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À la recherche de la Troisième Intelligence Dialogue n°2

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Academic year: 2022

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À la recherche de la Troisième Intelligence Dialogue n°2

Vendredi 28 décembre 2018

Gilles Guerrin


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À mon fils cadet avec qui la communication est encore moins facile qu'avec l'aîné.

Mais ça, c'est encore plus normal.


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Leur deuxième rencontre devait avait lieu quelques semaines après la première, mais cela fait déjà plus de neuf mois que celle-ci est passée, neuf mois depuis leur première grande discussion sérieuse, c’est-à-dire leur pre- mière réelle réflexion à propos de l’avenir, le leur et celui de la planète. C'é- tait le 21 mars dernier et c'est plutôt le père qui avait parlé en réponse à une question, apparemment simple, que lui avait posée son fils : « Dis-moi, comment est-ce que tu vois le futur, toi ? ».

Plutôt que de répondre de manière directe à cette question, le père avait d'abord proposé à son fils, avant de s'attaquer au problème du futur, une réflexion sur les raisons qui ont, d'après lui, amené l'Humanité à l'état, pas très brillant, où elle se trouve actuellement. Mais cette première partie les ayant emmenés tard dans la nuit, ils n'ont pas eu le temps, la fatigue ai- dant, de s'attaquer à la seconde, celle concernant le futur, qu'ils ont donc re- poussée à leur prochaine rencontre. Les voici ainsi à nouveau réunis au- jourd'hui pour continuer leur recherche pour un futur meilleur.

À la fin de leur première conversation, le père, qui jusque là avait pas mal monopolisé le débat, avait "officiellement" investi son fils de la mission de trouver une solution pour sauver le Monde. Lourde charge. Il l'avait ainsi chargé de réfléchir au problème jusqu'à ce qu'ils se revoient et pour ce faire, il lui avait même donné quelques pistes. Aujourd’hui, ce sera davantage au fils de donner son point de vue, mais aussi de faire des propositions.

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Vocabulaire et concepts introduits dans le Dialogue n°1 de la Re- cherche de la Troisième Intelligence du mercredi 21 mars 2018 :

- La Première Intelligence : celle dont tout être vivant, animal comme vé- gétal, est pourvu à sa naissance. C'est en fait l'instinct de survie.

- La Deuxième Intelligence : celle que seuls les Humains possèdent. Il s'agit de notre intelligence actuelle, une intelligence qui se révèle bien mor- tifère.

- La Troisième Intelligence : celle qu'il faudrait que tous les Hommes ac- quièrent, si possible rapidement, pour que la vie sur Terre devienne plus douce et plus juste, mais surtout puisse être enfin menée et non plus subie.

- Les peurs ancestrales : les nouvelles peurs ressenties par l'Homme au fur et à mesure que celui-ci devenait conscient de son existence en même temps que de son ignorance. Plus l'Homme devenait conscient et plus il s'apercevait qu'il ne savait rien du milieu où il vivait, ni des raisons pour lesquelles il était sur Terre. Ces nouvelles peurs se sont rajoutées à ses peurs animales déjà existantes, mais ce sont les peurs ancestrales qui sont à l'ori- gine de toutes les chimères qu'il a pu s'inventer tout au long des siècles de son évolution.

- Le détail ignoré : la Terre est une sphère. Elle a donc une surface et des ressources limitées (on ferait d'ailleurs le même constat si la Terre n'était pas une sphère, mais avait une autre forme). C'est ça le détail principal que l'Homme aurait eu grand avantage à connaître quand il a commencé à prendre conscience de son existence et de son environnement. Mais il l'ignorait et n'avait alors aucun moyen d'être au courant de ce fait. Il lui a fallu de longs siècles, c'est-à-dire jusqu'à relativement peu, pour le décou- vrir. Mais même lorsqu'il a compris la sphéricité de la Terre, ne percevant pas l'importance de ce détail, il a continué à l'ignorer. C'est à cause de cette double ignorance que l'on en est arrivés à l'état dans lequel la Terre et nous- mêmes sommes.

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- La Table-rase : inspirée de Descartes, il s'agit d'une remise en question intellectuelle complète, mais nécessaire, pour permettre à l'Humanité de se diriger vers un chemin plus salutaire que celui qu'elle suit actuellement afin d'éviter le sombre futur vers lequel elle semble se diriger.

- L'Avant : le Monde depuis ses tout débuts jusqu'à maintenant et qui continuera tant que l'Humanité ne réagira pas pour entrer dans un nouveau paradigme. Il s'agit d'un Monde profondément injuste, basé sur la compéti- tion pour la survie.

- L'Après : le Monde du nouveau paradigme après le grand virage amorcé par l'Humanité, enfin devenue sereine et unie, vers une vie meilleure, plus juste et plus heureuse. Dans ce Monde, la compétition entre Humains a fait place à la solidarité et à la sagesse. La population de l'Après est redescen- due à un chiffre raisonnable permettant à tous les Humains de vivre en harmonie avec leur environnement.

- Le Pendant : la période de transition dont la longueur dépendra du temps que les Humains mettront pour effectuer le changement de paradigme entre l'Avant et l'Après.

- Nos Coloca-Terre : tous les êtres vivants qui partagent notre planète et que l'on se doit plus que jamais de prendre en compte et de protéger.

- L'Abonthéisme : le fait de ne pas croire que, si Dieu il y a, celui-ci puisse être bon et bien attentionné envers ses créatures. L'abonthéisme ne sous-en- tend cependant pas qu'il puisse exister un dieu malveillant. Il s'agit donc d'un athéisme particulièrement opposé à l'idée d'un dieu bienveillant tel que celui suggéré par certaines religions.


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Chapitre I

Cette année encore, toute la petite famille sera réunie pour la dernière fête de l'année, mais le fils, qui n'avait pas pu revenir depuis mars dernier, doit hélas repartir tout de suite après le Nouvel An. C'est donc ce soir qu'ils ont décidé, avec son père, de reprendre leur dernière discussion, laissée en stand-by, en espérant que cela débouchera cette fois sur des idées concrètes et applicables.

Quoi qu'il en soit, la journée d'aujourd'hui s'est passée bien tranquille- ment et ils ne sont pas trop fatigués alors, si nécessaire, ils pourront sans doute veiller jusqu'à tard cette nuit.

Tout d'abord, cet après-midi, toute la famille est allée faire une petite balade au bord d'un lac, pas trop loin d'ici. Le temps était vraiment très clément pour la saison et ils ont pu profiter bien gentiment de la nature et du calme qu'elle procure.

Ensuite, pour le diner, ils se sont bien régalés de l'excellent repas que la mère avait préparé, repas bien franc-comtois comme il se doit et désor- mais traditionnel pour fêter le retour du fils. Mais ils n'ont pas abusé, plus que de raison, des bonnes choses, solides comme liquides.

Enfin, et avant de passer aux "choses sérieuses", le père a proposé à son fils d'aller faire un petit tour sur "la chaise électrique", comme il la sur- nomme, dans le spa du coin, histoire de se détendre un peu.

La chaise électrique, ce n'est bien entendu, et heureusement, pas une réplique du tristement célèbre modèle américain, mais c'est en fait une sorte de baignoire avec une base en forme de siège et lorsque l'on s'y assoit, on a de l'eau à presque 40°C jusqu'à la poitrine. Mais surtout, on a un courant électrique, diffusé via deux plaques de métal fixées sur chaque côté du siège, qui nous traverse le corps au niveau des reins. En fait, le nom correct de cet appareil serait plutôt un bain électrique... faiblement électrique.

Le fils n'a encore jamais osé s'y assoir, mais le père, lui, y est mainte- nant complètement accroc. Et pourtant, la première fois qu'il avait essayé une chaise électrique, il y a plus de trente ans maintenant, ça lui avait fait une sensation tellement bizarre et désagréable qu'il s'était juré de ne plus jamais y remettre les fesses.

Par contre, à chaque fois qu'il venait des invités à la maison, quand le fils était encore là, l'une des blagues préférées de nos deux compères, c'était d'emmener leurs hôtes au spa puis, innocemment, de leur dire de s'asseoir

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sur la chaise sans les prévenir de quoi il s'agissait. Cela fonctionnait à chaque fois : tout le monde sursautait, plus de surprise que de douleur bien sûr, et ça faisait bien rire le fils comme le père.

Après que le fils a quitté la maison, le père a continué de faire cette pe- tite plaisanterie avec les gens de passage... jusqu'à ce jour de septembre 2013 où les circonstance l'ont poussé à s'asseoir sur la chaise. Mais là, il ne s'attendait vraiment pas à ce qui allait se passer et l'on peut dire que sa vie s'en est trouvée passablement bouleversée, en bien, et qu'il ne regrette abso- lument pas d'avoir osé faire le pas.

Donc, après une bonne "chaise électrique" pour le père et un bon bain normal avec jacuzzi pour le fils, les deux reprennent le chemin de la mai- son, à pied comme ils étaient venus, avec cette sensation de légèreté, tant physique que morale, que procure ce genre de bains.

