• Aucun résultat trouvé

Chronique de la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, 2008

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Chronique de la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, 2008"

Copied!
43
0
0

Texte intégral

(1)

Article

Reference

Chronique de la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, 2008

KOLB, Robert

KOLB, Robert. Chronique de la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, 2008. Swiss Review of International and European Law, 2009, vol. 19, p. 127-167

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:44794

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

Chronique de la jurisprudence de la Cour internationale de Justice en 2008

par Robert Kolb*

Sommaire

I. Introduction : questions générales

Il. Caffaire relative à la souveraineté sur Pedra Branca/Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et South Ledge, Malaisie c. Singapour, arrêt du 23 mai 2008.

A. Résumé B. Commentaires

III. Caffaire relative à certaines questions concernant l'entraide judiciaire en matière pénale, Djibouti c. France, arrêt du 4 juin 2008.

A. Résumé B. Commentaires

IV L'affaire de la demande en interprétation de l'arrêt du 31 mars 2004 en l'affaire Avena, Mexique c. Etats-Unis d'Amérique, ordonnance en mesures conservatoires

du 16 juillet 2008.

A. Résumé B. Commentaires

V L'affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention

et la répression du crime de génocide, Exceptions préliminaires, Croatie c. Serbie, arrêt du 18 novembre 2008.

A. Résumé B. Commentaires

1. Introduction : questions générales

1. En 2008, la Cour internationale de Justice a rendu deux arrêts de fond, un arrêt sur des exceptions préliminaires, et une ordonnance en matière de mesures conservatoires méritant d'être mentionnée. Par ailleurs, seize affaires sont ac- tuellement pendantes et deux en délibéré. i Dans leurs grandes lignes, la situa- tion et la jurisprudence de la Cour se prolongent en 2008 sans heurts ni rup- tures. Cette continuité est triple : la Cour continue à être fortement sollicitée,

Professeur de droit international public à la Faculté de droit de l'Université de Genève.

Voir sous : http://www.icj-cij.org/docket/index.php?p 1 =3&p2= 1. Les affaires actuellement en déli- béré sont les suivantes :affaire de la Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine); ct af1àirc de la Demandé' en interpn;tation de l'arrêt du 31 mars 2004 en l 'affàire Av ena et autres res- sortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d'Amérique).

SZIER/RSJ)IE 1/2009 127 Kolb

(3)

elle se voit soumettre des affaires aux objets litigieux les plus divers et elle est saisie de plus en plus de litiges politiquement sensibles.

2. La Cour demeure une juridiction fortement sollicitée. Cela ne va pas de soi, comme le montrent par contraste à la fois la situation de la Cour elle-même pendant les années 1970, quand elle souffrait d'une crise de confiance pro- fonde, ct la situation du Tribunal du droit de la mer à Hambourg, qui continue à végéter dans la marc stagnante de quelques affaires « 292 », c'est-à-dire des procédures de prompte mainlevée de l'immobilisation d'un navire ou de prompte libération de son équipage au sens de l'article 292 de la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer (1982).

3. La Cour demeure la principale juridiction internationale pour les litiges inter- étatiques. Contrairement à tous les autres tribunaux internationaux, elle n'a pas une compétence limitée ratione materiae : toute question de droit international en litige entre deux ou plusieurs Etats peut lui être soumise dans le cadre de sa compétence contentieuse. En tant que juridiction à compétence matérielle uni- verselle, la Cour jouit d'une primauté certaine sur les autres tribunaux, unique- ment sectoriels. Elle peut contribuer davantage qu'eux à la détermination et au développement du droit international dans toutes ses branches en privilégiant des visions d'ensemble. La Cour représente ainsi« l'organe judiciaire principal des Nations Unies » (article 92 de la Charte) à compétence ouverte à toute question de droit international. [;Organisation mondiale la met à la disposition de tous les Etats pour contribuer à résoudre les différends entre eux en appuyant de cette manière la paix sociale ainsi que l'amendement des situations litigieu- ses. En ce sens, il est réjouissant que la Cour soit sollicitée dans les matières les plus diverses. En 2008, les trois arrêts rendus portent sur un différend d'attribu- tion de souveraineté (Pedra Branca), un différend relatif à l'entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France) et un différend relatif à la commission du crime de génocide et les conséquences qui en découlent au niveau de la respon- sabilité internationale des Etats (Croatie c. Serbie). La liste des affaires pendan- tes révèle une bigarrure encore plus variée des objets litigieux.

4. La tendance de soumettre à la Cour des affaires politiquement explosives se poursuit: questions liées à l'emploi de la force, questions concernant l'applica- tion de la Convention contre le génocide, etc. Cette tendance de fond a été di- versement appréciée par la doctrine. Pour d'aucuns, 2 il s'agit d'une dérive re- grettable : certains Etats tentent de mobiliser la Cour comme une plate-forme de propagande politique dans le but de mettre en difficulté leurs adversaires en

Lu crus CAFLISCH, Cent Ans de règlement pacifique des différends intcrétatiques, RCADI, vol. 288, 2001, p. 357,441.

Kolb 128 SZIER/l~':îDIE 1/2009

(4)

les attrayant devant un prétoire international susceptible de jouer le rôle d'un forum d'accusation et d'opinion; cette promotion d'intérêts et de griefs politi- ques sans réelle volonté de régler le différend garantit qu'aucune solution véri- table ne sera donnée au fond de la question ; le différend ne sera pas vidé ; l'arrêt ne sera pas exécuté, minant ainsi la crédibilité de la Haute Juridiction. De plus, cette tendance serait dangereuse parce qu'elle risque de faire perdre à la Cour sa clientèle sérieuse, celle qui a des litiges à résoudre. Pour d'autres,3 au contraire, il faut se féliciter du fait que la Cour participe désormais au règle- ment de litiges touchant à des intérêts vitaux des Etats ; c'est un signe de pro- grès du droit international et de refoulement de l'ancienne doctrine des diffé- rends non justiciables, réduits d'une politique affranchie de droit. La paix sociale n'est garantie que si le plus grand nombre possible de différends est acheminé vers un traitement pacifique. Chaque pas en ce sens devrait être sa- lué. De plus, si la Cour ne peut à elle seule espérer régler un tel différend de grande portée politique, la soumission de celui-ci à son prétoire produit en lui- même des effets bénéfiques : les parties sont obligées de formuler leurs griefs de manière objective et juridique ; les contacts établis peuvent les inciter à re- prendre les pourparlers directs ou faciliter la tâche d'un organe politique de médiation ; etc. Il peut donc y avoir des bénéfices corollaires à la procédure judiciaire, quelles que soient par ailleurs ses fortunes propres. En tout cas, rien n'est gagné par 1' ancienne doctrine4 selon laquelle la Cour ne pourrait utile- ment connaître que de différends d'importance mineure ou moyenne, dépour- vus d'un volet politique quelque peu significatif.

5. Ces deux manières de voir comportent leur part de vérité. [;évolution décrite est en tout cas le signe des temps : celui d'une Cour très sollicitée appelée à cheminer au milieu des différends les plus graves de notre époque. Une consé- quence pratique de cette évolution sera que dans les années suivantes certains arrêts de la Cour risquent de buter sur des obstacles dans leur exécution, voire ne pas être exécutés. Les pouvoirs du Conseil de sécurité en vertu de l'article 94, § 2, de la Charte pourraient être mis en jeu et des négociations difficiles devoir être tenues pour arriver à une exécution partielle ou retardée des pronon- cés judiciaires en question. Le bilan de la CPJI, opérant dans l'époque si diffi- cile des années 1920 et 1930, dont tous les arrêts ont été spontanément mis en œuvre, mais aussi le bilan de la Cour actuelle jusqu'aux années 2000, risque ainsi de se modifier sur le point du respect de ses prononcés. Mais il faut rappe-

4

MoHAMMED BEDJAour, [;humanité en quête de paix ct de développement, Cours général de droit international public, RCADI, vol. 325, 2006, p. 90-92.

Voir 1 'étude de MrcHFL VIRALLY, Le champ opératoire du règlement judiciaire international, RGDIP 1983, p. 28lss.

