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Géographie Économie Société : Article pp.157-184 du Vol.10 n°2 (2008)

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Géographie, économie, Société 10 (2008) 157-184

GÏOGRAPHIE ÏCONOMIE SOCIÏTÏ GÏOGRAPHIE ÏCONOMIE SOCIÏTÏ

Espace et territoire

Les bifurcations de la science régionale Space and territory

The bifurcations of regional science

Paul Claval

Université de Paris-Sorbonne 29, rue du Soisy, 95600 Eaubonne

Résumé

Trois phases se distinguent dans la réflexion sur l’espace et le territoire 1- Du début du XIXe siè- cle à l’entre-deux-guerres, le domaine n’est abordé que par trois disciplines, la théorie économi- que spatiale, la théorie de l’échange international et la géographie économique première manière.

Elles n’ont pas de rapports entre elles. 2- De 1930 à 1970, le développement inégal conduit la plupart des sciences sociales à s’intéresser aux problèmes d’organisation de l’espace. La fonda- tion de la science régionale, la prise en compte des mécanismes macro-économiques, la curiosité nouvelle pour les économies d’échelle et externes rapprochent l’économie, la géographie écono- mique (deuxième manière) et l’aménagement. 3- Depuis 1970, la faillite des recettes proposées dans les années 1950 ou 1960 conduit à un changement profond de perspective : l’accent est mis sur le développement par le bas, sur le rôle des localisations en grappe et sur l’économie de la connaissance.

Un consensus est apparu sur un point essentiel : il faut explorer les structures territoriales dont les hommes le dotent.

© 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

*Adresse email : p.claval@wanadoo.fr

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Summary

Three phases may be distinguished in the reflection concerning space and territory. 1- From the begin- ning of the nineteenth century to the interwar period, this field was explored by three disciplines, spatial economic theory, international trade theory and economic geography (first style). There were no relations between them. 2- From 1930 to 1970, the discovery of unequal development led all social sciences to develop an interest in spatial organization. The foundation of regional science, the explora- tion of macroeconomic mechanisms and a new curiosity for scale and external economies made closer economics, economic geography (second style) and planning. 3- Since 1970, the failure of the policies developed in the 50s and 60s was conducive to a deep change of perspective : people now stress the development from below, the role of clusters and the economy of knowledge.

There is a consensus on an essential point: it is necessary to explore the territorial structures deve- loped by human beings.

© 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Mots-clefs : espace, territoire, géographie économique, théorie spatiale, relations internationa- les, macro-économie, économies d’échelle, économies externes, districts industriels, régions de connaissance, sciences sociales.

Keywords: space, territory, economic geography, spatial theory, international relations theory, macroeconomy, information, scale economies, external economies, clusters, industrial districts, knowledge regions, social sciences.

Introduction

En lançant, il y a maintenant plus de cinquante ans, l’idée d’une science régionale, Walter Isard invitait des disciplines qui s’ignoraient jusqu’alors à réfléchir sur un objet commun ; il concevait la science régionale comme un carrefour, où des spécialistes de formation et d’ambitions variées venaient se rencontrer. La situation n’a pas fondamentalement changé : il y a toujours, dans le cadre de l’Association de Science régionale, des économistes, des géographes, des aménageurs et des urbanistes, ainsi que, de manière plus sporadique, des représentants d’autres sciences sociales, sociologie ou sciences politiques par exemple.

Parler de science régionale, c’est analyser les thématiques développées par des dis- ciplines qui se sont ignorées jusqu’au milieu des années 1950, dialoguent depuis, mais n’ont pas perdu leurs spécificités. Les savoirs qui caractérisent la science régionale sont nés au XIXe siècle. Ils ont depuis connu deux bifurcations majeures.

L’idée de région telle qu’elle se présentait dans la première moitié du XXe siècle résultait du croisement de trois approches essentiellement économiques, l’économie spatiale telle qu’elle s’était développée depuis la première moitié du XIXe siècle, la théorie des relations économiques internationales apparue à la même époque et la géographie économique.

La première bifurcation s’annonce dans le courant des années 1930 et se réalise dans les années 1950, au moment où Walter Isard essaie de rapprocher les disciplines qui s’inté- ressent à l’espace. Elle allie à l’économie spatiale et à la théorie de l’échange international les résultats de la macro-économie. Les géographes, qui travaillent sur le thème régional

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depuis longtemps, ne peuvent que se joindre au mouvement, même si leurs conceptions n’ont rien à voir avec celles des économistes. L’urgence d’élaborer un corps de théorie qui fait défaut ne peut que pousser aménageurs et urbanistes à se joindre au mouvement.

Sociologues et politistes ne sont pas encore représentés.

Les orientations définies au milieu du XXe siècle sont remises en cause dans le cou- rant des années 1970. La rupture avec la macro-économie est profonde. L’ouvrage que Michael Storper publie en 1997, The Regional World. Territorial Development in a Global Economy, signale les nouvelles orientations – l’accent mis sur le local, sur le territorial – et les problèmes qu’elles soulèvent – le rapport au global. Nous voudrions montrer ici vers où pointent les pistes de recherche suivies depuis trente ans.

Pour ceci, nous rappellerons d’abord les conditions dans lesquelles le noyau central des conceptions de la science régionale est né de la convergence de traditions déjà fort anciennes, puis montrerons comment il a été remis jusqu’à un certain point en question, comme en témoigne la place faite à des expressions nouvelles : le développement par le bas – ou à des notions jusque-là négligées - celle de territoire par exemple.

1. La genèse des réflexions sur l’espace et sur la région 1.1. Le rôle initiateur des savoirs géographiques

La curiosité pour l’inégale distribution des faits humains et économiques se déve- loppe à partir du XVIIe siècle : la richesse s’épanouit le long des rivages, des cours d’eau navigables et près des villes (Dockès, 1969). Ces observations appartiennent à un genre nouveau – la science caméraliste des auteurs allemands, la statistique, au premier sens du terme. Il ne s’agit pas encore d’économie. La géographie a alors d’autres préoccupations – établir la carte précise du monde (Godlewska, 1999).

La curiosité pour l’espace précède la plupart des sciences sociales modernes et leur suggère des questions auxquelles elles cherchent à répondre : il en ira ainsi dans bien des cas jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les réflexions spécialisées s’alimentent à une géographie qui n’en est pas encore une, et l’oublient très vite. Le second chapitre de la Richesse des Nations traite « de la spécialisation du travail limitée par l’étendue du marché », mais il n’est plus guère question d’espace par la suite dans l’économie poli- tique que conçoit Adam Smith (1776). Dans les années 1840, Karl Marx puise dans le fonds encore mal différencié des savoirs géographiques l’idée que l’opposition entre ville et campagne a joué un rôle essentiel dans l’histoire, avant d’évacuer totalement, comme Henri Lefebvre l’a montré il y a déjà trente-cinq ans, toute référence spatiale dans la théorie qu’il élabore (Lefebvre, 1972).

1.2. Une première famille de réflexions sur l’espace

Du terreau mal différencié des savoirs géographiques premiers qui alimentent les scien- ces sociales en gestation, et l’économie politique plus particulièrement, trois familles de savoirs relatifs à l’espace vont naître dans la première moitié du XIXe siècle : l’économie spatiale, la théorie des relations internationales et la géographie économique dans sa pre- mière version – trois types de savoirs qui n’ont aucun point commun.

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Je ne rappellerai pas ici la genèse de la théorie économique spatiale : elle est trop connue. Elle appréhende l’espace de deux manières : comme un obstacle aux transports et comme un facteur de production. C’est sur les effets de l’éloignement que l’accent est mis successivement pour les productions agricoles (von Thünen, 1826), les produc- tions industrielles (Launhardt, 1882 ; Weber, 1909) et les services (Christaller, 1933 ; Lösch, 1938). L’espace de l’économie spatiale n’est pas homogène, mais celle-ci ne s’intéresse pas aux formes de différenciation naturelle (on raisonne sur la plaine de transport) et ignore l’existence de frontières. Elle n’introduit les dotations naturelles et les Etats que comme des phénomènes secondaires, dont il faut bien tenir compte, mais qui ne sont pas au cœur de la problématique.