— Ah ! Ça me fait toujours autant de bien cette chaise électrique ! Tu devrais essayer, tu sais.

— Oui, on verra, on verra. Si un jour le besoin s'en fait sentir. Pour le moment, un bon bain normal, c'est largement suffisant.

Tu sais, j'ai un peu de mal à comprendre comment cette électricité peut te faire du bien. J'ai d'ailleurs remarqué que vous n'étiez pas si nombreux à vous y asseoir sur la chaise. Moi, j'ai encore mis un doigt dedans tout à l'heure, pour voir, mais le picotement que j'ai ressenti ne m'a pas convaincu d'aller plus loin.

Ça ne tiendrait pas un peu du masochisme ça ? Ou peut-être de la frime, non ? Je pense que tu as juste envie de faire le beau, même devant ton fils. Avoue.

— Moi, frimer ? Tu n'y es vraiment pas.

D'abord, c'est vrai qu'il n'y avait pas beaucoup de monde ce soir, mais je te jure que c'est assez exceptionnel. Et puis tu sais, je pensais comme toi il n'y a encore pas si longtemps et il m'est même arrivé de nous trouver bien sadiques quand on faisait la blague de la chaise électrique à nos invités. Tu t'en souviens ? À cette époque-là, je n'avais pas non plus envie de m'y as- seoir.

Mais il suffit parfois de pas grand chose.

En tout cas, dis-toi bien que grâce à cette chaise électrique, il y a deux semaines, le 15 décembre dernier pour être très précis, ça m'a fait exacte-

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ment mille-deux-cents jours sans aucune douleur notoire au dos, ni aucune sciatique. Alors tu vois. Mille-deux-cents jours, ça fait plus de trois ans et trois mois.

Pourtant, les maux de dos, je ne sais pas si tu t'en souviens, ça me connaissait. J'ai trainé ça pendant au moins vingt ans... Mais un jour, Laurent-Noël est arrivé, il s'est assis sans broncher sur la chaise électrique, je l'ai imité et toutes mes douleurs se sont envolées. C'est grâce à lui si je n'ai plus mal et je lui en serai éternellement reconnaissant, mais c'est aussi un peu grâce à mon amour-propre en fait.

— Comment ça ?

— Ben, si Laurent-Noël ne s'était pas assis sur la chaise électrique, s'il n'avait pas trouvé ça bien, voire même agréable - je crois que ce sont ses mots - et s'il n'avait pas insisté pour que je m'y assoie à mon tour, je n'aurais jamais eu le courage de surmonter l'appréhension que j'avais. Mais comme je ne voulais, ni lui montrer, ni lui avouer, une quelconque faiblesse - bref, comme je ne voulais pas perdre la fesse... je veux dire la face - eh bien, j'y suis allé et grand bien m'en a pris. Comme quoi l'amour-propre, ça a parfois du bon.

Donc du coup, je m'y suis assis et effectivement, je n'ai pas trouvé ça aussi désagréable que la première et la seule fois, il y a très longtemps, où j'ai essayé. Mais surtout, mes sciatiques, ainsi que tous mes problèmes de dos, ont disparu comme par enchantement.

Non vraiment, je peux dire que Laurent-Noël est mon sauveur. Il ne l'a bien entendu pas fait exprès, mais c'est mon sauveur quand même. Grâce à lui, c'est la perspective de je ne sais combien d'années de douleur qui s'est envolée.

Alors au début que j'y allais sur ma chaise, les douleurs ne disparais- saient que pendant quelques jours, ce qui n'était déjà pas si mal, mais elles revenaient quand même. Par contre, quand elles réapparaissaient, il suffisait que je retourne un petit coup au spa, que je me fasse une petite séance de trois~quatre minutes de chaise et tout rentrait immédiatement dans l'ordre.

Puis, les retours de douleurs se sont espacés et comme je t'ai dit, ça fait déjà plus de trois ans et trois mois que je n'ai plus rien. Tu te rends compte ? Il faut dire que j'ai pris l'habitude d'y aller régulièrement sur ma chaise, deux fois par mois en gros, juste pour le plaisir, sans attendre d'avoir de nouvelles douleurs.

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Le bonheur, je te dis !

Tu vois, dans notre réflexion sur le futur de ce soir, eh bien je pense qu'il faudra aussi considérer l'installation de chaises électriques un peu par- tout. Ça évitera bien des dépenses inutiles en médicaments ainsi qu'en consultations médicales. Ce n'est pas la Sécurité Sociale qui va s'en plaindre. Par contre, les kinés et les entreprises pharmaceutiques, je ne suis pas sûr.

— Je sais que tu as raison et en tant qu'appareils de bien-être donc, elles seront généralisées tes chaises électriques. Je te le promets. C'était fi- nalement une très bonne idée. Soigner son mal de dos, apparemment l'un des grands maux du siècle, sans médications tout en se relaxant dans un bon bain. Qu'est-ce que l'on peut espérer de mieux ? 


En tout cas, j'espère que pour toi, ça va continuer comme ça. Mais moi, je préfère encore attendre d'avoir mal au dos avant de l'essayer ta chaise et je ne suis pas très pressé en fait.

Mais si on changeait un peu de sujet. Je me demandais, ça te fait quoi d'avoir 58 ans ? D'ailleurs, je te présente à nouveau toutes mes excuses pour ne pas avoir pu revenir cet été pour ton anniversaire ?

— Oh, ce n'est pas très grave. Tu sais moi, les anniversaires...

Alors, qu'est-ce que ça me fait d'avoir 58 ans ?

Pour le moment, je dirais que ça me fait à peu près pareil que d'en avoir 57 en fait. Je pense que l'on peut encore dire que je suis novice en cinquante-huitaine, non ?... Ah non, plus vraiment. Ça fait déjà quatre mois que j'y suis. Qu'est-ce que ça file !

— Mais dis-moi. Comment est-ce que tu te sens physiquement et men- talement ? Je ne sais pas moi. En gros, qu'est-ce qui change quand on com- mence à prendre de l'âge, quoi ?

— Ben, dis tout de suite que je suis un vieux croulant pendant que tu y es.

— Oh, tu ne vas pas te vexer quand même ?

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— Non, je plaisante. D'ailleurs, je te remercie de t'inquiéter pour moi et pour ma santé, mais tu avoueras que l'on ne peut pas encore vraiment dire que je sois vieux, non ?

Ceci dit, je n'ai encore jamais été aussi âgé comme aurait pu le déclarer notre bon La Palice.

Mais bon, puisque tu abordes le sujet, parlons-en un peu.

Donc, en ce qui concerne, les problèmes de dos, on vient de le voir, c'est réglé. J'ai même l'impression d'avoir rajeuni sur ce plan-là.

Par contre, mes genoux ne sont plus vraiment ce qu'ils étaient. J'ai bien essayé de les passer à la chaise électrique aussi, au cas où, mais ça n'a visi- blement pas d'effet. Bref, il faut que je fasse avec, c'est tout. En espérant qu'ils tiendront encore un petit moment.

Ensuite... Ah ! j'ai aussi la vue qui commence à baisser de manière un peu inquiétante. Mais ça, ça doit être à cause de l'ordi et du smartphone. Il faut que je fasse attention parce que je m'étais promis de tenir au moins jus- qu'à mes 60 ans pour éventuellement passer aux lunettes, mais je ne suis plus tellement sûr de pouvoir y arriver. On verra bien... quand j'y verrai moins.

Donc, en résumé, pour le physique, on peut dire que ça se maintient. Je n'ai pas encore trop à me plaindre.

Ceci dit, il y a quelques jours, je ne sais plus si on te l'a dit ou pas, mais il y a une ambulance qui est venue me chercher à la maison pour m'emmener à l'hôpital.

— Ah bon ? Non, je ne le savais pas ! Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

— Oh, une histoire de calculs rénaux. Je n'avais encore jamais eu de colique néphrétique, mais je peux te dire que tu le sens passer. Il parait que la douleur est comparable à celle que ressentent les femmes quand elles ac- couchent.

— J'ai un peu de mal à me rendre compte, mais c'est vrai que ça a l'air douloureux. C'est là que l'on est content d'être un mâle et je suis vraiment désolé pour ces pauvres femmes.

En tout cas, voilà un nouvel argument au profit de ton abonthéisme, non ? Pourquoi faut-il que les femmes accouchent dans la douleur alors que les hommes ne connaissent rien d'équivalent ?... à part les coliques néphré- tiques apparemment.

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— Là, pour cette question, il faut t'adresser directement au respon- sable. Personne n'en comprend les raisons, mais il l'aurait annoncé lui- même à Ève en lui disant un truc du style « Tu enfanteras avec douleur ». Je pense que c'est écrit dans la Genèse.

Quant aux arguments abonthéistes, tu sais, ce n'est hélas pas ça qui manque. Mais que veux-tu, les voix du Seigneur sont parait-il impéné- trables, n'est-ce pas ?

