Filtrations poly-adiques, standardité, complémentabilité, maximalité
Christophe Leuridan 2 juillet 2015
Résumé
Étant donnée une filtration (Z
n)
n≤0indexée par les entiers négatifs, nous intro- duisons la notion de complémentabilité pour les filtrations incluses dans (Z
n)
n≤0. Dans le cas de filtrations poly-adiques, nous définissons aussi la notion de maxima- lité, dont nous donnons plusieurs caractérisations. Nous montrons que toute filtra- tion poly-adique complémentable dans (Z
n)
n≤0par une filtration kolmogorovienne est maximale dans (Z
n)
n≤0. Nous montrons que la réciproque est fausse, mais qu’une réciproque partielle est vraie. Cette réciproque partielle étend le théorème d’isomor- phisme lacunaire de Vershik dans le cas des filtrations poly-adiques.
Classification mathématique : 60J05.
Mots-clés : filtrations à temps discret négatif, filtration de type produit, filtration standard, complémentabilité, maximalité, propriété d’échange.
Introduction
On se place sur un espace probabilisé standard de Borel (Ω, A, P), autrement dit A est la tribu Borélienne associée à un espace polonais Ω. Notre étude porte sur les filtrations indexées par les entiers négatifs, les phénomènes intéressants se produisant près du temps −∞. Nous travaillons modulo les événements négligeables : deux événements B et C seront dits égaux presque sûrement si P[B△C] = 0. Deux sous-tribus B et C de A seront dites égales modulo P (ce que nous noterons B = C mod P) si tout événement de B est presque sûrement égal à un événement de C et vice-versa. Deux filtrations (F
n)
n≤0et (G
n)
n≤0de (Ω, A, P) seront dites égales modulo P si et seulement si pour tout n ≤ 0, les tribus F
net G
nsont égales modulo P.
À toute suite (X
n)
n≤0de variables aléatoires définies sur (Ω, A, P), nous associons sa filtration naturelle (F
nX)
n≤0, définie par F
nX= σ((X
k)
k≤n). On appellera filtration de type produit toute filtration qu’on peut écrire (modulo les événements négligeables) comme filtration naturelle d’une suite de variables aléatoires indépendantes.
Les filtrations de type produit sont les plus simples à appréhender. D’autres propriétés plus faibles sont intéressantes à considérer. Une filtration (F
n)
n≤0de (Ω, A, P) est dite kolmogorovienne
1lorsque sa tribu asymptotique
F
−∞= \
n≤0
F
n1. Cette terminologie a été introduite par S. Laurent en référence à la loi du0 1de Kolmogorov.
ne contient que des événements de probabilité 0 ou 1 ; on dit aussi que F
−∞est triviale.
Une filtration (F
n)
n≤0de (Ω, A, P) est dite à accroissements indépendants lorsqu’elle possède une suite d’innovations, c’est-à-dire s’il existe une suite (I
n)
n≤0de variables aléatoires telles que pour tout n ≤ 0, F
n= F
n−1∨ σ(I
n) mod P, avec I
nindépendante de F
n−1. Si de plus chaque variable aléatoire I
nest uniforme sur un ensemble fini de cardinal r
n, on dit que la filtration (F
n)
n≤0est (r
n)
n≤0-adique. Pour dire que (F
n)
n≤0possède une suite des innovations qui sont uniformes sur des ensembles finis sans préciser leur taille, on dira que que (F
n)
n≤0est poly-adique.
Toute filtration de type produit est kolmogorovienne (d’après la loi du 0 − 1 de Kol- mogorov) et à accroissements indépendants, mais la réciproque est fausse. En particulier, des égalités du type F
n= F
n−1∨ σ(I
n) mod P pour tout n ≤ 0, avec I
nindépendante de F
n−1, et le fait que la tribu asymptotique F
−∞soit triviale ne garantissent pas que l’on ait F
n= σ((I
k)
k≤n) mod P pour tout n ≤ 0. Pire, il se peut que (F
n)
n≤0ne soit pas de type produit, ce qui veut dire qu’aucune suite de variables indépendantes ne peut engendrer la filtration (F
n)
n≤0.
Les premiers exemples de filtrations kolmogoroviennes poly-adiques qui ne sont pas de type produit ont été fournis par A. Vershik dans [15]. Vershik introduit la notion de filtration standard (qui pour les filtrations poly-adiques coïncide avec la notion de filtration de type produit) et fournit un critère permettant de montrer la standardité ou la non-standardité de certaines filtrations.
En fait, Vershik travaille avec des suites décroissantes (indexées par les entiers posi- tifs) de partitions et non avec des filtrations à temps discret négatif, mais cela revient au même. La notion de standardité a été retranscrite en langage plus probabiliste par M. Émery et W. Schachermayer dans [6].
La majeure partie des problèmes concernant les filtrations indexées par les entiers négatifs vient de la non-distributivité du supremum de deux tribus par rapport à l’in- tersection dénombrable décroissante de tribus : étant donnée une sous-tribu F et une filtration (G
n)
n≤0sur (Ω, A, P), l’inclusion
F ∨ \
n≤0
G
n⊂ \
n≤0
(F ∨ G
n)
peut être stricte modulo P. Lorsqu’il y a égalité modulo P, on dit que la propriété d’échange (de l’ordre entre le suprémum et l’intersection dénombrable) s’applique. C’est le cas lorsque les tribus F et G
0sont indépendantes. La propriété d’échange a été étudiée dans [16] : H. von Weizsäcker donne des conditions nécessaires et suffisantes pour qu’elle ait lieu. La propriété d’échange intervient dans de nombreuses situations (par exemple les chaînes de Markov cachées, voir [7]) et on ne sera pas surpris de la rencontrer ici.
La notion d’immersion de filtrations joue aussi un rôle crucial dans cette étude.
Rappelons brièvement quelques faits utiles (on peut trouver un exposé plus complet dans [6]). Par définition, une filtration (F
n)
n≤0est immergée dans une filtration (G
n)
n≤0si l’une des conditions équivalentes suivantes est réalisée :
— toute martingale pour (F
n)
n≤0est aussi une martingale pour (G
n)
n≤0;
— pour tout n ≤ 0, F
n⊂ G
net F
0est indépendante de G
nconditionnellement à F
n;
— pour tout n ≤ 0, pour toute variable aléatoire F
0-measurable X à valeurs dans un espace polonais, les lois conditionelles L(X|F
n) et L(X|G
n) sont presque sûrement égales.
Le lemme 5 de [6] montre que si (F
n)
n≤0est immergée dans (G
n)
n≤0, alors pour tout
n ≤ 0, F
n= F
0∩ G
n; par conséquent, (F
n)
n≤0and (G
n)
n≤0sont égales modulo P dès que F
0= G
0mod P.