La théorie de l’échange international est de nature différente (Ricardo, 1817). Elle fait place, elle aussi, à l’espace de deux manières : comme facteur de production (les pays ont des dotations inégales en facteurs) et comme collection de territoires nationaux séparés par des frontières qui laissent passer les biens, mais pas les facteurs de production. Je ne rappellerai pas le parti que Ricardo tire de ces hypothèses, mais la leçon à laquelle il aboutit est capitale : chaque pays tire avantage de la spécialisation que permet l’échange des produits, car il peut ainsi exporter une partie des facteurs dont il dispose en sura- bondance et importer ceux qui lui manquent. Le résultat est de retarder le moment où la baisse des profits interviendra – préoccupation dominante de l’économie classique.

La théorie de l’échange international est élaborée à une époque où les problèmes de croissance et de développement ne sont pas encore posés. Elle ne fait aucune place aux effets possibles du progrès.

Le marginalisme met au second plan les problèmes des équilibres sectoriels et ne conçoit pas la croissance comme un problème global. Durant trois quarts de siècles, la plupart des économistes ignorent l’espace au point que lorsqu’ils notent des effets qui lui sont dus ou qui lui sont liés, ils leur attribuent des noms qui laissent tout ignorer de leur origine – ainsi en va-t-il des économies externes (Marshall, 1890). L’économie spatiale se développe alors en Allemagne (où la tradition de l’économie nationale lui est sans doute favorable) et dans les pays scandinaves sans que la majeure partie des économistes en prennent conscience (Ponsard, 1958).

On connaît moins les circonstances dans lesquelles la géographie économique est née, et les hypothèses sur lesquelles elles reposent. Tout vient de Carl Ritter. Il est sensible au rôle de la circulation dont il est le premier théoricien en géographie ; celle-ci (i) assure la diffusion des espèces végétales cultivées et des animaux élevés dans des espaces de plus en plus larges et (ii) achemine vers les pays qui sont incapables de les produire les denrées qui leur manquent. Le développement de la navigation à vapeur, dont Ritter comprend précocement les effets, multiplie les transformations dans ce dernier domaine (Discours à l’Académie Royale de Berlin, 10 Janvier 1833, « Du facteur historique dans la géogra- phie en tant que science », Ritter, 1974, p. 132-150). La géographie économique, qu’il annonce dans le Discours qu’il prononce à l’Académie Royale des Sciences de Berlin le 14 avril 1836 sur « La Terre, facteur d’unité entre la nature et l’histoire dans les produits des trois règnes de la nature, ou : d’une science des produits de la nature en géographie » (Ritter, 1974, p. 151-165), met l’accent sur les propriétés originaires des lieux en matière de production, sur celles que la diffusion fait naître, et sur le rôle des transports. Le facteur naturel joue, mais il peut être amenuisé grâce à la diffusion des plantes et des animaux

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domestiques, et contourné grâce au commerce. Cette géographie économique s’intéresse donc aux aires de production et aux circuits auxquels elles donnent naissance. Ceux-ci s’articulent autour de points essentiels, les marchés – les grands marchés de matières pre- mières en particulier. Elle ignore les Etats, sinon pour dresser, à la fin de ses analyses, un palmarès de la contribution des pays à chaque branche de production.

Karl Andrée dessine le modèle de cette géographie économique dans un ouvrage en deux volumes (Andrée 1861 ; 1874). Son travail, systématisé par Götz (1892) est imité en Angleterre (Chisholm, 1889) et en France (Dubois et Kergormard, 1897). Ses bases demeu- rent inchangées jusqu’aux années 1930. Seule innovation, mais de taille : l’émergence de l’idée de développement soutenable (Friedrich, 1904). Lorsque les géographes qui s’inté- ressent aux répartitions économiques commencent alors à regarder du côté de l’économie, c’est vers la micro-économie qu’ils le font, à la manière de R. O. Buchanan analysant l’éco- nomie pastorale néo-zélandaise d’avant-guerre (1935). C’est parce qu’il a une double for- mation de géographe et d’économiste, et que la tradition de l’économie nationale allemande s’attache davantage que d’autres à l’espace, que Walter Christaller ébauche le premier rap- prochement entre économie spatiale et géographie (Christaller, 1933).

Les réflexions sur l’espace qui sont axées sur l’économie et se développent depuis les années 1810 ou 1820 en retiennent divers aspects : l’idée de dotation en facteurs leur est commune (mais elle n’est pas formulée de la même manière) ; l’économie spatiale ne retient de l’espace que son rôle d’obstacle, la théorie des relations internationales, que les divisions en Etats qui le caractérisent, et la géographie économique, que les circuits qui animent la vie économique. Sur le plan conceptuel, économie spatiale et géographie économique ont des points communs, mais elles ne conçoivent pas l’éloignement dans les mêmes termes : l’économie spatiale ne voit que son côté négatif, son rôle de frein ; la géographie économique est plus sensible à la manière dont le génie humain organise les relations et arrive à vaincre la distance. Par l’attention qu’elle accorde aux grands mar- chés, elle attribue déjà un rôle à la communication, mais ne le théorise pas.

1.3. Urbanistes et aménageurs

On aurait tort de croire que les réflexions sur l’aménagement du territoire et l’orga- nisation des espaces urbains soient nées récemment. Elles sont inséparables des géo- stratégies politiques – comment organiser la défense du territoire, disposer ses places fortes, développer ses ports ? – et économiques – comment stimuler l’économie natio- nale ? L’idée d’une intervention structurante sur l’espace est très présente chez Vauban (Phlipponneau, 1959). Elle prend, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et au XIXe une autre tournure : les moyens de transport nouveaux permettent d’apporter les avanta- ges de la vie de relation facile à des espaces qui les avaient jusque-là ignorés. Aménager, c’est dessiner des voies, organiser des réseaux. L’aventure se répète trois fois, pour les routes et pour les canaux à partir de 1750, pour les chemins de fer à partir de 1840. Elle prend une dimension internationale avec les canaux transocéaniques. Elle est à la base de l’interventionnisme économique des Saint-Simoniens. Il suffit d’agir sur une des dimen- sions des territoires pour y provoquer des restructurations en chaîne.

Les problèmes que posent les espaces urbains sont différents et en un sens, plus com- plexes. Il convient, ici comme à l’échelle des régions et des nations, de tracer des voies

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nouvelles, des rues d’abord, puis des liaisons ferrées ou des dessertes par tramway. Mais ces interventions, qui ouvrent de nouvelles aires à l’urbanisation, n’ont pas d’effet sur les espa- ces déjà construits. Pour ceux-ci, Haussmann combine le tracé des voies, la mise en place de réseaux d’adduction d’eau et d’égouts et la création d’espaces verts hiérarchisés.

L’accumulation de la pauvreté et des problème sociaux dans les zones que l’industriali- sation modifie trop vite conduit à envisager la question d’une manière plus systématique.

Ne faut-il pas concevoir la ville comme un organisme ? Celui-ci ne connaît-il pas des déficiences pathologiques ? C’est celles-ci qu’il faut repérer pour intervenir. Les actions à mener doivent généralement toucher plusieurs domaines – la voirie, le logement, l’hy- giène. Il faudrait également modifier les rémunérations – mais on sort de l’échelle urbaine, et la concurrence économique interdit d’aller trop loin dans cette voie.

L’aménagement urbain tel qu’il est conçu par Patrick Geddes (1915) ou par les urba- nistes à formation sociale de l’école française qui s’épanouit entre 1910 et la Seconde Guerre mondiale (Berdoulay et Claval, 2001) repose donc sur l’idée qu’il faut saisir les inteconnexions locales – « territoriales » - entre les phénomènes. Lewis Mumford y est très sensible, qui essaie, au début des années 1920, de fonder l’aménagement sur une théorie – malheureusement trop naïve – de la région (Mumford, 1922). L’utopisme qui va souvent avec les nouvelles idées sur l’urbanisme empêche d’en tirer pleinement parti.

1.4. D’autres savoirs sur l’espace : la géographie régionale

Il se développe, entre le début du XIXe siècle et les années 1930, d’autres savoirs sur l’espace, mais qui n’ont pas de dimension économique visible ou de retombées directes sur l’aménagement.

La géographie humaine qui se construit dans les années 1880 et 1890 naît du croise- ment de l’inspiration rittérienne, très visible aussi bien chez Ratzel en Allemagne que chez Vidal de la Blache en France, et des interprétations sociales de l’évolutionnisme.