— Ah oui, c'est vrai.

Pour en revenir à tes calculs. Ça y est ? Tu n’as plus de problèmes ?

— Ben pour tout dire, je ne sais pas où est le caillou maintenant et pourtant, il faisait quatre millimètres de diamètre quand même. Il est sans doute arrivé dans la vessie et s'il lui venait la bonne idée de ressortir par l'urètre, je risque de morfler encore un peu. Je n'en sais rien en fait.

Mais bon, revenons à ta question sur mes 58 ans. Tu vois, je pense que c'est un peu à partir de ces âges-là que l'on commence à comprendre ce que c'est que vieillir. Avant, on n'y pense pas trop.

Quand on arrive à un certain âge, au fur et à mesure que ça avance, je pense que l'on se demande de plus en plus souvent quand et où arrivera la prochaine douleur, voire la prochaine maladie. Bref, le moral ne doit pas aller en s'améliorant.

Moi, pour le moment, ça ne me préoccupe encore pas trop donc, j'ai plutôt tendance à prendre à la légère les quelques petits bobos qui m'ar- rivent. En l'état, j'irais presque jusqu'à dire que je prends plaisir à me voir vieillir. Par contre, dans quelques années, je ne sais pas si je pourrai tou- jours parler de plaisir.

D'ailleurs tu vois, il me vient un truc là. Je ne sais pas si ce n'est que moi, mais j'ai l'impression que même si mon corps vieillit - c'est une évi- dence - ma tête, elle, ne change pas beaucoup, du moins ce qu'il y a dedans.

Je veux dire qu'en ce qui me concerne, c'est bizarre, mais j'ai toujours l'impression d'être resté à l'époque du lycée ou dans ces années-là. Ça me fait comme si ça n'évoluait plus intérieurement.

Finalement, je me dis que c'est peut-être à cause d'un tel sentiment que certaines personnes refusent l'idée qu'ils puissent vieillir un jour. J'en ai connu.

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En tout cas, moi au contraire, ce sentiment me rassure et j'accepte de devenir vieux parce que quoi qu'il arrive, je sais que je vais mourir jeune...

dans ma tête.

Ceci dit, advienne que pourra. Le principal, c'est de garder le moral le plus longtemps possible.

— Tant qu'il n'y a pas trop de douleur... Mais comment est-ce que l'on peut faire pour garder le moral ?

— Ben, je pense que le mieux, c'est, sinon d'y être préparé, en tout cas de garder à l'esprit que la mort peut arriver à tout moment. C'est pour ça que je pense que c'est bien d'avoir en tête toutes les éventualités, ou du moins le plus possible, dès le plus jeune âge.

Tu vois fiston, en ce qui me concerne, je pense que c'est de la respon- sabilité des parents que d'aborder le plus tôt possible ce genre de sujets avec leurs enfants. Je veux dire que l'on ne devrait pas avoir peur de parler de la maladie ou de la mort par exemple même à des enfants très jeunes.

Moi, si j'avais des regrets à exprimer dans ma vie, mais le mot est un peu fort car je ne suis pas de nature à regretter quoi que ce soit, l'un des principaux, ce serait de n'avoir jamais vraiment eu de discussions sur des sujets un peu sérieux, comme celui de la mort ou de la vieillesse, avec mes parents. Mais bon, dans le temps, on ne parlait visiblement pas de ce genre de choses. C'est peut-être parce que l'on croyait que ça portait malheur. Je ne sais pas.

Ceci dit, je ne veux pas dire qu'il ne devrait pas y avoir de sujets ta- bous avant un certain âge. Le sexe, la drogue, etc... ça peut sans doute at- tendre un peu, mais pas la vieillesse, la maladie ou la mort.

Il me semble préférable d'être très tôt conscient qu'ils font partie de notre vie plutôt que de continuellement se voiler les yeux au risque de se retrouver pris au dépourvu quand on s'y retrouvera confrontés.

Si tu te rappelles bien, on a déjà parlé de la mort quand tu étais encore en primaire, je crois. Par contre, je ne sais plus exactement comment, ni dans quelles circonstances on en a discuté. Mais c'est sûr que l'on a déjà abordé le sujet. Et je trouve que c'est très bien qu'on l'aborde à nouveau au- jourd'hui.

— Je dois t'avouer que j'ai un petit peu oublié certaines de nos discus- sions d'il y a quelques années, mais je suis d'accord avec toi pour dire que

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tout ça ne devrait pas être tabou, du moins entre parents et enfants. J'irai même jusqu'à dire que cela devrait être sinon obligatoire, au moins forte- ment conseillé et encouragé.

— Bon ben alors, si tu le veux bien, on peut continuer sur ce thème encore un petit peu, le temps d'arriver à la maison.

Tu sais, il y a pas mal de chansons qui peuvent être sympas pour abor- der certains sujets un peu scabreux.

Sur le sens de la vie, par exemple, il y en a une de Serge Lama, dont j'ai oublié le titre, qui me vient à l'esprit et qui dit : « Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je dit ? Qui suis-je en ce pays ? Quelle neige est déjà tombée dans mes che- veux ? Les Hommes ne sont-ils nés que pour devenir vieux ? »... Je crois que c'est "Mon enfance m'appelle".


1 [LAMA Serge, Mon enfance m'appelle, Serge Lama, Yves Gilbert (3'40) Album : Enfa- dolescence, Philips 6641 844, 1978]

Si l'on considère cette dernière question, qu'est-ce que tu en penses ? Est-ce que les Hommes ne sont nés que pour devenir vieux ?

— Ben...

— Moi, je réponds « oui » sans hésiter.

En ce qui me concerne, le plus important quand on réfléchit à la vie, ce n'est surtout pas de se mettre à la recherche de son sens, un sens hypothé- tique et unique qui existerait déjà de je ne sais où. Ça, c'est en gros partir à la conquête d'une sorte de Graal et c'est nécessairement voué à l'échec. Non, je pense qu'il faut raisonner avec les éléments concrets dont on dispose pour au contraire construire un sens qui serait propre à notre vie, en fonction de nos expériences et de nos échanges avec les autres.

Ceci dit, il est vrai que quand on ne sait pas où l'on va, il est difficile de déterminer un sens, et donc une direction, à notre existence. Mais bon, c'est justement pour cette raison qu'il ne faut pas céder aux chants des si- rènes, c'est-à-dire à toutes les salades que l'on peut entendre car personne n'a et n'aura jamais LA réponse.

Enfin, tu vois, ce genre de questions, ça peut être un bon point de dé- part pour une discussion parents-enfants. Tu ne crois pas ?

— Ma foi.

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— Et puis tiens, j'ai une autre chanson, de Jacques Brel cette fois, mais sur la vieillesse quand il chante dans "Vieillir" : « Mourir cela n'est rien.

Mourir la belle affaire. Mais vieillir... ô vieillir ».

2 [BREL Jacques, Vieillir, Jacques Brel, Gérard Jouannest, (3'42) Album : Brel, Barclay, 1977]

— Ah, là, je compte un peu sur toi pour me raconter ce que c'est que vieillir. Je pense que tu fais un parfait spécimen pour ça.

— Il faut bien servir à quelque chose.

Mais compte sur moi, je te promets de tout te dire comment ça se passe au fur et à mesure que ça viendra.

Et puis, il y a aussi nos expériences personnelles, parfois un peu sor- dides, comme cette histoire qui m'est réellement arrivée.

Un jour, c'était il y a trois ans, j'ai un collègue qui me téléphone et qui m'annonce d'un seul coup : « Est-ce que tu pourrais me trouver un rempla- çant pour à partir d'octobre parce que j'ai un cancer et les médecins ne me donnent plus que six mois à vivre ? ».

— Mais c'était une blague en fait, non ?

— Non, non, pas du tout. Ce n'était pas vraiment le genre de ce gars-là.

— Ah bon ! Et comment est-ce que tu as réagi ?

— Eh bien, aussi bizarre que cela puisse paraitre, et peut-être à cause de la manière dont il m'avait annoncé ça, j'ai réagi comme s'il m'avait dit qu'il allait faire un pique-nique ou quelque chose dans le genre.

L'ambiance était certes un peu étrange car je sentais bien qu'il avait sans doute encore un peu de mal à réaliser ce qui lui arrivait, mais on a par- lé quasi normalement. On a même pas mal plaisanté, je crois.

— Plaisanté ? Moi, je ne sais pas comment j'aurais réagi.

— Je ne le savais pas non plus avant, tu sais. Mais bon, ça s'est passé assez naturellement, ce qui m'a d'ailleurs un peu étonné après coup.

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Quand j'y repense maintenant, même si ça n'a jamais fait partie des discussions avec tes grands-parents, mine de rien, je crois avoir déjà eu pas mal d'occasion de réfléchir à la mort et à ce genre de choses. Je pense que ça m'a aidé quelque part pour l'histoire de mon collègue.

