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Géographie Économie Société: Article pp.161-168 of Vol.15 n°1-2 (2013)

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Regards

Géographie, économie, Société 15 (2013) 161-168

géographie économie société géographie économie société

sur…

GES participe de manière classique à la vie scientifique par la diffusion des travaux des chercheurs, les comptes rendus de livres et de colloques etc. Nous proposons à travers cette rubrique « Regards sur les questions d’actualité » d’ouvrir la revue aux débats contemporains autour de questions d’actualités qui relèvent de la sociologie, de la géographie, de l’aménagement et de l’économie… L’objectif est de retracer, à partir d’interviews, le parcours de chercheurs et de penseurs provenant d’horizons disciplinaires divers et de recueillir leurs regards sur les grands enjeux spatiaux et sociétaux.

Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

Une interview de Bertrand Hervieu

Par Lise Bourdeau-Lepage et Leïla Kebir

Homme d’action, Bertrand Hervieu est un sociologue passionné du monde agri- cole et rural qu’il ne cesse d’interroger. Loin d’être désenchanté, il défend aussi bien dans ses activités de chercheur que de haut-fonctionnaire une approche décloisonnée de ce monde en constante mutation et en prise directe avec notre civilisation urbaine.

* Université Jean Moulin - Lyon 3, UMR EVS (CRGA), lblepage@gmail.com

** École des ingénieurs de la ville de Paris, leila.kebir@unine.ch

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Fonction actuelle :

Inspecteur général de l’agriculture et Vice-Président du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux.

Discipline : Sociologie

Fonctions passées : Directeur de recherche CNRS et Président de l’Institut national de recherche agronomique (Inra)

Bertrand Hervieu

Bertrand Hervieu naît en 1948, à La Houssaye dans l’Eure. Fils d’agriculteur, il s’inter- roge très tôt sur les singularités du monde agricole et sur le regard que la société pose sur celui-ci. Attiré par les sciences sociales en général et la sociologie en particulier, il intègre l’Institut d’études Politiques à Paris. Son diplôme en poche, il rejoint en 1972, l’équipe d’Henri Mendras, son professeur de sociologie, à l’université Paris X Nanterre.

Poussé par son désir de toujours mieux comprendre ce monde agricole et rural et dans une période marquée par les conflits sociaux, il entreprend une thèse sur les ouvriers ruraux du Perche dans laquelle, il décloisonne les approches classiques de la sociologie rurale qui se cantonnaient alors essentiellement à l’étude du monde agricole ou des villages ruraux.

Il obtient son doctorat en 1976 et poursuit ses recherches au CNRS. Entre 1981 et 1982, il fait ses premiers pas dans la gestion publique qui l’attire depuis toujours, ceci dans le cadre d’une mission pour le ministère du travail. Il est chargé de promouvoir les emplois d’utilité collective dans le monde rural. Il poursuit cette expérience de la gestion publique au Ministère de l’Agriculture où il est en charge de la sous-direction de la recherche et des études. En 1986, il reprend ses activités de recherche au sein de Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) en tant que directeur de recherche CNRS. À la suite de ses expériences dans l’administration où il découvre une autre facette du monde agricole : celle de sa relation à l’appareil d’état, il oriente ses travaux sur les raisons de la position extrêmement centrale du monde agricole en politique. En 1991, il rejoint pour une année le cabinet du Premier ministre édith Cresson où il sera Conseiller technique sur les affaires rurales. En 1992, il retourne à ses activités de recherche et se consacre à la rédaction de plusieurs ouvrages. Il publie coup sur coup en 1993, Les champs du futur et en 1996, Du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes et Les agriculteurs. En 1997, alors que la Gauche revient au pouvoir, il est appelé par le Ministre de l’agricul- ture et de la pêche de l’époque Louis Le Pensec pour travailler à la future Loi d’orien- tation agricole de 1999. Il est ensuite nommé à la Présidence de l’Institut national de la recherche agronomique qu’il assumera de 1999 à 2003. Durant son mandat il lancera la prospective Inra 2020 sur l’avenir de l’Institut. Il poursuivra également ses réflexions sur l’évolution du monde rural en publiant, avec Jean Viard, L’Archipel paysan (2001).

