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L'entraide judiciaire durant la période moderne une histoire des matérialités

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Academic year: 2022

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L'entraide judiciaire durant la période moderne une histoire des matérialités

BRIEGEL, Françoise

Abstract

Durant la période moderne à Chambéry, l'analyse de la matérialité des registres qui notifient l'entraide judiciaire, permet saisir l'harmonisation procédurale qui se réalise entre des cours souveraines européennes. La coopération entre juridictions dont témoignent les archives judiciaires, est plus ancienne que celle attestée par les ouvrages de droit. L'entraide judiciaire est particulièrement visible dès les années 1560 pour les affaires civiles; durant près de deux siècles, elle ne cesse de mettre en réseau des juridictions de différents pays. La pratique souple de l'entraide, particulière aux affaires civiles, a profondément influencé celle qui s'élabore plus tardivement au cours du 18e siècle dans la justice criminelle.

BRIEGEL, Françoise. L'entraide judiciaire durant la période moderne une histoire des

matérialités. In: Briegel, F. & Milbach, S. Les Sénats des Etats de Savoie. Circulations des pratiques judiciaires, des magistrats, des normes (XVIe-XIXe siècles). Rome : Carocci editore, 2016. p. 39-74;267-302

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Studi sabaudi / 4

La serie Studi sabaudi, a cura di Blythe Alice Raviola e Franca Varallo, ospita lavori e ricerche sugli spazi subalpini con particolare attenzione

alle relazioni fra il ducato di Savoia e il contesto europeo

(3)

possono rivolgersi direttamente a:

Carocci editore Corso Vittorio Emanuele ii, 229

00186 Roma telefono 06 42 81 84 17

fax 06 42 74 79 31

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Les Sénats des États de Savoie

Circulations des pratiques judiciaires, des magistrats, des normes (xvie-xixe siècles) sous la direction de Françoise Briegel, Sylvain Milbach

Actes du colloque de Genève des 9-10 octobre 2014, publiés avec la collaboration

de la Deputazione Subalpina di Storia Patria, Turin

Carocci editore

C

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1a edizione, settembre 2016

© copyright 2016 by Carocci editore S.p.A., Roma Realizzazione editoriale: Fregi e Majuscole, Torino

Finito di stampare nel settembre 2016 da Grafiche VD srl, Città di Castello (PG)

isbn 978-88-430-7953-7

Riproduzione vietata ai sensi di legge (art. 171 della legge 22 aprile 1941, n. 633)

Senza regolare autorizzazione, è vietato riprodurre questo volume anche parzialmente e con qualsiasi mezzo, compresa la fotocopia, anche per uso interno

o didattico.

et le Laboratoire llseti de l’Université de Savoie pour leur confiance et leur soutien financier.

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Abréviations 11

Les circulations des pratiques, des idées judiciaires et des magistrats des

Sénats des États de Savoie 13

par Françoise Briegel et Sylvain Milbach

Première partie

Territoires, souverainetés et mobilités judiciaires

Le corti sabaude e la Valle d’Aosta nel xvi secolo 19

di Matthew Vester

L’entraide judiciaire durant la période moderne une histoire des matérialités 39 par Françoise Briegel

I Senati sabaudi: modelli e tendenze nel corso dei secoli 75 di Gian Savino Pene Vidari

Giuristi e senatori al servizio della diplomazia di Savoia all’inizio del

xvii secolo 91 di Andrea Pennini

All’ombra del Senato di Casale Monferrato: uomini e idee tra vecchio

Piemonte e nuova Italia 103

di Pierangelo Gentile

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Deuxième partie

Circulation des idées et des pratiques judiciaires

Les collections de décisions sénatoriales et leur évolution dans le cadre du

droit savant (xvie-xixe siècles) 113

par Paola Casana

La giustizia sabauda a Casale Monferrato dal Senato alla Corte d’appello:

mutamenti istituzionali e giurisprudenziali 125

di Alberto Lupano

Sénat de Savoie et juridictions d’exception (xvie-xviiie siècles) 139 par Laurent Perrillat

L’éclipse du Sénat de Savoie: l’installation du modèle judiciaire révolution-

naire français (1793-95) 153

par Hervé Laly

Circulation des pratiques judiciaires entre Sénats: l’exemple de la répression

de la tentative de suicide sous la Restauration 169

par Marc Ortolani

Droit criminel et peine capitale en Piémont de l’Annexion à la Restauration 189 par Mario Riberi

Troisième partie Mobilités des magistrats

La circulation des magistrats entre la France, la Savoie et l’Italie dans la

première moitié du xvie siècle 207

par Marie Houllemare

(8)

La justice itinérante en Savoie à l’époque moderne 223 par Frédéric Meyer

Souverain et cours souveraines: compétitions et rencontres 235 par Enrico Genta

La magistrature sénatoriale du royaume de Piémont-Sardaigne au xixe siècle:

des hommes et des carrières

par Bénédicte Decourt Hollender 243

Résumés 259

Bibliographie 267

Index onomastique 291

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adam Archives départementales des Alpes-Maritimes (Nice) adhs Archives départementales de la Haute-Savoie (Annecy) adi Archives départementales de l’Isère (Grenoble)

adpd Archives départementales du Puy de Dôme (Clermont-Ferrand) ads Archives départementales de la Savoie (Chambéry)

aeg Archives d’État de Genève (Genève)

ahra Archives historiques régionales d’Aoste (Aosta) ana Archivio notarile d’Aosta (Aosta)

anf Archives nationales de France (Paris)

asa Archivio di Stato di Alessandria (Alessandria) ast Archivo di Stato di Torino (Torino)

bnf Bibliothèque nationale de France (Paris) Rgada Archives centrales russes (Moscou)

rrcc 1723 Leggi e Costituzioni di S. M. da osservarsi nelle materie civili, e criminali ne’ Stati della M. S., tanto di quà, che di là dà monti, e colli. Loix, et constitutions du Roi. Lesquelles devront être observées dans les Etats, tant deçà, que delà des monts, Gio. Battista Valetta, Turin 1723.

rrcc 1729 Leggi e Costituzioni di S. M. da osservarsi nelle materie civili, e criminali ne’ Stati della M. S., tanto di quà, che di là dà monti, e colli. Loix, et constitutions du Roi. Lesquelles devront être observées dans les Etats, tant deçà, que delà des monts, 2 vols., J.-B. Chaix, Turin 1729.

rrcc 1770 Leggi e Costituzioni di Sua Maestà. Loix et Constitutions de sa Majesté, 2 vols., Nella Stamperia Reale, Torino 1770.

