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Géographie Économie Société : Article pp.469-492 du Vol.10 n°4 (2008)

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Géographie, économie, Société 10 (2008) 469-492

géographie économie société géographie économie société

Quand l’entreprise recompose l’espace acentral Acentral space: when firms turn space organization

Jacques Fache

IGARUN, Ch. De la Censive du Tertre, BP 81227, 44 312 Nantes CEDEX 3

Résumé

Les décisions et stratégies des entreprises jouent un rôle capital dans la structuration de l’espace régional. Les centralités telles qu’elles sont définies dans les modèles classiques contournent cette dimension et sont fragilisés. Les exemples d’entreprises variées montrent un rapport entreprise/

espace qui s’est profondément modifié, et avec lui la notion de centralité. Désormais, le terme d’a- centralité semble plus approprié pour rendre compte d’une production sociale et politique et non plus d’équilibres économiques de plus en plus artificiels.

© 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Summary

Decisions and strategy of firms are very important explaining factors of regional space organiza- tion. Centralities defined by classic models avoid this dimension and are more and more fragile.

Various examples of firms let us observe a changing link between firm and space, and so a change about the centrality notion. From now on, the word a-centrality seems a better one to describe a social and politic production which is no more depending on artificial economic equilibrium.

© 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Mots clés : entreprise, centralité, acentralité, hiérarchie urbaine, organisation régionale Keywords: firm, centrality, acentrality, urban hierarchy, regional organization

L’hypothèse de travail d’une recomposition de l’espace par les entreprises est appa- remment très classique, et largement abordée dans de nombreux textes. Elle est d’autant plus évidente que quotidiennement, le géographe et plus généralement le citoyen obser-

*Adresse email : jacques.fache@univ-nantes.fr

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vent que les implantations d’activités génèrent des polarités fortes, des flux, et donc des organisations à fort impact sur les villes et régions. Pour les économistes, la ques- tion est banale, comme le montrent de multiples travaux sur les milieux innovateurs (Camagni et Maillat, 2006), les districts industriels et leurs dérivés (Benko et Lipietz, 1992 ; 2000), ou encore des études sur le fonctionnement des entreprises et l’évolution de leurs organisations territoriales (par exemple Mariotti, 2005, ou Bouba-Olga, 2006).

Les géographes sont aussi présents, avec des approches parfois très novatrices (Daviet, 2005) et critiques (Carroué, 2002 et 2005)1.

Cependant, si la relation entreprise/aménagement et processus locaux est facilement faite, celle qui se ferait entre l’entreprise – et en particulier la grande entreprise – et l’en- semble de l’organisation urbaine et régionale reste le plus souvent à établir. En effet, cette relation a souvent été faite non pas par le biais de l’entreprise, mais par celui du système économique de manière plus générale. Elle est donc abordée soit avec des principes de fonctionnement généraux de la théorie libérale, à commencer par celui du marché, soit avec des indicateurs statistiques, depuis les théoriciens classiques, Christaller et Lösch, jusqu’aux modélisateurs actuels (Fujita, Krugman et Venables, 2001).

Pour être plus précis, les logiques d’entreprises sont introduites indirectement, en lui attribuant une dimension idéale. L’entreprise est ainsi une composante d’un système économique théorique auquel elle contribue et s’intègre parfaitement en en adoptant les principes. Ces types d’études abordent donc le plus souvent l’économie de manière globalisante, ne traitant pas de l’entreprise réelle, mais d’une entité abstraite, privée de personnalité, dans tous les sens du terme. Cette manière de prendre en compte le système économique dans la relation à la ville fait donc l’impasse sur les stratégies de l’entreprise, sur leur raisonnement.

Or le travail sur l’entreprise réelle introduit un changement de nature de la relation, puisque désormais, c’est un acteur économique qui est pris en compte, donc un comporte- ment. Cela introduit une nouvelle dimension au problème de l’organisation de l’espace et de la centralité. En effet, de donnée pour l’entreprise, cette centralité devient coproduite et dans certains cas conséquente. Ce changement constitué par le passage du système écono- mique général et de l’entreprise idéale à l’une de ses composantes essentielle, l’entreprise réelle, représente donc un élément majeur, d’un point de vue théorique, mais aussi du point de vue de l’aménagement, donc du politique.

Notre objectif sera donc de proposer une autre lecture de la centralité en prenant la logique de l’entreprise actrice comme clé interprétative, et en démontrant un fonction- nement inversé du rapport entreprise/organisation urbaine et régionale qui ouvrira des pistes de réflexion plus générales. Dans une démarche classique d’aller-retour entre théorie et réalité, nous effectuerons tout d’abord un rapide survol théorique permettant de dresser un état des lieux. Puis nous aborderons la question de l’entreprise à travers quelques cas, en approfondissant les dynamiques toulousaines, riche d’enseignements quant au rôle de l’entreprise. Nous repartirons enfin vers la théorie, et proposer une relecture de l’organisation de l’espace.

1 Les anglo-saxons sont extrêmement présents, à travers des revues comme Economic Geography ou encore Regional Studies, qui comptent à chaque numéro ou presque une étude de l’espace des entreprises, ou de l’es- pace économique abordé par le biais de cas concrets d’entreprises.

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1. L’économie fait la centralité… sans l’entreprise !

La centralité au sens classique du terme est fortement influencée par la logique chris- tallérienne selon laquelle la fonction d’échange définit des places centrales dont l’impor- tance quantitative et qualitative va croissant avec la rareté du service rendu et sa portée.

Le système s’organise comme un jeu de poupées russes qui fait que la grande métropole commande une « région complémentaire » étendue à l’intérieur de laquelle des villes plus petites vivent d’un rayonnement plus local, elles-mêmes commandant des petites villes dont le rayonnement est encore plus restreint, et ainsi de suite. Si ce discours théorique de base est bien admis, il évite soigneusement l’entreprise réelle, c’est-à-dire l’entreprise actrice, alors que des écrits actuels, mais aussi plus anciens, ouvrent des brèches.

1.1. Une centralité bien admise dans ses fondements

Le discours sur la centralité, quelles que soient les époques, place de manière géné- rale l’économie au cœur de la définition des lieux centraux ou autres appellations des lieux polarisant plus ou moins l’espace. Quelques piliers ont traversé les époques et constituent un fil directeur de la théorie : le marché organisateur, la distance, la portée des services et produits.

À l’origine, la centralité est définie par des activités centrales – Christaller (1933/66) parle de « services centraux » et de « biens centraux » – dont le « degré de concentration et de centralité » définit l’importance du lieu central. L’économie est encore à la clé de la hiérarchisation des villes. Christaller définit ainsi une hiérarchie des lieux centraux par- tant des « métropoles » et allant jusqu’aux « lieux centraux auxiliaires », hiérarchie que Lösch affinera dans son modèle, mais dont il conservera le principe de fonctionnement selon les activités (Lösch, 1945/54). La relation à la région est elle aussi économique. Les théories classiques de la centralité reposent sur un pilier : la portée des produits, qu’ils soient industriels ou que ce soient des prestations de services ou du commerce. L’espace est donc assimilé à une variable frictionnelle – héritage lourd et réducteur des analyses économiques – dont le franchissement, plus ou moins difficile, va être déterminant pour le rayonnement d’une ville. Là encore, Lösch débouche sur un modèle plus complexe et théorique mais qui ne change pas ce principe de base.

Les études qui approfondiront ces théories, voire en remettront en cause certains aspects, conserveront les mêmes piliers. Isard approfondit ainsi les questions de défor- mation et d’irrégularité des formes de Christaller et Lösch (Isard, 1956) et met en avant le caractère simplificateur de certains principes, avançant des pistes de réflexion nou- velles comme le rôle des « clusters » d’emplois qualitativement différenciés ou encore du politique (Isard, 1975). Claval initie une critique intéressante en mettant en valeur le paradoxe du caractère indéfini de multiples portées de produits parallèle à la plus forte hiérarchisation des lieux centraux, mais répond à la question en se rabattant sur une relation économie-centralité classique fondée sur les marchés de services (Claval, 1962)2. En 1966, sa synthèse sur les lieux centraux montre les limites des constructions

2 Claval, 1962, pp. 184-187

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classiques de centralité, en introduisant la loi de Zipf3, les variations de portées selon la densité ou encore les espaces anisotropes4 de Brian Berry, mais développe aussi leurs apports à un niveau intra-urbain.