L’exemple non-trivial le plus simple d’immersion est obtenu par grossissement indé- pendant : si des filtrations (F
n)
n≤0et (H
n)
n≤0sont indépendantes, alors (F
n)
n≤0est immergée dans (F
n∨ H
n)
n≤0.
Nous rencontrerons un autre exemple : si (F
n)
n≤0est incluse dans (G
n)
n≤0, et si les filtrations (F
n)
n≤0et (G
n)
n≤0possèdent une même suite d’innovations, alors (F
n)
n≤0est immergée dans (G
n)
n≤0.
Contenu de l’article
Dans le présent article, nous nous donnons une filtration (Z
n)
n≤0de l’espace proba- bilisé standard de Borel (Ω, A, P). Le fait de travailler sur des espaces polonais permet de définir des probabilités conditionnelles sur A (ou sur Z
0). Cela entraîne aussi que A est essentiellement séparable : modulo les événements négligeables, on peut engendrer A par une suite d’événements de A (ou par une variable aléatoire réelle mesurable pour A).
Cela revient à dire que l’espace de Hilbert L
2(A, P) est séparable. Ainsi, toute sous-tribu de A est encore essentiellement séparable.
Nous nous limitons souvent à des filtrations poly-adiques. Cette restriction simplifie notablement l’étude, notamment grâce au résultat suivant issu de la théorie de Vershik.
Théorème 1 (Vershik). Soit (Z
n)
n≤0est une filtration de type produit telle que Z
0est essentiellement séparable. Alors toute filtration poly-adique immergée dans (Z
n)
n≤0est de type produit.
Nous introduisons des notions de complémentabilité (pour toutes les filtrations in- dexées par les entiers négatifs) et de maximalité (seulement pour les filtrations poly- adiques). Ces notions sont très proches des notions éponymes introduites dans le cadre des filtrations browniennes 1-dimensionnelles immergées dans la filtration d’un mouve- ment brownien plan (voir [3, 2]).
Jean-Paul Thouvenot m’a par ailleurs signalé l’analogie frappante avec les notions de complémentabilité et de maximalité qui existent depuis longtemps en théorie ergodique pour les facteurs d’un automorphisme (voir [12, 11]).
1. Complémentabilité. Dans la section 1, nous étudions la notion de complémenta- bilité. Étant donné une filtration incluse dans (Z
n)
n≤0, nous nous intéressons d’abord à l’existence et aux propriétés d’un complément indépendant.
Définition 2. Soit (U
n)
n≤0une filtration incluse dans (Z
n)
n≤0. On dit que (U
n)
n≤0est complémentable dans (Z
n)
n≤0s’il existe une filtration (V
n)
n≤0indépendante de (U
n)
n≤0telle que U
n∨ V
n= Z
nmod P pour tout n ≤ 0.
Comme tout grossissement indépendant d’une filtration fournit une filtration dans laquelle la filtration initiale est immergée, il est nécessaire que (U
n)
n≤0soit immergée dans (Z
n)
n≤0pour qu’un tel complément existe.
Par ailleurs, si (U
n)
n≤0est complémentable dans (Z
n)
n≤0, tous ses compléments sont
isomorphes. Ce fait découle du lemme général suivant.
Proposition 3. Soient (U
n)
n≤0et (V
n)
n≤0deux filtrations de (Ω, A, P), indépendantes et telles que U
0∨V
n= U
0∨Z
nmod P pour tout n ≤ 0. Soient U une variable aléatoire à valeurs dans un espace mesurable (E, E) engendrant la tribu U
0, et (P
u)
u∈Eune version régulière de la loi P sachant U . Alors pour U (P)-presque tout u ∈ E, l’espace probabilisé filtré (Ω, A, (Z
n)
n≤0, P
u) est isomorphe
2à l’espace probabilisé filtré (Ω, A, (V
n)
n≤0, P).
Ce résultat est valable en particulier lorsque (V
n)
n≤0est un complément indépendant de (U
n)
n≤0dans (Z
n)
n≤0.
En particulier, si (U
n)
n≤0est complémentable par une filtration de type produit, alors (Z
n)
n≤0est de type produit sous presque toutes les probablités P
u. Nous montrons aussi que lorsque la filtration (Z
n)
n≤0est poly-adique ou de type produit, toute filtration complémentable dans (Z
n)
n≤0et son complément le sont aussi.
Proposition 4. Soit (c
n)
n≤0une suite d’entiers ≥ 1. Soit (Z
n)
n≤0une filtration (c
n)
n≤0-adique telle que Z
0soit essentiellement séparable. Soient (U
n)
n≤0et (V
n)
n≤0deux filtrations indépendantes telles que U
n∨ V
n= Z
nmod P pour tout n ≤ 0. Alors : 1. il existe deux suites (a
n)
n≤0et (b
n)
n≤0d’entiers ≥ 1, vérifiant a
nb
n= c
npour tout n ≤ 0, telles que (U
n)
n≤0est (a
n)
n≤0-adique et (V
n)
n≤0est (b
n)
n≤0-adique.
2. si (Z
n)
n≤0est de type produit, alors (U
n)
n≤0et (V
n)
n≤0sont de type produit.
La deuxième partie de la proposition 4 utilise le théorème de Vershik affirmant que toute filtration poly-adique immergée dans une filtration essentiellement séparable de type produit est aussi de type produit.
2. Maximalité. Dans la section 2, nous étudions la notion de maximalité pour des filtrations poly-adiques. Nous fixons une suite (a
n)
n≤0d’entiers ≥ 1.
Définition 5. Soit (U
n)
n≤0une filtration (a
n)
n≤0-adique immergée dans (Z
n)
n≤0. On dit que (U
n)
n≤0est maximale dans (Z
n)
n≤0si toute filtration (a
n)
n≤0-adique contenant (U
n)
n≤0et immergée dans (Z
n)
n≤0est presque sûrement égale à (U
n)
n≤0.
Nous montrons que toute filtration (a
n)
n≤0-adique immergée dans (Z
n)
n≤0est incluse dans une unique filtration maximale, que nous explicitons.
Théorème 6. Soit (U
n)
n≤0une filtration (a
n)
n≤0-adique immergée dans (Z
n)
n≤0. pour tout n ≤ 0, notons
U
n′= \
s≤0
(Z
s∨ U
n)
alors :
1. toute suite d’innovations pour la filtration (U
n)
n≤0est encore une suite d’innova- tions pour la filtration (U
n′)
n≤0.
2. (U
n′)
n≤0est la plus grande filtration (a
n)
n≤0-adique contenant (U
n)
n≤0et immer- gée dans (Z
n)
n≤0. Par conséquent, (U
n′)
n≤0est maximale dans (Z
n)
n≤0.
Remarque 7. Si l’on pose recommence la construction précédente à partir de la filtration (U
n′)
n≤0, on retombe sur la filtration (U
n′)
n≤0. Autrement dit, pour tout n ≤ 0
\
s≤0
(Z
s∨ U
n′) = U
n′.