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une histoire des matérialités

1

par Françoise Briegel

L’entraide judiciaire civile et criminelle1

Les travaux sur l’histoire de la justice ont largement contribué à établir un lien étroit entre l’affirmation de la souveraineté et le monopole judiciaire de l’État.

L’historiographie atteste d’une évolution qui, à partir de la fin du Moyen Âge, voit la disparition des règlements privés des conflits au profit d’une politique étatique répressive. Au cœur d’un tel mécanisme, la justice criminelle a une place privilégiée, parfois matricielle pour certains historiens. Or, l’Ancien Régime judiciaire conjugue diversité et complexité. C’est davantage un mille-feuilletage judiciaire qui prévaut et que certains, tel Voltaire, dénoncent comme la permanence de particularismes2. S’il est vrai que l’image de ce que fut la justice d’Ancien Régime est loin d’être lisse, elle est fascinante et subtile. Surtout, elle se conjugue de plusieurs manières que l’historien peine parfois à distinguer les unes des autres, tant les imbrications sont étroites. Par exemple, les sphères civile et criminelle peuvent se superposer ou s’entrecroiser, malgré les efforts de rationalisation et de distinction que les grands codes de procédure de la fin du xviie et du xviiie  siècle cherchent à instaurer un peu partout en Europe. Un cas d’injure (une rixe) peut être traité civilement et/

ou criminellement selon la juridiction qui s’en saisit, selon s’il y a effusion de sang, selon les protagonistes impliqués, selon les circonstances locales, etc. S’il est difficile d’avoir une image uniforme et homogène tant il y a d’usages locaux et juridictionnels au sein d’un même pays, qu’en est-il des pratiques judiciaires qui s’élaborent à un niveau international? Comment les juridictions parviennent-elles à s’entendre? Le cas de l’entraide judiciaire, traité à partir d’une perspective orientée depuis le Sénat de Chambéry, confirme cette impression de complexité. Si l’entraide évolue entre le

1. Je remercie ma collègue Thalia Bréro pour sa relecture et ses commentaires.

2. Évoquant le procès qu’il vient de perdre à un familier du Palais de Justice parisien, l’étranger que Voltaire fait se promener dans la France du xviiie siècle, se voit répondre: «Nous avons […] à quinze lieues de Paris une province nommée Normandie, où vous auriez été tout autrement jugé qu’ici», article Des loix, Voltaire (1764, p. 251).

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xvie et la fin du xviiie siècle, comme nous le verrons, le laboratoire d’expérimentation des liens judiciaires à un niveau international se niche d’abord au cœur de la justice contentieuse, contrairement à l’image prédominante que la justice criminelle a fait peser sur l’historiographie. Les relations cordiales et interpersonnelles entre les cours opèrent sans bruit pour faire appliquer des sentences, demander un soutien ponctuel et mettre un terme à des conflits de type civil3. Dans le cas du Sénat de Chambéry, de telles pratiques consolident des usages qui se sont discrètement mis en place des siècles durant, avant que les magistrats en usent de façon similaire pour les crimes.

En outre, l’entraide oppose des pouvoirs judiciaires émanant de souverainetés dis- tinctes, met face-à-face des manières de procéder propres à chaque cour ou à chaque pays. Nous verrons comment les cours parviennent à s’entendre malgré les usages particuliers de chacune d’elles et comment les sentences sont agissantes au-delà du territoire juridictionnel qui les circonscrit. La nature trans-territoriale des relations judiciaires dévoile des pratiques qui sont suffisamment fixes pour que les interlo- cuteurs puissent anticiper et prévoir l’issue des demandes, et en même temps, elles doivent être suffisamment souples pour traiter les singularités inhérentes à chacun des cas traités. Enfin, ces pratiques ne doivent pas être contraignantes pour la future marge de manœuvre des tribunaux.

L’histoire de l’entraide judiciaire et plus particulièrement de l’extradition a sur- tout été écrite par des juristes4. Ces derniers aiment à évoquer la genèse des phéno- mènes. Ils ont d’abord traqué de telles pratiques dans l’histoire sainte et évoquent la livraison de Samson aux Philistins. Ensuite, ils la signalent aux alentours de 1259 avant notre ère en Égypte, où les premières traces connues de traités de paix entre Ramsès ii et les Hittites prévoyaient des clauses relatives à la reddition de personnes qui auraient trouvé refuge dans l’autre territoire5. Puis, en Grèce et à Athènes, c’est davantage le droit d’asile qui prévaut, malgré quelques possibles redditions en cas d’atteinte à la majesté de l’État6. En 1174, une convention stipulait la reddition d’ennemis politiques entre Henry ii d’Angleterre et Guillaume d’Écosse. Finalement, le 4  mars  1376 apparaît la première attestation d’un traité d’une nature différente, passé entre le roi de France, Charles v le Sage, et le comte de Savoie, Amédée vi. Le

3. Sous les termes de justice civile, j’entends les affaires commerciales et civiles sans distinction.

4. Quelques exceptions récentes pour l’extradition en Suisse: Salvi (2013); Brandli, Cicchini (2014), et surtout Henry (1991). En Savoie, le cas de Mirabeau qui suscita une traque internationale infructueuse, ressemble à un roman d’espionnage: Pélissier (1892). L’affaire de Mandrin enlevé en 1755 par les Français, alors qu’il était sur le territoire de la Savoie dans la région Des Eschelles, atteste d’un agissement exceptionnel de la part de la France, qui est très éloigné des pratiques communes analysées dans cet article. Finalement, sur l’extradition, signalons encore l’étude en néerlandais de Macours (1996) résumée dans un article en français (Macours, 1998).

5. Bassiouni (2014, pp. 4-5).

6. Phillipson (1911, vol. 1, pp. 360-1).

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texte prévoyait la rémission réciproque des délinquants (remissionis delinquentium) à la première réclamation de l’un des deux pays7.