À l’issue de son mandat, il rejoint le Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes (CIHEAM) où il sera Secrétaire général pendant six ans. Il y mènera des travaux sur les dimensions géopolitiques de l’agriculture et en particulier sur les politiques publiques relatives à l’insécurité alimentaire. Il prendra également soin durant cette période de développer des activités de transmission du savoir et de refondation de la sociologie rurale, en co-organisant notamment des séminaires et des colloques sur ce thème. En 2009, Bertrand Hervieu est nommé Inspecteur général de l’agriculture puis en

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2012 Vice-Président du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux. Parallèlement à ses fonctions actuelles, il contribue aux débats scientifiques et sociaux sur le monde agricole et rural en intervenant publiquement régulièrement et par son implication dans des instances d’animation ou de recherche scientifique.

Dans votre analyse de l’évolution du monde agricole vous parlez de l’émergence de cette dichotomie entre la terre productive et la terre « mise en scène ». Qu’entendez-vous par cette terre « mise en scène » ?

Effectivement, je distingue, sur la traversée du XXe siècle, un mouvement en trois temps. Le premier moment correspond à l’apogée des sociétés paysannes, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La terre était alors le lieu de la construction des identités familiale, professionnelle, locale et villageoise. C’était l’opulence et la victoire sur la pauvreté. La terre en tant que patrimoine, était sacralisée, parce que c’était à la fois la vie ou la survie, la reconnaissance sociale et le statut. Tout se nouait là : les alliances, les mariages, l’esprit patriotique, le sens de la frontière, etc. Arrive ensuite la grande révo- lution de l’après Seconde Guerre Mondiale, (qui pointait déjà un peu avant) portée par les mouvements d’action catholique. Cette révolution c’est l’idée que la terre, qui reste sans aucun doute un patrimoine, est d’abord un outil de travail. On a donc ici un bascu- lement de philosophie et d’approche. On passe d’une approche patrimoniale et fixiste, à une approche qu’on pourrait appeler, en termes philosophiques, d’utilitariste. C’est une révolution « civilisationnelle » d’une immense importance. Son fondement est théolo- gique. Il renvoie au personnalisme chrétien et à l’humanisme intégral. Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, sont lus, relus et médités dans ces mouvements d’action catholique à partir des années 37-38. Ceci avec une idée complètement révolutionnaire que l’on va retrouver plus tard chez des théologiens comme Yves Congar, Henri de Lubac et dans Vatican II : l’homme n’est pas le gardien d’une création au sens créationniste du terme, soit d’une création divine qu’il faut laisser inchangée, il est au contraire l’acteur prolon- geant l’œuvre de la création pour la faire fructifier, la transformer et la développer au profit de l’homme. Il y a là un processus de désacralisation pour entrer dans un processus d’appropriation, de transformation et d’utilisation. On arrive ensuite à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle et là nos sociétés se disent : mais enfin, la terre, c’est peut-être un patrimoine individuel et un outil de travail, mais c’est aussi un cadre de vie. C’est un écosystème. Pour prolonger la réflexion sur une transformation des espaces au profit de l’homme, ce qui apparaît au début du XXIe siècle, c’est que le profit de l’homme…

est écosystémique ! On ne peut donc pas faire n’importe quoi. Cette sensibilité un peu incertaine et difficile à saisir, fait que la terre devient d’une certaine façon, un bien public.

C’est une véritable troisième révolution. D’autant plus que faire de la terre un bien public n’est pas l’abstraire de sa qualité de bien privé. Se pose alors la question de la conciliation des deux aspects. On entre alors dans des tuilages et c’est ça qui est intéressant. C’est ce qui rend notre monde complexe, au sens d’Edgar Morin. Ce ne sont pas des pages que l’on tourne, ce sont des tuiles qui se chevauchent. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

Une des grandes difficultés de la gestion publique, que vous soyez à l’environnement, à l’agriculture, à l’industrie, dans le transport, etc. C’est que vous avez ces trois dimensions qui s’affrontent : la dimension patrimoniale, la dimension d’utilité ou de production et la dimension de cadre de vie, de regard, de lieu… et c’est vrai que je pense, avec Mandras,