SZIER/K'SDIE 1/2009 129 Kolb

(5)

1er que la Cour n'a qu'une influence infime5 sur les affaires qui lui sont soumi- ses. Si les Etats lui soumettent des cas contentieux sur la base d'un titre de compétence valable, la Cour ne peut pas décliner de les traiter. C'est donc aux Etats, surtout en tant gue justiciables, que revient la responsabilité première du bon fonctionnement de la Cour. C'est le signe de cette souveraineté dont ils sont dotés. La souveraineté connote aussi le sens des responsabilités.

Il. L'affaire relative à la souveraineté sur

Pedra Bran ca 1 Pu lau Batu Puteh, Middle Rocks et South Ledge, Malaisie c. Singapour,

arrêt du 23 mai 2008

A. Résumé

6. La Cour a été saisie de ce différend par une requête conjointe des deux Etats en litige sur la base d'un compromis spécial conclu en 2003. L'objet du litige porte sur la souveraineté territoriale à propos de trois formations insulaires.6 Le cadre géographique est le suivant : Pedra Branca est une île granitique située à l'entrée du détroit de Singapour. Middle Rocks ct South Ledge sont deux for- mations proches de Pedra Branca. La première est constituée d'une multitude de rochers constamment émergés ; la seconde est un haut-fond découvrant, vi- sible seulement à marée basse. Le contexte historique est caractérisé par les éléments principaux suivants. En 1824, un traité entre le Royaume-Uni et les Pays-Bas (le « Traité de Crawford ») a procédé à une délimitation des zones d'influence dans la région. Dès cc moment, les Néerlandais cessèrent de s'op- poser à l'occupation de Singapour par le Royaume-Uni. Ce dernier, à son tour, acceptait de ne pas constituer un comptoir sur les îles situées au sud du détroit de Singapour. De plus, Singapour et les îles dépendantes dans un rayon de dix milles marins furent à cc moment cédés à la Compagnie des Indes Orientales ; une rétrocession d'une partie des caux, détroits et îlots au Johor (Malaysie) eut lieu en 1927. La naissance du différend sc situe en 1979/1980, îors de îa pubîi- cation d'une carte géographique par la Malaisie, rejetée par Singapour. Les da- tes critiques7 sont donc le 14 février 1980 pour Pedra Branca (contestation de la

A travers sa jurisprudence sur la compétence ct la recevabilité des requêtes, plus ou moins restric- tive.

Voir l'article 2 du Compromis spécial.

Sur cc concept et sa significationjuridique, voir notre Chronique 2007, dans: RSDIE 2008, p. 157:

«La règle de la date critique dans les litiges territoriaux ct maritimes a le but suivant : <elle permet de faire la part entre les actes accomplis à titre de souverain qui sont en principe pertinents aux fms

Kolb 130 SZIER/R.SDIE l/2009

(6)

carte précitée) et le 6 février 1993 pour Middle Rocks et South Led ge (date des négociations bilatérales).

a. Souveraineté sur Perdra Bran ca 1 Batu Put eh (§ 37ss).

7. La Cour commence par l'examen de la situation juridique de Pedra Branca (ci-après PB). La Malaisie fait valoir un titre originaire et de temps immémorial qu'elle n'aurait jamais cédé ou abandonné. Singapour estime que l'île pouvait être occupée par le Royaume-Uni entre 1847 et 1851 (il suggère sans être très clair qu'il s'agissait d'une terra nullius). L'exercice effectif, continu ct pacifi- que de 1 'autorité étatique du Royaume- Uni à partir de cette date aurait parfait 1 'acquisition du titre territorial. En un mot, la Malaisie fait valoir un titre formel ct Singapour fait valoir un titre matériel fondé sur 1 'occupation ct 1' effectivité ; la Malaisie un titre originairement acquis et Singapour un titre progressivement acquis. La Cour rappelle ensuite la règle élémentaire en matière de la charge de la preuve(§ 43ss) : selon un principe général de droit, une partie qui avance un élément de fait à 1' appui de sa prétention doit 1 'établir à la satisfaction de la Cour(§ 45). La Malaisie doit donc satisfaire la Cour de l'existence de son titre originaire alors que Singapour doit, le cas échéant, démontrer la qualité de res nullius de l'île.

8. La Cour examine d'abord le titre originaire de la Malaisie(§ 46ss). La Ma- laisie affirme sa possession immémoriale. Différents éléments de fait persua- dent la Cour de son existence. D'abord, le Sultan de Johor protesta contre l'ar- restation de deux jonques par les Néerlandais dans des caux qu'il estimait manifestement relever de sa souveraineté (§ 54-55). Des lettres du Résident britannique à Singapour attestent également cc titre (§ 56) : il y incluait toutes les îles situées à l'embouchure du détroit de Malacca. Un article dans le quoti- dien « Singapore Frce Press

»

de 1843 vient corroborer ces éléments. De plus, aucune revendication concurrente ne semble avoir été formulée ou soulevée (§ 62). Enfin, le droit international n'exige pas l'exercice d'une souveraineté par des actes uniformes et fréquents lorsqu'il s'agit d'une île déserte comme la présente (cf. les affaires du Groenland Oriental ou del 'île de Paln1ac~~. Dès lors, la Cour conclut qu'au vu des revendications formulées, des reconnaissances

d'apprécier et de confirmer des effectivités, et ceux postérieurs à cette date, lesquels ne sont généra- lement pas pertinents en tant qu'ils sont le fait d'un Etat qui, ayant déjà à faire valoir certaines re- vendications dans le cadre d'un ditlerend juridique, pourrait avoir accompli les actes en question dans le seul but d'étayer celles-ci> [référence omise]. La date critique marque le moment à partir duquel les activités des Parties cessent d'être pertinentes en tant qu'effectivités à prendre en compte pour 1' établissement d'un titre territorial. Il y a une exception à cela : les activités constituant une continuation normale d'activités antérieures peuvent être prises en compte.»

SZIER/l"Z.':îl)lE l/2009 131 Kolb

(7)

manifestées et de l'absence de revendications concurrentes, le Sultan de Johor (et par suite la Malaisie en tant qu'Etat successeur) a démontré un titre origi- naire sur PB (§ 69). Cette conclusion est confirmée par les liens d'allégeance politique qu'entretint le Sultan avec des tribus habituées à utiliser sporadique- ment cette ile(§ 70ss).

9. Quelle est l'incidence defaits postérieurs(§ 81ss)? Le Royaume-Uni avait-il pu occuper l'île comme le prétend Singapour? Selon la Cour, contrairement à ce qu'affirme Singapour, le Sultanat de Johor a constitué une seule et même entité souveraine entre 1512 et 1824. Le Traité de 1824, visant, selon son Préambule, à aplanir des difficultés pratiques et à assurer une meilleure sécu- rité, ne saurait être interprété comme laissant le statut de 1 'île indéterminé, si bien qu'il se serait agi d'une terra nullius ouverte à l'occupation. Au contraire, le Traité a été conclu pour régler définitivement tous ces différends ct assurer la sécurité juridique. Cintcrprétcr comme ayant laissé des revendications territo- riales sans solution serait contraire à son objet ct à son but(§ 95-96). Singapour se fonde sur l'occupation de l'île par la construction d'un phare en l'année 1844. Un changement du titulaire de la souveraineté territoriale peut découler de la conclusion d'un accord postérieur ou de l'absence de réaction du titulaire face au comportement d'un autre Etat agissant à titre de souverain sur les terri- toires en cause (acquiescement) (§ 120-121 ). Lacquisition d'un titre sur la base de l'acquiescement ne pourra intervenir que si le comportement en cause ap- pelle juridiquement une réponse de la part du titulaire de la souveraineté. L;im- portance de la stabilité des possessions territoriales et des frontières empêche de conclure facilement à un tel déplacement du titre, issu de comportements divers : « [il faut souligner l'] importance de premier plan que revêtent, en droit international et dans les relations internationales, la souveraineté étatique sur un territoire ainsi que le caractère stable ct certain de cette souveraineté. De cc fait, tout changement du titulaire de la souveraineté territoriale, fondé sur un comportement des Parties, [ ... ] doit sc manifester clairement ct de manière dé- pourvue d'ambiguïté»(§ 122). En l'espèce, il apparaît que la construction d'un phare ne suppose pas une cession de souveraineté ; il peut reposer sur une concession de construction. De plus, il n'était pas rare dans la région d'ainsi céder des droits limités (§ 137ss, avec des exemples). On sc saurait donc conclure à un déplacement de la souveraineté du fait de la construction du phare. La Cour examine ensuite une série d'autres événements situés entre 1852 ct 1952. Elle les estime dépourvus de pertinence en l'espèce(§ 164ss).