Comme les juristes des xixe et xxe siècles étaient surtout intéressés par la lutte contre le crime plutôt que la répression des délits de type politique, ils considèrent ce traité du xive siècle comme étant la première convention “moderne”, à l’image de celles qui se développeront dans le premier tiers du xviiie siècle et surtout au cours du xixe siècle. Pour les juristes français, le traité de 1376 entre la France et la Savoie inaugura le rôle prépondérant que joua, par la suite, le royaume français dans le développement des traités internationaux relatifs à l’extradition des criminels de droit commun8. Par ailleurs, l’historiographie affirme que l’extradition, du Moyen Âge à la fin du xviie  siècle, concerna surtout des demandes de reddition pour des délits relatifs aux atteintes à l’État ou à la religion. Par exemple, en 1413, la France exigea de l’Angleterre la restitution des rebelles qui avaient mis à sac Paris; le Danemark signa un traité avec l’Angleterre, le 21 février 1661, pour la restitution des personnes impliquées dans le régicide de Charles ier. Il fut suivi, l’année suivante, par un traité passé entre les États généraux de Hollande et l’Angleterre, par lequel la Hollande acceptait de livrer les personnes «qui n’étaient pas concernées par l’acte d’amnistie anglais et toutes les autres personnes qui seraient réclamées par le gouvernement anglais»9. L’histoire de la Suisse atteste, elle aussi, d’anciennes pratiques d’entraide.

Le pacte de 1291 prévoyait des clauses relatives à la reddition des criminels de droit commun, témoignant d’une ancienne volonté de collaborer et faisant, selon P. Henry,

«de la Suisse d’Ancien Régime une zone pionnière en matière de lutte transfronta- lière contre la criminalité»10.

L’histoire de la doctrine conforte l’image selon laquelle l’extradition ne s’appli- quait qu’aux délits de type politique ou religieux avant de concerner les délits de droit commun. Dans la pensée juridique, l’idée d’extradition apparaît dès le milieu du xviie et au début du xviiie  siècle, comme réflexion du droit des gens sur la nature des droits et des obligations des États. Elle a été surtout développée au sein du courant jusnaturaliste, selon deux tendances. D’une part, l’une trouvant son origine dans les écrits de Bodin, mais dont la figure de proue, Hugo Grotius (1583-1645), s’impose comme référence lorsqu’il s’agit de soutenir que l’intérêt commun des États à réprimer les crimes et l’ordre moral supérieur suggèrent l’obligation d’extrader, alors

7. Traité portant extradition réciproque des criminels (1376).

8. Par exemple, Saint-Aubin (1913, p. 15); Billot (1874, p. 37). Pour l’historiographie anglo-saxonne, le premier traité qui est un prototype «moderne» est celui, plutôt tardif, passé entre la France et le Wurtemberg en 1759: Blakesley (1981, p. 49).

9. «[A] treaty was made by which they agreed to give up any persons excepted from the English Act of Indemnity, and all other persons demanded by the English Government» (Clarke, 1888, p. 20).

10. Dès 1495, la coopération est prévue dans le texte de combourgeoisie signé entre Fribourg et Neuchâtel. Ce texte s’étend aussi aux contentieux civils; Henry (1991, pp. 203-4) et Salvi (2013, pp. 500 ss.) pour les relations entre le Corps Helvétique et la Lombardie.

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qu’il n’existerait aucun traité. Si un État refuse de restituer le criminel à un autre qui le demande, alors il doit le juger. De cette idée découle l’injonction de Grotius aut dedere aut punire – dont l’idée première remonterait à Baldus au xive siècle –, que les années  1970 transformeront en aut dedere aut judicare11. À cette tendance sont rattachés des jusnaturalistes connus: Johann Gottlieb Heineccius (1681-1741), Jean- Jacques Burlamaqui (1694-1748) ou encore Emer de Vattel (1714-1767), qui prétend que le droit international impose un cadre légal suffisant qui oblige l’extradition.

La personnalité phare qui est opposée à cette conception est Samuel von Pufendorf (1632-1694) qui prétend, dans De jure naturae et gentium, que l’obligation d’extrader est avant tout liée à l’existence de traités passés entre les États12. À cette seconde école se rattacheront Jean Voet (1647-1714) ou Georg Friedrich von Martens (1756-1821).

Selon leur culture politique, les États suivent l’un ou l’autre de ces courants. Par exemple, au cours du xixe  siècle, la France considère l’extradition même si aucun traité n’a été signé, alors que l’Angleterre s’en remet aux seuls accords signés. Les deux camps ainsi décrits configurent d’une certaine manière la recherche qui a été menée ultérieurement. En effet, l’historiographie considère surtout la justice crimi- nelle (et plus particulièrement l’extradition), la signature de traités ou l’histoire des idées comme principales manifestations de l’entraide judiciaire, en négligeant un pan entier: la justice civile.

Matérialités2

L’analyse des archives de l’époque moderne – en ce qui concerne l’entraide judiciaire du Sénat de Chambéry  – témoigne d’un rythme qui n’épouse pas parfaitement la tendance décrite par les travaux des juristes précédemment évoqués. Et ceci sur plu- sieurs points. Entre 1560 et 1792, de nombreuses juridictions étrangères sollicitent le Sénat de Savoie pour régler des litiges et des crimes. Bien que ces pratiques augmen- tent au début du xviiie  siècle, elles sont attestées dès le milieu du xvie  siècle. En outre, comme nous le verrons, la quantification des lettres rogatoires confirme que la fréquence des échanges dans la justice criminelle est très inférieure à celle de la justice civile. Finalement, la diversité des tribunaux qui sont en lien avec le Sénat de Chambéry témoigne d’un maillage relationnel très dense qui, comme je le montrerai, invite à déplacer l’analyse au niveau intermédiaire que sont les juridictions suprêmes.

En effet, ce sont les juridictions qui rendent efficiente l’entraide, ce sont elles qui ne cessent de réinventer les procédures et les principes. Durant l’époque moderne,

11. Bassiouni, Wise (1995, p. 4, note 8, et p. 27).

12. Bassiouni (2014, p. 7, notes 21 et 22).

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l’État souverain, quant à lui, apparaît comme un acteur de moindre importance dans le développement de l’entraide judiciaire.