Je n'irai pas jusqu'à dire que j'ai fait de la mort, de la vieillesse ou de la maladie des copines, mais j'ai l'impression que d'y avoir songé fait qu'elles m'affligent moins que certaines personnes que je connais.

J'ai même parfois le sentiment de paraitre un peu froid quand on m'an- nonce qu'untel est mort ou malade. D'autant que je ne suis pas très au cou- rant des "bonnes réactions" à avoir. Bonnes réactions que je trouve parfois un peu hypocrites d'ailleurs.

Je n'ai pas beaucoup lu ces temps-ci, mais là, je viens de finir "Le deuil de la mélancolie" que Michel Onfray a sorti il n'y a pas longtemps. Vers la fin, il dit que la maladie nous apprend des choses sur nous-mêmes, mais aussi sur les autres en faisant référence à sa propre expérience ainsi qu'aux réactions diverses et multiples, dont certaines qu'il n'a pas beaucoup appré- ciées, de personnes plus ou moins proches après qu'elles ont appris qu'il avait fait un deuxième AVC.

3 [ONFRAY Michel (2018). Le deuil de la mélancolie. Paris : Robert Laffont, 118 p.]

Mais en fait, comme il n'y a finalement pas beaucoup de personnes préparées à ce genre de nouvelles, je pense qu'il est difficile de juger telle ou telle réaction, même celles qui peuvent nous décevoir ou nous agacer.

— D'autant que « On peut tout exiger de soi-même, mais absolument rien des autres » pour reprendre l'une de tes cinq devises préférées dont tu m'as parlé la dernière fois. Tu vois, je l'ai retenue celle-là... et les quatre autres aussi d'ailleurs.

Au fait, il est mort finalement ton collègue ?

— Oui, mais un tout petit peu plus tôt que prévu.

— Un peu plus tôt que prévu ? C'est vrai que tu ne fais pas montre de beaucoup de chaleur là.

— Ben quoi ? Je ne suis pas contre la compassion, mais il ne faut pas non plus en faire de trop. De toute façon, mais je ne vais pas te raconter toute son histoire, je pense qu'il n'était pas vraiment mécontent de partir.

C'est du moins mon avis.

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— Si tu le dis.

Il avait quel âge ?

— 63 ans. Le pauvre, il n'aura même pas eu le temps de profiter de sa retraite.

Oh, mais ne fais pas cette tête-là. Rassure-toi. Comme je te l'ai dit la dernière fois, en ce qui me concerne, je ne compte pas quitter ce Monde avant d'avoir au moins passé la barre des 65 ans et un jour. Ça laisse une marge, non ?

— Ah oui, ton fameux loto du 25 août 2025. Ça me rassure effective- ment.

Mais allez, avant que l'on arrive à la maison, j'aurais encore une der- nière question à te poser sur la mort. Est-ce que tu as déjà eu des moments qui t'ont donné l'impression de l'avoir frôlée de près ?

— D'avoir frôlé la mort ? Oh oui, bien sûr. Je ne dirais pas énormé- ment, mais quand même pas mal de moments comme ça, oui.

J'ai par exemple eu un accident de voiture à 19 ans et je me demande toujours comment j'ai pu m'en sortir vu l'état de la bagnole après sa ren- contre avec un arbre qui stationnait sur le bord de la route.

J'en ai eu un deuxième un peu plus tard, mais là c'était en stop. Le gars qui m'avait embarqué a raté un virage et je me suis réveillé à l'hôpital avec un traumatisme crânien.

Une autre fois, j'étais en montagne et tout à coup, j'aperçois un superbe lézard vert sur un rocher. Je m'approche un peu trop et bien sûr, il s'enfuit de l'autre côté du rocher. Alors moi, sans réfléchir, je saute par dessus le caillou et je me retrouve tout au bord d'une falaise. Un poil de plus et je m'écrasais tout en bas. Vu la hauteur, mon compte était bon.

J'ai aussi fait une chute en spéléo et je suis tombé en arrière, à plat sur le dos, depuis une hauteur de presque deux mètres. Malgré la chute, je n'avais mal nulle part, mais en regardant sur ma droite et sur ma gauche, il y avait de belles stalagmites bien pointues de chaque côté. Il aurait suffit que je tombe à cinquante centimètres d'un côté ou de l'autre pour que je sois transpercé.

Tu vois que ce ne sont pas les occasions qui ont manqué... ou plutôt si.

Elles ont manqué leur coup. J'en ai encore quelques-unes comme ça, mais

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bon, on va peut-être s'arrêter là et commencer à réfléchir au sujet du jour, non ?

Toujours est-il que la vie est vraiment bizarre et comme je te le disais l'autre fois, tout est vraiment une question de hasard et de chance, on y re- vient, parce que dans des cas comme ceux que je viens d'énumérer, on n'y peut vraiment rien.

— En effet, oui.

En tout cas, je vois que tu as du vécu, ma foi.

— Oh ! Si tu savais !

— Tu peux continuer à raconter encore un peu si tu veux.

— Non, non, ça ira comme ça. Un autre jour peut-être, mais ne nous dispersons pas. N'oublie pas que l'on a une Troisième Intelligence à trouver pour pouvoir ensuite sauver le Monde et vu l'urgence, on ferait bien de se dépêcher.

Excuse-moi, je change de sujet, mais on va couper par là pour rentrer, ça ira plus vite.

Pas de voitures ? Non. Allez, on y va.

— Hé ho ! tu n'es plus obligé de tendre le doigt, hein. Je ne suis plus un enfant, tu sais.

— Ah ! je n'avais même pas fait attention. Ça, c'est les vieux réflexes qui ressortent. Que veux-tu ?


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Chapitre II

Durant toute l'enfance du fils, du moins tant que ce dernier était encore petit, c'est-à-dire jusqu'à ses neuf ou dix ans peut-être, le père ne l'a jamais tenu par la main. Pas une seule fois. Au lieu de ça, lorsqu'ils étaient en- semble et qu'ils arrivaient à un endroit qui aurait pu présenter un certain danger, comme un passage piéton par exemple, le père tendait simplement vers le bas l'un de ses index, celui qui se trouvait le plus près de son fils, sans dire un mot. Le fils alors, comprenant qu'il y avait quelque chose, ve- nait de lui-même s'agripper au doigt paternel.


Pour le père, ce n'était pas seulement la douce sensation de la petite main de son fils qui venait s'accrocher à son doigt qui le motivait, mais il y voyait aussi une manière de montrer à l'enfant qu'il lui faisait entièrement confiance. C'était donc une attitude pédagogique.

Il ne sait plus comment cette façon de faire lui est venue, mais c'est sans doute à cause du sentiment d'incompréhension que lui procurait à chaque fois la vue d'une mère, ou d'un père, tenant solidement la main de sa progéniture de manière à la tirer ou à lui imposer la direction à prendre.

Il n'aimait pas non plus les mots que l'on entend beaucoup trop souvent, bien que rarement justifiés, de la bouche de parents sur-protec- teurs, ou sur-autoritaires, du style « fais attention » ou « c'est dangereux » alors qu'il n'y a aucune raison de pousser l'enfant à paniquer. Pour lui, ce genre d'attitude met surtout au jour les faiblesses du parent.

Dans le cas d'un réel danger potentiel, ce qui était très exceptionnel, le père préférait observer son fils sans rien dire pour juger si ce dernier maitri- sait ou non la situation et pour autant qu'il lui en souvienne, le fils ne s'était jamais mis en position dangereuse. D'où sa conviction que les enfants ac- quièrent très vite et de manière tout à fait naturelle un bon instinct de conservation. À condition bien entendu qu'ils ne soient pas trop maternés, ou fliqués, c'est selon.

En fait, pour le père, il est important de laisser le plus possible l'enfant maître de ses actes. C'est dans cette logique, mais sans y avoir jamais vrai- ment réfléchi, qu'il avait mis en place le système de l'index tendu vers le bas.

Bien sûr, son épouse et lui avaient sans doute eu la chance de tomber sur un enfant suffisamment calme et naturellement raisonnable pour que ce

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système fonctionne. Avec un enfant un peu plus turbulent de nature, il est possible que ça n'ait pas marché aussi bien, mais il croyait quand même en la vertu de la confiance partagée et ce système lui semblait en être une preuve concrète.

En tout cas, père et fils sont maintenant de retour à la maison, mais ce soir, bien que la nuit soit relativement douce pour la saison, ils n'iront pas sur la terrasse. La discussion se déroulera donc à l'intérieur.

— Eh bien, nous y voilà fiston. Est-ce que tu es prêt pour le deuxième round de notre petite discussion ?

— Ça devrait aller. Le bain m'a bien requinqué. Et toi ?

— Ça devrait aller aussi.

Alors, est-ce que tu as un peu réfléchi aux différentes questions qui se sont posées à nous lors de notre première grande conversation du 21 mars dernier ?