Mais sur le fond, les piliers de la théorie demeurent, notamment quant à l’ancrage régional des hiérarchies urbaines. De multiples travaux développent des applications concrètes, ou approfondissent par exemple la question des aires de marché (Eaton et Lipsey, 1982). Dans sa synthèse récente, Parr (2002) affirme la pertinence des modèles classiques de centralité sur lesquels il est possible de surimposer un certain nombre de principes nouveaux rendant compte des nouvelles formes d’organisation économiques et urbaines. De ce fait, dans un tel schéma, la région fait la ville et le réseau urbain. Il est donc l’émanation des densités de population, des réseaux et des points d’échange du territoire étudié, donc des marchés générés et organisés. Le point d’orgue de cette logique est le modèle de Fujita, Krugman et Venables (2001) qui dynamise la structure chritallé- rienne, et entérine la relation entre les variations de paramètres locaux et régionaux et la localisation des centralités dans l’espace5.

1.2. L’entreprise, cette grande absente

La cause semble donc entendue. Ces raisonnements reposant sur l’entreprise théorique font l’impasse sur le rôle de l’entreprise actrice et de ce fait le sens de la relation écono- mie-espace dans la formation de l’armature urbaine et son organisation s’en trouve à la fois simplifiée et très différente. Certes, les travaux sur les entreprises en tant qu’actrices existent (Fache, 2005 ; Gobin, 2007 ; Zuliani, 2005a et b…). Mais de fait, c’est lien entre cette dimension et la théorie qui manque. Dans tous les cas de figure, l’entreprise actrice est marginalisée dans la meilleure hypothèse, et absente dans la majorité des développe- ments. Deux éléments sont à l’origine de cette non prise en compte.

1.2.1 Le besoin de synthèse de la théorie

Le premier réside dans le traitement général et générique de l’entreprise. Elle n’est pas sérieusement prise comme un acteur, mais plutôt comme un corps qui réagirait à des sti- muli extérieurs. Ce résultat est logique dans un discours globalisant. Christaller ne parle donc pas d’entreprises spécifiques et de leurs actions, mais de fonctions centrales, de biens et services centraux. L’entreprise est noyée dans un tout qui s’adapte à des facteurs favorables. Lösch parle d’entreprise, mais il en fait une entité purement abstraite et a ten- dance à se replacer dans une logique plus réaliste, se limitant à ne traiter que les éléments techniques et financiers de cette dernière, et retombe toujours sur des comportements

3 Loi de Zipf, ou loi rang-taille. Relation mathématique existant entre la position de la ville dans la hiérarchie urbaine et sa taille. Théorie étudiée de manière complète par Denise Pumain dans sa thèse d’Etat (1980)

4 Les espaces anisotropes sont des espaces hétérogènes, dont les variations ne sont pas équivalentes dans l’espace, et s’opposent aux espaces isotropes.

5 Ce modèle a l’immense mérite de dynamiser des structures relativement statique, notamment en vertu de l’idée d’équilibre du système, et introduit la notion classique en analyse de système d’équilibre dynamique.

Mais la fragilité vient à la fois du principe de fluidité de l’espace nécessaire à le faire fonctionner, ainsi que de l’ancrage territorial. Les données impliquent certes parfois des relations indirectes avec le monde extérieur, comme pour Christaller, mais ce n’est pas formalisé, et évite donc la question du lien entre les choix d’une part, et les dynamiques d’organisation d’autre part.

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réactifs face à des marchés. L’introduction d’éléments plus réalistes, comme le marché du travail, soulève ainsi des difficultés persistantes.

Les autres auteurs se sont focalisés sur les formes et hiérarchies, sans revenir à la question de l’entreprise en tant que telle. Isard, Camagni ou Parr, mais aussi de nom- breuses études ponctuelles sont captées – et captivées – par cette géométrie löscho-chris- tallérienne dont pourtant certains auteurs nient la validité mathématique (Michalakis et Nicolas, 1986 ; Nicolas, 2003). Bell et al. (1974) mènent une étude comparée des systè- mes de Lösch et Christaller à travers l’agglomération des services dans le Minnesota et l’Iowa ; Parr (1995) développe la problématique de la limite entre deux aires de marchés et son évolution en réinvestissant le modèle de Palander ; Dennis et al. (2002) analy- sent l’attractivité des centres commerciaux dans le Royaume-Uni à partir du modèle de Christaller. Miron (2002) transpose le modèle de concurrence de Lösch aux localisations des établissements de location de vidéos à Toronto6. La liste d’études reprenant les théo- ries en les adaptant parfois à peine est longue.

C’est donc un discours très général, passant par des considérations sur le rôle des marchés, de leur extension géographique, des profits réalisables ou encore des coûts de transports, et de tout autre élément quantifiable, qui est mené. Ce propos passe sans dif- ficultés : le discours économique et parfois économétrique réalise une synthèse apparem- ment nécessaire d’une information éparse.

1.2.2. La complexité du comportement

Le second élément réside dans la volonté modélisatrice des chercheurs s’accommo- dant mal de décisions qui, les approches behavioristes l’ont bien montré, ne sont jamais le fait d’acteurs parfaitement informés, rationnels, et réfléchissant selon l’état du marché.

Introduire l’entreprise actrice revient à introduire les comportements et les stratégies. Nous passons donc d’un espace, simple support, au territoire, entité dynamique et active. Cette évolution représente une gageure. En effet, c’est rendre le modèle extrêmement complexe et peut-être inaccessible. D’un autre côté, cette absence de l’entreprise actrice permet de réa- liser une simplification fondamentale, mais qui biaise le résultat final quant au fonctionne- ment même des centralités, donc quant à leur mise en place et à leur rôle dans les régions.

Dans tous les cas, l’entreprise idéale et théorique s’adapte implicitement au réseau urbain, selon une logique qu’annonçait déjà Weber lorsqu’il introduisait la variable marché du travail dans sa réflexion, ainsi que l’agglomération pour réaliser des éco- nomies externes. Christaller règle même la question des éléments à logique parti- culière – les villes minières, les ports, les villes-pont, etc. – en les écartant d’office, limitant de ce fait fortement la portée de sa réflexion. Lösch entrouvre pourtant la porte en se penchant sur le stade initial de l’organisation des réseaux urbains, mais sans beaucoup s’y attarder. Il reconnaît qu’au départ, une part d’aléa fort existe quant au développement de polarités différenciées. Mais lorsque tout est en place, la situa- tion se stabilise durablement, voire se rigidifie.

6 Les transpositions réalisées sont parfois contestables, montrant toute la difficulté de l’exercice. Dennis part ainsi d’un schéma de modèle Christallérien erroné, tandis que Miron reprend certains principes de Lösch applicables aux industries mais à l’évidence hors de propos pour les activités et le niveau d’échelle retenus.

Mais elles montrent le caractère toujours stimulant de ces modèles et leur prégnance dans la pensée spatio-éco- nomique, y compris actuellement.

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C’est une vision assez statique des choses, là encore marquée par l’économie et la recher- che permanente d’équilibres. Cette quête de l’équilibre a d’ailleurs un côté assez surprenant par son omniprésence. Les localisations relèveraient naturellement d’équilibres économi- ques en rapport avec le fonctionnement d’une économie de marché. Cette proposition reste largement à démontrer, tant dans l’idée même d’équilibre que dans son expression scalaire.

1.3. L’entreprise : une nouvelle approche pour de nouveaux fondements

L’entreprise telle qu’incluse dans les théories de la centralité n’existe donc pas ou très peu en tant qu’entité active dans ces modèles et dans cette réflexion. Pourtant, de nom- breux travaux peuvent être considérés comme précurseurs, et ceci dès les années 50.