Pour la période qui va de la création du Sénat en 1559 à l’invasion française de 1792, plusieurs types de registres répertorient les demandes d’entraide. Tout d’abord, les demandes – qu’elles émanent du Sénat de Chambéry ou qu’elles y arrivent – sont notifiées dans deux séries assez homogènes (“Édits Bulles” et “Lettres patentes”) qui couvrent la période  1559-1724. Ces séries, qui se perpétuent jusque dans les années 1792, comptent 100 registres13. Les “Lettres rogatoires ou paréatis”14, qui sont les termes techniques pour les demandes d’entraide, concernent des requêtes de nature variable – exécution de sentences civiles, transmission d’objets saisis, audition de témoins, extraditions d’accusés, etc. Bien que sans doute lacunaires, les registres des “Édits Bulles” et des “Lettres patentes” notifient chronologiquement les actes officiels, dont les lettres rogatoires qui parviennent au Sénat ou en émanent. Chacun des registres couvre entre une et cinq années, mais plus généralement deux ans. Ainsi, cette série cumule différentes décisions souveraines du Sénat, enregistrées de façon non spécifique. Deux registres servent d’inventaire à cette volumineuse série15. La matérialité des registres assimile l’entraide aux autres types de décisions sénatoriales.

Le grand nombre de registres, le suivi chronologique des enregistrements, leur maté- rialité en font des instruments peu commodes pour la consultation. La notification sous l’expression “lettres rogatoires” homogénéise les différentes sortes d’entraide

13. ads, de 2B 202 à 2B 302. La série complète débute en 1559 et se termine en 1792.

14. «Les lettres rogatoires et paréatis: Quoique les Juridictions indépendantes les unes des autres doivent avoir leurs fonctions distinctes et séparées, néanmoins il y a des cas auxquels elles se doivent aider fraternellement, non seulement celles que la spiritualité et la temporalité ont distinguées, mais encore les séculières même de divers Etats, pour éviter les usurpations injustes, et les désordres de l’impunité. C’est ce qui a heureusement introduit les Réquisitoires et Pareatis en suite, qui ne sont jamais adressés, ni accordés que par des égaux, tellement que les subalternes en usent respectivement, et les Cours souveraines de même, étant certain que tous les Parlements de France, même celui de Paris, quoi que le plus grand et le plus célèbre de cet Empire, usent de rogatoires envers le Sénat de Savoie, et les reçoivent de lui, comme a très bien remarqué Monsieur le Président Favre» (De Ville, 1674, chap. xvi, p. 364). Boucher d’Argis, quant à lui, considère les lettres rogatoires ou paréatis comme des documents qui authentifient la légalité de l’acte émis par une juridiction étrangère, conférant aux documents une sorte de légalisation tacite: «Tout ce que l’on vient de dire des légalisations ne doit s’appliquer qu’aux actes extrajudiciaires: car ordinairement on ne légalise point les jugements quand il s’agit de les mettre à exécution hors du ressort de la juridiction de laquelle ils sont émanés, mais dans l’intérieur du royaume;

le juge qui les a rendus délivre une commission rogatoire adressée au juge du lieu où on veut faire l’exécution, lequel délivre de sa part un paréatis ou commission exécutoire en vertu de laquelle on met le jugement à exécution. Ces paréatis ne sont pas proprement des légalisations, mais ils équivalent à une légalisation, puisqu’ils mettent en état d’exécuter le jugement dans un pays où son authenticité ne serait pas connue sans paréatis, & ils renferment une légalisation tacite en ce qu’ordinairement le juge à qui l’on s’adresse pour les obtenir ne les accorde qu’autant qu’il reconnait pour authentiques la signature

& le sceau dont le jugement est revêtu» (art. Légalisation, in Encyclopédie, 1751-72, vol. 9).

15. ads, 2B 200 et 2B 201 “Inventaires”.

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qui arrivent ou émanent du Sénat, quelles que soient les affaires –  qu’elles fussent de nature civile ou criminelle. Majoritairement des lettres qui concernent des affaires civiles parviennent au Sénat. Lorsque Chambéry reçoit des demandes d’entraide pour les affaires criminelles, le registre les spécifie parfois sous «lettres rogatoires en crimi- nelles spéciales», comme pour le cas d’une demande de prise de corps que réclame le Parlement de Grenoble dans le ressort du Sénat de Chambéry en 156916. Toutefois, ces cas criminels sont rares, ce sont surtout des demandes civiles qui dessinent la toile relationnelle depuis Chambéry. Pour l’ensemble de la période, ce sont 69 demandes qui émanent de juridictions étrangères et du Sénat de Turin qui parviennent au Sénat de Chambéry (fig. 1)17. Le tassement constaté sur un siècle (1580-1680) est difficilement explicable. Est-ce qu’il y a eu des omissions dans l’enregistrement des lettres rogatoires? Est-ce que de telles affaires ont été notées ailleurs et, dans ce cas, les archives ont-elles disparu? Il est probable que le contexte guerrier du xviisiècle a été un frein dans le développement de relations «inter-cours», sauf pour celles qui étaient très proches géographiquement comme le Sénat de Chambéry et le Parlement de Grenoble. En effet, le Parlement de Grenoble est un partenaire judiciaire privilégié

16. ads, 2B 207, 1569 (non folioté).

17. Le tableau dans la fig. 1, a été établi sur la base d’un comptage effectué dans les séries “Edits Bulles et Lettres patentes”. D’autres rares traces d’entraide, que j’analyserai après, ont été repérées dans d’autres registres, mais elles ne sont pas venues compléter le comptage précédemment évoqué.

0 5 10 15 20 25

1560-80 1581-1600 1601-20 1621-40 1641-60 1661-80 1681-1700 1701-20 figure 1

Lettres rogatoires échangées avec le Sénat de Chambéry (1560-1720)

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du Sénat, il lui fait parvenir 32  demandes. Le Parlement de Paris, dont la juridic- tion est très étendue, vient ensuite avec 14 lettres rogatoires. S’ensuivent Turin (9), Dijon (6), Lyon (4), Besançon (2), tandis que Berne, Parme et Dijon envoient une demande à Chambéry.

À partir de 1724, des nouveautés apparaissent dans la façon d’enregistrer l’entraide.

Plusieurs séries de registres sont créées conformément aux Royales Constitutions de 1723, qui attribuaient au seul Sénat les décisions qui touchaient les relations judiciaires extérieures et notamment les paréatis et lettres rogatoires18. Le texte législatif exigeait des secrétaires du Sénat qu’ils procèdent à l’enregistrement des lettres rogatoires sur des registres spécifiques. Ainsi, le secrétaire civil «tiendra encore des Registres en forme pour les Affaires étrangères, pour les Confins, les Matières Ecclésiastiques, et de Juridictions, où il décrira fidèlement tout ce qui arrivera et spécifiquement les Lettres Rogatoires, soit Pareatis, demandées ou accordées par le Sénat»19. La seconde version des Royales Constitutions de 1729 précise que le secrétaire criminel aura les mêmes tâches à remplir20. La troisième et dernière version des Royales Constitutions de 1770 ne fait que confirmer l’enregistrement séparé des cas d’entraide civils et criminels21. Les injonc- tions légales sont suivies d’effet, puisqu’apparaissent deux séries de registres qui isolent des autres décisions souveraines tout ce qui est relatif aux questions de juridictions. En outre, les affaires civiles et criminelles sont dorénavant distinguées.

