• Aucun résultat trouvé

Les avoirs mal acquis, avant et après la chute du "potentat"

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Les avoirs mal acquis, avant et après la chute du "potentat""

Copied!
19
0
0

Texte intégral

(1)

Article

Reference

Les avoirs mal acquis, avant et après la chute du "potentat"

CASSANI, Ursula

CASSANI, Ursula. Les avoirs mal acquis, avant et après la chute du "potentat". Swiss Review of International and European Law , 2010, vol. 20, no. 4, p. 465-482

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:15968

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

(2)

Les avoirs mal acquis, avant et après la chute du « potentat »

par Ursula Cassani

1

Table des matières

I. Une pluralité de mesures de blocage

1. Les ordonnances du Conseil fédéral sur la base de l’art. 184 al. 3 Cst 2. Le gel des avoirs « Kadhafi » en vertu de la résolution 1970 (2011)

du Conseil de sécurité

3. Le devoir de communication et de blocage en vertu de la loi sur le blanchiment d’argent

II. Agir contre un régime corrompu au pouvoir : le rôle clé des intermédiaires financiers III. La loi sur la restitution des avoirs illicites

1. Une décision politique de blocage

2. La subsidiarité par rapport à l’entraide internationale en matière pénale et la défaillance de l’Etat d’origine

3. La confiscation et le renversement du fardeau de la preuve quant à l’origine illicite des avoirs

4. L’application rétroactive IV. Propositions

Ce n’est pas aujourd’hui que la Suisse découvre la problématique des avoirs détournés par des chefs d’Etat abusant de leurs pouvoirs dans un but d’enrichis- sement personnel. Comme aiment à le rappeler nos autorités, « [e]n restituant plus de 1.6 milliard de dollars aux pays d’origine de fonds illicites, la Suisse a rendu plus d’argent que n’importe quel autre pays du monde au cours de ces vingt dernières années »2. Depuis les péripéties de l’affaire Marcos jusqu’à l’échec des procédures d’entraide et de confiscation dans l’affaire Duvalier, en passant par les affaires Abacha, Montesinos, Mobutu, du Kazakhstan etc.3, les avoirs détournés par des régimes corrompus n’ont cessé d’alimenter la chro- nique judiciaire. Toutes ces procédures se sont révélées longues et complexes, et le succès n’était pas toujours au rendez-vous.

1 Professeure à l’Université de Genève. L’actualité politique et juridique a pu être prise en compte jusqu’au 12 mars 2011. L’auteure remercie Georgios Pavlidis, avocat à Drama (Grèce), et Oscar Solorzano, assistant à la Faculté de droit de Genève, de leur relecture critique de cette contribution.

2 Communiqué de presse du Département fédéral des affaires étrangères, « Projet de loi permettant de confisquer et restituer les biens illicites de potentats », 5 décembre 2008.

3 Pour un résumé du déroulement de cas récents de restitution par la Suisse, cf. les annexes au Mes- sage relatif à la loi fédérale sur la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées (Loi sur la restitution des avoirs illicites, LRAI), FF 2010 2995, p. 3033 ss.

(3)

S’il se justifie de consacrer un article d’actualité à ce sujet, c’est que celui-ci s’impose comme un des thèmes politiques et juridiques marquants de ce pre- mier trimestre 2011, du fait du vent de liberté qui a balayé les régimes poli- tiques notoirement corrompus et attentatoires aux droits humains de Tunisie et d’Egypte et provoqué l’insurrection en Libye. Plus modestement, l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2011, de la loi sur la restitution des avoirs illicites (LRAI)4 constitue un développement qui mérite également quelques commentaires.

I. Une pluralité de mesures de blocage

1. Les ordonnances du Conseil fédéral sur la base de l’art. 184 al. 3 Cst

La chute du régime de Zine El Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, a été suivie, le 19 janvier 2011, d’une ordonnance du Conseil fédéral prise sur la base de l’art. 184 al. 3 Cst5, bloquant les avoirs du chef d’Etat tunisien déchu et de son entourage6. La Tunisie a lancé une alerte Interpol et transmis à la Suisse une requête d’entraide dès le 26 janvier 2010. D’après les informations rendues pu- bliques dans les medias un mois plus tard, 80 millions de francs ont été annon- cés en lien avec ce blocage. Par ailleurs, le Ministère public de la Confédération (MPC) a ouvert une enquête pour blanchiment d’argent.

Le 19 janvier 2011, le Conseil fédéral a également bloqué les avoirs de Lau- rent Gbagbo, ancien président de Côte d’Ivoire désavoué par les urnes mais re- fusant de l’admettre, et de son entourage7.

Dans le cas de l’Egypte, le blocage est intervenu le 11 février 2011, une demi-heure après la démission de Hosni Moubarak, sur la base d’une ordon- nance datée du 2 février 20118. Selon les déclarations du porte-parole du MPC, plusieurs dizaines de millions de francs auraient été bloqués dans ce cadre.

L’Office fédéral de la justice a annoncé avoir reçu une commission rogatoire

4 Loi fédérale du 1er octobre 2010 sur la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées (Loi sur la restitution des avoirs illicites, LRAI), RS 196.1.

5 Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, RS 101, art. 184 al. 3 : « Lorsque la sauvegarde des intérêts du pays l’exige, le Conseil fédéral peut adopter les ordonnances et prendre les décisions nécessaires. Les ordonnances doivent être limitées dans le temps. »

6 Ordonnance du 19 janvier 2011 instituant des mesures à l’encontre de certaines personnes origi- naires de la Tunisie, RS 946.231.175.8.

7 Ordonnance du 19 janvier 2011 instituant des mesures à l’encontre de certaines personnes origi- naires de la Côte d’Ivoire, RS 946.231.128.9.

8 Ordonnance du 2 février 2011 instituant des mesures à l’encontre de certaines personnes originaires de la République arabe d’Egypte, RS 946.231.132.1.

(4)

émanant de l’Egypte le 15 février 2011, dont le contenu n’a pas été rendu pu- blic.

Enfin, dans le cas de la Libye, le Conseil fédéral a mis en vigueur, le 24 fé- vrier 2011, une ordonnance de blocage datée du 21 février 20119, alors que Mouammar Kadhafi avait pris les armes contre son peuple pour éviter la desti- tution.

Les ordonnances prises par le Conseil fédéral sur la base de l’art. 184 al. 3 Cst gèlent, pour une durée de trois ans, les ressources économiques appartenant à ou sous le contrôle des personnes physiques, entreprises et entités citées dans leur annexe (art. 1 al. 1) et invitent « les personnes ou les institutions qui détien- nent ou gèrent des avoirs ou qui ont connaissance de ressources économiques dont il faut admettre qu’ils tombent sous le coup du gel des avoirs prévu à l’art. 1 al. 1 » à faire sans délai une déclaration à la Direction du droit interna- tional public du Département fédéral des affaires étrangères (art. 4 al. 1). La violation de l’obligation de blocage, commise intentionnellement ou par négli- gence, est passible d’une amende de dix fois au plus de la valeur des avoirs transférés (art. 5 al. 1), alors que la violation de l’obligation de déclaration, in- tentionnelle ou par négligence, est assortie d’une amende jusqu’à 20 000 francs (art.  5 al. 2).