10. Les comportements étatiques à partir de 1953 (§ l92ss). En 1953, une lettre du Secrétaire colonial de Singapour au conseiller britannique du Sultan de Jo- hor suscita une réponse du Secrétaire d'Etat par intérim du Johor. Dans cette lettre, le Secrétaire par intérim affirmait que le Sultan ne revendiquait pas la

Kolb 132 SZIER/RSDIE l/2009

(8)

« propriété » sur PB (§ 196). La Malaisie insiste sur le terme «propriété », qui n'est pas« souveraineté»; elle met par ailleurs en doute la qualité du Secrétaire d'Etat par intérim pour disposer d'une telle question territoriale. Au contraire, Singapour affirme que la réponse du Johor est limpide et sans équivoque (§ 197ss). Selon la Cour, la demande d'information du Secrétaire colonial de Singapour a bien trait à la souveraineté sur l'ile. Ainsi qu'il l'affirme dans sa lettre, il s'agissait notamment de tracer les limites des eaux territoriales, ce qui constitue un aspect de la souveraineté territoriale(§ 204). L'accord de 1948 in- terdisant aux autorités du Johor d'entretenir des relations étrangères (accord de protectorat) n'était pas applicable à l'espèce et ne privait pas le Secrétaire d'Etat par intérim de sa compétence, car le Royaume-Uni n'était précisément pas un Etat étranger(§ 218). La Malaisie n'avait d'ailleurs pas soulevé l'argument de 1 'incompétence du Secrétaire d'Etat par intérim lors des pourparlers directs en- tre les deux Etats, ni même à un stade avancé de la procédure devant la Cour (§ 219). En somme, la réponse du Johor est claire : le terme « propriété » est parfois utilisé dans le sens de « souveraineté » (voir 1 'affaire de la délimitation entre l 'Erythée et le Yémen, 1998). Dans le contexte de la demande, la réponse faite vise clairement la souveraineté sur PB (§ 222-223). Singapour n'avait donc aucune raison de douter de la souveraineté du Royaume-Uni sur cette île (§ 230). En tant qu'Etat successeur, il en aurait acquis la souveraineté. En effet, après 1953, Singapour entreprit divers actes de souveraineté sur l'île(§ 231ss).

La Cour en énumère plusieurs : (1) des enquêtes sur les naufrages (sans protes- tation de la Malaisie jusqu'en 2003) ; (2) des visites officielles ; (3) des autori- sations décernées pour des chercheurs sdentifiques voulant sc rendre sur PB ; ( 4) des patrouilles ct exercices navals (que la Cour ne trouve toutefois pas pro- bants en 1 'espèce, car de tels exercices curent lieu tant par la Malaisie que par Singapour, le plus souvent sur la base d'accords particuliers, si bien qu'il est impossible d'en déduire un exercice de l'autorité étatique à titre de souverain);

(5) le déploiement de pavillons britanniques/singapouriens (la Malaisie n'en a pas réclamé 1 'éloignement) ; ( 6) 1' installation de matériel de communication militaire en 1977 (c'est manifestement un agissement à titre de souverain, même s'il est contesté dans quelle mesure la Malaisie en avait connaissance) ; (7) le projet de récupération de terres pour agrandir l'île; (8) la conclusion d'un ac- cord pétrolier en 1968 (la Cour n'estime pas cet élément probant en l'espèce, car il n'est pas manifeste que PB tombe dans la zone de la concession).

11. Les cartes géographiques o.ffïcielles (§ 267ss). Les Parties au litige ont aussi invoqué plus de cent cartes officielles. Des cartes de Malaisie produites entre 1962-1975 montrent PB avec la légende« Singapour». Il s'agit d'une manifes- tation de la position de la Malaisie ; toutefois, ces cartes ne créent en elles-mê- mes aucun titre (§ 271 ). Toutefois, elles ont une valeur probante certaine. En

SZIER/ RSl) IE 1 /2009 133 Kolb

(9)

établissant un fait contraire aux intérêts de 1 'Etat qui les a produites, elles confirment que la Malaisie ne considérait pas PB comme relevant de sa souve- raineté (§ 272).

12. La Cour conclut qu'au vu de la passivité de la Malaisie face aux comporte- ments de Singapour susmentionnés, au vu de l'absence d'activités équivalentes à titre de souverain de la Malaisie sur PB de 1953 à nos jours, et enfin au vu de la lettre de 1953, la souveraineté sur PB appartient à Singapour(§ 274-277).

b. Souveraineté sur Middle Rocks et South Ledge (§ 278ss) 13. Pour Singapour, la souveraineté sur ces deux formations maritimes découle et va de pair avec la souveraineté sur PB. Il fait valoir qu'il s'agit de« dépen- dances » situées dans les eaux territoriales de PB ct met en relief 1 'unité géolo- gique des trois formations. En somme, Singapour insiste sur un argument de contiguïté 1 dépendance ( accessorium sequitur principale). Pour la Malaisie, au contraire, les trois formations sont indépendantes l'une de l'autre. Les actes de souveraineté qu'elle y a accomplis (octroi de concessions pétrolières, mesura- ges maritimes, etc.) et contre lesquels Singapour n'aurait pas protesté lui assu- reraient la souveraineté sur Middle Rocks (ci-après MR) et South Led ge (ci- après SL).

14. Middle Rocks(§ 288ss). La Cour commence par examiner la situation juri- dique de MR. Selon la Cour, le titre originaire de la Malaisie n'y a pas été dé- placé par des événements subséquents tels que ceux décrits pour PB. Dès lors, ce titre originaire est demeuré intact. Les MR appartiennent donc à la Malaisie (§ 289-290).

15. South Ledge (§ 291ss). SL est un haut-fond découvrant au sens de l'arti- cle 13 de la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer (1982). La Cour rappelle ici son précédent en 1' affaire Qatar c. Bahreïn (1993) : la souveraineté sur les hauts-fonds découvrants découle de la souveraineté sur les eaux territo- riales dans lesquelles il est situé ; toute possibilité d'appropriation séparée par voie d'occupation est exclue. En l'espèce, SL se trouve dans une zone de che- vauchement des eaux territoriales. La Cour, n'ayant pas obtenu le mandat de délimiter les eaux territoriales des parties, sc bornera en conséquence à affir- mer que SL appartient à 1 'Etat dans les eaux territoriales desquelles il est situé (§ 298-299).

16. Disposit(f (§ 300). La Cour en arrive ainsi au dispositif. Par 12-4 voix, elle affirme que la souveraineté sur PB appartient à Singapour ; par 15-l voix, elle dit que la souveraineté sur MR appartient à la Malaisie ; par 15-1 voix, elle statue que SL appartient à 1 'Etat dans les eaux territoriales duquel il se trouve.

Kolb 134 SZIER/RSDIE l/2009

(10)

Le juge Ranjeva joint à l'arrêt une déclaration ; les juges Parra-Arranguren, Bennouna et Sreenivasa Rao (ad hoc) une opinion individuelle ; les juges Simma et Abraham, ainsi que Dugard (ad hoc) une opinion dissidente.