Les économistes ont énoncé des théories du développement régional tout à fait à même de remettre en cause la centralité classique. Perroux, en énonçant sa théorie des pôles de croissance, replace l’entreprise au premier rang des paramètres structurants de la cen- tralité (Perroux, 1964)7. Certes, son propos concerne avant tout le développement, et il n’effectuera de ce fait pas de corrélations entre l’entreprise et les hiérarchies urbaines.

Mais le lien est là, évident. Le développement des notions d’ « industries motrices » et de « complexe d’industries », ainsi que de développement déséquilibré, s’appuyant sur une analyse des relations des entreprises entre elles et leur environnement au sens large représente un axe de réflexion fructueux et contemporain de la traduction anglaise de Christaller. Certains passages méritent d’être exhumés :

« Telle firme est localisée par la matière première ou la source d’énergie ; elle se délo- calise par les réseaux de l’échange […]. Telle autre firme est localisée par les réseaux de l’échange territorial, mais délocalisée par l’importation de la matière première […].

Les situations intermédiaires étant nombreuses, on comprend le caractère relatif de la localisation (liaison à un lieu) […], et la différence irréductible qui sépare l’espace géo- graphique de cet espace de l’action (accomplie ou projetée) qu’est l’espace économique.

Précisément, l’analyse substitue à l’illusion localiste un ensemble de relations vérifiables et mesurables entre une unité et ses environnements. »8

Le géographe contestera sans nul doute la distinction telle qu’elle est faite entre espace géographique et espace économique, mais sur le fond, la relativité des locali- sations déstabilise non seulement de multiples discours géographiques, mais aussi et surtout les constructions économiques reposant sur des fondements absolus, comme le rôle des marchés. Boudeville enfonce le clou avec deux ouvrages. Dans le premier (1968)9, il développe lui aussi le rôle des entreprises, mais en conservant la relation traditionnelle région/ville. Dans le second (1972)10, il analyse la rupture qu’introduit l’industrie dans les modèles christallériens, en apportant en plus de Lösch (qui avait déjà largement cerné ce que l’industrie changeait) une étude par l’entreprise, et en par- ticulier les réseaux de l’entreprise multi-établissements. Mais ces travaux ne seront pas ou peu utilisés par rapport à l’organisation de réseaux urbains, les champs de recher- che explorés relevant des questions de polarisation et de relation pôle-région. Ils ne

7 Perroux F., 1964, partie sur les pôles de croissance, pp. 121 à 192

8 Perroux F., op. cité, p. 193

9 Boudeville J., 1968. Cette relation est très nette dans sa dernière partie sur les métropoles et leurs régions.

10 Boudeville, 1972, p. 65.

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donneront pas lieu à une réflexion poussée en direction d’une refonte des modèles de centralité, dont ils auraient bouleversé les fondements.

Chez les géographes français, la question de la centralité a suscité des travaux très différents, que ce soit pour le courant modélisateur ou pour les approches inductives de géographie industrielle et tertiaire.

Certains auteurs se sont positionnés dans le prolongement des sciences régionales et de l’analyse quantitative en introduisant d’importantes nouveautés : loi de Gibrat (Pumain, 1980) ; systèmes auto-organisés (Pumain, Saint-Julien, Sanders, 1992…). Mais dans la plupart des cas, le rapport avec l’entreprise a été abordé de manière indirecte, toujours à travers des données statistiques de synthèse et non pas la réalité des comportements, l’objectif n’étant d’ailleurs pas là pour ces auteurs.

L’analyse géographique inductive fournit aussi des approches permettant d’éclairer sous un nouveau jour la centralité. Ainsi, dès 1960, Michel Rochefort démontre le rôle des entre- prises industrielles dans la formation de l’armature urbaine de l’Alsace, en donnant une pers- pective temporelle importante et éclairante à son analyse. Guy Jalabert (1973) fait de même avec les entreprises de l’aéronautique à Toulouse et leur rôle dans l’affirmation de la ville comme une métropole française de haut niveau, même si elle peut être considérée comme incomplète (1995). Henry Bakis étudie une firme, IBM, et son incidence territoriale (1974).

Les retombées des implantations sur des villes comme Nice ou Montpellier sont édifiantes.

De manière explicite, c’est le rôle de l’entreprise en tant qu’actrice qui est au cœur de la recherche, ce qui est nouveau en géographie. Laurent Carroué (1988) et Pierre Beckouche (1987) développent à leur tour le rôle structurant des entreprises relevant des IEE. Chez Sylvie Daviet (2005), ce rôle est perçu dans toute sa complexité puisqu’il est intimement relié à la culture locale, mais aussi à l’action politique, montrant entre autres que des implan- tations a priori déconnectées d’un territoire y trouvent tout de même leurs racines.

Cette liste non exhaustive permet de mesurer le matériau disponible pour introduire ce rôle de l’entreprise-actrice. Il faudrait rajouter les très nombreux articles relevant de la géographie industrielle ou urbaine, selon les cas, qui aboutissent à une démonstration du rôle des entrepri- ses en tant qu’acteur de la formation du territoire régional. Ces études posent donc la question de l’entreprise et de sa relation à la centralité et l’organisation régionale sous un autre angle.

La vision dématérialisée de l’économie, dans laquelle « Le géographe ne s’attachait pas à l’initiative humaine » (Claval, 2003)11 est terminée. Désormais, l’action des entre- prises et des hommes qui la composent apparaît. Mais cela ne débouche que difficilement sur une remise à plat de la centralité, alors que tous les ingrédients sont présents. La plu- part des travaux ont ainsi du mal à faire leur deuil de modèles bien ancrés (par exemple Derruder et Witlox, 2004) et dont la persistance (mais qui ne signifie pas nécessairement la pertinence) est grande dans les structures régionales. Probablement s’agit-il là d’une question de culture scientifique profondément différente mise en relief par plusieurs auteurs (Benko et Strohmayer, 2004 ; Daviet, 2005).

Cependant, depuis quelques années maintenant, certains travaux mettent en évidence de manière explicite l’impact des entreprises sur les réseaux urbains et la centralité. Ainsi, Rycroft (2003) analyse la question de la centralité à travers l’innovation en réseau, et les

11 Claval P., 2003, p. 136

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remises en cause que cela implique12. Les activités de conception, outre le fait qu’elles peuvent se jouer des frontières, sont donc potentiellement sans centralité, et l’existence de grands pôles n’en garantit pas l’ancrage, mais tout au plus la possibilité de concourir à la création d’une connaissance globale. Derudder et Witlox (2004) vont plus loin en identifiant trois éléments altérant les modèles de centralité classiques, parmi lesquels la croissance de l’importance des relations de ville à ville par rapport aux relations ville-région13, et le développement de spécialisations fonctionnelles possibles des métropoles se substituant au caractère varié des fonctionnalités selon la hiérarchie. Ces recherches se rajoutent et s’intègrent pour partie dans les analyses sur la métropolisation et l’émergence de réseaux urbains à la fois moins hiérarchisés et dont les niveaux supérieurs reposent sur des fonctions extra-régionales. Camagni (1992 et 1996) développe les mutations du fonctionnement des hiérarchies urbaines en introduisant la notion de réseaux de villes, et donc de relations trans- versales multiples et complexes qui rendent désormais inopérants un certains nombre de principes christallériens et löschiens. Dans la lignée des écrits sur la métropolisation, Hall (1999) montre un nouveau fonctionnement des grandes villes et réseaux urbains.

Le lien avec l’entreprise actrice n’est pas affirmé explicitement. Mais le nouveau fonctionnement de ces dernières est sans aucun doute l’une des clés de ces évolutions.

L’entreprise est donc à reconsidérer dans son rôle régional et urbain, sans perdre de vue, nous y reviendrons, que ce rôle est à prendre en compte dans sa dimension interactive avec le politique. Un discours global sur les hiérarchies faisant l’économie d’un acteur majeur n’est plus tenable. Faut-il encore bien cerner les impacts complexes qui sont ceux de l’entreprise sur le territoire. Les deux études suivantes vont nous y aider.