Le but de ces ordonnances consiste à bloquer les avoirs dans l’attente d’une éventuelle saisie conservatoire émanant de la justice pénale, que ce soit dans le cadre de l’entraide ou d’une procédure locale, notamment pour blanchiment d’argent. Ce n’est que subsidiairement et en cas d’échec de ces mesures qu’une confiscation sur la base de la LRAI serait envisageable10.

2. Le gel des avoirs « Kadhafi » en vertu de la résolution 1970 (2011) du Conseil de sécurité

Le 26 février, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté à l’unanimité la résolution 1970 (2011)11, après que le Secrétaire général de l’ONU et la délégation de la Jamahiriya arabe libyenne, par la bouche de son Représentant permanent auprès des Nations Unies, eurent demandé au Conseil de sécurité d’adopter des sanctions vigoureuses à l’égard du régime Kadhafi. Par sa résolution 1970 (2011), le Conseil de sécurité saisit « le Procureur de la Cour pénale internationale de la situation qui règne en Jamahiriya arabe libyenne depuis le 15 février 2011 ». Par ailleurs, en vertu de cette résolution, le Conseil

9 Ordonnance du 21 février 2011 instituant des mesures à l’encontre de certaines personnes origi- naires de la Libye, RS 946.231.149.82, modifiée les 4 et 11 mars 2011.

10 Cf. Section III, infra.

11 S/RES/1970 (2011) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 6491e séance, le 26 février 2011.

(5)

de sécurité dispose que « tous les Etats Membres doivent geler immédiatement tous les fonds, autres avoirs financiers et ressources économiques se trouvant sur leur territoire qui sont en la possession ou sous le contrôle direct ou indirect des individus ou entités désignés dans l’annexe II à la présente résolution ou désignés par le Comité créé en application du paragraphe 24 ci-après, ou de tout individu ou entité agissant pour le compte ou sur les ordres de ceux-ci, ou de toute entité en leur possession ou sous leur contrôle, et décide en outre que tous les Etats Membres doivent veiller à empêcher que leurs nationaux ou aucune personne ou entité se trouvant sur leur territoire ne mettent à la disposition des individus ou entités désignés dans l’annexe II à la présente résolution ou aux individus désignés par le Comité aucuns fonds, avoirs financiers ou ressources économiques ». Ces mesures internationales s’inscrivent dans une longue pra- tique de « targeted sanctions » qui, sous l’angle des atteintes aux libertés indi- viduelles des personnes dont le nom est porté sur la liste, est très lourde12. En l’occurrence, cependant, la liste internationale des personnes dont les avoirs sont gelés est extrêmement restreinte, puisque l’annexe II ne mentionne que six personnes, soit Muammar Qadhafi, sa fille Aisha et ses fils Hannibal, Khamis, Mutassim et Saif al-Islam.

En Suisse, l’autorité d’exécution des sanctions internationales est le Secré- tariat d’Etat à l’économie (Seco), sur la base de la loi sur les embargos (LEmb)13, qui doit cependant être concrétisée par une ordonnance spécifique. La pénalité en cas de violation de ce dispositif est nettement plus lourde que pour les ordon- nances sur la base de l’art. 184 al. 3 Cst, puisque la violation intentionnelle d’une mesure de coercition ordonnée dans ce cadre constitue un délit (art.  9 al. 1 LEmb) et que l’infraction aggravée au sens de l’art. 9 al. 2 LEmb est un crime (art. 10 al. 2 CP)14.

12 S’agissant des sanctions internationales contre des personnes soupçonnées de terrorisme, la procédure de « de-listing » (radiation), extrêmement attentatoire aux droits individuels au début, a été légèrement améliorée. Sur les enjeux, voir notamment l’arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes, arrêt Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation contre Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes (arrêt de la Cour (grande chambre) du 3 septembre 2008. Affaires jointes C-402/05 P et C-415/05 P, Recueil de jurisprudence 2008 p. I-06351). En Suisse : ATF 133 II 450 (affaire Youssef Nada) ; affaire portée devant la Cour européenne des droits de l’homme (Nada contre Suisse, requête no 10593/08 ; au- dience de la Grande Chambre prévue le 23 mars 2011).

13 Loi fédérale du 22 mars 2002 sur l’application de sanctions internationales (Loi sur les embargos, LEmb), RS 946.231. La LEmb est actuellement en révision.

14 Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP), RS 311.0. Depuis l’entrée en vigueur de la révision de la partie générale du CP, le 1er janvier 2007, il faut lire les clauses punitives qui se réfèrent encore à l’ancien système des peines en conjonction avec l’art. 333 CP. Les délits passibles de l’emprisonnement pour plus de trois ans deviennent des crimes, par le jeu des art. 10 al. 2 et 333 al. 1 et al. 2 lit. b CP. Pour les amendes, c’est l’art. 333 al. 5 CP qui s’applique.

(6)

Le 4 mars 2011, le Conseil fédéral a annoncé qu’il chargeait l’administra- tion d’élaborer une ordonnance sur la base de la LEmb. Dans l’immédiat et se- lon une approche pragmatique, l’ordonnance déjà prise le 21 février 2011 contre des ressortissants libyens, y compris les six personnes tombant sous le coup du gel onusien, a été complétée par l’ajout d’un art. 1 al. 1bis déclarant qu’il est « interdit de fournir des avoirs aux personnes physiques, entreprises et entités visées par le gel des avoirs ou de mettre à leur disposition, directement ou indirectement, des avoirs ou des ressources économiques ». Le communiqué de presse du 4 mars 2011 indiqua, par ailleurs, que « les entreprises publiques libyennes ou les sociétés contrôlées directement ou indirectement par l’Etat li- byen, ne sont pas concernées par ces mesures, dans la mesure où elles n’ont pas été explicitement nommées par le Comité de sanction de l’ONU ». On peut néanmoins se demander si des fonds mis à la disposition de telles entreprises ne le sont pas, de manière indirecte, à Kadhafi.

3. Le devoir de communication et de blocage en vertu de la loi sur le blanchiment d’argent

Les mesures de gel décrites ci-dessus concernent les avoirs appartenant à ou contrôlés par les personnes énumérées indépendamment de la question de sa- voir s’ils sont d’origine criminelle, simplement délictueuse ou licite. L’obliga- tion de blocage s’impose à toute personne, sans égard au type d’activité qu’elle exerce. Le destinataire de l’annonce est la Direction du droit international pu- blic du DFAE en vertu de l’art. 4 des ordonnances récentes du Conseil fédéral ; selon le système de la LEmb, dont l’application dans le cas de la Libye suppose toutefois encore l’élaboration d’une ordonnance spécifique, la déclaration doit être adressée au Seco.