Les registres civils des lettres rogatoires couvrent la période de 1724 jusqu’en 1792.

Ils constituent une série de sept registres proprement tenus qui sont intitulés Registres

18. rrcc 1723, liv. ii, tit.  iii, chap. i, art.  9: «Le Sénat prendra pareillement connaissance des matières de Placet soit Pareatis, pour permettre de traduire quelque prisonnier dans les pays étrangers, ou de permettre l’exécution dans nos Etats de quelques provisions données dans les Etats étrangers, nos Avocat ou Procureurs généraux, ou l’Avocat Fiscal général respectivement sur ces préalablement ouïs, pourvu qu’on lui en ait fait les réquisitions en forme, pour lesquelles il observera les mêmes traitements, que l’on observe à son égard» et l’art. 10 «L’on ne pourra cependant pas remettre aucun délinquant à qui que ce soit des Etats étrangers, qu’on ne nous en ait rendu compte et que l’on n’ait reçu à ce sujet nos dernières déterminations». Ces articles sont réitérés dans les versions de 1729 et 1770.

19. Ivi, chap. xix, art. 3.

20. rrcc 1729, liv. ii, tit. iii, chap. xix, art. 2.

21. rrcc 1770, liv. ii, tit. iii, chap. xx: «Les susdits secrétaires et greffiers tiendront des registres de nos Edits, Patentes, Lettres et Ordres, comme aussi de leur entérinement et enregistrement, et de toutes les Provisions qui émaneront de Nous ou du Sénat, sur les matières Ecclésiastiques et de Juri- diction, de même que les affaires étrangères et qui regardent les limites des frontières, des réquisitoires des autres Magistrats, ou Tribunaux, tant de nos Etats que de ceux des autres pays, du cérémonial du Sénat, des distributions des procès, des séances du Magistrat, des Arrêts tant interlocutoires que défi- nitifs, des motifs, remontrances, sentiments, lettres, réponses, et de tous autres actes qui seront faits par le Sénat, ou qui appartiendront à sa Juridiction». En marge il est indiqué l’origine de cet article («Car Em. i die 12 Nove. 1583. & die 15 Feb. 1610»), ce qui laisserait à penser que l’obligation de notifier des décisions qui relevaient de relations extérieures était la règle depuis au moins le dernier tiers du xvie siècle. Toutefois, il ne semble pas que les secrétaires aient tenu des registres spécifiques et ces décisions étaient enregistrées dans la série des “Édits Bulles” du Sénat.

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des Lettres rogatoires, titre qui sera répété sur la tranche, et ils sont numérotés de 1 à 6 (le septième, plus petit, s’interrompt, sans doute à cause de l’entrée des troupes françaises sur le territoire de la Savoie en 1792)22. Conscient de la nouveauté de ce geste d’enregistrement et dans un souci de continuité institutionnelle, le secrétaire civil du Sénat a notifié dans le premier registre, au verso de la couverture: «Notons que les Lettres rogatoires jusqu’en 1724 sont enregistrées dans le registre des affaires courantes, bulles, patentes, édits et autres»23. Dès 1724, ces registres constituent une série spécifique, puisqu’ils étaient répertoriés sous la série “D”, la lettre étant répétée sur les tranches des volumes. Les sept  registres couvraient les périodes 1724-42;

1742-60; 1760-73; 1773-78; 1779-85; 1786-90; 1791-92. En 1778, on constate un effort pour faire coïncider la fin des années avec le début d’un nouveau registre, afin qu’une année civile ne déborde pas sur deux volumes. L’enregistrement annuel n’est pas encore adopté, sans doute par mesure d’économie du papier et des reliures.

Pour la plupart des registres, la graphie est bien lisible et elle témoigne d’une réelle attention portée à la confection et à la consultation. Ceci est également attesté par l’existence d’un répertoire qui propose un résumé succinct de quelques lignes (la

“teneur”) indiquant le tribunal émetteur ou receveur des lettres rogatoires, le nom de la partie qui a initié la demande d’entraide, l’objet, la date et le folio du registre correspondant à cette affaire. Dès le second registre de la série qui débute en 1742, ce répertoire réalisé à part et assemblé au moment de la reliure est déplacé au début du registre. Précédemment, il était broché à la fin du volume. Il est probable que la consultation plus fréquente appelle des ergonomies documentaires spécifiques qui visent à faciliter le repérage des cas et à contrôler les usages procéduraux24. Les registres civils sont des registres spécifiques aux lettres rogatoires, ils ne concernent que des demandes d’entraide entre les juridictions étrangères ou avec celles des États de Savoie (Nice, Turin, Pignerol).

En ce qui concerne les registres des lettres rogatoires des affaires criminelles que les Royales Constitutions ordonnent de confectionner dès 1723, les inventaires des fonds d’archives réalisés au xxe  siècle présentent des classifications non continues qui génèrent la confusion. En effet, il existe trois sources qui enregistrent les lettres rogatoires criminelles.

Un premier registre porte le titre de Registre concernant des Lettres rogatoires depuis les Royales Constitutions, commencé le 7 décembre 172925. Ce registre se présente sous la forme d’un petit cahier non relié de 12 folios en mauvais état et sans répertoire.

22. ads, de 2B 2006 à 2B 2012.

23. ads, 2B 2006, verso de la page de couverture.

24. Dans le registre des années  1760-73 (2B  2008) se trouve un feuillet volant qui indique que quelqu’un (vers les années  1785-86) a analysé l’ensemble des registres à disposition à partir du pre- mier volume commencé en 1724.

25. ads, 2B 3671 (1729-51).