2. L’entreprise active : de l’espace au territoire

L’entreprise modèle dans une très large mesure son espace. Au-delà de cette évidence, la question est de savoir dans quelle mesure elle pèse sur les organisations spatiales dans leur ensemble. Deux études de cas guideront notre propos, en fournissant deux angles d’approche différents. En premier lieu, nous aborderons une très grande entreprise, EADS, récemment créée et représentant un exemple très intéressant pour comprendre comment se sont formés les noyaux décisionnels et stratégiques de l’entreprise. Ensuite, une approche concernant les réseaux d’entreprises dans l’Ouest permettra de dépasser le cadre d’un cas isolé et par définition potentiellement exceptionnel pour observer certaines régularités inter entreprises.

Ces études introduiront aussi la question des entreprises de plus petite dimension.

2.1. EADS : derrière l’organisation entrepreneuriale, les territoires

Cette entreprise de création récente (2001) représente un stade ultime de concentra- tion de l’activité aéronautique, aérospatiale et militaire de l’Europe (Fache, 2005 ; 2007).

12 Rycroft (2003) développe en p139-140 le cas très intéressant de la technologie de l’imagerie du cœur produite en réseau par HP et Philips. Si les points du réseau d’innovation sont de grands centres scientifiques (Stanford, Houston) ou des centres moins connus (St Louis), la notion même de centralité devient difficile à cerner dans un tel ensemble.

13 Le terme utilisé est « hinterland », mais il correspond de fait à la région sur laquelle s’appuie la ville considérée.

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Intégrant des programmes européens (Airbus, Eurocopter), des secteurs restructurés comme celui des satellites (Astrium) ou les missiles (MBDA), partenaire essentiel de grands programmes comme Ariane ou encore Galileo, EADS est un géant de plus de 110 000 employés, créé pour des raisons politiques et stratégiques. Un tel ensemble est à la fois l’héritier de systèmes de production bien en place, mais aussi un générateur de polarités, voire de centralités.

2.1. 1. Intégrer le passé

Les héritages sont ceux des composantes qui ont été assemblées dans le gigantesque meccano EADS. Ainsi, Airbus représente l’archétype de l’entreprise générant de fait dans son groupe une organisation polynucléaire (Zuliani, 2005 a et b). Cette structure centrée sur Toulouse est directement le fait du politique qui a à la fois suscité la voca- tion aéronautique de la ville, mais qui a aussi décidé de son succès en y transférant le siège d’Airbus en 197414. Les sites européens qui sont désormais intégrés ont évolué selon des spécialités locales de plus en plus affirmées, les faisant gagner en compétence sur des segments précis de la production, mais aussi perdre sur la dimension de concep- tion d’ensemble. La mise en place de ce système est très intéressante, car elle permet bien de voir la part de hasard qui existe dans l’affirmation de polarités productives. Si nous considérons le cas de Nantes, l’activité aéronautique découle directement… des chantiers navals ! Pour faire face à des difficultés de son activité (déjà !), Dubigeon a décidé dans les années 20 de se diversifier, et d’utiliser son savoir-faire en métallur- gie pour produire pour l’aéronautique. Ce n’est que par la suite que Bréguet rachètera l’activité. Dans le cas de Bourges et de Toulouse, la part de l’arbitrage politique ressort fortement. A la fin des années 60, la fin de la production du Transall est déplacée de Bourges vers Toulouse pour résoudre une crise montante du secteur. Si Toulouse y a gagné un ballon d’oxygène qui a finalement contribué à faire la soudure avec le déve- loppement d’Airbus, la ville de Bourges y a largement perdu puisque de fait, des tâches de production aéronautiques élaborées y ont disparu. Désormais, ce sont des tâches moins sophistiquées et intégrées à des organisations externes qui restent.

Dans les deux cas de figure, le développement ou la fermeture de sites impliquant plu- sieurs milliers d’emplois dépend de bien autre chose que les règles modélisatrices classi- ques de la centralité. Ce fait est toujours d’actualité, lorsque par exemple Airbus décide de développer son avion militaire, le A400M, en Andalousie. Les mutations socio-géo- graphiques sont fortes (Asian, 2005), et là encore, les implantations n’ont rien à voir avec des « facteurs » de localisation classiques, ni avec les problématiques de marchés. Mais il est vrai qu’ensuite, ces implantations pèsent : ainsi, les sous-traitants d’Airbus dans la région de Toulouse sont incités à s’implanter en Espagne, pour des raisons de marché, qui dans ce cas est second et s’adapte à la donne politico-entrepreneuriale.

Mais même des structures plus petites peuvent bouleverser l’ordre des choses. Ainsi, Eurocopter, lancé au début des années 90, a opéré un recentrage de l’activité « hélicoptériste » européenne sur le siège situé à Marignane (carte 1). Les activités dispersées sont désormais articulées les unes aux autres. Certains pôles de production deviennent des unités spécialisées chainées au site principal. D’autres conservent tout de même une partie de la recherche et de la

14 Le siège d’Airbus était originellement (en 1971) localisé à Paris.

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conception (Ottobrunn notamment), héritage de la politique de champions nationaux de l’Eu- rope des années 70-80. Le système actuel est donc un assemblage de systèmes plus anciens, ayant eu leurs propres logiques, et désormais intégrés dans un seul système plus large.

2.1.2. Organiser un puzzle complexe

Mais au-delà des héritages, la recomposition de la firme et les stratégies de développement de ses composantes ont un impact lourd sur leur environnement. EADS, en se structurant au niveau de sa direction et de sa recherche de groupe, renforce certains pôles comme Paris, ou est à l’amorce de processus dans des villes plus petites comme Bourges (Fache, 2005).

L’entreprise développe aussi des compétences en réseau comme pour la fabrication de satel- lites par Astrium, dont chaque centre reçoit des commandes en fonction de compétences spé- cifiques15. Les grandes composantes jouent un rôle majeur dans le développement de pôles régionaux. Airbus crée des milliers d’emplois à Toulouse, Hambourg et Séville. EADS ouvre en 2006 une usine aux Etats-Unis (Mobile, Alabama) avec en parallèle un centre d’ingénierie Airbus ; Eurocopter ouvre celle de Harbin (2004) destinée à produire 300 hélicoptères par an en 2015 pour le marché chinois. Cette organisation du territoire mondial touche aussi, bien entendu, la conception. Airbus ouvre des centres d’ingénierie aux Etats-Unis, en Chine et en Russie, et développe des coopérations avec la Corée et la Chine pour la conception du futur A350 ; Eurocopter va co-concevoir un nouvel appareil, le EC175, avec la Chine…

Mais les recompositions, ce sont aussi des fermetures. Ainsi en a-t-il été du site de MBDA à La Selle/ le Cher. L’activité restructurée a amené EADS à recentrer la pro-

15 Cette structure rappelle en partie l’analyse de Rycroft, puisqu’il est impossible de clairement distinguer un centre principal dans cette conception en réseau. Mais ici, une différence existe, puisque selon les projets, cha- que centre peut être celui qui impulse et pilote un ou plusieurs projets, ce qui n’était pas le cas pour l’exemple d’HP-Philips. De fait, une répartition des responsabilités s’effectue en fonction des compétences préférentielles de chaque site.