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que le grand basculement du XXe siècle, c’est la fin des paysans. La fin des civilisations paysannes et le passage d’une agriculture qui est encore complètement maîtresse des espaces ruraux à une fonction résidentielle qui avec son droit de regard est en train de l’emporter dans ces mêmes espaces, sur la fonction de production. À tel point que de nombreux articles sont récemment sortis sur la consommation immodérée des espaces. Et aujourd’hui, les urbanistes les politiques mais aussi le monde agricole tirent la sonnette d’alarme sur la consommation d’espace et soutiennent qu’il faut reconquérir les centres- villes, arrêter l’étalement urbain et reprendre des problématiques de densification. Il y a une sorte de consensus qui est en train d’émerger. À ce propos, dans la préparation de la loi d’avenir sur l’agriculture, nous avons un volet foncier qui part de cet attendu-là ce qui est assez intéressant… Mais cette formule du droit de regard de la société sur les espaces m’a valu des foudres énormes, notamment des professionnels agricoles.

Un élément que vous déplorez, est que l’on entend encore dans les discours cette dichotomie entre ville/rural, ville/campagne, etc., or vous vous insurgez contre cette vision cloisonnée de l’agriculture qui est selon vous un véritable « monument de la civilisation urbaine ». Vous soutenez l’idée que ce n’est pas une opposition mais plutôt une intégration du monde rural dans la civilisation urbaine.

Qu’entendez-vous par là ?

Ce sont des idées que l’on a très fortement discutées et avancées avec Jean Viard autour de l’hypothèse qu’on a appelée : « le triomphe de l’urbanité », à noter que l’on reste avec ces idées toujours et complètement les fils de Mendras. Oui, nous pensons que les civilisations rurales, dans nos sociétés modernes, soit en Europe et aux états-Unis, sont mortes ! C’est la conclusion des sociologies rurales ! Si on le fait dire à un sociologue, ça résiste. Si on rappelle la citation de Malraux : « Nous autres, civilisations, savons que nous sommes mortelles », tout le monde tremble et accepte. Mais c’est bien ça, le sujet. Nous avons vu, dans le XXe siècle, un vrai système « civilisationnel » s’effondrer. C’était celui des civilisations rurales qui formaient une densité, qui étaient extraordinairement travaillées par les civilisations urbaines montantes, à tel point de vouloir les imiter. La commode Louis XIV rustique, n’est pas la préfiguration d’une commode en marqueterie, elle est la « rusticisation » d’une commode en marqueterie, il ne faut pas se tromper dans le sens de l’interprétation…

Ce que nous comprenons aujourd’hui, c’est que l’urbanité, comme mode de vie, comme aspiration et surtout comme mobilité est au cœur de nos cultures contemporaines. La mobilité en particulier est une des grandes composantes de civilisation. Qu’il s’agisse de la mobilité au quotidien, à la semaine, à l’année avec les grandes migrations de vacances qui sont en train de se multiplier. Ou encore de ces mobilités qui sont dans l’intimité la plus intime, dans la famille, dans les différents âges de la vie… on est à l’opposé de la sédentarité. Or la sédentarité était une des caractéristiques fortes de ces sociétés villa- geoises, closes, etc. Donc, on est bien passé dans un autre monde.

Même si les communes rurales et les mondes agricoles ont gardé des spécificités, ce n’est plus la même chose. Ce n’est bien sûr pas équivalent de vivre dans le 7e arrondis- sement de Paris ou dans une ville moyenne comme Romorantin ou Montboudif. Pour autant, vous êtes marqués, dans ces espaces-là, par des mobilités, par des changements, par des instantanéités de l’information, des instantanéités de l’échange, etc. C’est tout cela que l’on appelle le triomphe de l’urbanité. L’urbanité englobante, dans ses modes de vie, dans ses aspirations, dans ce qu’elle imprime dans notre culture. Personne… enfin

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peu de gens, aujourd’hui, aspirent à une sédentarité absolue, même les religieux cloîtrés passent leur temps à voyager. Et même si elle n’est pas complètement physique, cette mobilité est de toute façon symbolique. Elle se joue à travers, encore une fois, l’informa- tion et la circulation. Et si vous n’allez pas à la mobilité, la mobilité vient à vous.