17. Seul un aperçu très rapide des opinions dissidentes peut ici être donné. Les juges Simma et Abraham, dans leur opinion dissidente commune, expriment leur désaccord à propos de 1 'attribution de la souveraineté sur PB. Selon les ju- ges allemand et français, la Cour n'indique pas de manière claire sur quel fon- dement juridique elle s'appuie pour justifier le changement du titulaire de la souveraineté : l'acquiescement mentionné par la Cour reste vague ; aucune mention n'est faite de la prescription acquisitive qui paraît être le processus le plus indiqué pour une telle acquisition de souveraineté. De plus, les faits de 1 'espèce ne permettaient pas de conclure à un déplacement du titre : en particu- lier, ils ne font pas apparaître un exercice de la souveraineté étatique sur 1 'île suffisamment clair, constant et public de la part de Singapour et de son prédé- cesseur, le Royaume-Uni. Dès lors, on ne saurait tirer argument de l'absence de réaction de la Malaisie, ni d'un quelconque acquiescement au transfert de sou- veraineté. Il manque 1 'exercice effectif de la souveraineté sur 1 'île et toute visi- bilité de cet exercice (par ailleurs défaillant) permettant d'établir 1 'acceptation, par absence de réaction, du souverain originaire. En définitive, les actes retenus par la Cour comme des manifestations de souveraineté de la part de Singapour ne sont que des actes mineurs et sporadiques; leur signification était loin d'être claire aux yeux des tiers, et en particulier de la Malaisie. Ces actes ne suffi- saient pas à déplacer le titre originaire. Le juge ad hoc Du gard axe son opinion dissidente sur des considérations du même type. Selon lui, la correspondance et le comportement manifestés par les Parties entre 1953 et 1980 sont équivoques et ne sauraient être interprétés comme témoignant d'un abandon, par la Malai- sie, de son titre originaire, ni comme un acquiescement de sa part aux préten- tions de Singapour.

B. Commentaires

18. Cette nouvelle affaire concernant la souveraineté territoriale sur des espaces peu peuplés se rapproche des affaires du Groënland Oriental (1933)8 et de la Souveraineté sur Pulau Ligitan et Pulau Sipadan (2002).9 Un locus classique de la jurisprudence touchant à des contrées peu peuplées consiste à rappeler la règle selon laquelle les actes de souveraineté susceptibles de fonder un titre d'occupation ou de prescription ne doivent pas être mesurés avec rigueur et ne

CPJT, sér A/B, no 53, p. 44ss.

CIJ, Recueil, 2002, p. 625ss.

SZIER/RSDIE l/2009 135 Kolb

(11)

doivent pas présenter une intensité prononcée, au regard précisément du carac- tère inhabité des régions en cause.1

°

Cette règle a pour corollaire une autre : en considérant l'effectivité de la possession, les activités relativement plus fré- quentes ct fortes faites sur le terrain à titre de souverain 1 'emportent, quelle que soit leur intensité absolue.11 C'est la règle de 1' effectivité relativement meilleure.

C'est dire qu'une seule activité à titre de souverain sera décisive si la partie adverse ne peut en produire aucune. Cette règle, particulièrement importante pour des territoires inhabités, découle du désir de régler en tout cas le différend et d'éviter un non li quet. Une telle attitude d'abstention abandonnerait 1 'espace en question à une compétition dans laquelle le plus fort l'emporterait. Un terri- toire peut donc toujours être attribué inter partes par le juge et il n'y a pas de lacunes (sauf dans le cas hypothétique dans lequel les effectivités seraient des deux côtés exactement identiques en qualité ct en quantité, ce qui est difficile- ment imaginable).

19. Quelle est la base juridique du passage du titre de la Malaisie à Singa- pour ? La difficulté majeure de cette affaire, comme les opinions dissidentes en

témoignent, est de configurer la base juridique exacte par laquelle le passage du territoire de la Malaisie vers Singapour a eu lieu, c'est-à-dire de qualifier juri- diquement 1 'échange de lettres de 1953. La qualité de cet acte juridique était en question : la minorité des juges l'a estimé trop ambigu, trop incertain et trop contingent pour opérer juridiquement une extinction du titre originaire de la Malaisie. Après tout, la Cour avait elle-même affirmé que la sécurité ct la stabi- lité des possessions souveraines exigeait que tout acte impliquant un change- ment de titulaire de la souveraineté territoriale doive se manifester de manière dépourvue d'ambigul'té (§ 122). La minorité de juges a estimé que ces critères n'étaient pas remplis en 1' espèce. De plus, la règle que la renonciation à des droits ne se présume pas ct doit être interprétée restrictivement12 pourrait venir corroborer une telle conclusion. La majorité a estimé au contraire que la lettre était très claire : affirmer qu'un Etat « ne revendique pas la propriété sur PB » ne saurait donner lieu à des doutes juridiquement pertinents. En effet, on ne saurait confondre la question de la clarté de l'expression en cause avec une exi- gence de formalisme que le droit international n'impose pas. Dès lors, la renon- ciation peut s'exprimer dans une telle simple phrase, si seulement elle apparaît

10 Affaire de 1 'fle de Palmas (1928), RS/1, vol. II, p. 840 ; affaire del 'île de Clipperton (1931 ), ibid., p.

Ill 0 ; aJTaire du Groënland Oriental, cité note 8, p. 46 ; aŒlire Pulau Ligitan et Pulau Sipadan, cité note 9, § 134.

11 Voir par exemple l'affaire de l'île de Palmas, loc. cit., p. 869-870; l'affaire du Groënland Oriental, loc. cit., p. 46; ou l'affaire Pulau Ugitan et Pulau Sipadan, cité note 9, § 134ss.

12 Voir l'atrairc des Essais nucléaires, CIJ, Recueil, 1974, p. 267, § 44 : «Lorsque des Etats font des déclamtions qui limitent lcUï liberté d'action future, une interpïétation restrictive s'impose. »

Kolb 136 SZIER/RSl)IE l/2009

(12)

assez claire. Il ne nous paraît pas utile de serrer de plus près cette question, sauf pour dire que la majorité avait certainement de bons arguments pour conclure comme elle 1 'a fait.

Il reste toutefois la question de la base juridique de ce processus : acquiesce- ment au transfert de souveraineté ? accord tacite de cession ? prescription ac- quisitive ? occupation d'une terra nullius ? Il semblerait que le processus soit bipartite : (1) d'un côté, la Malaisie a renoncé à son titre originaire par une dé- claration qui la liait juridiquement ; nous nous situons dans la catégorie de 1' acte unilatéral de la renonciation, qui en 1' espèce porte sur une déréliction territo- riale (avec l'animus derelinquendi requis, exprimé dans la déclaration) ;13 l'es- pace en cause redevenait ainsi une terra nullius susceptible d'être appropriée par occupation ; (2) Singapour pouvait dès cc moment occuper ce territoire et en y accomplissant un minimum d'actes de souveraineté (règle assouplie appli- cable aux territoires non habités) exercer le pouvoir effectif nécessaire pour l'acquisition d'un territoire sans maître. Il ne s'agissait en revanche pas d'une prescription acquisitive au sens technique du terme. 14 En effet, la prescription suppose en principe deux titres en concurrence, celui du titulaire formel mais inactif, et la consolidation dans le temps du titre d'un possesseur matériel déte- nant contra titulum. Comme la Malaise avait renoncé à son titre et que la terra était redevenue nullius, 1 'occupation et non la prescription décrit juridiquement de manière adéquate le processus en cause.

20. La compétence du Secrétairepar intérim du Johore à disposer du territoire.

On peut s'interroger sur la compétence interne et internationale d'un Secrétaire par intérim à disposer du territoire national. La Cour résout cette question par le haut, c'est-à-dire par la compétence du Secrétaire. Celui-ci représentait le Jo- hore. Il possédait dès lors la pleine compétence intérieure. Si les relations inter- nationales du Johore avaient été limitées par l'accord de protectorat, cette res- triction ne s'appliquait qu'aux Etats étrangers et non envers la Puissance protectrice, le Royaume-Uni. Inter partes, le Secrétaire par intérim jouissait donc en réalité des pouvoirs d'un ministre des affaires étrangères. Celui-ci peut, en droit international, disposer de questions territoriales, car il a une compé- tence plénière pour les relations internationales.15 Dans certains cas, cette voie argumentative ne pourra pas être choisie, par exemple parce que l'action émane

13 Sur la déréliction territoriale, voir 1 'affaire de l'île de Clipperton ( 1931 ), cité note 10, p. 1110-1111.

En général, voir ALl·IŒD VERDROSS 1 BRUNO SrMMA, Universelles Volkcrrccht, 3. éd., Berlin 1984, p. 754.

14 Sur cette notion, voir ROBERT K.oLB, La prescription acquisitive en droit international public, in:

Université de Neuchâtel, (P. M. Zen-Ruffinen) (éd.), Le temps et le droit, Bâle 2008, p. 149ss.