Siège social et centre administratif général Centre de développement

et/ou de conception Centre de test Assemblage final Usines

101 100 1 000 10 000

Maintenance Siège de filiales

Effectifs Carte 1 - Les sites d'Eurocopter en Europe (2008)

Madrid

Albacete

Kassel

Ottobrünn Donauwörth

Marignane La Courneuve

Conception: J.Fache Source: EADS

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duction sur d’autres sites, dont celui de Bourges, avec des conséquences lourdes pour une si petite ville. Celle-ci a dû reconvertir le site en parc d’activité qui est à l’heure actuelle jumelé avec une zone d’activité chinoise, sur la base d’implantations industriel- les croisées entre France et Chine. Les grandes villes sont aussi touchées. Toulouse voit se finir les lignes d’assemblage de l’A300/310 en juillet 2007, avec ce que cela implique comme reconversion. Ces deux avions, parmi les premiers nés d’Airbus, sont aussi ceux qui ont connu un succès phénoménal (plus de 800 commandes) et qui ont servi de pilier au développement du GIE16. La fermeture devait correspondre peu ou prou au lancement de l’A380 et l’A350 avant les problèmes de retards. Avec le même succès ? Avec une translation possible des équipes de l’un à l’autre ?

2.1.3. L’entreprise-actrice

Ces actions rapidement décrites d’une grande firme et de ses composantes appellent plusieurs remarques.

Tout d’abord, l’entreprise agissante a un comportement qui repose sur des considéra- tions techniques, politiques, stratégiques (dans un sens commercial et technologique), ce qui l’amène à privilégier des espaces indépendamment de leur position hiérarchique ou de leurs fonctions économiques. S’ajoutent à cela des considérations financières qui font que de nombreuses localisations sont des données externes dont l’entreprise acheteuse hérite sans avoir choisi quoi que ce soit. Certes, dans ce cadre, les métropoles internatio- nales pèsent lourd pour ce qui est de la conception, mais ce n’est pas systématique.

Ensuite, ce type de choix prime sur les notions de marché, portée ou encore coûts de fran- chissement de la distance, en particulier dans les implantations industrielles. Nous sommes au contraire aux prises avec des implantations déterritorialisées dont la vocation est d’être inté- grées à des systèmes de production et conception en réseau. La notion de firme-réseau de Pierre Veltz (1996, 2000) fonctionnant avec un territoire-réseau définit donc un espace en « archipel » d’un type nouveau. Nouveau ? Voire ! Cela fait plusieurs décennies maintenant que des services métropolitains et de grandes firmes s’organisent ainsi (Hall, 1966 ; Bakis, 1974).

Enfin, le développement de pôles urbains dépend au moins en partie de l’action des entreprises qui, s’implantant ou partant pour des raisons parfois totalement indépendantes du territoire concerné, créent de l’emploi direct et indirect, et donnent à la ville d’implan- tation une place dans la hiérarchie. Ces implantations, loin d’être définies par le « mar- ché », sont le plus souvent fortement influencées par le politique dont les stratégies inter- fèrent largement avec celles de l’entreprise. Ainsi, l’implantation EADS pour produire le KC-330 à Mobile a donné lieu à un appel d’offre auquel ont répondu 70 villes localisées dans 32 états des Etats-Unis. Dans ce cas, l’entreprise suscite donc elle-même une inte- raction qui, de toute façon, aurait certainement eu lieu.

Les choix de l’entreprise ont un impact fort, et établissent une relation allant dans le sens entreprise/ville. L’entreprise ne fait pas la ville, sauf exception, mais elle en est le moteur, parfois principal, avec des logiques induites tenant à la fois des pôles de crois- sance et des districts ou SPL.

Mais cet exemple d’EADS doit impérativement être complété par une étude plus large et de nature différente.

16 GIE : Groupement d’Intérêt Economique

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2.2. Les réseaux d’établissements secondaires d’entreprises dans l’Ouest

Une étude des réseaux d’entreprises permet d’obtenir un éventail élargi des comporte- ments spatiaux. Quelques cas de figure permettront de mieux comprendre les différentiels induits par les firmes17.

2.2.1. Thyssen-Krupp : le quadrillage industrialo-commercial

Le quadrillage spatial d’une entreprise comme Thyssen-Krupp, filiale d’une firme étrangère travaillant dans la fabrication, l’installation et l’entretien d’ascenseurs, est inté- ressante à plusieurs titres.

Tout d’abord, le siège social et le siège régional se sont localisés dans des villes moyen- nes qui ne constituent même pas le sommet de la hiérarchie régionale. Le choix classique de Paris est abandonné, au profit de villes plus petites tout à fait à même de remplir les fonctions de commandement standard exigées par une activité banale. La localisation des industries est elle aussi à noter, puisque les sites laissent clairement entrevoir une secto- risation spatiale du territoire français en cinq grandes régions : grand Ouest, grand Est, Paris et Nord, Sud-Ouest et Sud-Est.

À l’évidence, la notion de portée du produit n’a plus de sens ici. En effet, les distances sont élastiques selon les sites (en fait, elles dépendent surtout de la masse de population indui- sant trois sites dans la moitié nord contre deux dans le sud) et correspondent davantage à un temps d’accès à la clientèle, en particulier pour les pièces, qu’à des considérations de coûts de transport bruts. Les localisations touchent tous types de villes, allant de Compiègne jusqu’à Nancy. Quant aux établissements de prestation de services, leur répartition est déconnectée des hiérarchies urbaines régionales. Certes, les grandes métropoles françaises comptent des établissements Thyssen-Krupp sur leur territoire, mais des lacunes sont patentes : Poitiers et Bastia sont délaissées, tandis que Gap, Brive ou Lons le Saunier reçoivent des implanta- tions ; la Drôme reste vide, au même titre que l’Ardèche voisine, etc. L’implantation s’effectue selon un rayonnement géométrique plus que selon des questions hiérarchiques.

2.2.2. Une entreprise multi site régionale

Le cas du Crédit Maritime Mutuel, entreprise financière locale, fournit d’autres indi- cations tout aussi intéressantes. En effet, la ville d’Auray, proche de Vannes, compte une entreprise dont les localisations résultent de choix spécifiques, distincts de toute hiérarchie locale. L’entreprise développe des établissements littoraux en rapport avec sa cible commerciale, et privilégie les centres urbains supérieurs.

Mais en parallèle à ces activités décalées existent aussi des activités qui renforcent les hiérarchies et positions héritées. Ainsi en est-il de toutes les entreprises de services (banques par exemple) à structure régionalisée, et dont le siège régional est dans la capitale de région, et les établissements secondaires répartis en fonction de la population. Cette base économi- que domestique structurée par de grandes entreprises constitue un facteur d’inertie certain.

Ces quelques exemples d’entreprises montrent plusieurs faits qui recoupent le cas parti- culier d’EADS. Tout d’abord, les choix d’implantation des sièges et établissements secon-

17 Ces cas ont été choisis dans une base de données ayant servi de fondement à une étude pour la DRE des Pays de la Loire.

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daires résultent d’une combinaison complexe dépassant l’économétrie de la centralité. Cela semble banal à dire et à redécouvrir, mais c’est pourtant une clé qui rend inopérante la logi- que d’organisation par le seul marché et aires de marché, et qui a largement été négligée.

De ce fait, il est évident que les polarités de tous types et les centralités ont certes la capa- cité à organiser l’espace économique, mais il n’est pas du tout évident qu’elles ne soient pas avant tout la résultante de décisions dont la logique n’a plus rien à voir avec de quelconques portées de produits ou effets frictionnels. C’est la convergence et/ou la confrontation de stratégies de développement qui sont largement responsables du développement de l’acti- vité sur certains sites, avec les effets induits que cela génère. Si équilibre il y a à un moment donné, c’est beaucoup plus en terme de décisions d’entreprises qu’il faut considérer cela, avec l’idée que l’édifice peut être ébranlé par un départ ou une arrivée un tant soit peu

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importante. La question n’est donc plus de savoir quel est le marché, ou encore quels sont les facteurs pré- sents, du moins plus seulement, mais aussi de comprendre quelles sont les anticipations ou jeux d’échelles dans les choix opérés.