— Un peu, oui. Et non seulement j'ai réfléchi à un certain nombre de problèmes, mais en plus, j'en ai un peu parlé autour de moi parce que je voulais voir, d'une part si j'étais capable, en reprenant tes arguments, de mener une discussion sur un sujet aussi complexe et délicat à la fois, d'autre part si les réactions étaient les mêmes selon les angles d'attaque.

— Whaou ! Je vois que tu as fait ça sérieusement. C'est bien.

— Je te rappelle que c'est moi que tu as investi de la mission de sauver le Monde quand même.

Ceci dit, je pense que la direction vers laquelle on devrait se diriger ce soir risque de t'étonner un peu et j'espère que tu ne seras pas trop déçu.

— Alors là, ne t'inquiète pas. Quoi qu'il arrive, le sujet n'est pas simple et si les solutions étaient si faciles à trouver, il y a longtemps que ce serait fait. Non, non, vas-y comme tu le sens. C'est tout ce que je te demande.

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— En tout cas, c'est sûr que l'on ne va pas arriver à une conclusion ferme et définitive encore ce soir. Il y a tellement de choses à prendre en compte que j'ai encore bien du mal à m'y retrouver moi-même.

D'autant que la faisabilité des solutions auxquelles on peut penser dé- pend largement de facteurs incontrôlables. Comme par exemple, et tu le di- sais toi-même la dernière fois, l'idéal serait que tous les Humains, dans leur ensemble donc, acceptent de procéder, disons, à un gros nettoyage dans leur façon de voir le Monde, arrivent à prendre une même direction, mais sur- tout, laissent tomber une part immense de leur amour-propre.

Je sais que tu viens de me dire que l'amour-propre avait du bon de temps en temps, mais sans doute pas toujours. En l'occurrence, ce serait bien qu'on le réduise de manière assez drastique de sorte qu'il n'interfère pas trop lors des différentes remises en question par lesquelles on devrait pas- ser.

— Je n'ai jamais dit qu'il en fallait trop d'amour-propre, soyons clairs.

C'est pareil pour tout finalement. Il ne faut jamais abuser de rien.

— Oui, c'est vrai.

En tout cas, avant de commencer, je voulais te dire que la dernière fois, quand je t'ai posé la question du "comment tu voyais le futur", j'étais loin de m'imaginer que tu allais prendre la direction que tu as prise.

En gros, je m'attendais à ce que tu me répondes à la manière de ton Professeur Yossi Buganim, dans le bouquin de Frédéric Beigbeder dont tu m'as parlé, qui considère que l'Humanité n'en a plus que pour une centaine d'années. 


4 [BEIGBEDER Frédéric (2017). Une vie sans fin. Paris : Bernard Grasset, 347 p.]

Bref, je m'attendais, soit à une réponse assez courte, un peu comme le ferait un médium sûr de ses visions, soit à ce que tu me dises ton point de vue sur les grands problèmes actuels, économiques et écologiques notam- ment.

Mais finalement, je suis bien content que tu m'aies répondu comme tu l'as fait. J'ai trouvé ça plutôt enrichissant et du coup, ça m'a obligé à me po- ser plein de questions auxquelles je n'avais, ou même je n'aurais, jamais pensé.

Donc, je suis très heureux de pouvoir participer à ce deuxième round, comme tu dis, et j'espère que je serai à la hauteur de tes attentes.

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— Mais je n'en doute pas fiston.

De toute façon, quel que soit le résultat de ce soir, dis-toi bien que le principal, c'est d'essayer. Ensuite, tu verras, réfléchir à tout ça, c'est un assez bon moyen pour arriver à une certaine sérénité finalement. À condition tou- tefois d'être capable d'un certain discernement pour ne pas se laisser enfer- mer dans des certitudes non vérifiées bien entendu. Mais aussi, de ne pas sombrer dans le pessimisme ambiant qu'entretiennent, volontairement ou non, une bonne partie des médias et des fake news, qui s'intéressent plus au sensationnel qu'à autre chose.

Bon alors, dis-moi, c'est quoi le fruit de tes réflexions ?

— On va y venir, mais avant de commencer cette deuxième discus- sion, j'aimerais faire un tout petit point sur ce que l'on a dit le 21 mars, his- toire d'être sûr que j'ai bien compris et que l'on est bien calés.

Tu veux bien ?

— Je veux bien en effet, mais ma position est assez simple et claire.

Du moins, je le crois. Je peux te la redonner rapidement.

— Ah bon ? Ben, vas-y alors.

— En fait, c'est très simple. On va faire ça vite et je vais laisser de côté les différences entre théistes et athées, car je pense que je les ai suffisam- ment mises en relief la dernière fois. Je ne vais pas te resaouler avec.

Donc un jour, la matière, elle-même créée on ne sait pas trop comment, s'est organisée pour former notre Univers avec son infinité de planètes et autres corps célestes, dont la Terre.

On a vu en mars qu'il y avait très peu de chances pour que l'on com- prenne un jour, ni le pourquoi, ni le comment de tout ça et c'est bien dom- mage car si l'on avait le fin mot de l'histoire, on arrêterait d'imaginer tout et n'importe quoi. Mais bon, on ne l'a pas et de tout temps, il a bien fallu que l'on fasse sans.

— Ça, c'est sûr.

— La Terre, c'est a priori, et jusqu'à preuve du contraire, le seul endroit de l'Univers où a vu le jour et s'est développée de façon conséquente la vie,

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c'est-à-dire avec une diversité et une complexité incroyables, mais où tout s'emboite et tout se tient complètement... Dans un état toutefois de léger déséquilibre instable qui permet à l'ensemble d'être constamment en muta- tion.

Alors, vu comme ça, tout peut paraitre très beau et on peut même qua- lifier ce Monde de merveilleux, fantastique, splendide et j'en passe.

Par contre, si l'on tient compte des conditions de survie de chaque es- pèce - pas simplement de vie, mais de survie - là, on se rend compte que l'on est très loin d'un paradis.

Chaque espèce vivante est constamment obligée de lutter, d'une part pour se nourrir et se reproduire, d'autre part pour se défendre contre ses prédateurs et même contre son propre environnement qui peut parfois, lui aussi, se montrer très hostile.

Mais heureusement pour elles, toutes les espèces sont dotées de ce que j'ai appelé la "Première Intelligence" à savoir, l'instinct de survie, que l'on peut même appeler "l'obligation naturelle de survie". Tout ce qui vit en est doté et tout ce qui vit se plie à cette obligation, à cet impératif. De toute fa- çon, il est clair que dès que l'on ne s'y plie plus, on est appelés à disparaitre.

Donc, si l'on regarde bien, la Terre n'est qu'un gigantesque et perpétuel champs de bataille où chaque espèce ne fait que tenter de survivre et perdu- rer, parfois au dépend d'autres espèces. C'est un état de constante compéti- tion avec comme enjeu la survie, c'est tout.

Il est à noter que chaque individu n'a droit qu'à un seul passage sur Terre dont la durée dépendra de ses aptitudes à se battre, donc de la chance qu'il aura, mais qui se terminera toujours par la mort et donc le retour au néant.

— Il y en a quand même qui croient en la résurrection. Ne l'oublie pas.

— C'est vrai, mais comme de toute façon, on ne se souvient de rien d'une éventuelle vie antérieure, cela n'apporte pas grand chose, à mon avis, d'y croire. En tout cas, je ne vois pas de différences notoires entre ceux qui y croient et ceux qui n'y croient pas.

Bref, dans le Monde tel qu'il s'est développé - je ne dirai pas tel qu'il a été créé à cause des sous-entendus - il n'y a aucune notion de plaisir ou de joie de vivre. Rien. Ce sont les Hommes qui vont introduire ces concepts bien plus tard. Mais pour le moment, vu les conditions de vie, on se rap- proche plus d'un enfer que d'autre chose.

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Et puis l'Homme est arrivé là au milieu.

Encore une fois laissons les hypothèses qui tentent d'expliquer cet évé- nement de côté et concentrons-nous sur ce que je crois être une certitude, à savoir que pas plus l'Homme qu'aucune autre créature vivante, animale comme végétale, n'a jamais été mis ou mise au courant, d'une quelconque manière que ce soit, du fait que la Terre était une sphère et donc un espace limité avec des ressources évidemment limitées également.

— Oui, c'est ce que tu as appelé le "détail ignoré".

— C'est ça. Doublement ignoré. Notion très importante s'il en est et qu'il ne faudrait jamais oublier.

...

Finalement non, on va quand même prendre la thèse de l'évolution pour continuer si tu le veux bien. Tant pis pour les théistes.

Donc au départ, l'Homme, et avant lui tous ses ancêtres, comme tous les autres êtres vivants, n'a jamais visé que la survie de son espèce. Par contre, à la suite d'une lente et longue évolution, qui lui a permis d'acquérir tous les atouts nécessaires, il a réussi à échapper à la chaine alimentaire et donc à ses prédateurs.

— Et il est devenu son propre et unique prédateur diront certains.