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Il ne couvre qu’une vingtaine d’années et s’arrête en 1751. Surtout, il n’archive que six demandes d’extradition. Il est complété par deux autres registres. Un second registre (2B  3675) est intitulé Arrêts sur remontrances de l’Avocat général et sur demande de cours de justice étrangères concernant l’extradition de criminels. Il concerne la période 1725-83 et se présente comme un assemblage de deux cahiers en mauvais état. Le bord des feuillets est déchiré, entamant parfois le texte. Le cahier possède environ 60 folios de formats différents qui sont cousus ensemble. Il n’est pas folioté, n’a ni reliure, ni répertoire. Il est complété par un troisième registre, inventorié sous la cote 2B 3560 et qui, bien que sa cotation ne l’indique pas, le prolonge pour la période  1784-92.

Ce dernier registre porte le titre de Lettres rogatoires, billets de grâce et autres.

L’ensemble des séquences chronologiques couvertes (1725-83 et 1784-92) et le contenu relativement homogène des deux registres qui archivent les remontrances de l’avocat fiscal général et la correspondance de ce dernier avec le roi, signalent qu’ils ont été produits par le bureau de l’avocat fiscal. Ils présentent un suivi d’enre- gistrement homogène. Au début, les registres ne notifient que les lettres rogatoires, puis au fil du temps, ils se complètent par d’autres types d’avis. Apparaissent des remontrances en matière de demandes de grâce pour des prisonniers étrangers détenus en Savoie, mais aussi des “convalidations de procédure” faites pour valider des procédures intentées par des juridictions qui ne peuvent exercer leur pouvoir sur un territoire donné (par exemple, des procédures faites par l’Intendance). Le dernier registre (1784-92) est plus soigné, même s’il est plus hétéroclite – ce qui explique sans doute pourquoi il est plus volumineux. Pour une période couvrant environ 10 ans, il comporte 136 folios (dont 120  numérotés). Il présente un répertoire chronologique qui, à l’image de ceux réalisés pour les registres civils, résume brièvement le type d’actes, la date et les juridictions concernées. D’une façon générale, les registres cri- minels sont moins bien tenus que ceux qui ont été réalisés pour les affaires civiles.

Ces nouveaux gestes d’enregistrement distinguant le civil du criminel permettent de dresser une estimation de l’évolution du nombre de demandes qui arrivent ou émanent du Sénat de Chambéry de 1724 à 1792 (fig. 2). On constate qu’au cours du xviiie siècle, l’entraide augmente considérablement par rapport à la période précé- dente (1559-1720). Pour la période 1724-92, seules 47 affaires criminelles sont l’objet de lettres rogatoires, alors qu’il y en a 886 au civil. L’entraide civile correspond à 94%

de l’ensemble de lettres rogatoires civiles et criminelles confondues. Elle se concentre sur quelques cours: Chambéry envoie 274 lettres rogatoires civiles à Turin et en reçoit 124 (Consulat et Sénat confondus). Le Sénat de Chambéry demande dans 37 affaires l’aide du Parlement de Grenoble qui, en retour, lui transmet 103 demandes. Cham- béry envoie 29 demandes au Parlement de Paris et en reçoit 42 en retour (Parlement et Grand Conseil confondus), tandis que Genève demande dans 20 affaires l’aide de Chambéry qui, en retour, lui envoie 21  lettres rogatoires. L’importance des lettres rogatoires échangées dans le cadre d’affaires civiles ou commerciales pondère très largement le rôle que peut avoir l’entraide en matière criminelle. Pour l’ensemble de

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la période où le Sénat de Chambéry est actif (1559-1792), 1002 demandes civiles et cri- minelles partent de Chambéry ou y parviennent, dont 88% pour le seul xviiie siècle.

Revenons un instant sur l’analyse matérielle de ces documents. L’enregistrement des lettres rogatoires civiles du Sénat de Chambéry procure d’autres détails intéres- sants. Les registres s’aèrent, les marges deviennent plus larges. On peut lire dans le répertoire final, en date du 28 septembre 1758, la mention «Genève», alors qu’avant cette date, aucune annotation marginale n’évoque la République26. L’apparition du nom de Genève laisse penser que c’est la première relation d’entraide entre Chambéry

26. ads, 2B  2007, le répertoire n’est pas folioté, mais il fait référence au f. 367 du registre. La seconde notification «Genève» concerne une affaire d’août 1758, est référée au f. 374 du registre. Fina- lement, les deux dernières notifications marginales de l’inventaire concernent une affaire d’août 1759 (f. 394 du registre) et une affaire de février  1760 (f. 414 du registre). Dans le répertoire du registre suivant (2B 2008, 1760-73), une dernière occurrence «Genève» apparaît pour un échange de lettres datant de juin 1760. Ensuite, la mention de «Genève» disparaît.

figure 2

Lettres rogatoires civiles et criminelles échangées avec Chambéry (1724-92)

0 20 40 60 80 100 120 140

1724-30 1731-40 1741-50 1751-60 1761-70 1771-80 1781-90 1791-1800 Lettres rogatoires civiles envoyées par Chambéry

Lettres rogatoires civiles reçues à Chambéry Lettres rogatoires criminelles envoyées par Chambéry Lettres rogatoires criminelles reçues à Chambéry

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et Genève. Toutefois, c’est la première fois que Genève est stipulée depuis la création de ces nouveaux registres en 1724. Genève n’est pas la seule ville à être annotée dans les marges du registre des années 1760-78. En effet, Toulouse apparaît en 1765. Or, ce Parlement n’a pas entretenu de lien d’entraide avec le Sénat avant cette date27. La notation du «Valley» est aussi attestée en marge de l’inventaire pour l’année 177428. Or, dans les cas de Toulouse et du Valais, les annotations signalent bel et bien les premières lettres rogatoires échangées. Néanmoins, de nombreuses traces dans les archives genevoises indiquent que Chambéry et Genève se sont entraidées dès le xvie siècle dans des affaires civiles. Il est probable que le secrétaire savoyard des greffes civiles n’a pas connaissance des cas contenus dans l’énorme série des “Édits Bulles”

qui, depuis 1559, enregistraient de telles pratiques.

La création de registres spécifiques aux lettres rogatoires dès 1724 a pour effet de dissocier les lettres rogatoires des nombreuses autres décisions souveraines du Sénat. Elle les isole, elle caractérise et singularise ce phénomène en réunissant de mêmes usages dans un même registre. L’espace graphique matérialise une nouvelle attention que le pouvoir savoyard entend porter aux lettres rogatoires. Il produit alors un effet, car les cas se manifestent autrement à la conscience. En notifiant en marge «Toulouse» «Valley» ou «Genève», le secrétaire des greffes civiles signale ce qu’il pense être l’inauguration de relations d’entraide judiciaire (même si, dans la pratique, ce n’est pas le cas pour Genève, j’y reviendrai). Puis la répétition en marge de l’indication du lieu participe de la singularité de la relation, de sa consolidation et de son assimilation aux autres cas qui sont traités selon des procédures similaires.