Il s’agit d’une vraie égalité, et non seulement d’une égalité modulo P.
2. Voir la définition d’un isomorphisme d’espace probabilisé filtré dans [1] ou [6]
Le théorème 6 permet de montrer plusieurs caractérisations de la maximalité.
Corollaire 8. Soit (U
n)
n≤0une filtration (a
n)
n≤0-adique immergée dans (Z
n)
n≤0. Soient U une variable aléatoire à valeurs dans un espace mesurable (E, E ) engendrant la tribu U
0, et (P
u)
u∈Eune version régulière de la loi P sachant U . Considérons les assertions
1. (U
n)
n≤0est maximale dans (Z
n)
n≤0. 2. Pour tout n ≤ 0, U
n= T
s≤0
(Z
s∨ U
n) mod P.
3. U
0= T
s≤0
(Z
s∨ U
0) mod P.
4. U (P)-presque tout u ∈ E, P
uest triviale sur Z
−∞. Alors (1) ⇐⇒ (2) ⇐⇒ (3) ⇐ = (4).
Si l’on suppose que pour tout s ≤ 0, Z
sest (P
u)
u∈E-séparable (il existe une sous- tribu H
sde Z
0, engendrée par une famille dénombrable d’événements, telle que pour U (P)-presque tout u ∈ E, Z
s= H
smod P
u), on a également (3) = ⇒ (4).
Notons qu’on a toujours
U
0⊂ Z
−∞∨ U
0⊂ \
s≤0
(Z
s∨ U
0).
Donc la condition (3) peut-être décomposée en deux sous-conditions :
— (3a) l’inclusion Z
−∞⊂ U
0mod P,
— (3b) la propriété d’échange pour la tribu U
0et la filtration (Z
s)
s≤0.
Les conditions (3b) and (4) ci-dessus sont les reformulations dans notre cadre des condi- tions (a) and (e) du théorème 1 of [16]. L’implication (4) = ⇒ (3) ne provient pas théorème 1 of [16], mais se prouve facilement, nous la montrons donc directement. La ré- ciproque partielle (3) = ⇒ (4) sous l’hypothèse supplémentaire de (P
u)
u∈E-separabilité des tribus Z
sest plus subtile et découle de l’implication (a) = ⇒ (e) du théorème 1 de [16]. Nous ne l’utiliserons pas dans la suite. Notons que la (P
u)
u∈E-separabilité n’est pas entraînée par la P-separabilité.
Compte tenu de la proposition 3, cette caractérisation fournit une condition nécessaire pour la complémentabilité par une filtration kolmogorovienne.
Corollaire 9. Soit (U
n)
n≤0une filtration (a
n)
n≤0-adique immergée dans (Z
n)
n≤0. Si (U
n)
n≤0est complémentable par une filtration kolmogorovienne, alors (U
n)
n≤0est maxi- male dans (Z
n)
n≤0.
La caractérisation de la maximalité vue au corollaire 8 montre aussi que la notion de maximalité est invariante par extraction.
Corollaire 10. Soit (U
n)
n≤0une filtration poly-adique immergée dans (Z
n)
n≤0. Soit (t
n)
n≤0une subdivision de Z
−. Alors (U
n)
n≤0est maximale dans (Z
n)
n≤0si et seulement si (U
tn)
n≤0est maximale dans (Z
tn)
n≤0.
En effet, cela découle simplement des égalités U
t0= U
0et
\
m≤0
(Z
tm∨ U
t0) = \
s≤0
(Z
s∨ U
0).
3. Contre-exemples à la réciproque du corollaire 9. La réciproque est fausse du corollaire 9, et nous donnons deux contre-exemples à la section 3.
L’un des contre-exemples est le processus des mots découpés dyadique randomisé. Il s’agit d’une variante du processus des mots découpés dyadique, introduit par M. Smo- rodinsky dans [13] et lui-même inspiré de l’exemple 3 de Vershik dans [15]. Les pro- cessus des mots découpés poly-adiques ont été étudié par la suite par S. Laurent [8] et G. Ceillier [4].
L’autre contre-exemple, qui utilise les corps finis, est une variante d’un exemple paru dans l’article [5], lui-même inspiré de travaux non publiés de Tsirelson [14].
Pour montrer que ce sont bien des contre-exemples, on utilise les propositions 3 et 4, ainsi que l’implication (4) = ⇒ (1) du corollaire 8 énoncé plus haut.
4. Pseudo-distances de Kantorovitch - Rubinstein. Bien que la réciproque du corollaire 9 soit fausse, on a une réciproque partielle. La démonstration de cette dernière utilise de nombreux résultats sur les distances de Kantorovitch - Rubinstein, que nous établissons dans la section 4.
5. Complémentabilité par morceaux. Dans la section 5, nous montrons une réci- proque partielle au corollaire 9.
Théorème 11. Soit (U
n)
n≤0une filtration maximale dans une filtration poly-adique (Z
n)
n≤0. Il existe une subdivision (t
n)
n≤0de Z
−telle que la filtration (U
tn)
n≤0soit complémentable par une filtration de type produit dans la filtration (Z
tn)
n≤0.
Ce théorème généralise le théorème d’isomorphisme lacunaire de Vershik [15] dans le cas des filtrations poly-adiques : il suffit de prendre toutes les tribus U
négales à la tribu triviale, et donc a
n= 1 pour tout n ≤ 0. Néanmoins, le théorème ci-dessus ne se déduit pas facilement du théorème d’isomorphisme lacunaire.
Compte tenu des contre-exemples donnés à la section 3, le théorème ci-dessus montre que la complémentabilité n’est pas une notion invariante par extraction, à la différence de la maximalité.
1 Complémentabilité
1.1 Preuve de la proposition 3
Nous renvoyons le lecteur à [1] ou [6] pour la définition des isomorphismes.
Pour n ≤ 0, notons V
net Z
ndes variables aléatoires engendrant V
net Z
n(modulo P).
Comme U
0∨ V
n= U
0∨ Z
nmod P, on a P-presque sûrement Z
n= f
n(U, V
n) pour une certaine fonction mesurable f
net V
n= g
n(U, Z
n) pour une certaine fonction mesurable g
n. Ces égalités sont donc vraies P
u-presque sûrement pour U (P)-presque tout u ∈ E.
Par ailleurs, les variables U et V
0sont indépendantes, donc pour presque tout u ∈ E, la loi de V
0sous P
ucoïncide avec la loi de V
0sous P.
Notons E
′l’ensemble des u ∈ E tels que : 1. V
0ait même loi sous P
uque sous P
2. pour tout n ≤ 0, Z
n= f
n(U, V
n) P
u-presque sûrement.
3. pour tout n ≤ 0, V
n= g
n(U, Z
n) P
u-presque sûrement.