15 Voir l'article 7, § 2, lettre a, de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 ; ct l'affaire du Groënland Oriental, cité note 8, p. 69ss.

SZIER/R.SDLE l/2009 137 Kolb

(13)

d'un fonctionnaire non habilité à disposer de la question territoriale. La juris- prudence recourt alors parfois à une autre construction pour lier 1 'Etat en cause.

Elle affirme que 1' action du fonctionnaire subalterne a été couverte par 1' ac- quiescement des autorités compétentes de l'Etat : celles-ci, ayant cu connais- sance ou devant avoir cu connaissance (négligence) des actes en cause, ne les ont pas désavoués, mais au contraire se sont comportées de manière prolongée comme si ces dispositions étaient valables. Dès lors, elles ne peuvent pas par la suite contester la validité de ces actes, quelle qu'ait pu être leur défaut juridique général. L: acquiescement ou 1 'estoppel s'y opposent. Il s'agit ainsi de protéger la confiance légitime suscitée, d'inciter à la diligence et de protéger la stabilité des questions territoriales (quieta non movere). Ainsi, la Cour affirme dans l'af- faire du Temple de Préah Vihéar (1962)16 qu'un Etat est responsable des agisse- ments de ses fonctionnaires subalternes ; il doit faire preuve d'une diligence in custodiendo. Un Etat est donc bien conseillé à être très attentif et diligent avec ce type d'actions et de déclarations.

21. L'action infra petita relativement à South Ledge. Selon un principe général du droit procédural, le juge international ou l'arbitre ne peuvent juger ultra pe- titaY Leur compétence étant d'attribution (comme dans les causes de droit privé dans l'ordrejuridique interne), les parties décident de l'ampleur et des li- mites dans lesquelles elles soumettent leur litige au règlement judiciaire. D'un autre côté, le juge peut être amené à juger infra petita : 18 iln 'est pas obligé d'ac- corder le tout d'une demande mais peut aussi accorder une fraction (mais pas nécessairement un aliud). Dans ce cas, le jugement en deçà des prétentions des parties ou du demandeur repose sur une appréciation plus ou moins libre du juge. Mais il y a aussi des cas dans lesquels le jugement infra petita s'impose pour des motifs de droit : il en est ainsi par exemple si une demande empiète sur les droits d'un Etat tiers non-partie à l'instance. Le prononcé judiciaire infra petita est donc licite en droit (contrairement au prononcé ultra petita) : tantôt il est discrétionnaire, tantôt il est contraignant. La présente affaire ajoute un pré- cédent intéressant au concept de 1 'action infra petita. South Led ge se situe dans une zone de chevauchement des eaux territoriales. Comme la règle applicable veut qu'un haut-fond découvrant appartienne à l'Etat dans la mer territoriale duquel il se situe, la Cour aurait dû délimiter cette mer territoriale entre les deux Etats afin de parvenir à attribuer SL. Or, elle estime que les parties ne lui ont pas accordé cette compétence et que dès lors elle ne peut procéder à une telle

16 CIJ, Recueil, 1962, p. 25. VoirVERDROss/SJMMA, cité note 1313, p. 506-507.

17 Voir ROBERT KoLB, General Principles of Procedural Law, in: Karin Oellers-Frahm/Christian Tomusehat/ Andreas Zimmermann (éd s.), Commentary on the Statu te of the International Court of Justice, Cambridge 2006, p. 81 Os s.

18 Voiribid.,p.816817.

Kolb 138 SZIER/RSDIE l/2009

(14)

délimitation. C'est dire que nous nous situons ici dans la catégorie d'une action infra petita commandée par le droit : elle est obligatoire et non discrétionnaire.

On comprend aisément la réticence de la Cour de s'engager dans un tel exercice connexe de délimitation de zones maritimes de grande importance sans l'aval formel des parties. A-t-elle sollicité cet aval sans 1 'obtenir? On ne sait pas. Sans suggérer que la Cour aurait dû s'engager dans la délimitation, il aurait néan- moins été techniquement possible d'estimer que les parties lui avaient accordé ce pouvoir. La Cour aurait alors dû démontrer que celui-ci lui a été implicite- ment accordé : du moment que les parties ont demandé à la Cour d'attribuer les îles en cause, elles ont dû implicitement octroyer également tous les pouvoirs nécessaires à cette fin ; si la délimüation de la mer territoriale est nécessaire pour pouvoir mener à bien la tâche principale qui était d'attribuer SL, ce pou- voir a été implicitement conféré. La Cour avait donc deux possibilités : soit choisir 1 'argumentation hardie des pouvoirs implicites et juger summa pctita ; soit se déclarer incompétente pour délimiter et dès lors être juridiquement tenue de statuer infra petita. Elle a choisi la voie de la prudence et 1 'on ne saurait 1' en blâmer.

Ill. L'affaire relative à certaines questions

concernant l'entraide judiciaire en matière pénale, Djibouti c. France, arrêt du 4 juin 2008

A. Résumé

22. Par une requête unilatérale en date du 9 janvier 2006, Djibouti a porté un différend avec la France devant la Cour internationale de Justice. Djibouti a admis d'emblée qu'il ne pouvait se fonder sur aucune base de compétence pré- constituée. Il a déclaré vouloir fonder la compétence de la Cour sur l'accepta- tion que la France ne manquerait pas de donner spontanément à sa requête, sc- lon les prévisions de l'article 38, § 5, du Règlement de la Cour. 19 Une telle acceptation, dans certaines limites, est en effet intervenue par une lettre que la France a adressée à la Cour. Cobjet du litige porte sur le refus des autorités françaises d'exécuter une commission rogatoire internationale concernant la

19 Voici le texte de cette disposition :«Lorsque Je demandeur entend fonder la compétence de la Cour sur un consentement non encore donné ou manifesté par l'Etat contre lequel la requête est formée, la requête est transmise à cet Etat. Toutefois, elle n'est pas inscrite au rôle général de la Cour et aucun acte de procédure n'est effectué tant que l'Etat contre lequel la requête est formée n'a pas accepté la compétence de la Cour aux fins de l'atfairc. » Pour l'interprétation de cette disposition, voir le § 63 de l'arrêt.

SZIER/RSDIE l/2009 139 Kolb

(15)

transmission aux autorités djiboutiennes d'un dossier pénal. Selon Djibouti, il y aurait eu de ce fait une violation de la Convention d'entraide judiciaire pénale de 1986, ainsi que du Traité d'amitié et de coopération de 1977, liant les deux Etats. De plus, la France aurait émis des convocations à témoigner à l'encontre de certaines personnalités djiboutiennes contraires à la fois aux conventions relatives au droit diplomatique et au Traité d'amitié de 1977.

23. Les faits(§ 19ss) de l'espèce sont les suivants. En 1995, le corps carbonisé de B. Borrel, magistrat français, alors détaché auprès du ministère de la justice de Djibouti, a été découvert dans ce pays africain. Selon une information judi- ciaire du Procureur de Djibouti, la cause du décès aurait été un suicide. Une information judiciaire menée en France mit en doute la thèse du suicide. Dans le cadre d'une commission rogatoire internationale, les autorités djiboutiennes demandèrent la transmission de certains dossiers sur 1 'affaire. Les autorités françaises refusèrent cette transmission invoquant le secret défense (informa- tions secrètes des services français des renseignements) prévu par l'article 2, lettre c, de la Convention d'entraide précitée. De plus, pendant un séjour en France, le Président de Djibouti a été convoqué comme témoin par les autorités pénales françaises. De telles convocations ont eu lieu à l'encontre d'autres per- sonnalités djiboutiennes couvertes par l'immunité personnelle. Ces convoca- tions, au lieu de transiter par le ministère des affaires étrangères, ont parfois été directement communiquées aux intéressés, par exemple à l'ambassadeur de Djibouti en France. Par ailleurs, ces convocations ont été prématurément divul- guées à la presse.