Le résultat donne des centralités parfois étonnantes. Ainsi, Lannion est la combinaison de l’action du politique, développant localement les télécommunications, et d’entre- prises privées qui s’y sont implan- tées ; La Roche/Yon doit une partie de son développement à la poussée très forte de la plasturgie, au point

de se trouver entravée par la pénurie de main d’œuvre spécialisée dans ce secteur ; Landerneau pèse par des activités de mutualité agricole lui permettant de rayonner sur l’ensemble de la Bretagne… Dans tous les cas de figure, les activités ayant renforcé ces pôles sont exogènes et ont été suffisamment puissantes pour générer ou renforcer une centralité importante. Le territoire local n’a à l’origine pas beaucoup à voir dans ces développements. En ce sens, ces villes ne sont pas une sécrétion de leur région. Par contre, le local a su saisir l’occasion d’émerger sur un créneau spécifique. À l’opposé, les villes en crise de la région correspondent à des centralités christallériennes classi- ques, comme Châteaubriant, dont les entreprises actuelles ont un très faible rayonne- ment. La ville reçoit donc des établissements secondaires banals d’entreprises exogènes correspondant à une demande domestique, et ne renforce pas son rang par des sièges d’entreprises locales dynamiques susceptibles de porter des activités de services aux entreprises un peu plus développées. C’est certainement là l’une des raisons des diffi- cultés de ce territoire.

L’introduction de la logique d’entreprise réelle et non théorisée change donc pour beaucoup les perspectives d’organisation des territoires. Les règles du jeu deviennent complexes, faisant sortir la centralité d’un simple jeu de forces économiques générales.

La modélisation justifie en partie cette simplification par champ de force. Il faut en effet à un moment ou à un autre dépasser les cas particuliers. Mais lorsque le principe même de simplification occulte une logique ou un processus fondamental, c’est la construction elle-même qu’il faut repenser sur d’autres bases.

3. Acentralité : les prémices d’un modèle ?

Les cas étudiés s’ajoutent aux observations accumulées et débouchent sur la nécessité d’une refonte des théories de la centralité. En effet, si chaque critique prise individuel- lement ne remet pas en cause l’édifice, il est évident qu’aujourd’hui, la somme du tout rend illusoire le maintien de ces modèles. Certes, dans la forme, des régularités existent encore. Mais du point de vue du fonctionnement de l’espace économique, ce sont des

0 100 km SIEGE SOCIAL

Etablissements secondaires AURAY

Lorient

Saint-Nazaire Nantes Carte 1 - Le rayonnement local d'une petite banque:

le Crédit Maritime Mutuel

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héritages qu’il conviendra de prendre comme tels et d’expliquer. Nous nous proposons donc d’ouvrir ici des pistes de réflexion et de recherche, destinées à lancer un questionne- ment et non à clore un débat de grande ampleur.

3.1. Les nouvelles hiérarchies territoriales : considérations générales

Les modèles de centralité sont ébranlés avant tout par la mobilité nouvelle et accrue de nombreux facteurs (développement de l’automobile, du transport maritime, aérien, mais aussi de l’information avec les NTIC…) qui offrent aux entreprises des choix multiples, beaucoup plus variés qu’il y a un siècle. Les distances ne sont pas abolies, loin de là, pas plus que leurs coûts. Mais la diminution des coûts permettent d’introduire plus facilement des choix nouveaux pour l’entreprise. Le plus visible est sans doute l’irruption du coût du travail dans les recompositions productives, mais il faudrait y rajouter de multiples autres possibilités comme l’accès à l’innovation et à la connaissance. Le fonctionnement des grandes entreprises devient donc plus complexe, et déconnecté des réseaux christal- lériens. Elles constituent pour certaines un monde à part.

3.1.1. Propositions théoriques

Le fonctionnement de groupes comme EADS, découlant en partie de ces TIC, contri- bue à remettre fondamentalement en cause les modèles classiques reposant sur une struc- ture löscho-christallérienne. Il ne s’agit pas de déformations du modèle par la complexi- fication des facteurs ou changement de la mobilité des individus, donc de leur rapport au centre, mais d’un changement fondamental de son mode de fonctionnement (Fig. 1).

En effet, pour des villes comme Toulouse, Paris ou Munich, une partie croissante du poids tertiaire de l’économie métropolitaine dépend de la position dans le système de la firme. En d’autres termes, ce n’est plus, ou plus seulement, le rayonnement sur un territoire régional de proximité qui justifie la présence de la ville et son degré de dévelop- pement, mais aussi, voire surtout, sa capacité à rayonner et à se constituer en centre de services de haut niveau pour un réseau de villes continental ou planétaire sans relations hiérarchiques induites (pôles A, B et C). Ces villes constituent des niveaux supérieurs de la hiérarchie urbaine, ignorés par Christaller (Hall, 1999).

Le fait de se positionner au cœur d’un système de coordination horizontal donne un poids à une ville qui se déconnecte de sa base territoriale classique18, liée à son aire d’influence de proximité directe. La région métropolitaine est donc, pour partie au moins, irriguée par le haut, par son appartenance à un réseau de métropoles, d’où d’ailleurs l’enjeu du développe- ment métropolitain. Ainsi le schéma théorique présente des villes dont le poids est intime- ment lié à l’intégration à un système productif d’ensemble extérieur à la région. L’impact est considérable et les déséquilibres évidents, puisque les pôles des hiérarchies anciennes, quel qu’en soit le niveau, se retrouvent concurrencés par de nouveaux pôles qui, parfois, étaient placés dans leur orbite (pôle D). Autour de ces zones en mutation se développent des désé- quilibres non moins puissants de manière indirecte puisqu’une partie des villes et bourgs intégrés à la nouvelle donne de la firme va échapper à l’attraction des centres urbains tradi-

18 T. Saint-Julien note ce fait d’une manière générale pour le niveau supérieur de la hiérarchie urbaine fran- çaise (1999).

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tionnels pour passer à d’autres aires. C’est donc à une sorte de phénomène de captage des bases fonctionnelles de pans entiers de la hiérarchie qu’il est possible d’assister. La région s’organise donc en fonction de paramètres extérieurs puissants et est condamnée à s’articu- ler autour du pôle métropolitain principal. Ce pôle est susceptible d’ancrer les activités en fonction de paramètres tournant autour d’avantages spécifiques tels que les compétences, les services aux entreprises, la recherche…

En une phrase, le moteur des recompositions hiérarchiques ne se situe peut-être pas seulement dans des facteurs territoriaux préexistants à la firme et extérieurs à elle, mais dans des choix stratégiques globaux constituant en soi un facteur de localisation. Elle contribue donc à créer les facteurs dont elle a besoin en phase initiale, et de ce fait à façonner les territoires en les dotant de ce qui, après coup, deviendra un facteur de loca- lisation pour d’autres entreprises. L’entreprise, et en particulier la très grande entreprise, joue aussi un rôle d’interface et de capteur de l’information et de la production, la fixant sur sont territoire, et irriguant sa région d’implantation. Le schéma est donc inversé par rapport aux logiques christallériennes.

3.1.2. Une relecture de l’espace

Ces considérations théoriques se retrouvent à bien des égards dans le système géogra- phique d’EADS, en commençant par le développement des points d’ancrage territoriaux de la firme. Ces points métropolitains fonctionnent en interaction et introduisent des hié- rarchies entre diverses métropoles a priori peu différenciées. Cette interaction se traduit par un potentiel économique largement alimenté par l’extérieur. Le cas toulousain est à ce titre démonstratif. En effet, de multiples entreprises toulousaines s’appuient ainsi sur les inter-relations avec Paris ou Hambourg. Dans la mouvance de l’aéronautique, des sociétés de service se développent à partir de Toulouse. Par exemple, Arck Ingénierie, société de conception mécanique et électronique créée en 1991 et dont le siège est sur la commune même de Toulouse, s’est développée en une dizaine d’année seulement à travers l’ensemble de la France, avec des antennes couvrant tant Nantes que Grenoble ou Bordeaux. Les effets toulousains sont indéniables puisque la croissance s’est traduite par la création de nouvelles entités liées à des spécialités comme l’optique, et qui partent naturellement du siège toulousain. Latécoère, dans la construction aéronautique, déve- loppe de la sous-traitance pour Airbus, mais aussi Dassault, Embraer… en mobilisant des unités à travers La France (Gimont, Mérignac, Tarbes), l’Europe (usines Letov à Prague) et même l’Afrique du Nord (Tunis). A titre de comparaison, l’impact sur une métropole régionale dynamique mais de niveau moindre, Nantes-St-Nazaire, est radicalement dif- férent. Un organisme comme le GIFAS, qui représente 98 % du monde aéronautique et aérospatial français, ne recense que trois entreprises nantaises ou nazairiennes, travaillant non pas dans de la conception mais dans de l’usinage de pièces mécaniques et de caout- chouc pour l’aéronautique, et représentant quelques dizaines d’emplois. Certes, ces chif- fres sont à nuancer en fonction des spécialités de certaines entreprises, travaillant dans les composites par exemple. Mais l’écart reste sensible.