Après les années  1770, les relations d’entraide sont si normalisées entre Genève et la Savoie que la mention disparaît. La matérialité même de l’enregistrement produit d’abord une incongruité visuelle, puis une normalité/normativité des rapports d’en- traide judiciaire entre les deux pays limitrophes29. Ces outils administratifs, qui sont simples mais dont l’évolution est signifiante, rappellent combien la justice de l’époque moderne repose sur une rationalité spécifique de la désignation. Cette rationalité dit d’abord la relation, puis la répète comme pour conjurer son unicité. Ce faisant, elle la normalise. Enfin, la disparition des mentions relève d’une assimilation du cas dans un ensemble d’autres cas30. La réunion de ces cas est justifiée par des caractéristiques communes –  la procédure à appliquer  – et qui, dès lors, peuvent être généralisées.

Ainsi, cet ensemble repose sur un usage procédural partagé, ces cas étant par nature

27. ads, 2B 2008, inventaire non folioté, l’affaire date de janvier 1765 (f. 201 du registre).

28. La première occurrence d’échange d’une lettre rogatoire avec le «Valley» (Valais) est stipulée en mai 1774 dans le répertoire qui introduit le registre 2B 2009. Il s’agit de l’affaire traitée au f. 114 du registre.

29. En ce qui concerne une opposition usuellement répétée dans l’histoire judiciaire, celle des normes et des pratiques, je renvoie à l’article fondamental de Cerutti (1995).

30. En ce qui concerne la réflexion sur le “cas”, je renvoie à l’ouvrage de Passeron, Revel (2005).

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similaires et tendant à l’uniformisation. Au niveau des techniques administratives, le fait de notifier une procédure possède une valeur performative comparable à l’énonciation d’une sentence, elle la rend agissante. Cet aspect dépasse celui de la consolidation jurisprudentielle, puisqu’il se situe au cœur même du geste d’écriture:

réunir dans un même registre, organiser les écrits par des outils référentiels, signifier des singularités, puis assimiler les cas par l’absence de notification.

Les deux registres criminels des remontrances de l’avocat fiscal général, intitulés les Arrêts sur remontrance (2B 3675) et les Lettres rogatoires, billets de grâce et autres (2B 3560), présentent des caractéristiques communes. D’une part, ils regroupent des cas relatifs à des problèmes juridictionnels entre tribunaux. Les affaires épineuses de juridictions notifiées peuvent être internes aux États de Savoie (attribution au Sénat d’affaires relevant d’autres juridictions, par exemple affaires relevant de la Chambre des comptes ou de l’Intendance), ou peuvent concerner des juridictions étrangères (franchissements et attroupements aux abords des frontières, contrebande, extraditions). Les avis de l’avocat fiscal sont transmis au roi ou au Sénat. Ils portent sur des situations délicates qui mettent en tension la force exécutoire d’un arrêt de justice émanant d’une juridiction souveraine et la limite juridictionnelle à laquelle il est soumis. Il s’agit de faire agir le droit là où il n’a théoriquement pas de pouvoir.

L’ordre public exige que les institutions s’accordent pour que la justice s’émancipe de son territoire naturel. Il s’agit de réduire l’écart entre le lieu du crime et l’endroit où se trouve la personne incriminée. Il faut faire coïncider le juge national, compétent rationae personae et le juge étranger, compétent rationae materiae?31

Les registres ainsi constitués offrent une série de cas semblables qui favorisent le raisonnement par comparaison. L’enregistrement suggère que malgré leur singu- larité, les cas présentent des caractéristiques suffisamment proches pour former une taxinomie32. La mise en registre chronologique a pour effet d’étendre les taxinomies aux nouveaux cas qui se présentent et à les faire entrer dans le raisonnement qui veut que la justice peut potentiellement s’étendre au-delà de la limite dans laquelle elle est usuellement circonscrite. La justice peut être rendue hors de son territoire de juridiction. Ainsi, au-delà de l’homogénéisation autour d’une taxinomie que produit l’enregistrement, ce qui unit les affaires, c’est la volonté de refuser une situation de

“non droit” et la volonté d’agir, alors que le droit est suspendu, muet. L’ajout successif des cas produit une «stabilisation de l’exceptionnel»33 qui peut amener des réponses judiciaires procédurales proches, voire similaires. Chacune des affaires possède un pouvoir heuristique qui sert à régler les cas futurs et, au fil du temps, devient une justification pour ne pas laisser des situations sans droit (en suspens)34. Ce pouvoir

31. Billot (1874, p. 69).

32. Jonsen, Toulmin (2005, p. 124).

33. Thomas (2005, pp. 46-7).

34. Jonsen, Toulmin (2005, p. 121) et Boarini (2005, p. 137).

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heuristique que possède chacune des affaires peut agir comme processus de lissage procédural, comme élément d’homogénéisation du traitement judiciaire.

Une seconde caractéristique ressort de l’analyse de ces registres de remontrances criminelles rédigées par l’avocat fiscal général. Parallèlement à la question de la limite juridictionnelle, la question du traitement spécifique des étrangers délinquants apparaît. Dans le cadre de ces registres dont les titres ne reflètent pas exactement le contenu (rappelons que les intitulés évoquent l’extradition des criminels et les lettres rogatoires), la notion d’étranger, qui repose sur une définition instable et incertaine, tendra, nous allons le voir, à être stabilisée dans le dernier tiers du xviiie  siècle35. Ainsi, les registres s’intéressent aux étrangers détenus dans les prisons et que l’avocat fiscal, au vu de l’absence de gravité de leur crime, propose à l’indulgence et la grâce du prince. Ainsi, une même archive réunit le traitement judiciaire des étrangers avec les problèmes de limite territoriale juridictionnelle. Même si d’apparence ces deux thèmes paraissent éloignés, au cours du xviiie et surtout du xixe siècle – au moment des signatures massives des traités d’extradition  – ils seront souvent considérés ensemble. Par exemple, la signature des traités concernant la reddition des malfai- teurs ou des bandits entre les pays d’Europe est usuellement suivie ou précédée par la signature de traités concernant la rémission des déserteurs et par des conventions qui renoncent au droit d’aubaine36. Parfois la désertion et l’extradition des bandits et malfaiteurs sont l’objet d’un seul et même traité, comme celui, conclu en mars 1759 pour cinq ans entre la France et le Wurtemberg, qui stipule la restitution réciproque des déserteurs et des criminels37. Entre les mois de janvier et de février 1817, la Sar- daigne signe avec Modène une série de plusieurs traités: l’un est relatif à l’extradition des déserteurs, l’autre à l’extradition réciproque des malfaiteurs, et le dernier prévoit le renoncement du droit d’aubaine. En juillet de la même année, la Sardaigne et Parme signent également trois traités similaires38.