C’est cette seconde dimension qui explique la place centrale faite à la différenciation naturelle des milieux et à la manière dont elle se traduit dans les distributions humaines – mais on comprend très vite que l’environnementalisme qui prétend déduire des milieux naturels la répartition des groupes et de leurs activités est insoutenable.

La géographie humaine tire alors sa substance d’une prise de conscience : les espaces sont différenciés par des groupes qui n’y tirent pas parti de la même façon de l’environne- ment ; ils n’ont pas le même genre de vie. Il en résulte une certaine organisation régionale de l’espace, mise en évidence par les géologues dès la fin du XVIIIe siècle (Gallois, 1908). A côté de la région naturelle et de son décalque humain, la région « géographique », Vidal de la Blache et les Vidaliens découvrent d’autres formes d’organisation de l’étendue (Claval, 1998 ; Gallois, 1908 ; Vidal de la Blache, 1888 ; 1903 ; 1904) : il existe des régions agrico- les, des régions industrielles, des régions caractérisées par leurs formes de sociabilité et des régions développées autour des villes. Celles-ci jouent un rôle croissant depuis la mise en place des réseaux ferrés : Vidal de la Blache en fait un thème central des recherches qu’il mène au cours des dix dernières années de sa vie (Vidal de la Blache, 1910).

Ce que la géographie découvre, c’est l’existence, dans le domaine spatial, de faits de structure – même si on n’emploie pas encore le nom. Les recherches menées concernent surtout les espaces ruraux. Les monographies régionales consacrées à des espaces indus-

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triels ne manquent cependant pas – Gibert (1930) pour la Porte de Bourgogne, Perrin (1937) pour Saint-Etienne – qui soulignent le rôle des réseaux de petites entreprises dans le dynamisme économique des espaces analysés.

1.5. D’autres savoirs sur l’espace : la morphologie sociale

Dans la mesure où elle s’attache surtout aux phénomènes de classe, la sociologie ne crée pas de perspective originale sur l’espace : les distributions qu’elle étudie ne sont que le reflet de la division du travail. Certaines orientations ouvrent des perspectives plus originales.

L’idée que le contraste entre villes et campagnes constitue un problème social majeur est présent dans la pensée sociale allemande au moins depuis Marx. Ferdinand Tönnies le théorise en associant l’idée de Gemeinschaft, de communauté, au monde paysan, et celle de Gesellschaft, de société, aux espaces urbains (Tönnies, 1944/1887). La réflexion de Georg Simmel et celle de Max Weber sont plus axées sur la grande ville.

Emile Durkheim découvre l’ouvrage de Tönnies peu après sa publication : c’est le point de départ de sa morphologie sociale (Jones, 1993). Tönnies soulignait l’opposition des formes de sociabilité entre ville et campagne. Durkheim y voit le résultat de l’inégale densité des populations (Durkheim, 1893). Il précise : de l’inégale densité morale.

La morphologie sociale qui naît ainsi reste longtemps une science pauvre, malgré quel- ques articles pénétrants de Marcel Mauss (Mauss et Beulat, 1904/1905). Maurice Halbwachs est le premier à faire progresser vraiment la réflexion. Au cours de son voyage aux Etats- Unis, il rencontre l’école d’écologie urbaine de Chicago (Halbwachs, 1932). Celle-ci tire une partie de son inspiration de la réflexion allemande sur la grande ville, mais elle innove lorsqu’elle met en évidence la complexité de l’architecture sociale des villes, faites de com- munautés en compétition pour l’espace, et qui se chassent mutuellement : dans un espace urbain, la répartition des classes ne s’explique pas par la seule division du travail.

Maurice Halbwachs croise morphologie sociale et écologie urbaine (Halbwachs, 1938). Il creuse l’idée de densité morale en se penchant sur la manière dont les repré- sentations sociales pèsent sur les distributions, et dont la mémoire s’associe aux lieux (Halbwachs, 1925 ; 1941).

1.6. La quasi-absence des sciences politiques

Dans le concert des curiosités relatives à l’espace qui se développent dans la seconde moitié du XIXe siècle, les sciences politiques sont à peu près absentes. C’est que leur genèse est tardive : pour former les hommes d’état à leurs responsabilités futures, on s’est longtemps contenté d’enseigner le droit constitutionnel et de tirer de l’histoire des leçons pour le présent et pour le futur.

L’idée que l’espace offre des structures qui modèlent les évolutions politiques, qui les retardent ou qui les accélèrent, ne mûrit guère avant les années 1910 (Favre, 1989).

Elle est liée aux échecs qu’André Siegfried rencontre lorsqu’il est candidat aux élections législatives. Il prend conscience de l’ancrage profond des convictions de droite dans la France de l’Ouest (Siegfried, 1913).

C’est à peu près à la même époque que Max Weber propose une analyse sociologique du pouvoir qui permet de prendre en compte la diversité de ses formes, de sa distribu-

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tion, et de son impact sur l’espace (Weber, 1971 ; 2004) : en opposant le pouvoir pur à l’autorité légitime, en distinguant les trois sources de celle-ci, la tradition, la raison ou le charisme du chef, et en se penchant sur les diverses formes de l’influence, c’est à une géographie différenciée des effets du pouvoir qu’il invite. Il bâtit une théorie de l’organisation sociale qui est susceptible d’éclairer l’organisation spatiale – mais il faut un demi-siècle pour que ces possibilités soient exploitées.

Les réflexions sur la domination que Gramsci mènent de sa prison vont un peu dans le même sens, mais ne conduisent pas, non plus, à une mise en œuvre immédiate.

2. Une première bifurcation : l’apparition de la science régionale 2.1. L’inégal développement et les ratés de la croissance

La naissance de l’industrie moderne avait conféré à l’Europe (du Nord-Ouest et du Centre d’abord, puis à l’ensemble du continent à l’exception des Balkans et de la partie méridionale des péninsules méditerranéennes), aux États-Unis puis au Japon un dynamisme considérable. A celui-ci, il fallait associer la réussite des pays plus ou moins tempérés que le peuplement blanc était en train de gagner, Canada, Ouest des États-Unis, Sibérie, Argentine, Uruguay, Sud du Brésil, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud.

La Première Guerre mondiale ébranle l’Europe, dont certaines régions industrielles connaissent déjà des difficultés. La Grande Crise donne une dimension tragique à ces problèmes. Les bassins houillers et les fabriques qui s’y étaient accumulées périclitent en Angleterre. La prospérité d’ensemble de l’espace américain a fait oublier les difficultés de certaines régions – le Sud des Appalaches en particulier, où les niveaux de vie et d’ins- truction sont très bas, et où l’érosion des sols se déchaîne.

Les Etats ne peuvent rester indifférents à ces crises (Gottmann et al., 1952) . L’action de la Tennessee Valley Authority naît d’un diagnostic d’ensemble. La pauvreté est lié à une agriculture dévastatrice, qui a exagéré l’irrégularité des cours d’eau et les risques d’inondation. Il y a là un cercle vicieux dont il faut sortir : la construction de barrages écrétera les crues et fournira de l’énergie à bas prix. Celle-ci suscitera une industrialisa- tion qui fera sortir la région de son inertie.

En Grande-Bretagne, les taux de chômage sont tels, dans les vieux bassins houillers, que ceux-ci connaissent une spirale de crise. Pour en sortir, il faut recréer des emplois : de là, l’idée de parc industriel, qui facilite la venue de nouveaux entrepreneurs, et la mise en place d’incitations pour les attirer.

L’aménagement régional moderne naît donc de l’inégal dynamisme territorial dont la Grande Crise fait prendre conscience. La plupart des secteurs sont touchés ; les problèmes sociaux sont si préoccupants, que les gouvernements ne peuvent pas rester fidèles aux principes du libéralisme. Ils agissent, mais sans disposer de cadre théorique qui puisse guider et justifier leurs interventions.

Certains tournent leurs regards vers l’URSS, avec l’idée que le régime soviéti- que dispose, grâce à la planification centralisée, du moyen de tout régler. Illusion : le marxisme ne dit rien sur l’organisation de l’espace. La fameuse devise de Lénine, affichée sur la centrale thermique qui a pollué six décennies durant le centre de Moscou : « Le Communisme, c’est les Soviets à l’usine et l’électricité à la campagne » doit davantage

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à Kropotkine (la seconde partie de la phrase) qu’à Marx. Il faut attendre les années 1940 pour que la réflexion sur les « complexes régionaux de forces productives » prennent vraiment son essor (Saushkin, 1962). Elle ne joue qu’un rôle mineur dans les décisions prises : le volontarisme des dirigeants fait que ceux-ci n’attendent pas des études écono- miques un cadre qui puisse éclairer leur action.