Les intermédiaires financiers, quant à eux, sont soumis non seulement à ces obligations, mais à toutes celles qui découlent de la loi sur le blanchiment d’ar- gent (LBA)15. En vertu de cette dernière, ils sont tenus d’identifier leur client et l’ayant droit économique des avoirs (art. 3–5 LBA), de clarifier l’origine des avoirs et l’arrière-plan économique de la transaction (art. 6 LBA), de communi- quer leurs éventuels soupçons fondés de blanchiment d’argent au Bureau de communication (MROS) en vertu de l’art. 9 LBAet de bloquer les avoirs y re- latifs (art. 10 LBA). Ce blocage doit être maintenu pendant cinq jours ouvrables et est remplacé, le cas échéant, par la saisie ordonnée par la justice pénale. Ici aussi, c’est donc la mise en œuvre de la justice pénale qui constitue la finalité du dispositif.

15 Loi fédérale du 10 octobre 1997 concernant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme dans le secteur financier (loi sur le blanchiment d’argent, LBA), RS 955.0.

(7)

La communication et le blocage concernent les avoirs qui sont soupçonnés provenir d’une source criminelle (art. 10 al. 2 CP) et donc susceptibles d’être blanchis (art. 305bis CP), ceux qui sont destinés au financement du terrorisme (art. 260quinquies CP) ou qui sont dans le pouvoir de disposition d’une organisa- tion criminelle (art. 260ter CP). Pour que le blocage et la communication au MROS s’impose à côté de la déclaration en vertu d’une ordonnance du Conseil fédéral, il faut donc que l’intermédiaire financier soupçonne que les avoirs pro- viennent de crimes tels que la corruption, le vol, l’abus de confiance, l’escro- querie, la gestion déloyale aggravée, l’extorsion, etc. ou qu’ils sont contrôlés par une orga nisation criminelle ou destinés au financement du terrorisme. Le soupçon d’une  infraction à une ordonnance du Conseil fédéral ne suffit pas, puisqu’il ne s’agit que d’une contravention, au contraire de l’infraction aggra- vée en vertu de l’art. 9 al. 2 LEmb, entrant en considération dans le cas de la Libye quand l’ordonnance spécifique aura été édictée. La FINMA estime, en revanche, que le fait qu’une annonce a dû être effectuée en vertu de l’une des ordonnances du Conseil fédéral oblige l’intermédiaire financier à effectuer des clarifications particulières de l’arrière-plan économique. Si cette analyse ne fait pas apparaître d’éléments fondant un soupçon de blanchiment d’argent, il n’y a pas de devoir de communication mais un droit de communication sur la base de l’art. 305ter al. 2 CP16.

La violation intentionnelle ou par négligence du devoir de communication existant au regard de l’art. 9 LBA constitue une contravention relevant du droit pénal administratif (art. 37 LBA). Plus important, si l’auteur admet par dol éventuel au moins que les valeurs patrimoniales sont d’origine criminelle ou qu’elles sont dans le pouvoir de disposition d’une organisation criminelle, la violation des devoirs en vertu de la LBA expose l’intermédiaire financier aux sanctions pénales pour blanchiment d’argent (art. 305bis CP) ou soutien à une organisation criminelle (art. 260ter CP)17. L’application de ces infractions pé- nales n’est, par ailleurs, pas réservée aux seuls intermédiaires financiers. N’im- porte qui, simple particulier ou commerçant, peut donc se rendre punissable, par exemple en acceptant ou en transférant des fonds détournés ou issus de cor- ruption, en admettant qu’ils proviennent d’un crime. Cependant, ces personnes ne sont pas soumises à la LBA, qui oblige les professionnels du secteur finan- cier à se montrer proactifs en prenant des mesures préventives pour découvrir

16 Cf. FINMA, Sorgfaltspflichten der Schweizer Banken im Umgang mit Vermögenswerten von « po- litisch exponierten Personen », rapport du 11 mars 2011 (en all.), p. 12.

17 La violation intentionnelle du devoir d’identifier l’ayant droit économique constitue, par ailleurs, un délit au regard de l’art. 305ter CP réprimant le défaut de vigilance en matière d’opérations financières.

Peu importe que les avoirs proviennent ou non d’une infraction. La LBA vise aussi à lutter contre le financement du terrorisme, mais l’art. 260quinquies CP ne s’applique pas en cas de dol éventuel et constitue, dès lors, un risque pénal moins important pour l’intermédiaire financier.

(8)

des avoirs illicites et augmente ainsi le risque qu’ils encourent sous l’angle pé- nal.

Par ailleurs, les intermédiaires financiers sont soumis à la surveillance de la FINMA qui vérifie la conformité de leur activité aux exigences légales et peut prendre des mesures et sanctions18. Or, la gestion des risques sous l’angle de la clientèle constitue un aspect important de la garantie d’une activité irrépro- chable à laquelle l’autorisation de leur activité est soumise19.

Se pose, dès lors, la question de savoir si les avoirs frappés aujourd’hui de blocage, dans la mesure du moins où ils sont suspects de provenance criminelle et qu’ils ont transité par les mains d’intermédiaires financiers, n’auraient pas dû être détectés et bloqués bien avant, par le biais du dispositif de lutte contre le blanchiment d’argent. En effet, si les avoirs bloqués se révèlent d’origine crimi- nelle aujourd’hui, ce défaut existait ab ovo et pas seulement à partir de la chute du régime corrompu ou du moment où le pouvoir du chef d’Etat a commencé à vaciller.

II. Agir contre un régime corrompu au pouvoir : le rôle clé des intermédiaires financiers

Tant qu’il est au pouvoir, le chef d’Etat bénéficie de l’immunité, ce qui interdit à la justice pénale suisse de le poursuivre ou de le juger. Par ailleurs, aussi long- temps que le régime corrompu se maintient au pouvoir, il ne faut guère s’at- tendre à une demande d’entraide concernant le chef d’Etat ou son entourage émanant de l’Etat lésé. Si, comme dans l’affaire Borodine, du nom de l’inten- dant du Kremlin proche d’Eltsine ayant touché et blanchi des pots-de-vin, cela se produit, le limogeage du procureur téméraire est l’issue la plus probable.

Cela ne signifie nullement que l’argent d’un dictateur au pouvoir ne peut pas faire l’objet de blanchiment d’argent. L’immunité du chef d’Etat ne couvre pas son banquier, ni les participants à l’infraction en amont ou ceux qui ont contri- bué au blanchiment d’argent20. Elle ne couvre pas, non plus, ses proches, ni les sociétés écran derrière lesquelles il s’abrite21.