Alors U (P)(E
′) = 1.
Fixons maintenant u ∈ E
′. Notons L
0(V
0, P) l’espace des variables aléatoires réelles V
0-mesurables et L
0(V
0, P) son quotient par l’égalité P-presque sûre, et définissons L
0(Z
0, P
u) de la même façon.
Comme V
0engendre V
0, toute variable aléatoire V
0-mesurable a même loi sous P et sous P
u. On en déduit que l’application qui à X ∈ L
0(V
0, P) associe X ∈ L
0(Z
0, P
u) passe au quotient et définit un morphisme (pour la composition par les fonctions boré- liennes de R
Ndans R) injectif Ψ de L
0(V
0, P) dans L
0(Z
0, P
u).
Il reste à voir que pour tout n ≤ 0, l’image par Ψ de L
0(V
n, P) est exactement L
0(Z
n, P
u). L’inclusion Ψ(L
0(V
n, P)) ⊂ L
0(Z
n, P
u) découle des égalités P
u-presque sûres V
n= g
n(U, Z
n) = g
n(u, Z
n). L’inclusion réciproque découle des égalités P
u-presque sûres Z
n= f
n(U, V
n) = f
n(u, V
n).
1.2 Preuve de la proposition 4
Nous démontrons d’abord une caractérisation des filtrations (c
n)
n≤0-adiques.
Lemme 12. Soit (Z
n)
n≤0une filtration dont la tribu finale Z
0est essentiellement sé- parable. Pour tout n ≤ 0, notons R
nune variable aléatoire réelle engendrant Z
n. Il y a équivalence entre
1. La filtration (Z
n)
n≤0est (c
n)
n≤0-adique.
2. Pour tout n ≤ 0, presque sûrement, la loi conditionnelle L(R
n|Z
n−1) est uniforme sur un ensemble fini de cardinal c
n.
Démonstration. Il s’agit en fait d’une propriétés des filtrations à deux instants. Fixons n ≤ 0.
Si Z
n= Z
n−1∨ σ(I
n) mod P, avec I
nindépendante de Z
n−1et de loi uniforme sur [[1, c
n]], alors il existe des applications mesurables f
net g
ntelles que R
n= f
n(R
n−1, I
n) et I
n= g
n(R
n) presque sûrement. Presque sûrement, L(R
n|Z
n−1) est donc l’image par f
n(R
n−1, ·) de la loi uniforme sur [[1, c
n]] ; inversement, la loi uniforme sur [[1, c
n]] est l’image par g
nde L(R
n|Z
n−1). Ainsi, presque sûrement, L(R
n|Z
n−1) est uniforme sur un ensemble fini de cardinal c
n.
Réciproquement, supposons que presque sûrement, L(R
n|Z
n−1) est uniforme sur un ensemble fini de cardinal c
n. Notons X
1< . . . < X
cnles atomes de cette loi rangés par ordre croissant. Les variables aléatoires X
1, . . . , X
cnsont mesurables pour Z
n−1, et R
n∈ {X
1, . . . , X
cn} presque sûrement. Notons alors I
nl’unique indice i ∈ [[1, c
n]] tel que R
n= X
i. Alors pour tout i ∈ [[1, c
n]],
P[I
n= i|Z
n−1] = P[R
n= X
i|Z
n−1] = 1/c
n,
ce qui montre que I
nest indépendante de Z
n−1et de loi uniforme sur [[1, c
n]]. De plus, Z
n= Z
n−1∨ σ(I
n) mod P, car I
nest mesurable pour Z
n(modulo les événements négligeables) et R
n= X
Inpresque sûrement.
Nous pouvons maintenant montrer la proposition 4.
Démonstration. Il s’agit encore d’une propriétés des filtrations à deux instants.
Fixons n ≤ 0. Notons U
net V
ndes variables aléatoires réelles engendrant U
net V
n(modulo P). Par indépendance de U
net V
n, on a presque sûrement L((U
n, V
n)|Z
n−1) = L(U
n|U
n−1) ⊗ L(V
n|V
n−1).
Mais comme (U
n, V
n) engendre Z
n(modulo P), le lemme 12 assure que la loi condition- nelle L((U
n, V
n)|Z
n−1) est presque sûrement une loi uniforme sur un ensemble fini C
nà c
néléments.
Donc les lois L(U
n|U
n−1) et L(V
n|V
n−1) sont presque sûrement uniformes sur un des ensembles aléatoires finis A
net B
ndont le produit cartésien est C
n. Les cardinaux de A
net B
nsont des variables aléatoires indépendantes dont le produit vaut c
n, ils sont donc presque sûrement constants. Notons a
net b
nces constantes.
Le lemme 12 montre que les filtrations (U
n)
n≤0et (V
n)
n≤0sont respectivement (a
n)
n≤0-adique et (b
n)
n≤0-adique. Comme elles sont immergées dans (Z
n)
n≤0, le théo- rème de Vershik (rappelé dans l’introduction) assure que si (Z
n)
n≤0est de type produit, alors (U
n)
n≤0et (V
n)
n≤0le sont aussi.
2 Maximalité
2.1 Preuve du théorème 6 et de la remarque 7
Commençons par établir un lemme général pour deux filtrations (a
n)
n≤0-adiques immergées l’une dans l’autre.
Lemme 13. Soit (U
n)
n≤0et (X
n)
n≤0deux filtrations (a
n)
n≤0-adiques. On suppose que (U
n)
n≤0est immergée dans (X
n)
n≤0. Alors toute suite d’innovations pour la filtration (U
n)
n≤0est aussi une suite d’innovations pour la filtration (X
n)
n≤0.
Démonstration. Soit (U
n)
n≤0une suite d’innovations pour la filtration (U
n)
n≤0. Quitte à composer chaque U
navec une bijection déterministe, on peut supposer que U
nest à valeurs dans [[1, a
n]]. Par immersion de (U
n)
n≥0dans (X
n)
n≥0, on a presque sûrement
L(U
n|X
n−1) = L(U
n|U
n−1) = Unif([[1, a
n]]),
donc U
nest indépendante de Z
n−1.
Soit (X
n) une suite d’innovations pour la filtration (X
n)
n≤0, à valeurs dans les en- sembles ([[1, a
n]])
n≤0. Pour chaque n ≤ 0, notons ξ
nune variable aléatoire réelle engen- drant X
n(modulo P). Comme U
nest mesurable pour X
net X
n= σ(ξ
n−1) ∨ σ(X
n) mod P, il existe une fonction mesurable h
nde R × [[1, a
n]] dans [[1, a
n]] telle que U
n= h
n(ξ
n−1, X
n) presque sûrement. Donc, presque sûrement,
L(U
n|X
n−1) est l’image par h
n(ξ
n−1, ·) de Unif([[1, a
n]])).
