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"Je ne suis pas sûre de pouvoir signer"
VANINI DE CARLO, Katja, CAPITANESCU BENETTI, Andreea
VANINI DE CARLO, Katja, CAPITANESCU BENETTI, Andreea. "Je ne suis pas sûre de pouvoir signer". Educateur , 2017, no. 10, p. 29
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:100621
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Educateur 10 | 2017 | 29
écoute-moi /
Racontez-moi la dernière fois qu’un élève vous a dit quelque chose qui vous a frappée? Et com- ment avez-vous réagi?
Il y a un événement qui m’a beaucoup frappée en tout début d’année, lorsqu’avec ma duettiste et les élèves nous discutions des règles de vie de la classe. En fait, la discussion avait déjà commencé l’année passée avec ces mêmes élèves. Nous tenions à renouveler et sur- tout à revoir les règles collectivement pour cette année.
Nous souhaitions montrer que l’on peut s’approprier et utiliser les règles, les reformuler pour qu’elles soient utiles et efficaces.
Nous nous sommes donc rassemblés un matin, toute la classe et les deux enseignantes, exceptionnellement présentes ensemble pour l’occasion. Nous avons relu les règles renégociées et partiellement réécrites la veille, puis nous avons demandé aux élèves de réfléchir avant de signer le règlement. «C’est un peu comme pour les adultes, lorsqu’on signe un contrat pour un apparte- ment, pour une voiture, etc. Signer veut dire s’engager à respecter les termes du contrat, et accepter les sanctions en cas de non respect.»
Nous voici arrivés au moment attendu: le règlement écrit et approuvé passe parmi les élèves, qui signent les uns après les autres. Jusqu’à ce que le document arrive chez un élève qui s’arrête, hésite... et ne le signe pas. Il dit: «Je ne suis pas sûr de pouvoir signer!» L’élève est très sérieux. Nous nous regardons et par échange de regards, décidons de le prendre au mot et au sérieux. Nous l’in- terrogeons sur les raisons de son hésitation. Il faut dire que toute l’année précédente, nous avions travaillé avec cette classe sur le concept de consensus, avec l’accom- pagnement d’un philosophe intervenant bénévolement.
Ces élèves avaient donc vécu et compris le processus nécessaire pour atteindre un réel consensus du groupe (et non pas la majorité) dans la négociation et les com- promis nécessaires à la prise de décision.
L’élève nous répond donc qu’il ne peut pas signer, car il estime la sanction prévue en cas de non respect d’une règle bien trop sévère! Un vrai régal, cette réponse.
Nous avons considéré ce moment comme une for- midable occasion d’apprentissages, pour nous et pour eux. L’élève a été pris au sérieux, nous en avons discuté avec tout le groupe, et nous avons pris le temps de me- ner cette réflexion jusqu’au bout. La sanction n’a pas été négociée, mais réexpliquée, de même l’importance de la règle. L’élève a ainsi décidé seul qu’il pouvait dès lors signer le contrat. Je crois qu’il s’est senti écouté, que son point de vue a été pris au sérieux, sa légitime perplexité
entendue. Et à mon avis, il avait tout compris de l’épais- seur et du sens de notre démarche.
Qu’est-ce qu’il faut comprendre du métier?
Pour moi, cela veut surtout dire que nous ne pouvons pas faire les choses à moitié. En tant qu’enseignant, on peut reconnaitre ses propres faiblesses ou imperfec- tions, mais on se doit d’être entier. Comme cet événe- ment le montre, si l’on donne l’occasion à l’élève de s’ex- primer, alors il faut aller jusqu’au bout du processus: il faut l’écouter et tenter de comprendre son expérience de la situation et son jugement – ici à propos de ce règle- ment à signer.
Cela veut dire aussi que si on veut que les élèves ap- prennent à ne pas suivre le groupe comme des moutons, à ne pas se soumettre au conformisme, à la majorité, il faut assumer ce choix pédagogique fort! Et évidemment, en cohérence avec cela, il y a aussi des situations où, en tant que professionnels et adultes, nous choisissons sciemment de ne pas donner aux élèves la parole ou la voix au chapitre. Cela ne veut pas dire ne pas les écouter, mais assumer certaines responsabilités qui reviennent à l’adulte.
De toute façon, les enfants ne te laissent pas «faire sem- blant». Ils t’obligent à aller jusqu’au bout d’un engage- ment. Et il y a beaucoup à apprendre de ce processus.
Qu’est-ce que vous diriez à un collègue débutant?
Que cela prend du temps. Dans tous les sens du terme. Il faut se donner du temps pour être suffisamment à l’aise afin que les élèves s’expriment en confiance, et cela fait partie du temps nécessaire pour entrer dans le métier.
Et aussi, qu’il faut se et leur donner du temps, en classe, pour établir patiemment cette relation de confiance avec les élèves. Pour moi, c’est l’essence, le cœur du métier.
Avez-vous un film ou une lecture à conseiller?
Certainement un de mes coups de cœur: une série d’en- tretiens que le philosophe Jacques Duez a mené avec des écoliers, série intitulée «Le temps des enfants». De là est tirée la séquence intitulée «L’enfant, mon ancêtre», où l’on écoute le petit Frédéric, qui a 7 ans en 1987, ra- conter la vie, l’école, le monde (pour la petite histoire, Jacques Duez et Frédéric se rencontreront vingt ans plus tard, et le Frédéric jeune adulte va redécouvrir ses mots, ses espoirs et ses rêves). Touchant, notamment quand le petit parle de l’école, et de comment l’enseignant lui in- terdit de s’exprimer et ne s’intéresse pas à ce qu’il pense.
Un délice, à voir et revoir. •
www.reseau-idee.be/outils-pedagogiques/fiche.php?media_id=4707
Propos de Katja Vanini De Carlo, recueillis par Andreea Capitanescu Benetti
«Je ne suis pas sûr
de pouvoir signer!»
© Gianni GhiringhelliCette rubrique a comme but d’interviewer des enseignants, des formateurs, des cher- cheurs, des enfants et des parents pour mieux comprendre comment la parole de l’enfant est considérée et prise ou non en compte dans les pratiques scolaires, dans l’organisation du travail enseignant, et pour mieux comprendre les buts visés. Si cela vous intéresse de témoigner et de contribuer à cette nouvelle rubrique, n’hésitez pas à me contacter: Andreea.Capitanescu@unige.ch