Le maniement des avoirs d’un chef d’Etat et des membres de son entourage peut se révéler délicat pour l’intermédiaire financier. Certes, rien – mis à part

18 FINMA, rapport précité (note 16 ), p. 9.

19 A. Héritier Lachat, Intermédiaires financiers et corruption, in U. Cassani / A. Héritier Lachat (éd.), Lutte contre la corruption internationale : the never ending story, Schulthess, Zurich, 2011 (à paraître), p. 63 ss, p. 67 ss.

20 S. Gless, Internationales Strafrecht, Bâle, Helbing & Lichtenhahn, 2011, N 171.

21 Cf. les références jurisprudentielles et doctrinales in U. Cassani, La confiscation de l’argent des

« potentats » : à qui incombe la preuve ? SJ 2009 II p. 229 ss, p. 235.

(9)

des considérations commerciales de courte vue – n’oblige un intermédiaire fi- nancier à entretenir des relations d’affaires avec un client qui n’a pas toute sa confiance. Une banque est donc parfaitement libre de renoncer à nouer des re- lations d’affaires avec un chef d’Etat particulier et son entourage, même si elle n’a pas d’éléments concrets permettant de soupçonner la commission d’infrac- tions.

Une telle retenue serait peut-être sage, mais elle n’est pas exigible au regard de la loi. Il n’est pas interdit aux intermédiaires financiers d’entretenir des re- lations d’affaires avec des personnes politiquement exposées (politically ex- posed persons, PEP), pour autant, bien sûr, qu’il n’y ait pas de soupçon fondé que les avoirs sont de provenance criminelle et donc susceptibles d’être blan- chis (art. 305bis CP), qu’ils sont destinés au financement du terrorisme (art. 260quinquies CP) ou dans le pouvoir de disposition d’une organisation crimi- nelle (art. 260ter CP).

Les devoirs des intermédiaires financiers suisses au contact des PEP sont énoncés dans l’ordonnance de la FINMA sur le blanchiment d’argent (OBA- FINMA)22 qui, bien qu’entrée en vigueur le 1er janvier 2011, ne présente pas de différence notable sur ce point par rapport à l’ordonnance de la FINMA et de la Commission fédérale des banques (CFB) qui l’a précédée23. L’art. 2 al. 1 lit. a OBA-FINMA définit la notion de PEP de manière relativement large24, en in- cluant, d’une part (ch. 1), « les personnes suivantes qui occupent des fonctions publiques importantes à l’étranger : les chefs d’Etat ou de gouvernement, les politiciens de haut rang au niveau national, les hauts fonctionnaires de l’admi- nistration, de la justice, de l’armée et des partis au niveau national, les plus hauts organes des entreprises étatiques d’importance nationale » et, d’autre part (ch. 2), « les entreprises et les personnes qui, de manière reconnaissable, sont proches des personnes précitées pour des raisons familiales ou personnelles ou pour des raisons d’affaires ».

Les relations d’affaires avec des PEP doivent être considérées dans tous les cas comme comportant des risques accrus (art. 12 al. 3 OBA-FINMA). En vertu de l’art. 14 OBA-FINMA, il en résulte un devoir de procéder à des clari- fications complémentaires relatives à l’ayant droit économique, à l’origine des

22 Ordonnance de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers du 8 décembre 2010 sur la prévention du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme (Ordonnance de la FINMA sur le blanchiment d’argent, OBA-FINMA), RS 955.033.0.

23 L’ordonnance de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers du 18 décembre 2002 sur la prévention du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme dans le domaine des banques, des négociants en valeurs mobilières et des placements collectifs (OBA-FINMA 1) avait été élaborée par la CFB. Les premières dispositions en la matière étaient contenues dans la Circ-CFB 98/01

« Blanchiment de capitaux » du 26 mars 1998, ch. 15 et ont été affinées par la suite ; pour l’état actuel de la question cf. FINMA, rapport du 11 mars 2011 (précité, note 16).

24 Héritier Lachat (op. cit. note 19), p. 71 ss.

(10)

valeurs patrimoniales remises, à l’utilisation des valeurs patrimoniales préle- vées, à l’arrière-plan économique des versements entrants importants et à leur caractère « plausible », à l’origine de la fortune du cocontractant et de l’ayant droit économique, à leur activité professionnelle ou commerciale, etc. Par ailleurs, la décision de nouer des relations d’affaires avec des PEP relève de la responsabilité de la direction à son plus haut niveau qui doit, tous les ans, réexa- miner la question de la poursuite de ces relations (art. 18 al. 1 lit. a OBA- FINMA).

L’intermédiaire financier est donc tenu de faire preuve d’une prudence par- ticulière au moment de nouer des relations avec des PEP et d’une vigilance re- haussée dans l’exercice de la surveillance du risque accru que comportent ces relations aussi longtemps que celles-ci perdurent. Si les clarifications entre- prises font naître un soupçon de blanchiment d’argent, par exemple s’il apparaît que des avoirs déposés par un chef d’Etat ou un membre de son entourage sont en disproportion évidente avec les revenus et la fortune officiellement déclarés et qu’il est impossible d’obtenir des explications convaincantes indiquant une source licite de cette divergence, l’intermédiaire financier doit communiquer ses soupçons sur la base de l’art. 9 LBA et ne peut, bien entendu, pas se préva- loir de l’immunité de son client chef d’Etat pour échapper à son obligation.

Comme relevé ci-dessus, le blanchiment d’argent peut être commis même si l’infraction en amont est le fait d’une personne bénéficiant de l’immunité ; cela n’enlève rien à la typicité du crime préalable.

Par ailleurs, l’intermédiaire financier lui-même peut se rendre coupable de blanchiment d’argent s’il reste inactif au mépris des devoirs qui lui incombent en vertu de la LBA. Dans son arrêt du 3 novembre 2010, le Tribunal fédéral a admis le blanchiment d’argent par omission, à propos d’un intermédiaire finan- cier actif dans la succursale zurichoise d’une banque genevoise, qui avait violé les devoirs en relation avec une PEP – l’ayant droit du compte était l’enfant d’un juge brésilien de haut rang – en ne déclenchant pas le processus au sein de la banque qui aurait mené à la communication, alors qu’il était en présence d’éléments qui devaient le faire douter très sérieusement de la véracité des in- formations qui lui avaient été fournies par la titulaire du compte25.

En théorie, le dispositif de détection du blanchiment d’argent dans le secteur financier en vertu de la LBA est donc parfaitement opérationnel même lorsque le régime d’un chef d’Etat corrompu est encore en place. On peut, dès lors, lé- gitimement s’interroger sur les raisons pour lesquelles les intermédiaires finan- ciers n’ont pas procédé à des communications en vertu de la LBA bien avant que des ordonnances de blocage ne frappent les avoirs des régimes Ben Ali, Moubarak et Kadhafi, étant précisé que pour ce dernier, se pose également très

25 TF, arrêt du 3 novembre 2010 (6B_908/2009), destiné à la publication dans les ATF.

(11)

sérieusement la question d’avoirs destinés au financement du terrorisme. Il in- combe à l’intermédiaire financier de connaître les marchés sur lesquels il opère, et il est tenu de surveiller les relations d’affaires et transactions de manière effi- cace. Il existe, par ailleurs, des outils informatiques qui permettent de repérer les noms de PEP et d’autres clients à risque contenus dans des bases de données commerciales26.