La Seconde Guerre mondiale rend plus nécessaires encore les interventions : les études soulignent la généralité des phénomènes d’inégal développement – dont on prend pour la première fois conscience à l’échelle internationale ; la reconstruction implique des actions massives dans les secteurs où les destructions ont été les plus graves.

A l’aménagement du territoire à l’échelle des régions et à celle des nations s’ajoutent les problèmes que connaissent les villes : la croissance est stimulée par l’essor démographique et par les excédents de main-d’œuvre rurale que crée la mécanisation des campagnes ; l’usage de l’automobile rend possible l’étalement, mais entraîne très vite la congestion des centres.

Même dans des pays de tradition libérale, l’idée que la puissance publique se doit d’intervenir trouve désormais des défenseurs. C’est dans ce contexte que naît la science régionale. Elle réunit des chercheurs venus de disciplines variées. Ils apportent des connaissances en plein renouvellement.

2.2. Les bases nouvelles de l’économie et la région

Par rapport à d’autres sciences sociales, l’économie dispose d’un triple avantage ; (i) les connaissances qu’elle développe ne sont pas seulement descriptives ; elles peuvent prendre une valeur prescriptive ; (ii) avec la théorie spatiale et celle de la spécialisation internationale, elle dispose de moyens éprouvés d’interprétation des distributions spatia- les ; (iii) la macro-économie réapprend à penser l’économie comme faite d’ensembles soumis à des mécanismes globaux (Keynes, 1936).

L’intérêt pour la théorie de la spécialisation territoriale renaît entre les deux guerres mondiales grâce aux recherches de Heckscher (1949/1919) et de Ohlin (1932). Leurs résultats, formulés d’abord en Suède, sont diffusés aux Etats-Unis grâce à Ohlin. Paul Samuelson conduit la recherche un pas plus loin au lendemain de la guerre (Samuelson, 1948 ; 1949). Les conclusions ainsi obtenues semblent conforter les thèses du libéralisme, puisque l’égalisation du prix des facteurs de production, gage de l’efficacité globale maxi- male, résultera automatiquement de l’échange si rien ne vient gêner celui-ci.

La théorie spatiale s’affirme grâce aux travaux que Walter Christaller (1933) et August Lösch (1938) consacrent aux lieux centraux, et grâce à la formulation théorique que celui-ci sait donner à l’ensemble (Lösch, 1940). En France, Claude Ponsard offre une syn- thèse magistrale de cet aspect de la pensée économique en 1955, et en retrace l’histoire en 1958. Les travaux de Hotelling (1929) jouent un rôle central dans cette restructuration.

L’idée de mobiliser les résultats de la macro-économie au niveau régional est déjà présente chez Walter Isard en 1951 (Isard, 1951 ; 1956). Cette orientation s’affirme rapi- dement dans la seconde moitié des années 1950 et dans les années 1960. Elle s’accom- pagne d’une réflexion sur les effets multiplicateurs de l’investissement ou du commerce extérieur. Les résultats proposés peuvent s’appliquer à toutes les échelles – celles de la ville, de la région ou de l’Etat. En France, c’est Jacques-R. Boudeville qui s’illustre le plus dans ce domaine (Boudeville, 1961 ; 1962 ; 1963 ; 1966 ; 1968).

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Les recherches soulignent la pertinence d’un certain nombre de thèmes explorés par quelques économistes entre 1880 et 1940, qu’il s’agisse des économies externes, d’abord appréhendées par Alfred Marshall (1890), des économies d’échelle, dont la signification spatiale est rappelée par Young (1928) entre les deux guerres, ou des coûts de transaction, que Coase analyse à partir de 1937. La place faite aux économies d’échelle et aux économies externes ne cesse de croître dans les analyses menées dans les années 1950 et 1960 (Scitovsky, 1954). Grâce aux travaux de Davies et Whinston (1962 ; 1964), on sait désormais que les économies externes concernent non seulement les entreprises, dont elles grèvent ou allègent les coûts, mais aussi les ménages, qui voit l’utilité des lieux où ils résident ou qu’ils fréquentent augmenter ou diminuer en raison des activités qui prennent place à proximité.

Trois branches donc, qui nourrissent la réflexion économique sur la région, mais sans que cela débouche sur une théorie unifiée. Des progrès importants sont cependant réali- sés. Dans le domaine urbain, Alonso trouve le moyen d’adapter le vieux modèle de von Thünen à des espaces où la demande vient à la fois d’entreprises qui cherche à maximiser leurs profits et de particuliers, qui font de même de leur fonction d’utilité (Alonso, 1964).

On dispose désormais d’une théorie de l’espace urbain, et d’une théorie des réseaux urbains, mais elles sont mal unifiées, malgré des avancées certaines (Berry, 1964 ; Berry et Horton, 1969). Des géographes (Vance, 1964) et des économistes (Leven, 1977) com- mencent à s’interroger sur la ville polycentrique.

Dans le domaine international, la combinaison des acquis divers conduit à la formulation d’un certain nombre d’interprétations, qui mettent l’accent sur le rôle négatif des effets de démonstration, sur la faiblesse de l’épargne et les cercles vicieux qu’elle entraîne, sur le gaspillage que constitue une épargne-travail qui demeure inutilisée, ou sur les conditions à réunir pour que réussisse le décollage et l’accès à la phase de croissance entretenue qui caractérise les pays industrialisés modernes. Les interprétations de l’inégal développement s’appuient largement sur ces orientations (Austruy, 1965 ; Higgins, 1959).

Certains regrettent que les conditions de la concurrence imparfaite ou monopolisti- que, pourtant analysées par E. H. Chamberlin (1933) et J. Robinson (1940) dès avant guerre, ne soient pas davantage prises en considération – ce qui montre que beaucoup de chercheurs n’ont pas encore pris pleinement conscience du rôle de l’information dans la vie économique.

Beaucoup d’économistes sont conscients des limites des interprétations proposées.

C’est à la théorie de la spécialisation internationale que l’on s’en prend surtout, car elle parle d’égalisation des chances à un moment où les écarts se creusent dangereusement.

En 1955, Perroux souligne cette faiblesse en proposant une théorie des pôles de crois- sance qui prend le contre-pied des positions généralement admises – mais sans vrai sup- port théorique, malgré le nom. La mise en œuvre des modèles macro-économiques est possible dans ce cadre, comme le souligne Boudeville.

Les plus fortes critiques viennent des pays en voie de développement : on a le senti- ment que les actions internationales qui commencent à s’esquisser ne sont pas à la mesure des problèmes à résoudre. Raùl Prebisch (1964) donne le ton : la détérioration des termes de l’échange dont souffrent les pays en voie de développement entre 1953 et 1968 fait plus qu’annuler les transferts internationaux effectués en leur faveur. Pour résister à cette détérioration et maintenir son niveau de vie, un pays comme la Nouvelle-Zélande double

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son troupeau ovin en 15 ans – mais peu de pays ont des disponibilités en terre et en savoir- faire qui permettent des croissances aussi spectaculaires.

La critique se fait plus virulente lorsqu’elle devient marxiste. L’avènement du capi- talisme n’a-t-il pas résulté de l’accumulation primitive, qui a conduit l’Europe à s’en- richir aux dépens du reste du monde entre 1500 et 1800 et à créer les disponibilités en capital indispensables à son industrialisation ? Il est facile de tirer de Lénine et Rosa Luxembourg une théorie de l’impérialisme qui renouvelle, au début du XXe siècle, l’ana- lyse que Marx avait déjà esquissée de l’exploitation des périphéries. Le seul défaut de la théorie du développement du sous-développement qui s’élabore ainsi (Frank, 1970), c’est de prendre naissance au moment où certains pays d’Extrême-Orient – la Corée, Taiwan, Hong-Kong, Singapour – réussissent leur décollage.