Ainsi, presque sûrement, l’application h
n(ξ
n−1, ·) est une permutation de [[1, a
n]] et X
n= h
n(ξ
n−1, ·)
−1(U
n). Les égalités X
n= σ(ξ
n−1) ∨ σ(X
n) = σ(ξ
n−1) ∨ σ(U
n) mod P montrent que (U
n)
n≤0est une suite d’innovations pour la filtration (X
n)
n≤0.
Nous pouvons maintenant montrer le théorème 6.
Démonstration. Pour n ≤ 0 fixé, on vérifie directement les inclusions U
n−1′⊂ U
n′et U
n⊂ U
n′⊂ Z
n∨ U
n= Z
n. Donc (U
n′)
n≤0est une filtration contenant (U
n)
n≤0et contenue dans (Z
n)
n≤0.
Soit (U
n)
n≤0une suite d’innovations pour la filtration (a
n)
n≤0-adique (U
n)
n≤0. Par hypothèse et par immersion de (U
n)
n≤0dans (Z
n)
n≤0, U
nsuit la loi uniforme sur un ensemble fini A
nde cardinal a
n, et
L(U
n|Z
n−1) = L(U
n|U
n−1) = Unif(A
n),
donc U
nest indépendante de Z
n−1et a fortiori de U
n−1′. On peut donc appliquer la propriété d’échange (définie à la fin de l’introduction) à la tribu σ(U
n) et à la filtration (Z
s∨ U
n−1)
s≤n−1et écrire
U
n′= \
s≤n−1
(Z
s∨ U
n) = \
s≤n−1
(Z
s∨ U
n−1∨ σ(U
n)) mod P
= \
s≤n−1
(Z
s∨ U
n−1) ∨ σ(U
n) mod P
= U
n−1′∨ σ(U
n) mod P.
On en déduit que (U
n)
n≤0est une suite d’innovations pour la filtration (U
n′)
n≤0, qui est donc (a
n)
n≤0-adique.
Pour montrer que (U
n′)
n≤0est immergée dans (Z
n)
n≤0, il suffit de montrer que pour tout n ≤ 0 et pour toute variable aléatoire R ∈ L
1(U
0′), E[R|Z
n] = E[R|U
n′]. Comme U
0′= U
n′∨ σ(U
n+1, . . . , U
0), il suffit de considérer les variables aléatoires de la forme R = R
1R
2avec R
1mesurable pour U
n′et R
2∈ L
1(σ(U
n+1, . . . , U
0)). Dans ce cas, on a
E[R|Z
n] = R
1E[R
2|σ(Z
n)] = R
1E[R
2],
qui est mesurable pour U
n′, ce qui montre l’égalité voulue.
Soit (X
n)
n≤0une filtration (a
n)
n≤0-adique contenant (U
n)
n≤0et immergée dans (Z
n)
n≤0. On vérifie facilement que (U
n)
n≤0est immergée dans (X
n)
n≤0. D’après le lemme 13, (U
n)
n≤0est une suite d’innovations pour la filtration (X
n)
n≤0. Pour tout s ≤ n ≤ 0, on a donc
X
n= X
s∨ σ(U
s+1, . . . , U
n) ⊂ Z
s∨ U
nmod P.
En prenant l’intersection sur s, on obtient X
n⊂ U
n′, ce qui achève la preuve.
Pour montrer la remarque 7, on écrit que pour tout n ≤ 0 et s ≤ 0, U
n⊂ U
n′⊂ Z
s∨U
n, d’où Z
s∨ U
n= Z
s∨ U
n′. En prenant l’intersection sur s ≤ 0, on obtient le résultat.
2.2 Preuve des corollaires 8 et 9
Montrons d’abord le corollaire 8, en reprenant les notations du théorème 6.
Démonstration. L’équivalence entre les points 1 (maximalité de (U
n)
n≤0), 2 (égalité des
filtrations (U
n)
n≤0et (U
n′)
n≤0) et 3 (égalité entre U
0et U
0′) découle du théorème 6 et
du fait que deux filtrations immergées l’une dans l’autre sont égales dès que leurs tribus
finales sont égales (voir [6], lemme 5).
Preuve de l’implication (4) = ⇒ (3). Supposons que pour U (P)-presque tout u ∈ E, P
uest triviale sur Z
−∞. Il s’agit de montrer que U
0′⊂ U
0mod P.
Soit X ∈ L
1(U
0′). Pour tout s ≤ 0, notons R
sune variable aléatoire réelle engendrant Z
s(modulo P). Comme U
0′⊂ Z
s∨U
0= σ(R
s, U ) mod P, on a X = f
s(R
s, U ) P-presque sûrement pour une certaine fonction mesurable f
s.
Notons E
′l’ensemble des u ∈ E tels que P
usoit triviale sur Z
−∞et tels que pour tout n ≤ 0, P
u[X = f
s(R
s, u)] = 1. Alors U (P)(E
′) = 1.
Fixons u ∈ E
′. La variable aléatoire X
u= lim sup
s→−∞f
s(R
s, u) est mesurable pour Z
−∞, donc P
u-presque sûrement constante. Or X = X
uP
u-presque sûrement. Donc X = E
u[X] P
u-presque sûrement.
Ainsi, X = E[X|U
0] presque sûrement, ce qui montre l’inclusion U
0′⊂ U
0mod P.
Preuve de l’implication (3) ⇒ (4) sous l’hypothèse supplémentaire. Supposons que les tribus (Z
s)
s≤0soient conditionnellement séparables par rapport à (P
u)
u∈Eet que la condition (3) est vérifiée. La condition (3) entraîne l’inclusion Z
−∞⊂ U
0mod P et le fait que la tribu U
0et la filtration (Z
s)
s≤0vérifient la propriété d’échange
Z
−∞∨ U
0= \
s≤0
(Z
s∨ U
0) mod P.
L’implication (a) ⇒ (d) du théorème 1 de [16] assure que la tribu Z
−∞elle aussi est conditionnellement séparable par rapport à (P
u)
u∈E: il existe une sous-tribu H de Z
−∞, engendrée par une suite d’événements, telle que pour U (P)-presque tout u ∈ E, Z
−∞= H mod P
u. Il suffit donc de montrer que pour U (P)-presque tout u ∈ E, P
uest triviale sur H. Comme H est séparable, il suffit de montrer que pour tout A ∈ H et pour U (P)-presque tout u ∈ E, P
u(A) ∈ {0, 1}. Mais comme A ∈ H ⊂ Z
−∞et Z
−∞⊂ U
0mod P, on a P
U(A) = E[1
A|U
0] = 1
AP-presque sûrement, ce qui montre le résultat.
Montrons maintenant le corollaire 9
Démonstration. Supposons que la filtration (U
n)
n≤0admette un complément indépen- dant (V
n)
n≤0dans (Z
n)
n≤0. Pour tout s ≤ 0, U
0∨ Z
s= U
0∨ U
s∨ V
s= U
0∨ V
smod P.