24. La compétence de la Cour (§ 39ss). La Cour doit d'abord s'assurer de sa compétence. La France a accepté la compétence de la Cour selon les mécanis- mes prévus dans l'article 38, § 5, du Règlement, «dans les strictes limites des demandes formulées ». La France invoqua par la suite certaines restrictions ra- tione materiae et temporis quant à la compétence de la Cour de connaître de certaines violations alléguées. Selon la France, elles dépasseraient le contenu de la requête initiale qu'elle a limitativement acceptée. La Cour rappelle que la question du consentement touche à sa compétence et non à la recevabilité de la requête(§ 48). Ici, c'est la compétence ratione materiae qui est au cœur du pro- blème. En effet, selon la France, l'objet du différend qu'elle a admis de défen- dre devant la Cour ne recouvre que la question de la commission rogatoire de 2004 et non les convocations à témoigner ou autres actes postérieurs. Suivant la Cour, le Statut et le Règlement n'exigent pas que l'acceptation de la compé- tence se fasse dans une forme déterminée (cf. 1 'affaire du Détroit de Corfou, 194 7) ; le consentement peut aussi être déduit de certains actes concluants (cf.

l'affaire des Ecoles minoritaires, CPJI, 1928). En tout cas, l'attitude du défen- deur doit pouvoir être regardée comme une manifestation non équivoque de la

Kolb 140 SZIER/I~Sl)IE l/2009

(16)

volonté de cet Etat d'accepter de manière indiscutable la compétence de la Cour (§ 62). Le consentement doit être explicite ou pouvoir être clairement déduit de la conduite pertinente de l'Etat (cf. l'affaire de l'Anglo-lranian Oil Cy., 1952).

L'article 38, § 5, du Règlement admet, selon ces modalités, le principe du forum prorogatum (§ 63). La Cour doit donc déterminer la portée du consentement français dans la présente espèce. L'objet du différend (pour lequel la France a consenti à octroyer la compétence à la Cour) ne se détermine pas exclusivement par rapport aux questions énoncées dans la rubrique de la requête portant cc ti- tre (cf. 1 'affaire du Droit de passage sur territoire indien, 1960) ( § 70). Dans cette section de la requête, Djibouti mentionne la non-transmission du dossier dans le cadre de la commission rogatoire ; aucune autre question n'y est men- tionnée (§ 71 ). Toutefois, dans la rubrique intitulée « moyens de droit », Dji- bouti fait état du problème des convocations de 2004 et 2005, à ses yeux illici- tes, et demande à ce qu'elles cessent(§ 72). Cet aspect est donc formellement inclus dans la demande(§ 75). Selon le texte de sa lettre, la France a accepté la compétence pour l'ensemble de ce différend ; en effet, elle s'y réfère de ma- nière générique à l'objet de la requête, sans autres restrictions(§ 83). I.:ensem- ble de ces questions est donc couvert par son acceptation. Il reste le problème des restrictions ratione temporis pour les convocations de 2007 et les mandats d'arrêt de 2006. Djibouti souligne qu'il s'était réservé, dans sa requête, le droit de la modifier et de la compléter. Or, le consentement de la France - selon les termes de sa lettre- ne s'étend pas au-delà des contenus de la requête(« objet de la requête dans les strictes limites des demandes formulées») (§ 87-88). La requête ne contient aucune mention de ces actes postérieurs (il ne pouvait pas en être autrement), si bien que la Cour n'a pas été revêtue de compétence à leur égard(§ 88). Enfin, il reste le problème de la convocation adressée au Président de Djibouti en 2007. Elle ne constitue qu'une répétition de celle, viciée dans la forme, de 2005. Comme la France n'a pas limité temporellement son accepta- tion de la compétence et qu'il s'agit en substance de la même convocation (sauf l'élimination du vice de forme), la Cour a compétence pour en juger(§ 94- 95).

25. Le.fônd: le Traité d'amitié et de coopération de 1977 (§ 96ss). Selon Dji- bouti, la France a violé l'obligation générale de coopération et a porté atteinte à la dignité et à 1 'honneur des autorités djiboutiennes en s'écartant des principes de respect mutuel et de paix contenus dans l'article 1 du Traité(§ 96). La France, de son côté, estime que cette disposition ne postule que des principes direc- teurs ; elle ne créerait aucune obligation juridique spécifique ou contraignante (§ 101). Selon la Cour, l'article 1 et d'autres dispositions du Traité sont libellés en termes d'objectifs à atteindre. S'ils renvoient à la réalisation d'aspirations, ces obligations de comportement n'en sont pas pour autant dépourvues de

SZIER/RSl)IE 1/2009 141 Kolb

(17)

contenu juridique. Il en est ainsi même si les obligations de coopération sont d'un caractère vague ou général(§ 104). Certes, un tel traité d'amitié ne crée pas une obligation générale de s'abstenir de tout acte inamical ; il sc limite à la coopération dans les domaines précis régis par le traité (cf. l'affaire des activi- tés militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, fond, 1986) (§ I 07). En l'espèce, le Traité d'amitié ne mentionne pas l'entraide pénale comme matière de coopération régie par ses prévisions. Lobjectif général de 1' amitié peut toutefois servir à interpréter 1 'ensemble des dispositions du traité ou même d'un autre traité (cf. 1' affaire des Plates-fornœs pétrolières, 1996) (§ 109). En l'espèce, il faut décider si cet objectif général de l'amitié peut in- fluer sur l'interprétation de la Convention de 1986 sur l'entraide judiciaire. La Cour aurait pu y répondre favorablement si la Convention de 1 986 visait ex- pressément la coopération dans un domaine qu'aurait spécifié au préalable le Traité de 1977 ; mais tel n'est pas le cas(§ Ill). Toutefois, le Traité de 1977 peut être pris en compte pour l'interprétation de la Convention de 1986 du fait qu'elle constitue une règle pertinente du droit international applicable dans les relations entre les parties au sens de 1 'article 31, § 3, lettre c, de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 (§ 113). Le Traité de 1977 n'est donc qu'une base servant à l'interprétation de la Convention de 1986. Il n'a en tout cas pas été violé en lui-même(§ 114).

26. Le fond: le Traité d'entraide judiciaire en Tnatière pénale de 1986 (§ 115ss).

Le premier aspect qui sc prête à l'analyse est l'obligation d'exécuter la commLs'- sion rogatoire(§ 115ss). Au vu des exceptions au devoir d'exécution prévues à l'article 2 du Traité, chaque commission rogatoire doit être appréciée en elle- même. Par ailleurs, la réciprocité ne crée pas un devoir automatique de donner suite à une requête du moment que l'autre partie aurait préalablement exécuté de son côté une telle commission(§ 119). Larticle 3 du Traité prévoit qu'il doit être satisfait à 1 'obligation d'exécution dans le respect de la procédure prévue par la législation de l'Etat requis. Dès lors, aucun résultat précis n'est garanti;

c'est ce que confirme l'article 2 en prévoyant des motifs de refus (§ 123). Il a été prétendu que la France se serait engagée à exécuter cette commission roga- toire internationale par une lettre du Directeur de cabinet du ministre français de la justice datée de 2005. Or, les termes de la lettre, interprétés selon leur sens ordinaire, ne comportent pas d'engagement formel ; il s'agit plutôt d'informer sur les suites de 1 'affaire (§ 128). De plus, le droit français, applicable, ct sur lequel Djibouti avait été informé, réserve 1' exécution des commissions rogatoi- res au juge d'instruction. Le Directeur de cabinet n'a pas de compétence pour s'engager définitivement sur une telle question (§ 129). Dès lors, la Cour conclut que la France n'a pris aucun engagement(§ 130). Vient ensuite le refus d'exécuter la commission rogatoire internationale (§ 131 ss). A cet égard, Dji-

Kolb 142 SZIER/RSDIE l/2009

(18)

bouti se fonde surtout sur l'absence de motivation adéquate du refus. L'article 2 du Traité de 1986 octroie un très large pouvoir discrétionnaire à 1 'Etat requis ; mais ce pouvoir reste en tout cas soumis à l'obligation d'agir de bonne foi selon l'article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 (§ 145).

