement et des concepteurs, notamment en matière d’évaluation des apprentissages et de respect du cheminement. Cette intériorisation semble toucher plus fortement les personnes tutrices qui ont été impliquées dans la conception du cours, comme Frédérico et Steve. Le travail réel semble donc aussi médiatisé par et dans l’action réalisée.

Le modèle proposé permet d’envisager les configurations de pressions déséquilibrantes qui mettraient le système en péril. Ainsi, Jacques appauvrit son activité lorsque la régulation des exigences du pôle « système » et celles du pôle

« personne à qui s’adresse le service » semble trop difficile et représente des situations critiques. Il arrive un moment où le temps disponible et la complexité de la tâche deviennent tels que l’employé ne peut rester créatif pour imaginer un mode opératoire convenant à une demande excessive provenant d’un des quatre pôles. La santé de l’employé peut alors être mise en péril. La pression déséquilibrante d’un pôle peut aussi provenir de l’absence ressentie des éléments qui renvoient à ce pôle : Jacques nous signale que l’absence de collègues de travail (pôle « autres semblables à soi ») l’empêche de partager les préoccupations relatives au cours, aux processus, aux outils de travail. Il semble difficile effectivement pour Jacques de mettre en

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place un mode opératoire particulier pour remplacer les représentants du pôle

« autres semblables à soi », à moins de mettre en œuvre un principe d’ouverture où la personne tutrice échangerait avec d’autres éléments qui ne font pas partie du système d’encadrement à distance prévu au départ.

Un dernier aspect de notre exercice de modélisation de l’activité tutorale mérite d’être mis en avant. Il a trait à la hiérarchisation des systèmes complexes. En premier lieu, on peut remarquer que l’existence, à l’intérieur du pôle système, de trois ensembles d’objectifs, de règles, de processus, d’instruments, soit les sous- ensembles pédagogique, réglementaire et conventionnel, n’assure pas l’émergence d’un système intégré de tutorat dans ce pôle. En effet, la conciliation entre les exigences pédagogiques, fondées sur la notion de relation individuelle tuteur- étudiant, et les exigences conventionnelles, qui considèrent le tutorat comme une activité qui implique l’encadrement de nombreux étudiants en parallèle par une même personne tutrice, semble porter entièrement sur la personne tutrice, alors qu’on pourrait très bien concevoir que le pôle « système » effectue sa propre conciliation dans un ensemble de prescriptions harmonisé, qui pourrait émerger par exemple de l’interaction entre les personnes qui conçoivent les cours et les personnes qui gèrent l’activité des personnes tutrices sur le plan de l’organisation du travail et sur le plan de la santé et sécurité au travail. En second lieu, on doit s’interroger sur l’absence du pôle « autres semblables à soi », les autres tuteurs. Même s’il est difficile d’évaluer l’effet d’une absence, là encore, leur défaut comme source alternative de normes, de soutien, d’expérience pourrait empêcher l’émergence d’autres activités importantes dans l’exercice de l’activité tutorale, des activités réflexives, permettant un développement professionnel individuel et l’émergence à terme d’une profession de tutorat à distance.

Conclusion

Notre étude, exploratoire, ne concerne que peu de sujets, qui se sont exprimés dans des entrevues non directives, dont l’objectif était la description des activités de tutorat. D’autres méthodes trouveraient facilement leur place dans une démarche de recherche sur l’encadrement s’inspirant de la science des systèmes complexes.

Toutefois, notre étude indique que le modèle quadripolaire des relations de services de Caroly et Weill-Fassina (2004, 2007), d’inspiration systémique, où l’activité tutorale est vue comme un ensemble de compromis faits à partir des pressions et contraintes des quatre pôles, constitue une grille d’interprétation beaucoup plus adéquate que les modèles à trois acteurs. L’identification d’un ensemble de compromis se dégageant des propos des personnes tutrices a montré qu’on pouvait modéliser une partie significative de l’activité des personnes tutrices comme un système pour établir une cadence de travail permettant la réalisation du cours dans un délai réglementaire en régulant la charge de travail des étudiants et de la personne tutrice pour la maintenir à un niveau optimal dans la plupart des cas.

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