Certains économistes se demandent si pour aller plus loin dans la compréhension des dynamiques territoriales, il ne convient pas de remettre en cause les principes d’analyse jusque-là employés. C’est la signification de l’article où François Perroux propose, en 1950, de distinguer trois étages dans l’étude des phénomènes spatiaux : celui des réa- lités observables, de l’espace géographique ; celui des réseaux qui l’arment, et qui sont constitués par les entreprises ; celui des plans – un espace de représentation donc – où s’élaborent les stratégies et les projets de mise en valeur. L’impact immédiat de cet article est limité. A long terme, il inspire Henri Lefebvre, qui reprend l’idée d’une analyse à trois étages, et en tire l’idée de la production de l’espace (Lefebvre, 1974).

2.3. Une nouvelle géographie économique

Les géographes se penchaient depuis trop longtemps sur les réalités régionales pour ne pas participer pleinement à l’aventure de la science régionale. Cela les conduit à rompre avec les deux sous-disciplines qu’ils avaient jusqu’alors consacrés à ces problèmes : la géographie économique telle qu’elle était pratiquée depuis les années 1880 (malgré les efforts louables de modernisation de celle-ci auxquels se livrent, au début des années 1950, Jean Chardonnet – 1953 - et dans une certaine mesure Pierre George - 1950), et la géographie régionale, surtout descriptive, qui était au cœur de la discipline depuis 1900.

Les géographes se tournent vers la théorie spatiale et se plongent avec délices dans les modèles de von Thünen, de Weber ou de Christaller. Von Thünen et Weber leur expli- quent la formation des régions agricoles ou industrielles spécialisées. Christaller éclaire la genèse des réseaux urbains : c’est à la structure et au fonctionnement de ceux-ci que les collègues se consacrent le plus volontiers en Europe aussi bien qu’aux Etats-Unis.

Les autres composantes de l’économie à orientation spatiale les retiennent moins : les travaux américains ou anglais ne les ignorent pas, mais leur intérêt ne date bien souvent que de la publication de l’ouvrage de Boudeville qu’éditent les Presses de l’Université d’Edimbourg (Boudeville, 1966). Je pense être alors le seul à essayer d’exploiter systé- matiquement ces aspects (Claval, 1968).

Une nouvelle géographie économie se constitue. Se confond-elle avec l’économie spatiale, même si elle lui doit une grande partie de son inspiration ? Non ! Pour com- prendre ce que la géographie apporte alors de spécifique à la science régionale, rien de mieux que d’analyser un article très caractéristique : celui qu’Edward Ullman publie en 1958 dans les Papers and Proceedings of the Regional Science Association. Il y étu-

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die l’organisation régionale des Etats-Unis. Au point de départ de son étude, une carte déjà ancienne, celle du trafic ferroviaire aux Etats-Unis en 1929 (la concurrence rail/

route a permis, à partir de cette date, aux compagnies de ne plus fournir de statistiques en ce domaine). Deux ensembles s’y distinguent : le Nord-Est, avec des flux intenses, qui se croisent en tout sens ; le reste des Etats-Unis, où les transports sont moins denses, et où les marchandises vont de préférence vers le Nord-Est ou en viennent. Ce Nord-Est coïncide avec l’Industrial Belt mis en évidence par le géographe suédois Sten de Geer entre les deux guerres mondiales (Geer, 1927). Les cartes de potentiel de population et de revenus élaborés par Stewart et Warntz (1958) puis par Warntz (1964) soulignent que les zones où ils sont les plus forts – ceux dont l’accessibilité est donc maximale – couvrent également le Nord-Est (et la Californie).

Ullman met donc en évidence un fait ignoré par les économistes, et qui prolonge les travaux de géographie régionale classique : l’existence, au sein d’espaces nationaux, de deux types de régions, (i) les aires centrales, à économie complexe où agriculture intensive, industries diverses (de transformation en particulier) et services s’accumu- lent et (ii) les espaces périphériques où les régions sont spécialisées et se contentent souvent de fournir des matières premières ou de l’énergie au premier ensemble. Le secret des aires d’économie complexe, c’est d’attirer les activités grâce aux écono- mies d’échelles que leur grande accessibilité autorise, et grâce aux économies exter- nes que la forte urbanisation génère.

L’ouvrage que Jean Gottmann consacre en 1961 à Mégalopolis va dans le même sens : il y souligne la singularité du chapelet de villes qui forment un ruban presque continu de Portland, dans le Maine, jusqu’à Baltimore et aujourd’hui Washington. Le rôle de ces villes n’est pas régional, au sens classique. Ce sont des centres de service qui structurent l’ensemble des Etats-Unis et assurent son articulation sur le reste du monde. Ici, ce qui explique l’accumulation, ce sont les économies externes plus que les économies d’échel- les. Elles sont liées à la spécialisation de l’ensemble dans les métiers de la communica- tion, de l’information et de la direction des entreprises.

L’économie géographie met donc davantage l’accent que ce n’est le cas des différentes composantes de l’économie spatiale sur le jeu des économies externes et des économies d’échelle. Elle souligne ainsi le rôle du progrès technique dans la genèse des distributions inégalitaires si caractéristiques du monde industriel (Claval, 1970).

La géographique économique mène à la critique des conceptions classiques de la spé- cialisation internationale : elle lui reproche d’être bâtie pour un monde statique, et de ne pas prendre suffisamment en compte les avantages qui naissent de la dimension des sites productifs, et de la circulation plus facile des informations – au point que certaines peuvent être acquises gratuitement dans les zones urbanisées et dans les grandes villes. L’économie de la commutation se systématise (Williamson, 1975 ; Renfrew, 1975 ; Claval, 1977a ; Guillaume, 1997 ; Crague, 2004). Elle permet d’unifier enfin théorie de la ville et théorie des réseaux urbains en expliquant la logique des lieux centraux (Claval, 1981)

L’économie géographique est donc plus sensible que les différentes formes de théorie économique spatiale au rôle de l’information d’une part, et à la dynamique du progrès de l’autre. Pour être pleinement reconnus, ces résultats auraient dû être plus complètement formalisés – ce dont les économistes se chargent à partir de 1980, grâce aux travaux Paul Krugman (Krugman, 1980 ; 1991 ; Fujita et al., 1999).

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2.4. L’espace des autres sciences sociales

Economistes et géographes ne sont pas les seuls à s’interroger sur le rôle de l’espace dans le fonctionnement des sociétés humaines. Le rôle des villes est un sujet fréquent de préoccupation : des sociologues, comme Jean Remy (1966), des historiens, comme Robert S. Lopez (1963), des spécialistes de l’information, comme Richard Meier (1965), font leur l’opinion d’un économiste comme Shigeto Tsuru (1963), pour dire que les vil- les sont essentiellement des carrefours. La sociologie urbaine, longtemps spécialité amé- ricaine (Grafemeyer et Joseph, 1979), intéresse de plus en plus les Européens (Remy, 1966 ; Ledrut, 1968), cependant que la fin des paysans aide à comprendre ce qui faisait la spécificité des sociétés traditionnelles (Mendras, 1967).

Les sciences du social cessent de ne s’intéresser qu’aux classes. L’anthropologie conçoit les sociétés qu’elle étudie comme faites de réseaux de relations institutionnalisées et codifiées : comme le montre admirablement Jacques Maquet (1971) pour l’Afrique, les grammaires qu’elles savent mettre en œuvre ne sont pas partout les mêmes. Elles disposent au minimum de la langue de la famille (alliance et descendance) qui s’allonge jusqu’à incorporer tous les membres de la tribu ; la plupart savent également jouer sur les associations ; les échanges reposent souvent sur des marchés – mais dont le fonc- tionnement ne répond pas toujours aux logiques qui nous sont familières ; les sociétés interlacustres de l’Afrique centrale et de l’Est sont plus complexes, puisque elles sont structurées en castes et ont des pouvoir politiques de type féodal ou monarchique. Pour comprendre les sociétés modernes, il faut ajouter à ces grammaires celles des organisa- tions (des bureaucraties) et celles qui reposent sur des formes plus ou moins rationalisées d’autorité (Etzioni, 1964 ; 1968).

Une telle analyse des rapports entre espace et société met l’accent sur la diversité des formes que revêt le pouvoir – l’institutionnalisation a pour but de canaliser et de contrôler les aspects qu’il prend dans les divers types de relations (Claval, 1973 ; 1978). On voit déjà pointer l’idée de gouvernance.

2.5. Aménageurs et urbanistes

Aménageurs et urbanistes sont les responsables de l’approfondissement des réflexions sur les rapports de l’économie, de la société et de l’espace qui prend place entre les années 1940 et les années 1970.