Cela ne veut pas dire, pour autant, qu’un soupçon fondé de source crimi- nelle des avoirs ait existé dans chaque cas et pour toute personne dont le nom se trouve sur une des listes établies par le Conseil fédéral. Par ailleurs, il est pos- sible que le lien des avoirs avec une PEP n’ait pas été perceptible de prime abord ou même qu’il ne soit toujours pas détecté à l’heure actuelle. La PEP peut emprunter une fausse identité ou avoir recours à des hommes ou des femmes de paille ou des constructions compliquées de sociétés écran mises sur pied par des intermédiaires suisses ou étrangers, soumis ou non à la législation anti- blanchiment, dans lesquelles le bénéficiaire final peut ne pas être reconnais- sable. Il se peut aussi que les personnes proches du chef d’Etat, qui sont elles- mêmes considérées comme des PEP, aient des activités commerciales ou autres sources de revenus légitimes ou une fortune de provenance licite. Lorsque la corruption politique est endémique et qu’elle dure depuis des décennies, lorsqu’elle a permis aux représentants du régime d’étendre leur emprise sur des parties importantes de l’économie nationale par des prises d’intérêts divers, il peut être difficile de démêler l’écheveau sans considérer de vastes parties de l’économie nationale comme contaminées. Or, une mise au ban générale par le secteur bancaire mondial serait un fardeau écrasant qui pourrait se révéler contreproductif pour le développement économique du pays. Enfin, les fonds souverains d’un pays soumis au règne arbitraire d’un dictateur, tout comme les avoirs des sociétés nationales, posent des problèmes de délimitation particuliè- rement délicats, puisqu’ils appartiennent juridiquement – et en principe aussi économiquement – à une entité distincte du chef d’Etat et de ses proches, mais qu’il est néanmoins possible ou même probable que ceux-ci les contrôlent et en usent dans un but qui privilégie l’intérêt personnel. Tous ces éléments doivent être pris en considération dans l’appréciation des précautions et mesures de vérifications qui ont été entreprises par les intermédiaires financiers qui annon- cent maintenant des avoirs qu’ils détiennent depuis longtemps et des éventuels manquements qui pourraient leur être reprochés.

26 Le rapport précité de la FINMA (note 16, p. 8) précise que l’usage de « name-matching-tools » correspond à la pratique des banques. Le recours à des bases de données informatiques commerciales est jugé utile mais pas à lui seul suffisant par la Banque Mondiale dans son rapport intitulé

« Politically Exposed Persons, Preventive Measures for the Banking Sector », Washington, 2010, p. 45 s.

(12)

On se souviendra, à cet égard, que la CFB a publié en 2000 un rapport tirant les leçons de l’affaire des fonds du dictateur nigérian Général Sani Abacha et de son entourage27, montrant que certaines banques s’étaient comportées de ma- nière correcte, alors que d’autres n’avaient pas détecté des faits extrêmement troublants ou n’y avaient pas donné la suite qui s’imposait. A l’époque, la CFB s’est contentée d’ordonner une révision extraordinaire aux frais des banques pour lesquelles des manquements avaient été constatés et d’inaugurer sa pra- tique du « naming and shaming » en désignant nommément les établissements bancaires en cause, sans estimer qu’il y avait matière à dénonciation pénale28. Même si la LBA, entrée en vigueur le 1er avril 1998, s’appliquait déjà pendant les derniers mois précédant la mort du Général le 8 juin 1998, il est certain que les exigences se sont durcies depuis cette époque et que les devoirs vis-à-vis de PEP ont été précisés, notamment sur la base des enseignements tirés par la CFB de l’affaire des fonds Abacha dans son rapport29. L’affaire Montesinos aussi a fourni à la CFB l’occasion de vérifier les précautions prises et d’affiner les exigences30.

A l’évidence, l’exercice consistant à analyser les procédures mises en place et les vérifications effectuées lors de l’entrée en relation et pendant toute la durée de la relation d’affaires avec toute PEP proche des régimes « Ben Ali »,

« Moubarak » et « Kadhafi » est indispensable non seulement pour déterminer les éventuelles responsabilités s’il y a eu des manquements avérés, mais aussi pour permettre de tirer des leçons pour l’avenir, dans une optique préventive. La FINMA vient d’annoncer que ce processus est en cours31.

III. La loi sur la restitution des avoirs illicites

L’actualité suisse est aussi marquée par l’entrée en vigueur, le 1er février 2011, de la LRAI, adoptée avec une célérité inhabituelle le 1er octobre 2010 dans la foulée de l’échec de la procédure d’entraide dans l’affaire Duvalier. La LRAI vise à offrir une voie politique et administrative de confiscation pouvant s’ap- pliquer de manière subsidiaire, lorsque la voie classique de l’entraide interna- tionale en matière pénale se révèle inefficace du fait du caractère défaillant de l’Etat concerné. Le but est la restitution des avoirs confisqués, dont l’objectif

27 « Fonds ‹Abacha› auprès de banques suisses », Rapport de la Commission des banques, Berne 30 août 2000.

28 Rapport précité de la CFB (note 27), p. 11.

29 Rapport précité de la CFB (note 27), p. 13 ss ; cf. aussi le rapport de la FINMA du 11 mars 2011 (précité, note 16), p. 10.

30 Rapport précité de la FINMA (note 16), p. 10.

31 Cf. le rapport de la FINMA précité (note 16), p. 4 et p. 13.

(13)

est « d’améliorer les conditions de vie de la population du pays d’origine » et de

« renforcer l’Etat de droit dans le pays d’origine et lutter contre l’impunité des criminels » (art. 8 LRAI).

1. Une décision politique de blocage

La décision de bloquer des avoirs en vue de l’ouverture d’une procédure de confiscation est prise par le Conseil fédéral en vertu d’une norme potestative lui permettant d’agir lorsque « la sauvegarde des intérêts de la Suisse » l’exige (art. 2 1ère phrase et lit. d LRAI), en appréciant librement l’opportunité politique d’une telle mesure32. Il en va de même de la décision du Conseil fédéral consis- tant à « charger le Département fédéral des finances (DFF) d’ouvrir devant le Tribunal administratif fédéral une action en confiscation des valeurs patrimo- niales bloquées » (art. 5 al. 1 LRAI). Aucune possibilité d’agir ou voie de re- cours n’est prévue en faveur des victimes du régime ou d’organisations non gouvernementales militant pour le respect des droits humains ou démocratiques ou luttant contre la corruption.