Par indépendance, la tribu U
0et la filtration (V
n)
n≤0vérifient la propriété d’échange.
On a donc
\
s≤0
(U
0∨ Z
s) = \
s≤n
(U
0∨ V
s) = U
0∨ V
−∞mod P.
Si (V
n)
n≤0est kolmogorovienne, la propriété (3) du corollaire 8 est vérifiée, ce qui montre la maximalité de (U
n)
n≤0.
3 Contre-exemples à la réciproque du corollaire 9
Nous donnons deux contre-exemples où une filtration poly-adique est maximale dans une filtration poly-adique, mais ne possède pas de complément indépendant. La preuve de la maximalité utilise la caractérisation vue dans le corollaire 8 et la preuve de la non-complémentabilité utilise la proposition 3.
Les deux constructions reposent sur le résultat suivant.
Proposition 14. Soient (Z
n)
n≤0une filtration de type produit et (U
n)
n≤0une filtration (a
n)
n≤0-adique immergée dans (Z
n)
n≤0. Soient U une variable aléatoire à valeurs dans un espace mesurable (E, E) telle que σ(U ) = U
0mod P et (P
u)
u∈Eune version régulière de la loi conditionnelle P sachant U . Si pour U (P)-presque tout u ∈ E, la filtration Z est kolmogorovienne mais non de type produit sous P
u, alors (U
n)
n≤0est maximale mais non complémentable dans (Z
n)
n≤0.
Démonstration. La maximalité de (U
n)
n≤0découle de la charactérisation donnée par le corollary 8. La non-complementabilité se montre par l’absurde : si la filtration (U
n)
n≤0possédait un complément indépendant (V
n)
n≤0dans (Z
n)
n≤0, alors (V
n)
n≤0serait de type produit d’après la proposition 4. Mais en même temps, la proposition 3 dirait que pour U (P)-presque tout u, la filtration (V
n)
n≤0vue sous P serait isomorphe à (Z
n)
n≤0vue sous P
u, ce qui mènerait à une contradiction.
3.1 Mots découpés dyadiques randomisés
Le résultat principal de cette sous-section (proposition 17) repose sur la non-standardité de la filtration des mots découpés dyadiques (voir [13] or [4]).
Pour tout n ≤ 0, notons E
nl’ensemble des parties de [[1, 2
|n|+1]] à 2
|n|éléments. Cet ensemble a pour cardinal c
n=
2|n|+12|n|.
Définition 15. On appelle processus de mots découpés dyadiques randomisés sur l’al- phabet {a, b} toute chaîne de Markov (W
n, I
n)
n≤0inhomogène où pour tout n ≤ 0
1. (W
n, I
n) suit la loi uniforme sur {a, b}
2|n|× E
n, 2. I
nest indépendante de (W
n−1, I
n−1),
3. W
nest obtenu à partir de W
n−1en ne gardant que les lettres d’indice dans I
n. Plus précisément, si W
n−1= (x
1, . . . , x
2|n|+1) et si i
1< . . . < i
2|n|sont les éléments de I
n, alors W
n= (x
i1, . . . , x
i2|n|).
L’existence et l’unicité en loi d’une telle chaîne de Markov (W
n, I
n)
n≤0vient du fait que la famille des lois uniformes sur les ensembles ({a, b}
2|n|× E
n)
n≤0est une loi d’entrée pour les noyaux de transition décrits par les conditions 2 et 3. Les conditions 2 et 3 montrent que la suite (I
n)
n≤0est une suite d’innovations pour la filtration (F
W,I)
n≤0, qui est donc (c
n)
n≤0-adique.
Comme dans le processus de mots découpés dyadiques, W
ncontient la moitié des lettres de W
n−1. Mais ici les lettres sont sélectionnées à l’aide d’une partie quelconque de [[1, 2
|n|+1]] à 2
|n|éléments, alors que dans le processus de mots découpés dyadiques, on choisit soit les lettres d’indice 1 à 2
|n|(la moitié gauche), soit les lettres d’indice 2
|n|+ 1 à 2
|n|+1(la moitié droite).
En fait, le processus des mots découpés dyadiques randomisé ressemble au processus des mots gommés étudié par S. Laurent, dans lequel chaque mot est obtenu à partir du précédent en retirant une lettre dont la position est choisie au hasard de façon uniforme.
Laurent [9, 10] a montré que la filtration du processus des mots gommés est de type produit. On peut en déduire le résultat suivant.
Proposition 16. La filtration du processus des mots découpés dyadiques randomisé est
de type produit.
Démonstration. La filtration des mots découpés dyadiques randomisé est poly-adique.
Grâce au théorème de Vershik rappelé dans l’introduction, il suffit de montrer qu’on peut l’immerger dans une filtration de type produit. Nous allons montrer qu’on peut l’immerger dans une filtration extraite de la filtration des mots gommés.
Par définition, le processus des mots gommés sur l’alphabet {a, b} toute chaîne de Markov (M
n, η
n)
n≤0inhomogène, où pour tout n ≤ 0,
1. (M
n, η
n) suit la loi uniforme sur {a, b}
|n|× [[1, |n| + 1]], 2. η
nest indépendante de (M
n−1, η
n−1),
3. M
nest obtenu à partir de M
n−1en enlevant la lettre d’indice η
n.
À partir d’un processus de mots gommés (M
n, η
n)
n≤0, on obtient un processus de mots découpés randomisé en posant W
n= M
−2|n|et en notant I
nla partie de [[1, 2
|n|+1]]
correspondant aux lettres de M
−2|n−1|qui sont gardées pour former le mot M
−2|n|. Cette partie est une fonction du 2
|n|-uplet (η
−2|n|+1+1, . . . , η
−2|n|). On vérifie que la filtration (F
nW,I)
n≤0est immergée dans (F
M,η−2|n|
)
n≤0: la seule différence entre ces deux filtrations est que la première oublie l’ordre dans lequel sont retirées les lettres sur chaque intervalle de temps [[−2
|n|+1+ 1, −2
|n|]], et cet ordre est indépendant du processus (W
n, I
n)
n≤0. Proposition 17. Pour tout n ≤ 0, notons U
nla partition de [[1, 2
|n|+1]] définie par U
n= {I
n, [[1, 2
|n|+1]] \ I
n}. Alors U = (U
n)
n≤0est une suite de variables aléatoires indépendantes. Conditionnellement à U , la filtration (F
W,I)
n≤0est kolomogorovienne mais non de type produit. Par conséquent, la filtration naturelle de (U
n)
n≤0est (c
n/2)
n≤0- adique, immergée et maximale, mais non complémentable dans (F
W,I)
n≤0.