Les recettes qui leur sont proposées sont multiples. Les aménageurs et les urba- nistes y puisent abondamment. Les actions qu’ils mènent connaissent le succès. Les régions déprimées le sont moins ; les pays en retard voient s’amorcer la modernisa- tion ; les villes changent d’échelle, hébergent des foules de plus en plus nombreuses et s’adaptent à l’automobile.

Urbanistes et aménageurs ont cependant le sentiment que les recettes qu’ils emploient perdent progressivement de leur efficacité. Elles marchent durant les Trente Glorieuses, mais ne reposent pas sur une compréhension assez fine des mécanismes à l’œuvre dans l’espace social pour garder leur valeur lorsque les conditions de la vie économique chan- gent, avec les chocs pétroliers et la libération des échanges. C’est donc à une deuxième remise en cause profonde que l’on assiste depuis 1970 ou 1975.

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3. Une deuxième série de remises en cause

La manière dont les sciences sociales et l’économie conçoivent l’espace change de nouveau depuis trente ans. Il y a à cela plusieurs séries de raison : le renouveau de la pen- sée économique lié à Keynes s’épuise. Les recettes qu’il a plus ou moins inspirées n’ont plus la même efficacité. Les gouvernements s’aperçoivent qu’il ne suffit pas de stimuler la demande pour relancer l’économie. On se met à parler de stagflation – cette combinai- son inédite d’inflation rapide et d’atonie de l’économie.

Les thèses monétaristes connaissent un succès considérable (Friedman, 1973) : on cesse de croire à la vertu des interventions de l’Etat. Ce qui conduit les agents économi- ques à bâtir les anticipations qui mènent à la croissance, c’est la confiance qu’ils placent dans les moyens monétaires. Plus question de manipuler sans cesse les taux d’intérêt. Ce qu’il faut, c’est une banque centrale capable de gérer la monnaie indépendamment des pressions des hommes politiques, des entrepreneurs ou des syndicats. Le monétarisme entraîne une critique profonde des systèmes économiques mis en place depuis la Seconde Guerre mondiale : il faut procéder à la dérégulation pour recréer des conditions normales de concurrence et stimuler la compétition. La dérégulation entraîne le désarmement doua- nier, ce qui stimule les échanges internationaux.

Les années 1970 sont donc marquées par une remise en cause profonde des postulats sur lesquels les politiques pratiquées depuis la Seconde Guerre mondiale reposaient. Les aménageurs recherchent de nouveaux principes pour guider leurs interventions. Walter Stöhr (1981) met à la mode l’idée que l’aménagement doit se faire par le bas : ce n’est pas une théorie ; c’est tout au plus un vœu pieux – mais cela indique les orientations que prend désormais la réflexion.

Pour comprendre les traits dominants de celle-ci, il convient d’analyser d’abord les mutations que le monde est en train de subir : la globalisation induite par le progrès des moyens de transport et de communication, les bouleversements des infrastructures de réseaux qui en résultent, la nouvelle articulation des filières productives qui se des- sine, et le passage de l’économie d’offre qui dominait depuis 1945 à une économie de demande, avec comme corrélat la concurrence avivée et la nécessité, pour les entrepri- ses de faire fond sur l’innovation.

3.1. Progrès des transports et des télécommunications, globalisation, contre-urbanisation et métropolisation

Les trente années qui suivent la Seconde Guerre mondiale voient se multiplier les innova- tions dans le domaine des transports et des communications : l’obstacle de la distance dimi- nue, les économies se trouvent rapprochées (Claval, 2003). Certains annoncent même la fin de la géographie ! C’est aller un peu vite : les distributions sont profondément modifiées, mais éloignement et proximité continuent à jouer un rôle, même si ce n’est pas de la même façon.

Il y a d’abord révolution dans les transports de masse grâce à l’augmentation du tonnage des navires de transport, minéraliers et pétroliers en premier lieu, à l’augmentation de la section des oléoducs et des gazoducs, et à la construction de lignes à très haute tension. Il est désormais possible de mettre partout en œuvre des formes concentrées d’énergie – et les produits qu’elles permettent de fabriquer, fertilisants et pesticides en particulier.

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Le conteneur bouleverse l’acheminement des produits fabriqués. Au lieu d’aller d’un point de rupture de charge à un autre, les articles manufacturés ou les pièces détachées sont acheminés dans un même cadre du lieu de fabrication au lieu de des- tination : il est désormais possible à des entreprises d’appréhender et d’organiser la chaîne logistique en totalité.

La révolution des transports rapides de personnes – avion ou train à grande vitesse – allonge les distances qu’il est possible de parcourir dans un laps de temps très court, ce qui facilite l’établissement de contacts, dont les recherches de Gunnar Törnqvist ont montré, dès 1968 et 1970, le rôle qu’ils jouaient dans les affaires et dans la vie des entreprises.

Les télécommunications connaissent des avancées multiples : la télévision, créée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, devient accessible de partout ; les moyens de conserver le son et l’image se multiplient et s’unifient grâce à l’utilisation du numérique ; le téléphone portable permet de rentrer instantanément en liaison avec n’importe quel partenaire quel que soit le lieu où l’on se trouve. Mais les mutations affectent aussi la structure des infrastructures de télécommunications : pour acheminer un message télé- phonique entre deux points éloignés, il fallait les faire transiter par toute une série de standards hiérarchisés, vers le haut d’abord, puis vers le bas ; pour les contacts directs, la logique était la même, ce qui justifiait l’existence de réseaux urbains hiérarchisés.

Les nouvelles techniques de commutation entre lignes permettent de réduire le nombre des centraux à travers lesquels les messages transitent : deux niveaux suffisent générale- ment, celui qui assure les liaisons locales et celui qui permet d’atteindre les correspon- dants les plus éloignés. Les messages ne cheminent plus sur des arbres hiérarchisés, mais sur un écheveau de lignes où des logiciels leur font prendre l’itinéraire le moins chargé.

Les révolutions techniques des transports et des communications sont responsa- bles du rapetissement du monde. Elles le sont aussi de sa restructuration : c’est la fin des hiérarchies complexes ; deux niveaux suffisent désormais, le local et le général.

Cela se lit dans l’organisation actuelle des infrastructures de télécommunication ; cela se marque aussi dans les structures destinées à assurer des contacts – les réseaux urbains. Ceux-ci sont comme aplatis, réduits à deux niveaux, le local et celui qui accède au reste du monde – celui des hubs des réseaux aériens qui est aussi celui des métropoles (Claval, 1987).

La révolution des transports et des communications a ainsi des effets contradictoi- res : dans la mesure où elle assure à tous les points un accès satisfaisant aux réseaux généraux de télécommunications et de transports rapides, elle pousse à la contre-urba- nisation. Dans la mesure où les contacts urgents entre partenaires éloignés ne peuvent se dérouler que dans des centres importants, elle conduit à la métropolisation. Les gran- des villes disposent désormais de l’essentiel des avantages dont bénéficiaient naguère les aires centrales des espaces économiques. La métropolisation fait donc échec à la tendance à la concentration dont on annonçait volontiers, dans les années 1950, qu’elle ne cesserait de s’accentuer (Claval, 1987 ; Lacour et Puissant, 1999). Des villes globa- les dominent la scène mondiale (Sassen, 1991).

Avec la facilité accrue d’accès aux avantages de la forte centralité qu’assure la métro- polisation, l’essor des espaces périphériques devient plus facile. L’opposition entre espa- ces industrialisés et espaces en voie de développement s’estompe.

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3.2. Les filières productives face à la globalisation

On sait quels efforts ont été effectués en France, à partir de 1955, pour décentraliser les activités industrielles. Les résultats n’ont pas été négligeables, mais ils n’ont pas répondu aux attentes : le but était d’attirer les activités vers les zones en retard de l’Ouest, du Massif Central et du Sud-Ouest. Les emplois décentralisés boudent ces espaces ; ils s’ins- tallent pour l’essentiel dans un cercle d’un rayon de 250 km autour de Paris.

Les travaux de Törnqvist (1968 ; 1970) donnent la clef de ce type d’évolution. Il est possible, dans une filière qui produit des articles manufacturés, de distinguer plusieurs segments : en amont, celui qui assure le ravitaillement des usines en énergie et en matiè- res premières ; au centre, celui où l’article est élaboré en passant d’atelier en atelier et d’usine en usine ; à l’aval, celui qui a trait à la distribution.