Dès lors, le positionnement des métropoles devient instable. En effet, si la place de villes mondiales comme Paris semble bien établie et solide, celle de métropoles comme Toulouse ou Séville change avec le système de production ou/et d’entreprise de référence.

L’assise territoriale de la métropole devient donc infiniment plus complexe et se croise

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A

B

C

D Système de Christaller

}

Régions intégrées (unités du groupe, sous-traitance, développement tertiaire...) Villes et aires directement déséquilibrées par les nouvelles organisations productives Espaces non intégrés au système productif des groupes

Niveau métropolitain Interconnexions fortes Informations, services, produits, individus

Niveau urbain intégré Dépendance du moteur métropolitain

Niveau urbain non intégré Base économique classique Flux d'information, investissements

Relations hiérarchiques de services et commerces Hiérarchies et interconnexions diverses

Fig. 1 - L'espace des firmes et la mutation des organisations christallériennes

(18)

avec d’autres. La notion d’aire d’influence, d’un point de vue économique, vole en éclats.

Le lien de domination qu’entretenait une ville avec son territoire devient un réseau d’in- fluences croisées et chevauchantes dont les retombées sont bien difficiles à évaluer de manière individuelle.

3.2. Le local face au territoire de la firme

L’assise territoriale du système soulève aussi des questions lourdes sur les équilibres, et donc rééquilibrages des territoires. L’assise du système toulousain est ainsi largement déconnectée de sa région. Déjà, dans les années 90, la métropole contrastait singulière- ment avec le reste de sa région puisque le système aéronautique, pour sa partie amont la plus valorisante, n’entrainait pas les pôles périphériques. Au contraire, ceux-ci étaient le plus souvent en crise (Mazamet, Decazeville…) ou stagnants (Tarbes, Albi, Rodez…), d’où le terme de croissant rose sur fond gris pour désigner l’axe dynamique Montauban- Toulouse-Muret (Jalabert, 1995). La clé du processus était l’absence d’appui sur la région pour le développement aéronautique.

Aujourd’hui encore, le différentiel régional apparaît dans de multiples domaines stra- tégiques et montre la prééminence permanente de la métropole dans le qualitatif (Fache, 2003). Ce cas de figure est-il un cas d’exception ? Rien n’est moins sûr. En effet, une métropole comme Hambourg fonctionne pour l’aéronautique en s’appuyant non pas sur un bassin local et régional, mais en ratissant à l’échelle de l’ensemble de l’ex RDA pour satisfaire ses besoins en main d’œuvre qualifiée de l’aéronautique (Haas, 2001). En Andalousie, le pôle aéronautique sévillan ne se développe pas sur une assise régionale, mais correspond à une sorte de placage alimenté par une stratégie de groupe et n’allant pas de soi pour les populations locales. Cette logique d’entreprise centrée sur une métro- pole fonctionne de manière complémentaire à la politique de la région pour inciter les entreprises sous-traitantes de l’aéronautique à se développer par des filiales ou établisse- ments secondaires en Andalousie. À Toulouse, Hambourg et Séville, c’est l’entreprise qui contribue largement à fabriquer son territoire et sécrète ce dont elle a besoin.

Ainsi, même si cela reste à approfondir et à confirmer, il semble bien que Toulouse soit le signe d’un nouveau fonctionnement du système économico-urbain en général, s’appuyant sur une histoire spécifique marquée par des décisions politiques fortes et s’intégrant com- plètement dans un système mondialisé. Mais ce champ de l’aéronautique pourrait facile- ment être élargi à d’autres secteurs comme celui des entreprises électroniques provençales.

La région de Rousset s’est développée selon une interaction politique/logique d’entreprise qui, partant d’implantations fortement influencées par l’État, se poursuit aujourd’hui selon un processus endogène initié par un essaimage autour de Thomson (Daviet, 2002). Le sec- teur représente environ 7 000 emplois qui pèsent fortement sur la région.

Dès lors, l’intégration au système se pose à deux niveaux : celui de la métropole et celui des petites et moyennes villes. Pour les métropoles, ou les villes prétendant l’être, la vraie question n’est pas de savoir si l’on sera intégré au système (le rôle de com- mandement régional suffit souvent à attirer des succursales diverses), mais dans quelle position on le sera. Ainsi en est-il pour Nantes. Une capitale de région comme celle-ci connaît une forte croissance de l’emploi et de la population, certes, mais le vrai problème se situe dans la capacité à être autre chose qu’un pôle de déconcentration d’un tertiaire

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parisien connecté par le cordon ombilical du TGV au pôle historique (décentralisation ou déconcentration ?). Les ateliers Airbus, pour importants qu’ils soient au niveau local, ne génèrent pas un dynamisme métropolitain particulier. La conception est ailleurs, et les usines de Bouguenais ou de Gron sont des maillons productifs. Le pôle de compétitivité EMC2 et l’implantation à Nantes de la division composites d’Airbus ouvre peut-être une nouvelle ère, mais cela reste à confirmer19. Ils ne génèrent pas un tissu tertiaire susceptible d’attirer des entreprises internationales et des pôles de conception. Si potentiel il y a dans ce domaine, c’est à d’autres secteurs d’activités que la ville le doit.

Dans un certain nombre de cas de figure, l’intégration correspond à une perte qua- litative. Le cas de Bristol se spécialisant sur le créneau de la voilure n’est pas isolé : la Hollande a vu aussi le rôle de son industriel aéronautique phare, Fokker, évoluer vers une spécialisation, perdant son rôle de conception et d’assemblage ; idem pour les construc- tions d’Europe centrale à Prague ou Varsovie… Pour des ensembles urbains plus petits, comme la Mecanic Valley, le problème est encore plus aigu, puisque si la métropole toulousaine contribue à alimenter le réservoir d’activité, donc d’entreprises du cru, la relation déséquilibrées est patente. Là encore et plus que jamais, la nécessité de s’intégrer vers le haut l’emporte sur le socle territorial qui justifiait par le passé l’existence de ces villes. Ce qui est vrai pour l’Andalousie l’est aussi pour Bourges, qui devrait profiter d’une aubaine (antenne de recherche d’EADS) dépendante de décisions extérieures au territoire et à son potentiel (développement de l’industrie de l’armement servant de socle à cette nouvelle entité). Toute la difficulté se pose pour les villes qui, pour de multiples raisons, ne sont pas intégrées au système. Le différentiel de dynamique est considérable et rejaillit sur l’ensemble de l’activité et des services. La diffusion d’unités d’enseigne- ment supérieur, plaquées sur des systèmes qui ne les intègrent que très lentement, dans le meilleur des cas, ne suffit pas à bouleverser les choses. Dans cette perspective, la localisation des entreprises multi-établissements dans le domaine de l’industrie et de la R&D en France – et vu précédemment dans l’Ouest - prend toute sa dimension (Fache, 2001). En effet, cet indicateur met clairement en évidence les choix territoriaux d’entre- prises relevant de domaines stratégiques en se situant en amont de la production, et pour la production elle-même. Si Paris se détache largement et sans surprise, la hiérarchie est ensuite plus surprenante avec Toulouse et Bordeaux qui devancent Lyon pour la R&D, et Lille et Marseille qui sont loin derrière le peloton de tête. Pour l’industrie, les lignes de force correspondent en partie à la hiérarchie urbaine, mais seulement en partie. Des fai- blesses pour les villes de l’Est et une survalorisation de villes comme Grenoble perturbent les schémas classiques. Cet indicateur met bien en évidence les priorités territoriales dès lors qu’il faille organiser un réseau, ainsi que les priorités plus générales des entreprises multi-établissements, l’une des questions pendantes étant de savoir dans quelle mesure les micro-entreprises innovantes sont susceptibles de jouer le même rôle d’organisateur qu’une grande firme. Force est de constater que c’est comme par hasard dans les villes à l’intérieur desquelles ces entreprises sont fort nombreuses (Grenoble, Toulouse…) que s’implantent aussi les entreprises de taille supérieure, dans une logique d’agglomération.