Donc, ceci compose un autre dispositif de civilisation, dans lequel l’agriculture est complètement aspirée. Elle n’est plus la matrice. Elle n’est plus une matrice « civilisa- tionnelle ». Elle est un dispositif qui, à travers les technologies les plus avancées, que ce soit dans le domaine de la mécanique, de l’informatique, des biotechnologies, etc., est complètement de plain-pied, avec ce modèle « civilisationnel » de haute technolo- gie, de haute instantanéité, de changement. Mais avec ceci près, c’est que l’agriculture est intégrée. Elle est intégrée et, en même temps, elle est résiliente et résistante à cette intégration. Et cette résistance, c’est ce qui continue à faire la spécificité de ces mondes agricoles : ils sont à la fois pleinement intégrés dans cette urbanité et en même temps, ils y résistent et tout le monde y résiste. C’est-à-dire que le monde agricole y résiste par réaction identitaire et le reste de la société y résiste par nostalgie ou par antidote qu’on voudrait avoir, qu’on espérerait trouver.

Est-ce que ces mobilités ne peuvent pas, justement, servir à satisfaire le désir de nature d’urbains qui s’ex- prime à travers cette résistance sociale ? Dans ce contexte, est-ce que l’agriculture, en tant que qu’activité productive, alimentaire, ne pourrait pas constituer un moyen de répondre aussi à cette quête…

Mais bien sûr ! Mais c’est un rendez-vous impossible ! On voit bien comment le monde agricole et même le monde de l’agro-alimentaire essaient de conquérir le consommateur et le citoyen, en oscillant de l’un à l’autre, autour de ce thème de la redécouverte de la nature. Mais ils le font avec la difficulté que l’alimentation est prise dans un processus d’abstraction extrême qui l’éloigne de la nature à travers la transformation. La publicité, l’image utilisée pour faire vendre un yaourt ne montre jamais d’usines. Elle montre une grand-mère avec son panier ou une laitière avec sa vache alors que toute la plus-value du yaourt se passe dans une usine à fabriquer des petits pots, à faire des mélanges, à regarder des thermomètres… Donc il y a une sorte de malentendu. Si on insiste trop sur la nature, à ce moment-là, surgit par exemple la querelle sur les OGM. Et puis si on dit

« mais après tout, les OGM, pourquoi pas ? » il faut prendre un autre registre que celui de la réconciliation de l’urbain et de la nature. On est clairement dans une sorte de transition extrêmement difficile autour de ces questions-là.

Vous dites que dans ce contexte, une des façons de pouvoir s’en sortir en Europe, c’est de reconnaître cet élément d’urbanité diffus, que vous voulez dire par là ? Qu’est-ce que cela veut dire concrètement d’aller vers, de reconnaître cette idée que l’urbanité a triomphé ? Quelle place a alors l’agriculture ?

Je pense effectivement qu’il faut retourner la perspective, c’est-à-dire qu’au fond, au lieu de faire de l’agriculture une activité qui empêche l’urbanisation ou qui empêche la ville de s’étendre, au lieu d’en faire une activité qui serait complètement ailleurs que dans la ville, qui n’aurait rien à voir avec la ville, il faut penser l’agriculture comme un élément de l’équilibre.

Il faut penser l’agriculture comme un élément de l’urbanisme de même qu’on a réussi, ici ou là, à penser l’usine, à penser l’atelier et à penser le commerce. À ce propos un des échecs de l’urbanisme de la fin du XXe siècle, c’est d’avoir sorti le commerce de la ville, d’avoir fait ces « no man’s land » épouvantables, dont on ne sait plus quoi faire, qui vont être des friches

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dans 20 ans ou 30 ans, tout cela est absolument dramatique. Il faut repenser cet urbanisme-là, celui qui a déserté les centres-villes pour se mettre entre la ville et la campagne et prendre finalement les zones interstitielles pour en faire le paradigme du mode de vie mobile. La question est bien de savoir comment on met le commerce, l’usine et l’agriculture dans la ville.

Comment on repense ces activités, dans un mode de vie qui soit plus équilibré et avec une plus grande maîtrise de la mobilité, ce qui ne veut absolument pas dire non-mobilité.

Le développement de l’agriculture intra-muros (au cœur des villes) qu’on peut observer notamment avec le foisonnement d’initiatives et de projets allant des jardins partagés aux potagers sur les toits, n’est-il pas le signe « suprême » de cette intégration de l’agriculture dans l’urbanité ? Sachant que cette agriculture est dans certains cas (voire de plus en plus) vivrière ?