2. La subsidiarité par rapport à l’entraide internationale en matière pénale et la défaillance de l’Etat d’origine

Le blocage doit porter sur des valeurs patrimoniales qui sont dans le pouvoir de disposition d’une PEP (art. 2 lit. b LRAI) et qui font déjà l’objet d’une mesure provisoire de saisie dans le cadre d’une procédure d’entraide judiciaire interna- tionale en matière pénale ouverte à la demande de l’Etat d’origine (art. 2 lit. a LRAI). La loi assimile les PEP du passé aux PEP actuelles (« des personnes qui occupent ou ont occupé des fonctions publiques importantes à l’étranger », art. 2 lit. b ch. 1 LRAI). Vu l’exigence d’une demande d’entraide émanant de l’Etat d’origine, ce seront vraisemblablement les représentants de régimes dé- chus qui seront concernés. Il faut, en outre, que l’Etat d’origine ne soit « pas en mesure de répondre aux exigences de la procédure d’entraide du fait de l’effon- drement de la totalité ou d’une partie substantielle de son appareil judiciaire ou du dysfonctionnement de celui-ci (situation de défaillance) » (art. 2 lit. c LRAI).

D’après le Message du Conseil fédéral, le caractère défaillant de l’Etat requé- rant peut être retenu « au cas par cas en fonction de la procédure en cause »33.

L’application de la LRAI suppose ainsi à la fois que l’Etat ait fait une de- mande d’entraide et qu’il se soit par la suite révélé incapable de mener la procé- dure à bien en raison de son caractère défaillant, deux exigences qui réduisent

32 Message précité (note 3), p. 3008 et 3017.

33 Message précité (note 3), p. 3016 s.

(14)

considérablement la portée de la nouvelle loi34. On peut, certes, imaginer que l’Etat soit doté de structures suffisantes pour adresser une requête d’entraide à la Suisse – ou pour déposer une requête rédigée avec l’assistance de la Suisse – et qu’il se révèle par la suite inapte à collaborer du fait de la déliquescence de l’appareil étatique et judiciaire. La « défaillance » peut être due aussi à la para- lysie résultant des luttes politiques qui suivent la chute du régime corrompu ou au fait que le nouvel équilibre entre les forces en présence rend la collaboration, et a fortiori une procédure judiciaire contre le dictateur déchu, impossibles ou politiquement inopportunes. Enfin, il se peut aussi que l’ancienne garde par- vienne encore à tirer les ficelles par son réseau d’influence et de corruption, voire même qu’elle soit revenue au pouvoir.

La LRAI est, en revanche, inapplicable lorsqu’il n’y a pas eu de demande d’entraide émanant de l’Etat d’origine. Elle l’est aussi s’il y a bien eu une pro- cédure d’entraide dans laquelle l’Etat requérant a collaboré de manière plus ou moins adéquate mais que les personnes physiques ou morales dont les avoirs ont été saisis ont réussi à échapper à la confiscation ou à la remise des avoirs à l’étranger, que ce soit en raison de la prescription ou parce qu’il n’a pas été possible d’établir les conditions de fond qui régissent ces mesures. C’est le cas, notamment, si l’opacité créée et entretenue par le régime déchu empêche l’éta- blissement d’une infraction en amont ou du fait que les avoirs sont contrôlés par une PEP. Dans ces hypothèses d’un échec dû à d’autres causes que la défaillance de l’Etat requérant, la confiscation ne peut se fonder sur la LRAI, de sorte que les principaux avantages de cette loi, dont la valeur reste essentiellement sym- bolique, tombent à faux.

3. La confiscation et le renversement du fardeau de la preuve quant à l’origine illicite des avoirs

Manifestement taillée sur mesure pour offrir un épilogue heureux à l’affaire Duvalier, la LRAI exige qu’il y ait une infraction en amont (art. 5 al. 2 lit. b LRAI) mais déclare que la prescription de l’action pénale ne peut être invoquée (art. 5 al. 3 LRAI).

La principale innovation en vertu de la LRAI est qu’elle permet un renverse- ment du fardeau de la preuve dans l’établissement de la provenance illicite des avoirs sujets à confiscation. L’art. 6 al. 1 LRAI permet, en effet, de présumer l’origine illicite des valeurs patrimoniales lorsque a) « le patrimoine de la per-

34 Bertossa estime qu’il y a « de fortes chances pour que la LRAI ne trouve jamais d’application concrète » (B. Bertossa, La restitution des valeurs issues de la corruption, in U. Cassani / A. Héritier Lachat (éd.), Lutte contre la corruption internationale : the never ending story, Schulthess, Zurich, 2011 (à paraître), p. 135 ss, p. 137).

(15)

sonne qui a le pouvoir de disposition sur les valeurs patrimoniales a fait l’objet d’un accroissement exorbitant en relation avec l’exercice de la fonction pu- blique de la personne politiquement exposée »35 et que b) « le degré de corrup- tion de l’Etat d’origine ou de la personne politiquement exposée en cause était notoirement élevé durant la période d’exercice de la fonction publique de celle- ci ». Lorsque ces conditions cumulatives sont réalisées, la présomption qui en résulte est détruite « si la licéité de l’acquisition des valeurs patrimoniales est démontrée avec une vraisemblance prépondérante » (art. 6 al. 2 LRAI).

Le renversement du fardeau de la preuve en matière de confiscation ne pose pas de problèmes de principe au regard de la jurisprudence de la Cour euro- péenne des droits de l’homme relative aux garanties d’un procès équitable et du respect de la présomption d’innocence découlant de l’art. 6 CEDH, pour autant que la preuve contraire ne soit pas trop difficile à apporter36. La preuve d’une provenance licite vraisemblable paraît satisfaire à ce critère.

4. L’application rétroactive

Toujours dans le même but consistant à permettre de sortir de l’impasse dans l’affaire Duvalier, la nouvelle loi est déclarée d’application rétroactive, puisqu’en vertu de l’art. 14 al. 1 LRAI « [l]es valeurs patrimoniales qui, lors de l’entrée en vigueur de la présente loi, sont bloquées par le Conseil fédéral sur la base de l’art. 184, al. 3, de la Constitution parce que la demande d’entraide pé- nale internationale n’a pas abouti restent bloquées jusqu’à décision entrée en force sur leur confiscation conformément à la présente loi ». Le 2 février 2011, le Conseil fédéral a annoncé avoir chargé le DFF d’ouvrir une action en confis- cation des avoirs Duvalier bloqués en Suisse.

L’application rétroactive d’une mesure de confiscation paraît difficilement compatible avec les principes qui découlent de la jurisprudence de la Cour eu- ropéenne des droits de l’homme à propos de l’art. 7 CEDH. Cette dernière a précisé, dès son arrêt rendu en 1995 dans l’affaire Welch contre Royaume-

35 Sur l’interprétation de la notion d’« accroissement exorbitant », plus restrictive que celle d’« augmentation substantielle du patrimoine » qui définit l’infraction d’enrichissement illicite au regard de l’art. 20 Convention des Nations Unies du 31 octobre 2003 contre la corruption (CNUCC ; RS 0.311.56), cf. le Message précité (note 3), p. 3020.