Démonstration. Notons F
nl’ensemble des partitions de [[1, 2
|n|+1]] en deux blocs de taille 2
|n|. L’application h
nqui à une partie A ∈ E
nassocie la partition {A, [[1, 2
|n|+1]] \ A}
est « two to one » : chaque élément de F
npossède exactement deux antécédents, l’un contient 1 et l’autre non. Comme U
n= h
n(I
n), on en déduit que (U
n)
n≤0est une suite de variables aléatoires indépendantes qui engendre une filtration (c
n/2)
n≤0-adique.
Notons V
n= 1
[1/∈In]. On vérifie que V
nest indépendante de U
net de loi uniforme sur {0, 1} et que σ(U
n, V
n) = σ(I
n). L’indépendance des suites (U
n)
n≤0et (V
n)
n≤0montre que la filtration (F
nU)
n≤0est immergée dans (F
I)
n≤0et donc (F
W,I)
n≤0.
Pour montrer la proposition 17, il suffit d’après la proposition 14 de vérifier que, conditionnellement à U , le processus (W
n, I
n)
n≤0engendre une filtration de mots décou- pés dyadique, dont on sait qu’elle est kolmogorovienne mais non standard (voir [13]).
Pour cela, nous utilisons à chaque instant n ≤ 0 les variables aléatoires U
n+1, . . . , U
0pour permuter les lettres de W
n. L’idée est de mettre à chaque étape dans la moitié gauche les lettres W
n(i) pour i appartenant au même bloc que 1 et dans la moitié droite les autres.
Pour tout n ≤ 0, pour tout j ∈ [[1, 2
|n|]], on note U
n(j) le bloc de la partition U
nqui contient j et R
n(j) = Card(U
n(j) ∩ [1, j]) le rang de j dans le bloc U
n(j). On définit par récurrence une application aléatoire Σ
nde [[1, 2
|n|]] dans [[1, 2
|n|]], en posant Σ
0= Id
{1}et pour tout n ≤ 0 et j ∈ [[1, 2
|n|+1]],
Σ
n−1(j) = Σ
n(R
n(j)) + 2
|n|1
1∈U/ n(j).
Une récurrence montre que les applications Σ
nsont des permutations. En effet, si Σ
nest une permutation aléatoire de [[1, 2
|n|]], la relation de récurrence montre que Σ
n−1induit une bijection strictement croissante de U
n(1) sur [[1, 2
|n|]] et une bijection stric- tement croissante de [[1, 2
|n|+1]] \ U
n(1) sur [[2
|n|+ 1, 2
|n|+1]]. Donc Σ
n−1est une per- mutation aléatoire de [[1, 2
|n|+1]]. Et comme U
n(1) = Σ
−1n−1([[1, 2
|n|]]), la connaissance de Σ
n−1permet de retrouver U
net Σ
n. On en déduit par récurrence que pour tout n ≤ 0, σ(Σ
n) = σ(U
n+1, . . . , U
0).
Comme W
n, (U
n+1, . . . , U
0) et (V
n+1, . . . , V
0) sont indépendantes et comme W
nsuit la loi uniforme sur {a, b}
2|n|, on en déduit que la variable aléatoire W
n′= W
n◦ Σ
−1nsuit la loi uniforme sur {a, b}
2|n|et que W
n′, (U
n+1, . . . , U
0) et (V
n+1, . . . , V
0) sont indépendantes.
Le processus (W
n′, V
n)
n≤0est donc indépendant du processus (U
n)
n≤0. Par ailleurs, pour tout n ≤ 0,
F
0U∨ F
nW′,V= F
0U∨ F
nW,Imod P.
D’après le lemme 3, pour U (P)-presque tout u, la filtration (F
W,I)
n≤0vue sous P
uest isomorphe à la filtration naturelle de (W
n′, V
n)
n≤0vue sous P.
Vérifions que (W
n′, V
n)
n≤0est un processus de mots découpés dyadique. Pour tout n ≤ 0, notons Φ
n(1) < . . . < Φ
n(2
|n|) les éléments de I
n. Alors pour tout r ∈ [[1, 2
|n|]],
Σ
n−1(Φ
n(r)) = Σ
n(r) + 2
|n|V
n.
Donc pour tout i ∈ [[1, 2
|n|]],
Σ
n−1(Φ
n(Σ
−1n(i))) = i + 2
|n|V
n,
d’où, comme W
n= W
n−1◦ Φ
n,
W
n′(i) = W
n(Σ
−1n(i))
= W
n−1(Φ
n(Σ
−1n(i)))
= W
n−1(Σ
−1n−1(i + 2
|n|V
n))
= W
n−1′(i + 2
|n|V
n).
Autrement dit, le mot W
n′est la moitié gauche ou la moitié droite de W
n−1′suivant que V
nvaut 0 ou 1. Donc (W
n′, V
n)
n≤0est un processus de mots découpés dyadique, ce qui achève la preuve.
Signalons une question soulevée par le rapporteur. Il est naturel de vouloir déterminer quelles sont les suites (t
n)
n≤0vérifiant la conclusion du théorème 11, c’est-à-dire telles que la filtration extraite (U
tn)
n≤0soit complémentable dans (F
tW,In)
n≤0. Comme condi- tionnellement à U , le processus (W
n, I
n)
n≤0engendre une filtration de mots découpés (r
n)
n≤0-adique, avec r
n= 2
tn−tn−1, la proposition 14 montre qu’une filtration de mots découpés (r
n)
n≤0-adique doit être de type produit pour que (U
tn)
n≤0soit complémen- table dans (F
tW,In)
n≤0. Cette condition nécessaire équivaut à
X
n≤0
t
n− t
n−12
|tn|= +∞,
d’après la caracterisation des filtrations standard parmi les filtrations de mots découpés
(see [4]). Cette condition est-elle suffisante ?
3.2 Un exemple utilisant les corps finis
Soit q ≥ 5 un nombre premier ou une puissance d’un nombre premier. Pour tout n ≤ 0, on note K
nle corps à q
2|n|éléments. Soit (Z
n)
n≤0une suite de variables aléatoires indépendantes telle que pour tout n ≤ 0,
Z
2n−1= E
nest uniforme sur K
net Z
2n= (X
n, Y
n) est uniforme sur K
n2.
Notons c
2n−1= q
2|n|et c
2n= q
2|n|+1. La filtration (F
nZ)
n≤0est donc de type produit et (c
n)
n≤0-adique.
Pour tout n ≤ 0, K
n−1a une structure d’espace vectoriel de dimension 2 sur K
n. On peut donc identifier la variable aléatoire Z
2n−2= (X
n−1, Y
n−1) de loi uniforme sur K
n−12à une variable aléatoire (A
n, B
n, C
n, D
n) de loi uniforme sur K
n4. Notons
U
2n−1= 0
Knet U
2n= Y
n− A
nX
n4− B
nX
n3− C
nX
n2− D
nX
n− E
n∈ K
n. Les variables aléatoires X
net Y
nsuivent la loi uniforme sur K
n, et F
2n−1Z, X
n, Y
nsont indépendantes, tandis que A
nX
n4+ B
nX
n3+ C
nX
n2+ D
nX
n+ E
nest F
2n−1Z∨ σ(X
n)- mesurable. Donc U
2nest indépendante de F
2n−1Z∨ σ(X
n) et de loi uniforme sur K
n, si bien que (X
n, U
2n) est indépendante de F
2n−1Zet de loi uniforme sur K
n2.