Le segment où les activités de fabrication prennent place exige des contrôles nom- breux : contrôle du personnel, de sa fiabilité, de ses performances ; contrôle des pièces détachées et des opérations de montage si l’on veut obtenir une production de qualité. Ces contrôles demandent des contacts directs. Dans une entreprise, il est difficile d’exiger des cadres qu’ils se déplacent en permanence. Ils acceptent de le faire sans rechigner lorsque cela se fait dans la journée.

Ce qu’apprend donc la géographie des contacts de Törnqvist, c’est qu’avant la révolu- tion des transports rapides, la partie des filières où s’effectuent les fabrications s’inscrivait dans des espaces dont le rayon n’excédait pas 250 km. C’est ce qui donnait aux Etats un pouvoir considérable sur les entreprises et leur permettait d’imposer des politiques de décentralisation ou de relocalisation.

La révolution des télécommunications supprime un certain nombre de contrôles (on peut régler les machines à commande numérique à distance) ; celle des transports rapides allonge le rayon accessible en 24 heures, qui passe de 250 à 1 500 km au moins. Le segment de fabrication des filières productives cesse d’être généralement limité à un seul Etat (Claval, 1987). Les entreprises peuvent facilement le faire écla- ter si on leur impose des contraintes qu’elles jugent inadmissibles. La globalisation entraîne donc une diminution très significative des possibilités d’action des Etats en matière économique.

3.3. Le passage d’une économie dominée par l’offre à une économie dominée par la demande

Une partie des énergies du monde d’après-guerre est tournée vers la reconstruction. Au fur et à mesure que la production augmente, de nouvelles couches de la population accè- dent aux consommations de masse : elles sont enchantées de disposer de réfrigérateurs, de machines à laver, de voitures. Tout ce qui est produit trouve facilement acquéreur.

L’économie est dominée par l’offre.

Les conditions de marché changent à partir de 1970. Une grande partie de la popu- lation est déjà équipée. On ne vit plus dans une société de pénurie. Les consommateurs deviennent plus exigeants. Aux entreprises de répondre à leurs attentes ! Plus question de se contenter du même produit que le voisin. La demande se différencie. La compétition s’avive : la qualité des produits devient l’argument décisif de vente.

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Le problème essentiel pour les entreprises, c’est désormais d’innover en permanence pour rester compétitives : toute la géographie économique s’en trouve bouleversée. On découvre que cette quête de la compétitivité passe très souvent par le regroupement, en grappes, en clusters, des activités productives : effet paradoxal de la concurrence que la globalisation avive ! R. Kloosterman et R. Boschma résument ainsi la mutation qui en résulte :

«By analyzing the local and regional sources of innovation and learning, ‘soft’ aspects such as institutions, embeddedness, trust, social capital and complex forms of gouver- nance are explored. This rephrases the nexus between global and local and in doing so, undermine the myth of the death of distance» (Boschma et Kloosterman, 2005, p. 393).

Comme le montrent ces auteurs, les économistes intègrent désormais toute une série de notions qu’ils avaient jusque-là négligées : ils deviennent sensibles au rôle de la confiance, s’interrogent sur l’impact du capital social sur les performances locales ou régionales, explorent les interdépendances non-marchandes et s’attachent aux échanges tacites de connaissances. Tout cela suppose qu’ils fassent leurs des manières d’appréhen- der l’espace qui étaient jusque-là surtout le propre des géographes régionaux (les structu- res sociales locales), des sociologues (les réseaux institués ou spontanés de relations) ou les politologues (l’imbrication des jeux de pouvoir et les formes de gouvernance).

3.4. La première phase du mouvement : les années 1970 et le début des années 1980 Les années 1970 sont celles du désarroi : les recettes proposées par la science régionale depuis le milieu des années 1950 se révèlent de plus en plus inefficientes.

Quels principes nouveaux mettre en œuvre ? Concevoir le développement par le bas ? Oui, mais comment faire ?

Le renouveau porte sur l’ensemble des sciences sociales. La remise en cause des appro- ches économiques qui étaient jusque-là pratiquées ne vient plus uniquement du marxisme.

Celui-ci, qui prend enfin conscience de ses lacunes en matière spatiale (Lefebvre, 1972 ; Claval, 1977b), commence à se réformer. Il le fait parfois en restant dans un cadre ortho- doxe, à la manière de David Harvey (1982). Il propose plus souvent une théorie à deux vitesses (grande théorie et méso-théorie), qui tire parti des approches de la science éco- nomique pour les situations ordinaires, mais traite des périodes de crise ou de rupture en se référant au modèle marxiste : on retrouve cette idée aussi bien chez les régulationnis- tes français (Aglietta, 1976 ; Boyer, 1986) que chez les structurationnistes à la manière d’Allan Pred (1983), de Nigel Thrift (1983) en géographie ou d’Anthony Giddens (1984) en sociologie ; dans les pays anglo-saxons, les structurationnistes s’appuient sur la géo- graphie du temps de Torsten Hägerstrand (1970) pour attirer l’attention sur les structures intermédiaires que constituent les régions. La géographie économique tire parti de ces mouvements d’idée (Scott et Storper, 1986). Les sociologues structurationnistes français comme Pierre Bourdieu (1980) s’intéressent aussi à l’échelle régionale, mais leur méso- théorie (l’habitus) n’est pas spatiale (Claval, 2007).

La sociologie et l’histoire faisaient une large place à l’idée de progrès et aux philo- sophies de l’histoire et mettaient davantage l’accent sur le rôle du temps que sur celui de l’espace. Les attitudes changent (Lepetit, 1988). La critique de l’idée de progrès, qui se développe au cours des années 1970, débouche sur une mutation épistémologique majeure, celle de la postmodernité (Jameson, 1984 ; 1991). S’inspirant largement d’Henri

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Lefebvre (1974) et de Michel Foucault (1976), c’est aux jeux du pouvoir dans l’espace que s’attachent désormais les chercheurs. C’est à Foucault (1966) qu’ils doivent aussi l’idée d’analyser la science comme un discours, et à Derrida (1967) qu’ils empruntent les procédés de la déconstruction : les sciences sociales subissent un tournant linguistique.

Elles ne croient plus aux grands récits ; elles se font plus modeste – c’est le tournant cultu- rel - et plus sensibles aux réalités locales – c’est le tournant spatial (Claval, 2007).

Sous l’impulsion de Paul Krugman, l’économie géographique prend une forme moderne (Krugman, 1980 ; 1991 ; Fujita et al., 1999). Elle rend à la fois compte de la mobilité des biens et de celle des facteurs de production. Le modèle de Dixit-Stiglitz- Krugman explique le commerce interrégional. Complété par les modèles de gravitation et le jeu des coûts de transfert, il rend compte des structures centre/périphérie et montre comment évoluent les inégalités régionales. Les modèles classiques de la concurrence spatiale, ceux de Hotelling et de Cournot, complètent le tableau. L’économie géographi- que est alors capable d’expliquer l’ampleur et les déterminants de la concurrence spatiale.

Comme l’indiquent dans leur récent manuel P.-Ph. Combes, Th. Mayer et J.-F. Thisse, l’économie géographique telle qu’elle s’élabore depuis trente ans privilégie les « dimen- sions macrospatiales, laissant de côté les aspects microspatiaux pourtant susceptibles de jouer un rôle important dans les phénomènes étudiés » (Combes et al., 2006, p. 381).

L’idée d’analyser la firme comme une organisation, au sens que l’on donne à ce terme en sociologie, conduit à aborder l’étude des réseaux sous un angle nouveau : leur fonc- tionnement n’est pas seulement fonction de la distance physique. Il reflète le jeu de dis- tances sociales et est d’autant plus efficace qu’il se déroule dans un climat de confiance.

La réflexion sur la région fait donc appel à des notions empruntées à des sciences qu’elle ignorait jusque-là, sociologie, anthropologie ou science politique.

C’est de cette effervescence de la réflexion théorique que sortent les développements qui s’imposent dans les années 1980 et dominent les années 1990.

3.5. Le nouveau régionalisme (New Regionalism)

La percée se précise dans les années 1980. Elle vient de la réflexion que mènent un cer- tain nombre de chercheurs italiens, A. Bagnasco (1977), G. Garofoli (1983), G. Becattini (1987 ; 1989) et Camagni (1991), sur la troisième Italie et le rôle qu’y jouent les petites et moyennes entreprises à la base des districts industriels – ce qui remet au goût du jour les analyses de Marshall. On commence à prêter attention aux travaux français qui montrent la permanence, jusqu’à aujourd’hui, de ce type de structures (Houssel, 1978).