— Oui, mais ça c'est un autre problème.

Mais tout ceci ne lui a été possible, échapper à la chaine alimentaire et à ses prédateurs donc, que quand l'Homme a commencé à développer une

"Deuxième Intelligence" - qui aboutira à notre intelligence actuelle - dont il est le seul dépositaire à ce jour, et qui, à mon avis, n'a pu elle-même se dé- velopper que grâce au physique unique, notamment aux mains, qu'il a fina- lement acquis au terme de son évolution.

Notre Deuxième Intelligence a donc pu commencer à se développer à partir du moment où notre physique le lui a permis. Ce qui signifie, et ce n'est pas sans importance, que cette Deuxième Intelligence est sans aucun doute latente chez toutes les autres espèces vivantes. Simplement, elle at- tend l'évolution physique nécessaire pour pouvoir s'exprimer et se dévelop- per.

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— Donc, si j'ai bien compris, tous les animaux sont éventuellement porteur du "germe" de la Deuxième Intelligence, mais que celui-ci est blo- qué uniquement pour des raisons de physique non adapté.

— Absolument.

Sauf à prétendre que l'Homme est "l'élu" de la création, ce que ne manquent pas de faire les religions, il n'y a aucune raison pour que nos co- loca-Terre ne soient pas partis avec les mêmes attributs que nous. Après, tout a été une question de hasard dans l'évolution.


Bref. Grâce à sa Deuxième Intelligence, non seulement l'Homme a pu échapper à la chaine alimentaire, mais en plus, il est devenu capable de co- loniser la Terre entière, c'est-à-dire de maitriser toutes sortes de milieux, chose que les autres espèces vivantes n'ont jamais pu faire car elles sont toutes rattachées à un habitat bien précis.

C'est donc LÀ la principale différence entre l'Homme et le reste du vi- vant : alors que les autres espèces font tout pour tenter de s'adapter au mi- lieu qui leur est imposé, l'Homme, lui, fait tout pour que ce soient les diffé- rents milieux où il décide de vivre qui s'adaptent à lui.

C'est pour ça que l'on bouleverse sans cesse notre environnement. C'est pour qu'il satisfasse à nos désirs quelles que soient les conséquences, no- tamment écologiques, de ce chamboulement.

— Oui. Du coup, l'Homme s'est imposé "propriétaire" de toute la Terre et de tout ce qui y vit.

— Tout à fait. Et d'ailleurs à ce sujet, il parait même qu'il y a une en- treprise américaine qui propose, ou au moins qui a proposé, à la vente des parcelles de Lune et il semblerait qu'il y ait eu des acquéreurs. À quand des parcelles de Mars, de Jupiter, de Saturne ou pourquoi pas du soleil ?

Je me demande bien d'ailleurs sur quelle base légale on peut s'octroyer la propriété, donc le droit à la vente, de tout ce qui est extra-terrestre... Ou même, dans de nombreux cas, terrestre quand on y pense bien.

Oui, c'est vrai. On a décrété que tout nous appartenait et donc que l'on pouvait disposer de tout ce qui est vivant ou non comme bon nous semblait.

— Mais hélas, si tu permets, il faut le souligner, le problème, c'est que l'on n'a pas décrété que tout, dans un seul ensemble, était la propriété de

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tous les Humains à la fois, mais au contraire que n'importe quoi pouvait ap- partenir à n'importe qui.

Ce qui signifie qu'une fois que quelqu'un, ou un groupe de personnes, possède quelque chose, ce quelque chose ne peut plus appartenir à quel- qu'un d'autre. À moins bien sûr d'un échange commercial et c'est comme ça que les notions de propriété et de marché sont nées.

— Effectivement fiston, ça a du sens.

Mais pour en revenir à l'expansion de l'Humanité, celle-ci s'est multi- pliée le plus naturellement du monde, à partir d'un petit noyau de départ.

Les Hominidés, puis les Hommes, ne voyant aucune limite à leur envi- ronnement, ont continué à se multiplier. Ce faisant, au fil des siècles, la po- pulation humaine s'est divisée en une multitude de groupes qui se sont en- suite organisés en sociétés. Ainsi, les Humains ont petit à petit réussi à cou- vrir la quasi totalité des milieux habitables de la surface du Globe.

Par contre, il est assez logique d'imaginer que le groupe de départ, s'il n'y en avait qu'un, était homogène, et il n'y a pas de réelles raisons pour qu'il ne l'ait pas été. Pourtant le temps et l'évolution ont conduit à un éven- tail exceptionnel de diversités physiques et morphologiques.

Car la multitude de groupes formés, à partir du groupe originel, a don- né lieu à la constitution d'ilots de populations isolés. Chacun de ces ilots ayant évolué à son rythme, en fonction de conditions environnementales di- verses et variées dans lesquelles il se trouvait. Tout cela a abouti à cet éton- nant panel ethnique, linguistique et culturel que l'on connait maintenant.

— Je dois t'avouer qu'en ce qui me concerne, bien que je ne remette pas du tout en doute cette version, il m'est quand même très difficile de concevoir que toute cette variété, et pas seulement humaine, provient en fait d'une seule et même étincelle de vie originelle.

C'est fou, non ?

— Et pourtant.

En tout cas, il est vrai que toute cette diversité peut être jugée, et de fait elle l'est souvent, comme une richesse pour l'Humanité. Pourtant, en ce qui me concerne, si ça avait pu être évité, ça n'aurait pas été plus mal et on n'aurait pas eu tous les problèmes notamment liés aux diverses ségrégations entre autres.

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Mais bon, sur une Terre complètement hétérogène en terme de climat et de ressources, les choses ne pouvaient visiblement pas se passer autre- ment et l'on ne peut être qu'admiratifs - même quand on aurait préféré que tout se passe différemment - devant ce foisonnement de diversités. Il faut donc faire avec.

— Je connais un peu ton raisonnement maintenant et donc, je ne vais pas dire grand-chose, mais il est certain, tu viens de le dire, que la diversité est plutôt vue comme une très bonne chose en général.

Après, c'est ce que les Hommes en font qui est plus discutable.

— C'est bien ce que je dis.

Je n'aime pas beaucoup les "si", et tu vas sûrement me dire que je re- fais une petite crise d'abonthéisme, mais "si" les conditions de vie avaient été autres et "si" l'Humain lui-même, mais pas seulement, avait été conçu de manière différente, la diversité, si diversité il devait y avoir, aurait pro- bablement été perçue comme une bonne chose. En tout cas, rien n'interdit de l'imaginer.

Mais encore une fois, la survie sur Terre, du moins dans le paradigme, c'est-à-dire le modèle, dans lequel on évolue, ne dépend que d'une lutte constante et acharnée, que d'une compétition permanente.

En ce sens, la diversité, qu'elle soit humaine ou autre d'ailleurs, non seulement procède de cette lutte, mais en plus en est la cause principale.

On se retrouve là encore dans un cercle infernal.

— Là encore ?

— Oui, je dis "là encore" parce que rappelle-toi, la dernière fois, je t'avais parlé d'un autre cercle infernal dans lequel nos peurs ancestrales sont à l'origine de nos croyances et de nos superstitions qui elles-mêmes entre- tiennent à leur tour nos peurs ancestrales.

Ça n'en finit pas.

Donc, en ce qui me concerne, je considère que la diversité n'est pas nécessairement un plus, particulièrement chez les êtres doués de la Deuxième Intelligence que nous sommes, car chez les autres êtres vivants, elle est souvent beaucoup moins marquée.

Ce n'est qu'un constat personnel, mais qui me semble réel et même lo- gique vu le Monde dans lequel on vit.

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— D'où la nécessité de changer de Monde donc. Et là, ça fait partie des solutions auxquelles j'ai un peu réfléchi et que j'aimerais te soumettre.

Mais finis avant. Tu es bien parti.

— Oui, c'est vrai que je monopolise un peu fiston. Excuse-moi. Mais je ne vais plus être long.

Donc l'Homme s'est multiplié, mais sans savoir où il allait vraiment. Et c'est là que le concept de fourvoiement de l'Humanité est important. C'est même LE concept majeur. Car non seulement l'Homme ne savait pas au dé- part que la Terre était une sphère, mais en plus, il n'avait aucune idée de ce qu'il était venu y faire. Il ne pouvait donc rien faire d'autre qu'errer en espé- rant peut-être trouver un jour le pourquoi de tout ça.

C'est le côté, je dirai, sombre de notre Deuxième Intelligence, à savoir que quand l'Homme a commencé à être conscient de son existence et donc à

"voir" le milieu dans lequel il évoluait, ne pouvant répondre de manière sa- tisfaisante à l'infinité de questions qui se posaient sans cesse à lui, il s'est perdu en conjectures et s'est laissé emporter par son imagination. La com- pétition pour la survie imposée par le milieu, et donc le besoin de dominer l'autre, a fait le reste.

— Alors là, je t'arrête si tu veux bien.