36 Notamment arrêt Phillips contre Royaume-Uni (no 41087/98), du 5 juillet 2001, § 40–47; arrêt Grayson et Barnham contre Royaume-Uni (no 19955/05 et 15085/06) du 23 septembre 2008, § 40;

arrêt Butler contre Royaume-Uni, note d’information no 43 sur la jurisprudence de la Cour, juin 2002, p. 34 ss, p. 35 (confiscation civile). Dans l’affaire Geerings contre Pays-Bas (no 30810/03), CEDH 2007-III, une violation de la présomption d’innocence a été retenue dans une constellation très particulière, puisque la confiscation s’est fondée sur la culpabilité du requérant pour une in- fraction dont il avait été acquitté (§ 50). Pour une analyse détaillée, cf. Cassani, op. cit. (note 21), p. 246 ss.

(16)

Uni37, que la confiscation doit être considérée comme une « peine » bénéficiant de la garantie découlant du principe de la légalité et donc de l’interdiction de la rétroactivité. En l’occurrence, il est vrai que le législateur a pris le soin d’amé- nager une voie judiciaire administrative pour le prononcé de la confiscation, de déclarer sans effet la prescription de l’infraction en amont et de se contenter de la probabilité pour ce qui est de la preuve de la provenance licite des avoirs.

Cela n’enlève rien au fait que la justification ultime de cette mesure est la com- mission d’une infraction et que la confiscation doit être qualifiée de « peine ».

Dès lors, les nouvelles dispositions ne sauraient s’appliquer rétroactivement dans l’affaire Duvalier, pas plus que pour des avoirs détournés par d’autres régimes qui ont pris fin avant l’entrée en vigueur de la LRAI, comme c’est le cas du régime Ben Ali. D’ailleurs, rien ne permet de supposer en l’état que la Tunisie se révélera « défaillante » dans la procédure d’entraide.

Pour les fonds appartenant à des chefs d’Etat destitués ou démissionnaires après le 1er février 2011, on peut, en revanche, estimer que la nouvelle loi s’ap- plique immédiatement pour tous les avoirs et que le renversement du fardeau de la preuve entre en application. Pour que cela soit le cas, il faut, cependant, que les autres conditions de la LRAI soient réunies, en particulier que la voie de l’entraide ait été empruntée et qu’elle se soit révélée inefficace en raison de la défaillance de l’Etat en cause. Dans le cas de la Libye, la réalisation de la pre- mière de ces conditions est largement tributaire de l’évolution de la situation politique et militaire. Rien ne permet, en l’état, de faire des supputations sur la seconde condition.

IV. Propositions

1. Le volet préventif de la lutte contre le blanchiment d’argent repose pour l’essentiel sur les épaules des intermédiaires financiers. En annonçant, le 11 mars 2011, qu’elle a engagé des clarifications auprès d’une douzaine de banques, la FINMA a lancé un processus qui permettra non seulement de repé- rer d’éventuels manquements passés, mais aussi d’en tirer les leçons pour amé- liorer, le cas échéant, le dispositif préventif en vigueur.

Il convient, par ailleurs, de réexaminer la question de l’extension du disposi- tif de prévention du blanchiment d’argent à certaines activités commerciales ne relevant pas de l’intermédiation financière. Les transactions immobilières, en particulier, paraissent être exposées aux risques d’abus. Or, des affaires récentes tendent à montrer que les investissements dans la pierre exercent un attrait cer-

37 Arrêt Welch contre Royaume-Uni, du 9 février 1995, série A no. 307-A ; également arrêt Phillips (précité, note 36) § 34 ; voir aussi l’ATF 126 IV 255, p. 262.

(17)

tain sur les PEP. Le GAFI recommande d’appliquer les devoirs de vigilance en relation avec la clientèle et les obligations en cas d’opérations suspectes aux activités non financières particulièrement susceptibles d’être utilisées pour blanchir de l’argent, dont les transactions immobilières38. En Suisse, un élargis- sement de certains devoirs en vertu de la LBA à d’autres activités, y compris l’achat et la vente d’immeubles, avait d’ailleurs été proposé en 2005 dans l’avant-projet de loi visant à transposer les exigences découlant des recomman- dations du GAFI révisées en 200339, puis abandonné en raison de l’opposition exprimée par les milieux concernés dans la procédure de consultation. Le GAFI a relevé cette lacune et formulé des recommandations spécifiques dans son Rapport de suivi de l’évaluation mutuelle de la Suisse de 200940. Il se justifie d’autant plus de remettre l’ouvrage sur le métier que la Convention contre la corruption des Nations Unies41, qui lie la Suisse depuis le 24 octobre 2009, mentionne la même exigence, consistant à prévoir un dispositif interne de contrôle « s’il y a lieu, des autres entités particulièrement exposées au blanchi- ment d’argent […], afin de décourager et de détecter toutes formes de blanchi- ment d’argent » (art. 14 al. 1 lit. a CNUCC)42.

2. Sous l’angle répressif et de la coopération internationale en matière pénale, on peut regretter que le législateur ait préféré introduire le renversement du fardeau de la preuve en matière de confiscation dans la LRAI, dont l’impor- tance pratique risque de rester marginale, plutôt que de l’introduire là où elle serait vraiment utile, soit dans les dispositions régissant la confiscation pénale en Suisse sur la base des art. 70 à 72 CP et la remise des avoirs à l’étranger par le canal de l’entraide internationale en matière pénale (art. 74a EIMP43).

38 Groupe d’action financière (GAFI), Quarante Recommandations (2003), recommandations nos 12 et 16.

39 Avant-projet d’une loi fédérale sur la mise en œuvre des recommandations révisées du Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux du 12 janvier 2005. Cf. U. Cassani, L’internatio- nalisation du droit pénal économique et la politique criminelle de la Suisse : la lutte contre le blan- chiment d’argent, Rapport à la Journée des Juristes Suisses 2008, RDS 127 (2008) II / 2 p. 227 ss, p. 364.

40 Rapport de suivi de l’évaluation mutuelle de la Suisse, Lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, 2009, § 103–105.

41 Cf. note 35, supra.

42 Le Guide législatif pour l’application de la Convention des Nations Unies contre la corruption (Nations Unies, Office contre la drogue et le crime, 2007) mentionne le secteur immobilier parmi les activités à risque (N 142) : « Ainsi, ce régime devrait s’appliquer non seulement aux institutions bancaires, mais encore à toutes les activités commerciales dans lesquelles un chiffre d’affaires élevé et des volumes importants rendent probable le blanchiment d’argent. L’expérience montre que des activités de blanchiment d’argent ont eu lieu dans le secteur de l’immobilier et dans le commerce de produits de base tels que l’or, les pierres précieuses et le tabac. »

43 Loi fédérale du 20 mars 1981 sur l’entraide internationale en matière pénale (loi sur l’entraide pé- nale internationale, EIMP), RS 351.1. A noter que la restitution au pays d’origine est prévue aussi à

(18)

Ce  ont, de toute évidence, ces voies principales dont il faut améliorer l’effica- cité plutôt que d’aménager une voie administrative subsidiaire.