L'argument djiboutien selon lequel la question du refus ne pourrait pas relever du seul pouvoir d'appréciation des autorités judiciaires françaises doit toutefois être rejeté, car la présente Cour ne peut faire autrement que d'accepter les conclusions de la Cour d'appel de Paris sur ce point qui relève du droit français (§ 146). Il faut ajouter que les motifs invoqués pour le refus (le secret défense) entrent manifestement dans le cadre de l'article 2 du Traité(§ 148). L'article 17 du Traité de 1986 prévoit que tout refus d'entraide sera motivé. Or, Djibouti n'a pris connaissance des motifs de refus que par la presse et lors de la procédure orale devant la présente Cour. La lettre du 6 juin 2005 du ministre des affaires étrangères français ne contenant aucun motif, la France a manifestement man- qué à son obligation de motivation en vertu de l'article 17 (§ 152). Même si une lettre envoyée le 31 mai 2005 avait été reçue par Djibouti ce qu'il est impossi- ble de prouver -la simple référence à l'article 2, lettre c, n'aurait pas suffi à cet égard : quelques brèves explications sont nécessaires pour démontrer la bonne foi de l'Etat requis et mettre l'Etat requérant en mesure de modifier sa demande (§ 152). La violation de l'article 17 implique-t-elle une impossibilité d'invo- quer le bénéfice de 1 'article 2 ? Tel n'est pas le cas : les deux dispositions pré- voient des obligations juridiques distinctes ; il ne ressort pas des termes du Traité que le recours à 1 'article 2 soit subordonné au respect de 1 'article 17 ; si telle avait été 1' intention des parties, elles n'auraient pas manqué de le stipuler expressément(§ 156).

2 7. Les obligations de prévenir les atteintes portées à des personnes jouissant d'une protection internationale(§ 157ss). Il y a ici d'abord les immunités et les inviolabilités du chef de l'Etat. Diverses convocations à témoigner ont été en- voyées au chef de 1 'Etat djiboutien, une fois d'ailleurs par simple télécopie à l'ambassade. Il est reconnu que le chef de l'Etat jouit d'immunités de juridic- tion, civiles et pénales (cf. l'affaire du Mandat d'arrêt, 2002). Ces immunités le protègent contre tout acte d'autorité contraignant à son égard(§ 170). En l'es- pèce, il s'agissait d'une simple convocation à témoigner qu'il pouvait librement accepter ou refuser. A défaut d'élément de contrainte, il n'y a donc pas eu d'at- teinte aux immunités (§ 171 ). Toutefois, la forme de la convocation et le délai très bref imparti (outre qu'ils ne respectaient pas le droit français) sont contrai- res à la courtoisie internationale; il est regrettable que la France ne s'en soit pas excusée (§ 172). Quant à la divulgation de ces convocations à la presse, s'il avait été possible de prouver qu'elle était imputable aux autorités judiciaires françaises, cela aurait pu constituer une violation du droit international. II y a en

SZIER/l:Z.,Sl)IE 1/2009 143 Kolb

(19)

la matière certaines obligations positives à la charge des Etats, tirées de 1' article 29 de la Convention de Vienne sur le droit diplomatique (1961 )2° et du droit coutumier correspondant(§ 174-175). Enfin, la convocation du 14 février 2007 a été opérée dans les formes et n'a donc pas porté atteinte- a fortiori- à l'im- munité du chef de 1 'Etat(§ 179). De plus, la Cour ne considère pas qu'il y ait eu atteinte à 1 'honneur ou à la dignité du Président du seul fait que cette invitation lui ait été adressée alors qu'il se trouvait en France pour participer à une confé- rence internationale (§ 180). Vient ensuite la question des irmnunités dues au Procureur et au chef de la sécurité djiboutiens (§ 181 ss). Djibouti a d'abord invoqué des immunités personnelles, puis uniquement des immunités fonction- nelles, c'est-à-dire les immunités de 1 'Etat pour des actes de puissance publique accomplis par ses organes. En droit international public, ces fonctionnaires in- ternes ne bénéficient pas d'immunités personnelles, car ils ne sont pas des di- plomates(§ 194). Quant aux immunités fonctionnelles, il appartient à Djibouti de les soulever dans la procédure interne, ce qui n'a pas été fait(§ 196).

28. Remèdes(§ 201ss). En définitive, il ne reste, à la charge de la France, que la violation de l'article 17 du Traité de 1986. La Cour n'ordonne pas la publica- tion des motifs à l'origine du refus de la demande d'entraide, ceux-ci ayant en- tre-temps été rendus publics(§ 203). Le constat de la violation par la France de ses obligations de motivation, formulé dans cet arrêt, constitue en lui-même une satisfaction appropriée(§ 204).

29. Disposit(f (§ 205). La Cour décide sur les divers aspects du dispositif par des votes oscillant entre 1 'unanimité (sur le point de sa compétence pour connaî- tre de la commission rogatoire de 2004) et une majorité de 12-4 (sur le point de sa compétence pour connaître de la convocation au Président djiboutien de 2007). Les juges Ranjeva, Koroma, Parra-Aranguren, Tomka et Yusuf (ad hoc) ont joint à 1 'arrêt 1' exposé de leur opinion individuelle. Les juges Owada, Keith, Skotnikov et Guillaume (ad hoc) ont joint à l'arrêt une déclaration. Ces opi- nions sont trop articulées pour qu'il soit possible d'en rendre compte ici.

B. Commentaires

30. Cette affaire manifeste en toile de fond le croisement malencontreux entre la méfiance française du système politique et judiciaire djiboutien, et la sensibi- hté djiboutienne envers un comportement français aux relents à ses yeux néo-

20 Voici le texte de cette disposition: «La personne de l'agent diplomatique est inviolable. ll ne peut être soumis à aucune forme d'arrestation ou de détention. L'Etat accréditairc le traite avec le respect qui lui est dû, ct prend toutes mesures appropriées pour empêcher toute atteinte à sa personne, sa liberté ct sa dignité. »

Kolb 144 SZIER/l~.SDIE l/2009

(20)

coloniaux. Juridiquement, 1' affaire tourne essentiellement sur 1' interprétation de deux conventions bilatérales particulières. Les enseignements qu'elle offre en matière de droit international général sont dès lors assez limités. Elle a un peu le profil de nombreuses affaires de la CPJI, tournant autour de conventions particulières d'après-guerre, ou d'une affaire telle que l'Elettronica Sicula (ELSI) de 1989, tranchée par la CIJ. De plus, cette affaire témoigne d'une cer- taine tendance de la Cour de restreindre autant que possible les constants de commission d'actes illicites et de n'octroyer au demandeur, pour les violations qu'elle constate, qu'une satisfaction. De ce point de vue, la présente affaire ressemble à celle du Génocide de 2007, même si en l'espèce il pouvait être ob- jectivement encore plus difficile de conclure à des violations autres que celles

de l'article 17 du Traité d'entraide de 1986. Deux seuls aspects retiendront briè- vement notre attention : le for prorogé ct l'interprétation « croisée » de traités.

31. Le forum prorogatum. Ce concept a déjà été traité dans une chronique pré- cédente et nous pouvons ici renvoyer aux explications précédemment donnécs.21 Le for prorogé peut recouvrir deux situations différentes. En premier lieu, il indique une forme particulière d'acceptation de la compétence de la Cour, à savoir une acceptation informelle et assouplie de celle-ci. Les modalités ordi- naires d'exprimer le consentement à la compétence de la Cour sont formelles:

une clause compromissoire conventionnelle ; un compromis spécial ; une décla- ration facultative de compétence obligatoire au sens de 1 'article 36, § 2, du Sta- tut de la Cour. Toutes ces catégories recouvrent des actes formels : la rédaction et la ratification de traités (ou l'adhésion à ceux-ci) ; ou la formulation d'une déclaration unilatérale envoyée au Service des traités des Nations Unies et au greffe de la Cour. Or, 1 'acceptation peut aussi intervenir ad hoc et informelle- ment, par exemple à travers une lettre envoyée par le Président d'un Etat au Président de la Cour dans laquelle le premier certifie 1 'innocence de son Etat par rapport à certaines accusations portées contre lui ct se déclare prêt à se sou- mettre à la Cour pour le faire constater. C'est de cette manière que la Cour a été saisie de l'affaire du Détroit de Cor:fbu (1948).22 Cela signifie qu'un Etat peut saisir la Cour sans titre de compétence déjà constitué en sollicitant le défendeur de sc soumettre spontanément à la procédure ainsi intentée. C'est ainsi que dans les années 1950 la Cour a été saisie d'une série d'affaires d'incidents aériens, dans lesquelles des Etats occidentaux cherchaient à mettre sous pression des Etats socialistes de l'Est de l'Europe. Les instances introduites sans titre de compétence ne pouvaient pas se poursuivre parce que les Etats socialistes décli- naient de donner leur consentement. On pouvait alors les présenter comme Etats

21 Voir la Chronique de la Cour de 2006, dans: RSDTE 2007, p. 129- l 32.

22 CIJ, Recueil, 1948, p. lSss.

SZIER/l~SDIE 1/2009 145 Kolb

(21)

se dérobant à la justice et au droit internationaux.23 Toutefois, il arrive qu'un Etat puisse accepter une affaire introduite par un autre sans titre de compétence.