Ce n'est pas parce que je ne suis pas d'accord avec toi, bien au contraire, mais parce que je me suis aperçu que lorsque j'ai abordé le sujet du fourvoiement de l'Humanité et de l'ignorance originelle de la sphéricité de la Terre, eh bien, ça n'a pas vraiment eu l'air de faire tilt chez mes inter- locuteurs.

Je pense comme toi que le fourvoiement, c'est LE concept majeur et donc, j'ai essayé de réfléchir à une manière plus précise de le présenter.

Je peux ?

— Je t'en prie fiston, je t'en prie.

— Je pense en fait qu'il faut tout simplement insister sur le temps qui s'est écoulé depuis la toute première question existentialiste exprimée par un Humain, c'est-à-dire depuis qu'un Humain s'est posé pour la première fois une question du genre : « Qui suis-je ? », « Où vais-je ? » ou « Dans quel état j'erre ? ».

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— Et tu oublies « Où cours-je ? ».

— Très drôle.

Le problème, c'est qu'il ne reste bien évidemment aucune preuve concernant la date de cette première question.

Mais bon, ce n'est pas grave quand on sait que les premières sépultures humaines avérées datent d'au moins 100 000 ans. Si l'on considère que le fait qu'ils enterraient leurs morts est une preuve suffisante pour pouvoir af- firmer que les Humains de l'époque avaient déjà une conscience avancée de leur existence, on peut donc dire que la conscience d'exister humaine date d'au moins 100 000 ans.

L'Homme a commencé à réfléchir à ce qu'il était et à ce qu'il faisait sur Terre il y a au minimum 100 000 ans.

Ceci dit, le fait d'enterrer ses morts n'est sans doute pas né le jour même où le premier Homme s'est mis à réfléchir aux raisons et au but de son existence.

— Ça me parait effectivement peu probable.

Sauf peut-être si le premier Homme conscient a, intentionnellement ou non, tué quelqu'un tout de suite après avoir acquis sa conscience. Il s'est dit

« Zut ! C'est mal ce que je viens de faire là » et il s'est empressé de creuser une sépulture, précisément l'une de celles que l'on a retrouvées et datées, pour cacher son forfait...

— ...

— Excuse-moi.

— Donc la conscience, qui a permis à "l'animal humain" de devenir un Homme, a sans doute germé bien, bien, bien avant la date de la première sépulture, c'est-à-dire il y a peut-être 200 000 ans, 300 000 ans ou même davantage.

Mais peu importe. Même si l'on ne parle que de 100 000 ans, ça veut dire que l'Être Humain pensant a mis au moins mille siècles pour passer d'un niveau de connaissances conscientes proche du zéro à notre niveau de connaissances conscientes actuel.

Mille siècles !

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Dit comme ça, c'est beaucoup plus impressionnant, non ? Surtout si on les compare aux cinquante-cinq petits siècles qui se sont écoulés depuis la naissance de la première grande civilisation humaine connue, à savoir celle de Sumer en Mésopotamie.

Mille siècles d'errance et de tâtonnement donc !

— Mille siècles. C'est vrai que ça cause.

Du coup, les soixante ou soixante-dix siècles d'existence de l'Univers créationniste paraissent eux aussi bien ridicules.

Ceci dit, Ève et Adam avaient la conscience infuse si l'on peut dire. Par contre, au niveau des connaissances, on ne sait pas trop. En tout cas, même s'ils en avaient un tant soit peu, ils ne l'ont pas beaucoup montré.

— Sans doute. Mais tu sais, on va peut-être les laisser tomber ces deux-là, non ?

— Oh, c'était juste pour dire fiston. Soixante-dix siècles par rapport à mille siècles, on est sur une toute autre échelle quand même.

— Mille siècles au très, très bas mot, je te le rappelle.

— Oui, bien sûr.

Mais dis, ça ne te dirait pas un petit break là ? Il faut que je te laisse deux minutes... par rapport aux mille siècles, ce n'est pas grand-chose, non ?

— Vas-y, je t'en prie. Je devrais pouvoir attendre tout ce temps-là.


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Chapitre III

La nuit est bien tranquille. Dehors, tout est noir et il serait bien impos- sible de voir le renard s'il lui prenait l'envie de passer près de la maison.

Tiens, au fait, il s'appelle désormais Firmin.

Quand à Pierre, le faisan, il doit être en train de bien dormir caché quelque part. Ceci dit, est-ce qu'un animal sauvage peut réellement dormir sereinement et profondément sachant que les risques pour qu'un prédateur arrive sans prévenir sont constamment présents.

Le fils se dit que ça aurait quand même été plus sympa s'il y avait eu une espèce d'entente animale qui aurait permis à tous les êtres vivants de se reposer en même temps pendant quelques heures.

Une trêve nocturne respectée par tous, ça aurait été cool.

Hélas, il n'y a guère que dans les dessins animés qu'une telle situation peut être envisageable.

— Allez, c'est reparti fiston.

— C'est reparti !

On en était donc aux mille siècles, mais sans doute beaucoup plus, qu'il nous a fallu pour passer d'un niveau de connaissances zéro de nous- mêmes et de notre milieu à notre niveau de connaissances actuel. Avant cela, c'est-à-dire avant de commencer à développer notre conscience, en bons animaux que l'on était, on ne se posait pas de questions et on se contentait simplement de suivre notre instinct.

— C'était le bon temps.

— Peut-être.

Bon maintenant, il faut imaginer l'univers animal duquel l'Homme est sorti.

C'est un univers, on l'a vu en mars, rempli de peurs, que l'on espère donc inconscientes. On sait déjà que les animaux sont des êtres sensibles et que l'on devrait les traiter avec plus d'égard - qu'on les considère comme de la nourriture ou non - mais si en plus, ils étaient conscients de leur sort et de leur existence, je n'ose pas imaginer ce qui se passerait dans leur tête.

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Là aussi, et heureusement, la conscience animale n'existe que dans les dessins animés.

— Pourquoi "là aussi" ?

— Non, désolé, c'est par rapport à mes pensées juste avant que tu re- viennes...

Donc, concernant ces peurs animales, si je me souviens bien, d'après toi, il y en aurait trois principales qui sont celle d'être tué, celle de ne pas trouver de nourriture et celle de ne pas pouvoir protéger sa progéniture.

C'est ça ?

— Oui, c'est ça fiston. Du moins, je crois.

— Cet univers animal, c'est celui de la chaine alimentaire dont toutes les espèces rêvent, inconsciemment s'entend, de sortir. C'est d'ailleurs ce vœux inconscient, motivé par la peur bien sûr, qui pourrait être l'un des mo- teurs principaux de l'évolution.

En tout cas, pour le moment seul l'Homme est parvenu à s'extirper de cet engrenage. Mais le problème, quand il en est sorti, c'est que le nouveau Monde qui l'attendait, sans nécessairement être pire que celui qu'il venait de quitter, n'était pas non plus vraiment meilleur puisque la compétition y est tout aussi sévère.

Mais rien d'étonnant à cela puisqu'il s'agit d'un seul et même Monde.

L'unique chose qui ait changé, c'est que l'Homme ne le voit plus de la même manière. On peut même dire que sa conscience lui a enfin permis de

"voir" le Monde dans lequel il vivait.

— Tu pourrais revenir un petit peu là-dessus, s'il te plait ?

— Ben oui, l'animal vit dans un monde qu'il ne "voit" pas, au sens qu'il ne le comprends pas, ni même ne cherche à le comprendre, mais dans le- quel il peut survivre grâce à son instinct.

Tandis que l'Homme, en acquérant une conscience de soi, ou si tu pré- fères, la conscience d'exister, lui, s'est mis à "voir", pour reprendre ton ex- pression en fait, le monde qui l'entourait et c'est ainsi qu'il a commencé à se poser des questions sur le pourquoi et le comment de tout ça.

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Il a donc enfin commencé à "voir" son Monde il y a mille siècles et à partir du moment où il a commencé à voir son monde, il s'est mis à se poser des questions et ainsi à développer son intelligence. Il avait le physique et tout ce qu'il fallait pour. Logique.

Ça va mieux dit comme ça ?

— Oui, OK, OK. Merci.

— Le gros problème, c'est que plus l'Homme découvrait la réalité de son nouvel univers, moins il comprenait ce qu'il s'y passait et presque tout se transformait en problèmes insolubles.

C'est un peu normal puisqu'il n'avait encore aucune connaissance, di- sons scientifique, à ce moment-là.

Ainsi, des questions comme « Pourquoi la vie ? », « Pourquoi la mort ?

», « Pourquoi la douleur ? », « Pourquoi la faim ? », « Pourquoi le feu ? », « Pourquoi les orages ? », « Pourquoi les petits oiseaux ? »... bref, « Pourquoi tout ? » restaient la plupart du temps sans réponses plausibles, logiques et définitives.