En France, Philippe Aydalot fonde en 1984 le GREMI, aujourd’hui GERI (Groupe d’Etude et de Recherche sur l’Innovation) qui regroupe des chercheurs français, suisses ou italiens (Aydalot, 1976 ; 1986 ; Maillat et Perrin, 1992). Son action est proche de celle de Néerlandais comme Jan Lambooy (1984). Ce groupe souligne que le dynamisme local résulte de la présence de milieux innovatifs, dont il essaie d’expliquer la genèse et le fonc- tionnement (sur les milieux innovatifs, voir aussi Asheim, 1996 ; Braczyk et al., 1998).

Dans le même temps, les géographes californiens, Alan Scott ou Michael Storper, tirent parti à la fois des travaux sur les districts industriels et de ceux sur le rôle des transactions dans la vie économique (Scott et Storper, 1986). Des travaux parallèles sont menés ailleurs dans le monde anglo-saxon par Piore et Sabel (1984). La consécration

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vient avec la publication que Porter consacre en 1990 aux grappes d’activités (clusters).

Georges Benko et Alain Lipietz professent, en France, des idées assez proches – mais qui ne considèrent pas le rôle de la demande comme déterminant (Benko et Lipietz, 1992 ; 2000). L’équipe grenobloise animée par Pecqueur et Courlet (Pecqueur, 1992 ; 1996 ; Courlet et Pecqueur, 1992 ; Courlet et Dimou, 1992 ; Courlet, 2001), qui travaille en collaboration avec celle de J.-P. Gilly a Toulouse, parle plutôt de Systèmes Productifs Locaux. Le groupe animé par Courlet en repère 220 en France.

Une idée d’ensemble de l’évolution se dégage de ces recherches : on assiste au passage du mode fordien d’accumulation, fondé sur les économies d’échelle (econo- mies of scale) que permet la grande entreprise livrant un produit unique, à un mode post-fordien, bâti sur les économies de perspectives (economies of scope) qui jouent, pour s’imposer, sur les transformations de différents types de produits (Boschma et Kloosterman, 2005, p. 392). Dans le monde post-fordien, la proximité joue un rôle essentiel, car c’est elle qui permet l’instauration d’un climat de confiance et la mise en œuvre du capital social lié aux réseaux de relations déjà en place (embed- dedness) ; à travers elles, ce sont les interdépendances non-marchandes qui influent sur les résultats de la gestion ; dans un milieu restreint et où la confiance règne, les échanges de connaissances tacites jouent un rôle de premier plan.

A cette interprétation en termes de transformation de la demande s’en opposent d’autres.

Pour Allen Scott, qui tire parti de Coase et de Williamson, ce sont des raisons purement mar- chandes qui sont à l’origine des districts. Pour Lipietz, dans l’optique régulationniste, c’est la nécessité pour le capitalisme de maintenir la rémunération de ses facteurs qui pousse les entrepreneurs à tirer parti de pools de main-d’œuvre dont les salaires sont flexibles.

C’est sur les transformations de la demande que la plupart des auteurs insistent pour- tant. Ils montrent ainsi comment le local et le régional peuvent être des facteurs de dyna- misme et conduire à la formation de noyaux et de grappes d’entreprises (clusters), de dis- tricts industriels, de systèmes productifs locaux, de milieux innovants. Ces notions sont voisines et se chevauchent quelque peu. La formation de ces groupements locaux repose sur un certain nombre de mécanismes, que l’on apprend à expliciter. L’idée d’externalité s’affine ainsi : aux externalités de Marshall, connues depuis longtemps, s’ajoutent les externalités de Jacobs, d’Arrow et de Romer.

Ce qu’il y a de nouveau dans ces travaux, ce n’est pas seulement la mise en évidence des effets de proximité ; c’est l’attention enfin accordée à la connaissance. L’espace n’est plus simplement traversé par des flux d’informations. Il est ponctué par des lieux où la mémoire s’accumule, où les connaissances se créent et et où elles se perpétuent. Quels ingrédients faut-il pour y parvenir ?

3.6. Depuis la fin des années 1990 : les critiques du nouveau régionalisme

Les districts industriels, les grappes d’entreprises, les systèmes productifs locaux et les milieux d’innovation fournissent aux gouvernements confrontés à la désindustrialisation de nouveaux schémas d’intervention. Au lieu de mettre l’accent sur les grandes entre- prises, pourquoi ne pas parier sur les PME, si celles-ci se montrent plus dynamiques ? Pourquoi ne pas tirer parti des districts qui existent pour les aider, leur fournir de nou- veaux financements, dynamiser leurs capacités innovantes ?

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Sous l’impulsion de Jean-Louis Guigou, la DATAR lance en France une grande enquête sur les systèmes productifs locaux, leur évolution récente, leur dynamisme actuel (DATAR, 2001). A partir de 1998, l’Etat s’engage dans une action dont le but est d’asso- cier, dans le développement local, les quatre « e » : les entreprises, l’Etat (local, régional ou national), les élus et les écoles. Cette convergence de moyens ferait la spécificité des systèmes productifs locaux à la française, et les différencierait des districts à l’italienne et des grappes d’entreprises à l’américaine. L’INSEE est mis à contribution et recense 700 agglomérations spécialisées d’établissements, dont une petite moitié fonctionnerait comme des systèmes productifs locaux (Geneau de Lamarlière, 2001).

Les critiques ne manquent pas. Districts, grappes entrepreneuriales ou systèmes pro- ductifs locaux ne sont pas des réalités figées. Ils sont affectés par la globalisation. Celle-ci est loin de leur être toujours favorable. La facilité plus grande du contrôle des produits permet de faire appel à des sous-traitants lointains même pour les industries de très grande précision (chez Messier-Hispano, les sous-traitants étaient tous localisés dans un rayon de 10 km autour de Montrouge en 1973 ; dès 1974, l’introduction des machines à commande numérique permet de faire travailler des entreprises situées à plus de 1 000 km). Les PME les plus dynamiques sont rachetées par de grandes entreprises, qui n’ont pas d’attaches régionales et sont moins attentives aux possibilités locales de coopération. La concur- rence des pays nouvellement industrialisés ruine les districts demeurés traditionnels ou qui ne savent pas innover assez vite.

De manière générale, ce que l’on reproche aux modèles voisins du district industriel, des systèmes locaux de production, de la région d’apprentissage, des milieux innovantss, des systèmes enracinés (embeddedness), c’est de ne pas assez prendre en compte les relations extra-locales qu’entretiennent toutes ces unités, et que l’évolution récente a multipliées.

Comme le souligne Doreen Massey, on assiste à une globalisation des lieux (Massey et Jess, 1995): ceux-ci ne sont plus séparés des niveaux supérieurs par tout une série d’inter- médiaires de communication faisant écrans ; ils vivent au rythme des mutations globales.

On parle de glocalisation. La nature des territoires est donc en train de changer.

3.7. Une double réflexion sur la nature des territoires et sur celle des informations qui comptent dans le domaine économique

La bifurcation dans les approches régionales que nous essayons de caractériser résulte d’une réflexion nouvelle sur la nature de l’information que la vie économique mobilise, et sur la nature des espaces de petite dimension – des territoires si l’on veut.

Enrichissement des notions relatives à l’information : les économistes avaient ten- dance à traiter celle-ci comme un ensemble non structuré de messages indépendants ; ce que l’on étudiait, c’était le coût de transfert de ces messages d’un support à l’autre, d’un individu à l’autre (rôle des médias utilisés, oralité, écriture, médias modernes, internet), d’un lieu à l’autre. Mais l’information est organisée. Celle qui intéresse l’entreprise est d’abord faite (i) de nouvelles de marché – messages souvent courts, très standardisés, et relativement faciles à transmettre ; ce qui compte ensuite, ce sont (ii) les savoir-faire que doivent maîtriser ceux qui mettent en œuvre les outillages et équipements existants ; ce sont (iii) les connaissances techniques qui permettent de concevoir les équipements et de les produire ; ce sont (iv) les savoirs scientifiques qui donnent aux ingénieurs les moyens

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