La présente affaire en est un exemple. Le tout premier précédent en ce sens se produisit le 11 avril 2003. A cette date, la France accepta une requête déposée contre elle par la République démocratique du Congo en application de l'article 38, § 5, du Règlement de la Cour.24 En effet, le 9 décembre 2002, la RDC intro- duisit sa requête en indiquant qu'elle entendait se fonder « sur le consentement que ne manquera pas de donner la République française». Le Communiqué de la Cour notait « que c'est la première fois, depuis 1 'adoption de 1' article 3 8 pa- ragraphe 5 du Règlement en 1978, qu'un Etat accepte ainsi l'invitation d'un autre Etat à reconnaître la compétence de la Cour internationale de Justice pour connaître d'une affaire le mettant en cause ». Depuis lors, cette modalité de saisine s'est donc reproduite. Il n'est pas certain qu'elle ne devienne de plus en plus fréquente. Au lieu de s'engager d'avance par des titres de compétence fixes et contraignants, les Etats pourraient préférer ce cadre très souple dans lequel ils actionnent librement un autre, tout en laissant à celui le soin d'indiquer ad hoc s'il entend donner son consentement ou non. Il y a là un domaine exploita- ble pour élargir la compétence de la Cour, notamment au regard d'Etats- sou- vent puissants - qui rechignent à se soumettre à une compétence rigidement agencée d'avance. Ce for prorogé pourrait ainsi devenir un frère mineur du

« compromis spécial » : ce dernier constituerait la voie d'accès à la Cour par l'expression d'un consentement exprès et préalable à la saisine, tandis que le premier serait la voie d'accès par l'expression d'un consentement exprès et pos- térieur à la saisine. En second lieu, pour être complet, il faut rappeler que le for prorogé peut également signifier une acceptation tacite de la compétence de la Cour, notamment par le fait de ne pas soulever d'objection préliminaire d'in- compétence dans les délais impartis par le Règlement. Si un Etat se voit confronté à une requête et qu'il plaide directement le fond sans soulever d'ob- jection à la compétence de la Cour, celle-ci ne la soulèvera pas d'office et sa compétence sera dès lors établie. Cette forme de consentement tacite repose soit sur une volonté réelle exprimée rebus ipsis et factis, ou alors sur 1 'opération d'un principe de droit comme l'estoppel qui empêche l'Etat n'ayant pas soulevé l'exception d'incompétence de plaider par la suite qu'il n'avait pas la volonté réelle de se soumettre à 1' exercice de la compétence de la Cour.

32. Interprétation du consentement prorogé. Quand un Etat se soumet par une acceptation expresse mais informelle, comme ce fut le cas de la France dans la présente affaire, il se pose la question de savoir comment les termes de sa sou-

23 Voir les Annuaires de la CIJ des années 1950.

24 Voir le Communiqué de presse de la CU 2003_14 du 11 avril 2003.

Kolb 146 SZIER/RSDIE l/2009

(22)

mission seront interprétés. D'un côté, la Cour peut être tentée de donner une interprétation raisonnablement libérale à ces termes pour couvrir 1' ensemble du différend et ne pas laisser derrière elle de matière inflammable dans les rela- tions entre les parties. Elle appliquera alors la maxime boni judicis est ampliare jurisdictionem. D'un autre côté, la Cour peut se sentir particulièrement encline à interpréter restrietivement les termes d'un tel consentement prorogé, étant donné que l'Etat défendeur fait une concession à laquelle il n'était pas tenu et que 1 'abandon de droits ou de protections donne lieu à une interprétation res- trictive.25 Un motif de politique judiciaire peut militer dans le même sens : si la Cour ne souhaite pas inhiber à 1' avenir des Etats potentiellement tentés par 1 'ac- ceptation prorogée de sa compétence, elle doit veiller à ne pas interpréter libé- ralement les termes de l'acceptation pour ne pas leur donner l'impression qu'ils risquent de se voir liés au-delà du domaine qu'ils avaient librement choisi de concéder. La Cour doit donc ici être particulièrement attentive à 1' exercice de sa compétence de la compétence au sens de l'article 36, § 6, du Statut. Dans la présente espèce, la Cour tente en effet à équilibrer ces deux tendances. Au § 88, elle refuse d'interpréter l'acceptation française comme couvrant des actes fu- turs qu'elle ne mentionnait pas expressément. En sens contraire, au§§ 94-95, elle refuse de restreindre la compétence pour une convocation qui sortait du cadre temporel admis seulement parce qu'un vice de forme avait demandé sa réitération, par ailleurs identique. En somme, la Cour doit être louée pour cette jurisprudence équilibrée.

33. L'interprétation « croisée

»

de traités. Cette affaire constitue ensuite un exemple de plus pour une technique connue de longue date mais de plus en plus fréquemment utilisée, à savoir celle d'interpréter les clauses d'un traité en ayant recours à des dispositions contenues dans un autre traité, qu'il soit connexe ou non. En l'espèce, la Cour utilise l'esprit du Traité de 1977 contenant des nor- mes-but ( « amitié ») pour interpréter les termes du Traité de 1986 sur 1 'entraide judiciaire, contenant des dispositions opérationnelles. Même si en l'espèce l'in-

fluence de 1977 n'est pas très tangible sur 1986, la technique doit être notée car elle peut s'avérer très utile selon les contextes. De plus en plus de règles de droit international sont produites ; la tendance d'y voir des régimes autosuffisants s'accroît ainsi naturellement; cela peut progressivement renforcer la fragmen- tation du droit international. Jusqu'à un certain point, la technique de 1' interpré- tation croisée ou intégrée est un vaccin contre ces tendances néfastes. Elle per- met de voir l'arbre ct son tronc commun derrière chaque branche particulière.

Cette interprétation croisée a été appliquée depuis des temps reculés. Pour en

25 Voir 1 'affaire des Essais nucléaires, CU, Recueil, 1974, p. 267, § 44 : « Lorsque des Etats font des déclarations qui limitent leur liberté d'action future, une intcrprétatiûD restrictive s'impose.»

SZIER/HSDIE l/2009 147 Kolb

Références

Documents relatifs

Dix-sept affaires sont pen- dantes : Projet Gabcíkovo-Nagymaros (Hongrie / Slovaquie) ; Activités armées sur le territoire du Congo (RDC c. Ouganda) ; Certaines Activités menées

culier par des règles de droit général, qu'il faudrait davantage forger que décou- vrir. Un aspect très intéressant du point de vue du droit des sources surgit lorsque

Chronique de la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, 2006..

Cette exception touche à un problème temporel : l’article IX de la Convention contre le génocide de 1948 ne peut pas conférer compétence à la Cour pour des actes ou omissions

Selon la Serbie, la Convention de 1948 n'est qu'un instrument de droit international pénal prévoyant la coopération des Etats pour prévenir le crime et réprimer

Il y a eu présentation de rap- ports d’experts et audition d’experts à la Cour (avec interrogatoire et contre-in- terrogatoire). 2. Les demandes des parties sont formulées comme

Sur ce dernier front, deux affaires se trouvent dans l’escarcelle de la moisson : une affaire relative à la délimitation d’une frontière terrestre (Différend frontalier,

[;article VI du Traité établissait d'un côté la juridiction souveraine du Nicaragua sur le fleuve dans cette région, mais affirmait en même temps en contrepartie le droit de