Par conséquent, il est très facile d'imaginer que face à autant de ques- tions sans possibilité d'y répondre, face à autant de mystères, l'Homme a développé de toutes nouvelles peurs, celles que tu as appelées les peurs an- cestrales, qui sont à n'en pas douter à l'origine de toutes les histoires qu'il s'est inventées et qui, en toute logique ont abouti à toutes les croyances mystiques, superstitieuses et surtout religieuses qui nous ont hantés et hélas - mille fois hélas - si mal guidés tout au long des siècles.

— Logique fiston, logique.

D'autant que l'Homme a eu tout le temps - insistons encore sur les mille siècles au bas mot - pour s'en raconter des histoires d'esprits, de fan- tômes, de loup-garous, de vampires, de démons, de fées, de sorcières, d'anges, de souris sous l'oreiller, de Père Noël, de Père fouettard, d'humains

"élus" ou d'autres aux pouvoirs extraordinaires, de retour de l'ISF et j'en passe.

— Je ne suis pas sûr pour l'ISF... mais bon.

— En tout cas, tu as raison. Il est très important de garder en tête que l'Homme est parti d'une connaissance zéro dans un Monde tout ce qu'il y a

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de plus cruel et que tout ne s'est pas fait simplement d'un claquement de doigts.

Il nous a fallu de longs longs siècles de peurs pour en arriver à mainte- nant. Mais pour tenter de surmonter nos angoisses, on a dû faire marcher à fond notre machine à imagination dont les fruits non seulement nous ont permis de canaliser nos peurs, mais en plus, dans ce milieu de compétition, ont également fourni à certains des moyens efficaces pour prendre le dessus sur leurs semblables.

L'idée de Satan par exemple a permis à la fois de "justifier" les mau- vais côtés de ce Monde ainsi que ceux de l'Humanité tout en offrant un "ou- til" aux tenants de la religion pour contrôler les masses.


Mais notre imagination n'a jamais eu de bornes et vu ce qu'elle a par- fois donné, il semble que l'adage « plus c'est gros, plus ça passe » semble être tout ce qu'il y a de plus justifié.

Le temps, ainsi que notre capacité à imaginer jusqu’à des mondes pa- rallèles pour tenter de juguler nos peurs ancestrales, sont deux aspects que l'on ne prend, à tort, jamais en compte.

— Tout devient pourtant tellement plus limpide une fois que l'on a bien compris ça.

— D'ailleurs à propos de peurs, je me demande bien si l'Homme, ou au moins une partie de l'Humanité, n'a pas à un moment donné regretté le bon vieux temps où l'Humain n'était encore qu'un animal parmi tant d'autres, cette période bénie où il ne se rendait compte de rien et où il ne se posait pas de questions.

— Je doute que ça lui soit venu à l'esprit, mais sait-on jamais.

En tout cas, « science sans conscience n'est que ruine de l'âme » disait notre bon Rabelais, mais « conscience sans connaissances », qu'est-ce que c'est ?

— C'est au moins une bonne question.

— Eh bien moi, je pense que l'on pourrait peut-être dire que « conscience sans connaissances n'est que faiblesse de l'âme » car au moment où il a mis un premier pied en dehors de son animalité, l'Homme ne s'est

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sans doute jamais senti aussi vulnérable face à tous les mystères qui l'atten- daient.

— D'accord, mais juste une petite remarque concernant les deux consciences que tu viens de citer, celle de Rabelais et la tienne. C'est le même mot, mais ce n'est pas la même définition, n'est-ce pas ?

— Très bonne remarque. Tu as raison.

La conscience de Rabelais, c'est je pense, la capacité d'évaluer et de comprendre les risques afférents à une nouvelle découverte, par exemple scientifique, ainsi que de s'auto-contrôler pour éviter que ces risques ne de- viennent réalité.

Ma conscience, comme tu dis, c'est la capacité de savoir que l'on existe et de pouvoir se poser des questions sur le pourquoi et le comment de cette existence. C'est aussi la capacité de réfléchir aux moyens de gérer celle-ci.

Ça te va ?

— Merci. C'était juste pour clarifier un peu.

— Donc, donc, donc... Ah oui.

Mais bon, malgré la vulnérabilité que l'Humain a peut-être commencé à ressentir, son instinct de survie étant toujours là, il ne s'est pas laissé abattre. En plus, grâce à ses capacités de réflexion naissantes, mais aussi surtout grâce à une imagination débordante, pour se rassurer et pour contrer ses nouvelles peurs, il a commencé à se monter tout un monde imaginaire, fait de légendes remplies d'êtres tous plus fantastiques les uns que les autres.

— Oui, ça, on vient de le voir.

Monde imaginaire qui a donné lieu à tout un tas de superstitions et de croyances avec au bout du compte bien entendu, leurs formes les plus abou- ties que sont les religions.

— Évidemment.

Mais l'entrée dans le monde conscient a aussi permis la naissance d'une hiérarchisation de la société infiniment plus complexe que celles du monde animal.

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— Comment ça ?

— Si tu regardes bien, le leadership animal, lorsqu'il existe, chez cer- taines espèces grégaires par exemple, ne se décide que sur la base de la force physique.

Tu es le plus fort physiquement et donc, tu es le chef, c'est toi qui va t'accoupler en priorité, etc, etc... Je ne vois pas d'exception là tout de suite.

Mais chez l'Humain, qui est en train d'acquérir petit à petit sa conscience et sa Deuxième Intelligence, tout devient différent.

Dans ce nouveau Monde, toujours autant basé sur la compétition, c'est l'intelligence et la rapidité d'esprit - que l'on peut aussi souvent traduire par malice et fourberie - qui va permettre d'étiqueter tout individu, soit en do- minant, soit en dominé.

Ce n'est plus la force physique qui désigne le chef, mais le charisme...

mais hélas un charisme pas toujours accompagné de bonnes intentions.

Alors, dans une société où règnent la paix et l'harmonie, les dominants peuvent sans doute être des sages bien intentionnés et prêts à tout pour le bien du peuple. Mais au vu de l'Histoire de l'Humanité, ces sociétés idyl- liques n'ont pas été très nombreuses, si toutefois il en est qui ont existé, et les dominants - ça n'a pas changé - sont ceux qui sont les plus à même de contrôler l'imaginaire de leurs semblables.

— Mais tu parlais de hiérarchie complexe...

— Oui bien sûr, parce que dans des sociétés qui deviennent de plus en plus importantes en nombre de membres, avec autant de différences phy- siques et intellectuelles entre individus - ça n'existe pas chez les animaux - chacun se positionne par rapport à tous les autres si bien que l'on arrive à être quasiment tous le dominant de quelqu'un et le dominé de quelqu'un d'autre.

Le cas type, c'est le petit chef qui subit la tyrannie de son épouse à la maison et qui devient lui-même un tyran pour ses subordonnés au bureau.

— Oui. Un peu comme le prof dans le film "The Wall" de Pink Floyd.

5 [THE WALL, Pink Floyd, Alan Parker, Gerald Scarfe, américain, britannique, 1982, drame/musical, 1h40]

— Je ne l'ai pas vu, mais sans doute.

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Le problème hélas, et tu l'as bien souligné la dernière fois, c'est qu'au- cun leader, politique, religieux ou autre, même parmi les mieux intention- nés, n'a jamais été capable - d'ailleurs comment aurait-il pu l'être ? - de sa- voir quelle direction prendre pour le bien, à long terme, ne serait-ce que de son peuple ou de son groupe. Alors ne parlons pas du bien de l'Humanité toute entière.

De toute manière, la mosaïque humaine est devenue si rapidement, par rapport à l'évolution de l'Homme lui-même, tellement importante que le su- jet de l'avenir de l'Humanité toute entière, n'a jamais pu effleurer l'esprit d'aucun dirigeant. Penser à sa propre survie était déjà bien suffisant.

Bref, lorsque la conscience a commencé à germer dans les esprits hu- mains, même si l'on fait remonter ça à trois ou même quatre mille siècles, il était déjà trop tard car l'Humanité était déjà bien trop variée et bien trop dispersée sur le Globe pour pouvoir faire bloc et réagir comme un seul Homme.

— En plus, sans smartphone pour communiquer, imagine !

Donc on peut dire que la conscience humaine est arrivée trop tard, quoi

?

— Hé oui, hélas.

Si elle était arrivée beaucoup beaucoup plus tôt, on aurait sans doute pu éviter une bonne partie de nos mille siècles d'errance, dans la violence et l'ignorance, et on aurait pu tenter de donner un sens moins chaotique à notre vie.

Ça nous aurait épargné de nous raccrocher à cette multitude de chi- mères, tout droit sorties de notre imagination, qui n'ont en fait fait que frei- ner notre chemin vers la connaissance.

— Mais si les chimères existent, je veux dire dans la tête des gens bien sûr, à qui la faute ? À ceux qui les imaginent et les divulguent ou à ceux qui y croient sans réfléchir ?

— Ça ?

Finalement, l'idéal aurait peut-être été que ça se passe comme avec Jo- sette et Marcel, mais bon.

— Comme avec qui ?

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