19 EMC2 est un pôle régional, c’est à dire un pôle retenu non pas comme une priorité, mais une potentialité.

Les moyens mis en œuvre, assez modestes, pour la politique se concentrant sur les 9 principaux pôles, il est certain que les financements d’actions du pôle nantais seront plus que réduits, pour ne pas dire ridicules.

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3.3. Principes d’acentralité

La centralité est donc avant tout marquée par l’idée d’un champ de forces assez méca- niques. L’entreprise introduit le principe d’un champ construit, ouvrant la voie sur l’affir- mation du principe d’acentralité de l’espace.

L’espace acentral désigne l’espace qui n’a pas de centralité affirmée a priori. Contrairement aux affirmations du courant de pensée dominant, les « lois » du « marché » ne priment pas.

Les écarts aux modèles et les dysfonctionnements actuels sont trop nombreux pour accep- ter cela. Certes, les coûts existent, les distances aussi. Mais aujourd’hui comme probable- ment hier, la centralité est avant tout une construction souvent bien artificielle, au départ mais aussi actuellement. En ce sens, nous reprenons l’idée d’aléa exprimée par Lösch, mais en allant jusqu’au bout de la logique. Si le stade initial des agglomérations de population contient une forte part d’aléa, c’est avant tout par manque de capacité à expliquer ce qui peut pousser à l’hétérogénéité de l’espace. Le déséquilibre initial a donc de fortes chan- ces de résulter de choix politiques et entrepreneuriaux, décidant de créer une ville ou des fonctions particulières concentrées, et économiques, à travers des entrepreneurs jadis, et de grandes entreprises aujourd’hui. Certes, une fois qu’un processus d’accumulation est lancé, les règles économiques peuvent jouer, mais très partiellement.

En effet, à bien y réfléchir, force est de constater que l’action politique est avant tout, de manière implicite ou explicite, une action sur la centralité. Amélioration et création de nou- velles infrastructures de transports ? Centralité ! Création de zones d’activités, industrielles ou technopolitaines ? Centralité encore ! Action de développement des compétences d’un terri- toire ? Centralité toujours ! En fait, les modèles classiques opèrent comme si le niveau d’inter- vention du politique et l’effet des actions menées était toujours proportionnel au niveau urbain considéré. Or le but du jeu, c’est justement l’inverse. Toulouse qui développe Aéroconstellation mène une opération d’envergure qui renforce la métropole à un niveau international. Grenoble qui s’affirme avec force dans le domaine des nanotechnologies poursuit son chemin sur la route d’une métropole régionale-internationale. Mais à un plus modeste niveau, La Selle/Cher tente de s’affirmer au-delà du rang de petite ville du centre de la France dans un but de déve- loppement local. Dans ce jeu de construction, l’entreprise joue donc de ce fait un rôle très fort, en phase initiale, mais aussi actuellement pour infléchir les dynamiques de hiérarchies.

Combien de régions perdant leur activités basiques voient leur réseau urbain se modifier – lentement certes – mais se modifier tout de même ? De même, combien d’autres changent par l’accueil de nouvelles entreprises liées à des cycles industriels ou tertiaire ? La centralité est donc un construit qui résulte pour une large part de chois d’entreprises et de politiques.

De ce fait, l’hypothèse d’un espace acentral peut être avancée, dans le sens où la cen- tralité ne résulte pas de lois qui s’appliqueraient, mais d’actions d’entreprises, mais aussi du politique, qui fabriquent artificiellement une centralité qui, s’inscrivant dans les faits et les esprits, semble après coup naturelle.

3.4. L’homme agit pour faire durer

De ce fait, les hiérarchies urbaines sont elles stables parce qu’elles sont un équilibre de système, ou bien parce que les sociétés développent une formidable capacité à l’iner- tie en agissant pour faire perdurer des héritages ? L’exemple des régions anciennement

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industrialisées est significatif. Ces régions se sont souvent développées en fonction d’un cycle de produit et/ou d’une ressource comme le charbon. Des zones de peuplement très importantes ont ainsi rapidement émergé, donnant naissance à des systèmes socioculturels puissants. La crise des charbonnages et des industries dépendantes a provoqué une onde de choc remettant en cause la logique de base de régions entières. Le politique, à divers niveaux d’échelles, n’a eu de cesse de colmater les brèches pour permettre à ces espaces de persister, de survivre à la crise. L’empilement des actions est parfois considérable : implantation de nouvelles industries comme l’automobile, développement d’universités et d’IUT, aides nationales et européennes à la reconversion, SEM pour le retraitement des friches, développement d’infrastructures… Le Creusot a ainsi vu s’ouvrir plusieurs écoles d’ingénieurs, une pépinière d’entreprises, une gare TGV, le tout pour résoudre un problème structurel.

Mais le cas des métropoles est tout aussi évocateur. Il est possible de penser que des orga- nismes urbains de dimension internationale ont une sorte de masse critique et une diversité qui rend presque inéluctable leur puissance et leur rayonnement. Dans les faits, une métro- pole comme Paris tient son rang à la fois pour des raisons de taille, mais aussi de politique.

Le développement des biotechnologies est ainsi organisé et stimulé par le politique qui crée Parisbiotech et le Génopôle. L’existant permet de comprendre la logique d’accumulation, et la politique de pôles de compétitivité va dans ce sens. Mais cet existant aurait-il été suffisant pour susciter la dynamique, ou plus exactement une dynamique suffisamment efficace pour rester en course face aux Américains, Britanniques et bientôt Indiens et Chinois ? C’est loin d’être certain et évident, d’où la nécessité d’entretenir, mais aussi de construire en perma- nence la centralité, même pour une métropole comme Paris.

Conclusion

La constitution d’un groupe de dimension mondiale bouleverse un certain agencement des espaces économiques nationaux, en les réorganisant selon des principes remettant en cause l’organisation la plus classique des hiérarchies urbaines et du développement des pôles de commandement. La ville et la métropole deviennent des interfaces entre deux systèmes territoriaux différents et complémentaires qui s’interpénètrent.

Le rôle d’une firme comme EADS et d’entreprises à fort rayonnement est donc extrê- mement fort dans la recomposition de la centralité, dans toutes les acceptations du terme.

Les centralités ne correspondent plus nécessairement à la hiérarchie urbaine classique- ment établie, mais ont plus ont tendance à se calquer sur la structuration du groupe. Les choix stratégiques d’EADS induisent des bouleversements, ou des renforcements selon les cas, de structures et d’organisation à de multiples niveaux d’échelle. Pour les terri- toires, la question de la relation par rapport aux stratégies de la firme devient centrale en termes d’intégration et d’évolution vers un nouveau système.

Cette nouvelle dimension de la centralité soulève des questions quant au devenir des organismes urbains de toutes tailles. En effet, le caractère remarquablement stable des hiérarchies sur la longue durée pourrait se trouver mise à mal par l’inversion des facteurs de centralité. Pendant longtemps, l’économique s’est calqué sur la trame urbaine prove- nant des systèmes territoriaux organisés par des réseaux polarisants. Désormais, l’urbain tend à se calquer sur des activités qui, ne l’oublions pas, sont par essence cycliques et

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