L’art. 72 CP, concernant la confiscation des avoirs dans le pouvoir de dispo- sition d’une organisation criminelle, prévoit déjà un tel renversement de la charge de la preuve, qui s’applique aux avoirs appartenant à des personnes qui ont participé à ou soutenu une telle organisation au sens de l’art. 260ter CP. Le pouvoir de disposition de l’organisation criminelle est présumé et la confisca- tion élargie est prononcée, à moins que la personne ne démontre l’existence d’une source licite. Dans l’affaire Abacha, le Tribunal fédéral a appliqué ces mêmes principes en matière d’entraide, en interprétant l’art. 74a EIMP, gouver- nant la remise à l’étranger d’avoirs qui sont le résultat d’une infraction, à la lu- mière de l’art. 72 CP44. Qualifiant le clan Abacha d’organisation criminelle, le Tribunal fédéral a confirmé que la remise au Nigéria pouvait être ordonnée, sauf si les détenteurs des avoirs parvenaient à en démontrer la source licite.

Dans l’affaire Duvalier, une tentative de dernière minute de recourir au renver- sement de la charge de la preuve a échoué, car l’organisation criminelle du clan Duvalier était dissoute depuis la chute du régime et l’action pénale était pres- crite45.

Ainsi, l’application des principes découlant de l’art. 72 CP en matière d’en- traide s’est révélée efficace dans l’affaire Abacha et aurait aussi pu aboutir à une solution satisfaisante dans l’affaire Duvalier, si toutefois on y avait pensé en temps utile. Il faut avouer néanmoins que la qualification d’un régime poli- tique, même corrompu, d’« organisation criminelle » est loin d’aller de soi46. Il est, en effet, délicat de soutenir que les représentants d’un régime notoirement kleptocrate forment une « organisation qui tient sa structure et son effectif se- crets », comme l’exige l’art. 260ter CP. Au lieu du recours à cette solution quelque peu bancale, il serait donc plus satisfaisant de compléter les art. 72 CP et 74a EIMP par une clause permettant le renversement du fardeau de la preuve, visant les avoirs de PEP actuelles et passées appartenant à des régimes dont les représentants ont, de manière systématique, commis des crimes contre le patri- moine ou les devoirs de fonction47. Proposé bien avant l’élaboration de la LRAI

l’art. 57 CNUCC ; le renversement du fardeau de la preuve en matière de confiscation est prévu à titre facultatif (art. 31 § 8 CNUCC).

44 ATF 131 II 169, p. 183 s.

45 ATF 136 IV 4.

46 Cf., sur la définition de la notion dans ce contexte, E. Monfrini / Y. Klein, L’Etat requérant lésé par l’organisation criminelle : L’exemple des cas Abacha et Duvalier, in S. Giroud / A. Borghi (éd.), Etat de droit et confiscation internationale, Genève etc., Editions interuniversitaires suisses – Edis, 2010, p. 11 ss, p. 113 ss.

47 Critères proposés par U. Cassani (op. cit. note 21, p. 253), sur la base d’une proposition initiale émanant de M. Pieth (Die Herausgabe illegal erworbener Vermögenswerte an sog. « Failing Sta- tes », in M. A. Niggli et al., Festschrift F. Riklin, Zurich, 2007, 497 ss, p. 504). Cf. également

(19)

ment dans son arrêt Duvalier pour inviter le législateur à « apporter les correc- tions et allègements nécessaires pour tenir compte des particularités de ces pro- cédures »49, un tel amendement fournirait des instruments applicables en amont d’un échec de la procédure d’entraide.

3. Dans le cadre des récentes mesures de blocage et suite à l’entrée en vigueur de la LRAI, on assiste à une multiplication des autorités chargées d’intervenir.

La lisibilité de l’ensemble n’en est pas améliorée, et la coordination devient un impératif cardinal, si l’on veut éviter que l’indispensable complémentarité se transforme en concurrence, voire en cacophonie. Il est essentiel, par ailleurs, de ne pas perdre de vue que la finalité ultime des blocages ordonnés, de même que du devoir de communication des intermédiaires financiers, est la mise en œuvre de la justice pénale, dans le respect des garanties fondamentales qui s’y atta- chent.

M. Pieth / M. Dannacher, Confiscation pénale ou administrative ?, in S. Giroud / A. Borghi (éd.), Etat de droit et confiscation internationale, Genève etc., Editions interuniversitaires suisses – Edis, 2010, p. 167 ss, p. 189 s., présentant deux propositions divergentes (« Pieth » et « Dannacher »).

48 Cf. l’article précité de M. Pieth (note 47) qui date de 2007 et propose l’ajout d’un art. 72bis CP. Cf.

également l’Initiative parlementaire 07.445 du 22 juin 2007, déposée par le Groupe socialiste au Conseil national. L’ajout d’une clause semblable dans l’EIMP est proposé ici pour la première fois ; il pourrait prendre la forme d’un nouvel art. 74b EIMP, intégrant à la fois l’application de l’art. 72 CP, telle que développée par le TF dans l’affaire Abacha, et l’art. 72bis CP proposé.

49 ATF 136 IV 4, p. 15.

Références

Documents relatifs

Trois angles d’approche y sont abordés : les obstacles et les conditions favorables à la réflexivité ; les dispositifs de formation à l’écriture académique et réflexive

Si « la poésie est la voix du je, voix intérieure, sans interlocuteur, l'autre, qui la reçoit, l'entend comme sa propre voix, sa propre parole » (PV, 61) : c'est le

La distinction entre ces deux types d'obligations est large- ment admise en droit français, même si elle est parfois criti- quée (13). Elle n'est pas aisée en

Vu son lan- gage et les expressions évoluées qu’il utilise, je ne m’at- tendais pas à ce qu’il fasse appel à cette catégorie de mots pour trouver un exemple de mot qui commence

L'engagement d'une quote-part de certificat global s'opère comme la mise en gage de quotes-parts de titres en dépôt collectif: un contrat de gage, un acte de disposi- tion et le

Et aussi, qu’il faut se et leur donner du temps, en classe, pour établir patiemment cette relation de confiance avec les élèves. Pour moi, c’est l’essence, le cœur

En so mme, le Document final du Sommet mondial ne fait rien de plus, pour ce qui est de la «responsabilité de protéger », qu'assembler une série d'acquis juridiques

Or, sur plu- sieurs thèmes (mais pas sur tous), le premier axe de l’ACM se construit sur ces différences de stratégies de réponses, qui ne nous disent rien du sujet à l’étude