Dans ces initiatives que vous citez, il y a des affaires très symboliques, mais on avance aussi par les symboles. Ce que je trouve extrêmement intéressant c’est que ceci contribue très fortement à déconstruire une vision, très nostalgique et très paysanne de l’agricul- ture. Ceci pour rentrer dans une vision plus moderne, plus urbaine avec un continuum entre l’agriculture dans la ville et l’agriculture de l’urbanité si je puis dire. Il se passe des recompositions très fascinantes. Si vous prenez les états-Unis, c’est Sophie Devienne qui suit de très près les états-Unis et qui m’a appris que le nombre des exploitations y est stable. Cette stabilité cache, en fait, trois choses qui me semblent extrêmement intéressantes : une poussée des très grosses usines à lait, à viande et à soja, une crise des agricultures familiales et enfin une montée extraordinaire de ces petites agricultures péri- urbaines de vente directe. Pourquoi est-ce intéressant ? Pour deux raisons principalement.

Premièrement, cela traduit l’émergence de marchés de niche, etc. qui sont une réalité, mais une réalité qui, symboliquement, veut dire que l’on a un consommateur qui veut sortir de l’abstraction de son alimentation pour revenir à une proximité du produit. Je ne vois pas en quoi c’est blâmable…

Et puis deuxièmement, cela correspond à une rareté de l’emploi et du travail dans nos sociétés. C’est-à-dire que beaucoup de ces micro-exploitations, de ces micro-entreprises sont des dispositifs bricolés, au sens noble du terme. Ils sont issus de réseaux familiaux, de réseaux d’amis, de réseaux de proximité et d’affinités, qui se construisent avec un peu de revenus, de pensions, de chômage, un peu de petits boulots, de rentes patrimoniales et puis un peu d’agriculture et de vente directe et qui ensemble contribuent à construire un revenu. Ces micro-entreprises sont l’expression profonde d’une rareté du travail salarié triomphant des 30 Glorieuses. Et donc, dans des sociétés où l’emploi devient la denrée la plus précieuse, je ne vois pas en quoi il y a à redire là-dessus, sur des pans entiers de popu- lation issus de couches moyennes déclassées qui essaient de résister à leur déclassement par des reconstructions de cet ordre. On ferait mieux de les aider. Le cas américain est intéressant, parce qu’il empêche définitivement de dire que tout cela est d’hier. Puisque c’est aux états-Unis, c’est forcément demain !

Mais alors dans ce contexte, que reste-il, pour reprendre une de vos formules « du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes » ?

Il reste… il reste tout ! Sur le « droit des peuples à se nourrir eux-mêmes », j’ai beau- coup évolué. C’est mon expérience méditerranéenne qui m’a fait bouger là-dessus.

J’avais eu le choc très fort au contact de paysans égyptiens qui, incarnant toute la fierté

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de ce grand peuple trimillénaire céréalier, se sentaient complètement humiliés par cette mise sous perfusion de céréales de la part des Américains. Cela m’avait donné à réfléchir.

Sur l’égypte, je me rendais compte que les rendements n’avaient pas diminué, mais en réalité, la surface cultivée diminuait d’année en année, du fait de l’urbanisation, du fait de la croissance démographique, du fait du mitage urbain, de la détérioration du sys- tème d’irrigation, que tout cela était absolument dramatique, et que dans l’état actuel des connaissances, dans l’état actuel de ce qui est à portée de vie humaine, l’égypte ne pouvait pas se nourrir elle-même et que donc, on ne pouvait pas fonctionner que par slogan. D’où l’idée que je développe, avec François Purseigle, qu’on voit ressurgir des agricultures de subsistance, qui essaient de lutter contre ces agricultures de firmes qui, elles, sont complètement branchées sur le marché mondial. Et donc, je pense qu’il faut maintenant réfléchir non seulement sur le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, qui reste une injonction, mais aussi sur le devoir des états, que cette injonction entraîne, à construire des politiques publiques.

Mais je pense que cela oblige à réfléchir aussi sur la construction de la sécurité des approvisionnements. Cela rend davantage nécessaire la régulation des matières pre- mières, mais plus celle-ci est nécessaire et moins elle se fait, parce que, évidemment, la spéculation l’emporte sur la régulation. Donc, là-dessus, on a beaucoup reculé.

Quels sont pour vous les enjeux principaux que vous voyez dans ce contexte ?