On en déduit que les variables aléatoires (U
n)
n≤0sont indépendantes, que la filtration (F
nU)
n≤0est immergée dans (F
nZ)
n≤0et (a
n)
n≤0-adique, avec a
2n−1= 1 et a
2n= q
2|n|pour tout n ≤ 0.
Proposition 18. Notons U = (U
n)
n≤0. Conditionnellement à U , la filtration (F
Z)
n≤0est kolomogorovienne mais non de type produit. Par conséquent, la filtration naturelle de (U
n)
n≤0est (a
n)
n≤0-adique, immergée et maximale, mais non complémentable dans (F
Z)
n≤0.
Démonstration. Notons υ la mesure de Haar sur le groupe additif G = Q
n≤0
K
n. Par construction, la suite de variables aléatoires (Y
n− A
nX
n4− B
nX
n3− C
nX
n2− D
nX
n)
n≤0est mesurable pour F
0X,Y, tandis que la suite de variables aléatoires (E
n)
n≤0est indé- pendante de F
0X,Yet de loi υ. Par différence, (U
2n)
n≤0est elle aussi indépendante de F
0X,Yet de loi υ.
Comme la suite (U
2n−1)
n≤0est déterministe, le processus (Z
2n)
n≤0= ((X
n, Y
n))
n≤0est donc indépendant de la suite U = (U
n)
n≤0. Par ailleurs, le processus (Z
2n−1)
n≤0est une fonction déterministe des processus (Z
2n)
n≤0et (U
n)
n≤0, puisque pour tout n ≤ 0,
Z
2n−1= E
n= (Y
n− A
nX
n4− B
nX
n3− C
nX
n2− D
nX
n) − U
2n.
Notons (P
u)
u∈Gune version régulière de la loi P sachant U. La loi du processus (Z
n)
n≤0sous P
uest donc décrite comme suit : les variables aléatoires (Z
2n)
n≤0sont indépendantes et de loi uniforme sur les ensembles (K
n2)
n≤0, et pour tout n ≤ 0, Z
2n−1est une fonction déterministe de (Z
2n−2, Z
2n) donnée par
Z
2n−1= (Y
n− A
nX
n4− B
nX
n3− C
nX
n2− D
nX
n) − u
2n.
Sous P
u, la filtration (F
2nZ)
n≤0est de type produit donc la tribu asymptotique F
−∞Zest triviale. Mais nous allons montrer que la filtration (F
nZ)
n≤0n’est pas de type produit,
en niant le critère de I -confort, comme dans l’article [5]
Soient (Z
n′)
n≤0et (Z
n′′)
n≤0deux copies définies sur un espace probabilisé (Ω, A, P
u) du processus (Z
n)
n≤0vu sous la loi P
u, dont les filtrations naturelles (F
nZ′)
n≤0et (F
nZ′′)
n≤0sont immergées dans (F
nZ′∨ F
nZ′′)
n≤0. L’argument-clé de la preuve est l’inégalité pour tout n ≤ 0,
P
u[Z
2n′6= Z
2n′′|F
2n−2Z′∨ F
2n−2Z′′] ≥ (1 − 4/q
2|n|)1
[Z′2n−26=Z2n−2′′ ]
.
En effet, avec des notations évidentes, le point Z
2n′= (X
2n′, Y
2n′) se trouve sur le graphe de la fonction polynôme x 7→ A
′nx
4+ B
′nx
3+ C
n′x
2+ D
n′x + E
′n+ u
net de même pour Z
2n′′= (X
2n′′, Y
2n′′). Si (A
′n, B
n′, C
n′, D
′n) 6= (A
′′n, B
n′′, C
n′′, D
′′n) les deux graphes ont au plus quatre points en commun, et X
2n′doit être l’abscisse d’un de ces points pour qu’on puisse avoir Z
2n′= Z
2n′′. Or par co-immersion, la loi de X
2n′sous P
u[·|F
2n−2Z′∨ F
2n−2Z′′] est uniforme sur K
n. On en déduit l’inégalité.
Une récurrence montre que pour tout n ≤ 0, P
u[Z
0′6= Z
0′′|F
2nZ′∨ F
2nZ′′] ≥ Y
n−1≤k≤0
(1 − 4/q
2|k|)1
[Z′2n6=Z2n′′ ]
.
Si les copies (Z
n′)
n≤0et (Z
n′′)
n≤0sont indépendantes jusqu’à un certain instant N > −∞, on en déduit que
P
u[Z
0′6= Z
0′′] ≥ Y
k≤0
(1 − 4/q
2|k|) > 0,
ce qui montre que la variable aléatoire Z
0ne vérifie pas le critère de I-confort.
Ainsi, la filtration (F
nZ)
n≤0est kolmogorovienne mais pas de type produit sous les pro- babilités (P
u)
u∈G. Le même argument que pour le premier exemple montre que (F
nU)
n≤0est maximale mais non complémentable dans (F
nZ)
n≤0.
4 Pseudo-distances de Kantorovitch-Rubinstein
Les distances de Kantorovitch-Rubinstein (ou distances de Wasserstein L
1) jouent un rôle important dans la théorie de Vershik, et on ne sera pas surpris de les rencontrer ici. Nous rappelons ici la définition, et nous énonçons quelques lemmes utiles par la suite.
Dans toute cette section, (E, E ) désignera un espace mesurable et d une pseudo- distance bornée et mesurable sur (E, E). On notera ∆ le diamètre de (E, d).
Si µ et ν sont deux probabilités sur E (muni de la tribu borélienne), on définit la pseudo-distance de Kantorovitch-Rubinstein entre µ et ν par
d(µ, ν ) = inf
π∈Π(µ,ν)
Z
E2
d(x, y)dπ(x, y),
où Π(µ, ν) est l’ensemble des probabilités sur E
2de marges µ et ν. On obtient ainsi une pseudo-distance sur l’ensemble des probabilités sur (E, E).
Commençons par un lemme élémentaire.
Lemme 19. Si µ et ν sont deux probabilités sur E portées par un ensemble fini {c
1, . . . , c
ℓ}, alors
d(µ, ν) ≤ ∆
ℓ
X
k=1
[µ(c
k) − ν(c
k)]
+= ∆
ℓ
X
k=1
[ν(c
k) − µ(c
k)]
+= ∆ 2
ℓ
X
k=1