L’enjeu principal réside selon moi dans le grand débat sur la sécurité alimentaire mondiale. L’idée simple selon laquelle il faut résoudre l’équation du nombre de pro- téines à produire compte tenu du nombre de bouches à nourrir, l’emporte ; hélas ; sur la nécessité de construire de la sécurité alimentaire et de la sécurité des approvision- nements. Elle l’emporte, hélas, sur la nécessité d’articuler cette question à celle de l’emploi, de la place des populations agricoles et rurales dans la construction de cette sécurité alimentaire mondiale. Le grand paradoxe de cette situation est que les plus pauvres et les plus privés d’accès à l’alimentation sont des populations rurales qui seraient les plus à même d’être à proximité de cette production. Donc, a fortiori, ceci illustre le fait que les populations agricoles et rurales sont dépossédées elles-mêmes de l’accès à l’alimentation ; c’est tout simplement l’accès à la production qui leur est interdit. Et donc, le grand défi, c’est de construire une culture de la production chez ces populations les plus pauvres. Il ne faut pas oublier qu’ils n’ont ni l’accès à la terre, ni l’accès aux outils et ni même à une culture… On dit, d’une façon absolument erronée et paradoxale que 800 000 paysans n’ont pas accès à l’alimentation, sauf que ce ne sont pas des paysans et c’est cela qu’il faut comprendre. Ce sont des pauvres, qui sont assignés à résidence, parce qu’ils savent que quitter la campagne, c’est arri- ver dans des bidonvilles où ils auront, en plus de la pauvreté, la violence. Ils sont là, assignés à résidence. Ils ne sont pas là par volonté et ils ne sont pas là par culture.

Ils sont dans le dénuement total. Donc, un des grands enjeux aujourd’hui, c’est de faire en sorte que la mondialisation réintègre ces populations au lieu de les margina- liser un peu plus chaque jour au nom de l’intérêt supérieur de la sécurité alimentaire mondiale. Notre plus grand défi surgit du paradoxe que fait émerger ce début de XXIe siècle, d’un côté des agricultures puissantes sans agriculteurs et de l’autre des agriculteurs nombreux et pauvres sans agriculture.

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Bonus

Quel est le dernier livre que vous avez lu et qui vous a plu ?

Il y en a deux, il y a un livre un peu intemporel, c’est Le soulier de satin de Paul Claudel. Il y a des pages absolument fantastiques de paradoxes, qui sont exprimés dans une langue qui est très particulière, inimitable et unique. J’ai lu lors de mes dernières vacances un petit livre que j’avais trouvé très bien et beaucoup aimé Composition fran- çaise de Mona Ozouz qui éclaire bien la compréhension des contradictions engendrées par la construction de l’unité nationale.

Quel est votre produit agricole préféré ? C’est le fromage. C’est dramatique !

Vous avez dû voir beaucoup d’exploitations en parcourant la France et le monde. Est-ce qu’il y a une exploitation ou des personnes qui vous ont particulièrement marqué en tant que sociologue ?

J’ai été extrêmement marqué par le Vietnam et par les paysans vietnamiens, parce que j’ai très fortement ressenti au Vietnam et dans le Nord Vietnam, ce qu’était une civilisa- tion paysanne. C’est fascinant, parce qu’il y a encore un système traditionnel alors que la modernité y est déjà présente. D’une certaine façon, c’est Morin à Plozévet, c’est à la fois extrêmement traditionnel et complètement moderne.

Est-ce que vous avez déjà été tenté d’avoir une exploitation ? Si oui de quel type ?

Je n’ai pas, à proprement parler, une exploitation agricole. Mais avec mon épouse, nous avons repris la maison familiale qui était la maison de l’exploitation. J’ai gardé quelques herbages. Il y a là un élevage de chevaux. L’étable a été transformée en salle de travail pour la création théâtrale, musicale, chorégraphique. Et donc… nous avons une ferme à la fois équestre et culturelle.

Sélection d’ouvrages

2013 (avec François Purseigle), Sociologie des mondes agricoles, Armand Colin, Paris.

2011 (avec Jean Viard), L’Archipel paysan, la fin de la république agricole, éditions de l’Aube, Paris.

2010 (avec Nonna Mayer, Pierre Muller, François Purseigle, Jacques Rémy), Les Mondes agricoles en politique, Presses de Sciences Po, Paris.

1997, Les Agriculteurs, Que sais-je ? PUF, Paris.

1996, Du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, Flammarion, Paris.

1993, Les champs du futur, François Bourin, Paris.

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