Ces proximités temporelles, de même que les gestes d’enregistrement précédem- ment évoqués interpellent sur le lien qui se dessine entre la notion de juridiction et

35. Cerutti (2012).

36. Lors du décès d’un étranger sans héritier sur le territoire sarde, l’État suspend la propriété des biens en devenant provisoirement héritier le temps que les héritiers légitimes ou les créanciers puissent faire valoir leurs droits sur l’héritage. Dans le cas où aucun héritier ou créancier n’est reconnu, l’État s’approprie les biens: Cerutti (2007).

37. Concernant le traité de 1759 entre la France et le Wurtemberg qui sera renouvelé en décembre 1765: «Tous brigands, malfaiteurs, voleurs, incendiaires, meurtriers, assassins, vagabonds, comme aussi tous cavaliers, fantassins, dragons et hussards, ou tous autres prenant solde de sa majesté très chrétienne ou de son altesse sérénissime Mgr. le duc de Wurtemberg, qui déserteront des frontières de France dans la principauté de Montbéliard, et dans le comté de Bourgogne et dans la province d’Alsace, seront arrêtés tant d’une part que d’une autre, à la première réclamation qui en sera faite, et conduits à la frontière la plus à portée, pour y être remis de bonne foi entre les mains de qui il appartiendra, au lieu le plus proche et qui sera requis» (Billot, 1874, vol. i, p. 40).

38. Recueil des traités, conventions et actes diplomatiques concernant l’Autriche et l’Italie (1859).

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celle d’étranger. Dans le cas particulier des procédures d’extradition, la qualification d’étranger nécessite d’être stable, car d’elle dépend la rémission d’un individu à une puissance étrangère qui le requiert. Il n’est pas possible qu’elle se définisse factuelle- ment ou circonstanciellement. Or, ce n’est que lorsque les conventions formaliseront les règles et les conditions d’extradition aux xviiie et xixe siècles, qu’une définition se dessine. Avant, l’extradition d’un de ses ressortissants est une question délicate et résolue en fonction de la juridiction et au cas par cas. L’un des premiers traités d’extradition passés entre la Savoie et la Lombardie en 1750 évoque partiellement la notion d’étranger. Les articles  6 et 12 refusent la rémission du «sujet d’origine ou considéré pour habitant du lieu où il ferait sa demeure, parce qu’en ce cas ce gou- vernement ne sera pas tenu de le remettre, mais bien de se prêter au châtiment de ce même délinquant, en cas qu’il fut punissable comme dessus, même pour délits, commis hors de l’Etat»39. En 1784, l’article 4 du traité de rémission des malfaiteurs signé entre la Savoie et la République de Gênes énonce plus précisément les condi- tions auxquelles répond la catégorie du sujet:

L’on réputera comme Sujet par origine quiconque sera né dans le pays d’une des puissances contractantes, et par demeure et domicile celui qui aura demeuré dans l’un des deux Etats d’une manière stable et sans interruption pendant l’espace de dix ans. L’origine sera toujours préférée, et l’originaire ne perdra jamais sa première qualité, quand même il sera allé habiter dans l’autre Etat40.

L’extradition de ses nationaux est une question épineuse et accepter une première fois d’extrader ses propres sujets soumettrait les juridictions concernées à la règle contrai- gnante de la réciprocité. C’est pourquoi, les cours hésitent à entrer dans cette logique.

Pourtant de tels cas sont attestés au cours du xviiie siècle41, mais alors la clause de réciprocité disparaît des documents officiels. En 1731, le roi Charles-Emmanuel  iii demande «de ne point insérer dans les lettres rogatoires, la clause usitée du réci- proque, pour ne pas s’obliger à remettre indistinctement un de ses sujets, dès lors

39. ads, 2B 8087.

40. Ivi, Traité de 1784 entre la Sardaigne et Gênes; ivi, Traité entre la Savoie et la Lombardie, 1750, arts. 6 et 12: «On déclare que la consignation à faire dans les cas susdits à l’Etat, soit Territoire dans lequel le délit aura été commis, n’aura lieu seulement que dans les cas que le délinquant soit sujet du même Etat, ou étranger; mais s’il est sujet ou par origine, ou par légale habitation, ou domicile dans le lieu où il fera sa demeure, l’Etat dans lequel il se trouvera sera tenu de le faire arrêter ou punir, suivant les circonstances, mais non point de le rendre à l’autre Etat: Et l’obligation réciproque contractée de châtier les propres sujets pour les délits commis ailleurs, ne sera que pour les cas où le délit aura été commis dans les Etats de l’autre Partie contractante, ou au préjudice de ses sujets, quoique hors de ses Etats, et ce tant sur l’instance des gouvernements respectifs que ex officio et sur l’instance des parties préjudiciées ou lésées» (non folioté).

41. Des exceptions à la règle de non-extradition des nationaux sont attestées aussi à Neuchâtel au xviiie siècle: Henry (1991, p. 208).

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qu’ils pourront être punis dans les États et suivant les Constitutions»42. Parfois, l’extradition d’un délinquant est proposée par le pays dont le criminel est ressortis- sant, comme gage de bonne entente. En 1779, le Sénat de Savoie refuse la proposition de la France de lui remettre deux Français qui avaient commis des crimes en Savoie.

Chambéry, pour ne pas s’engager à rendre la pareille, suggère à la juridiction greno- bloise que ces Français soient punis dans leur patrie, parce que le juge d’un lieu où ils sont détenus est aussi compétent. Mais le procureur général

ayant fait réponse que le Parlement préférait de les rendre, qu’il était plus convenable de punir ces accusés dans l’endroit où ils avaient délinqué et où il était plus facile d’instruire la procédure et qu’il espérait en conséquence que le Sénat se déterminerait à les réclamer au plutôt, en ajoutant que la confiance que le Parlement avait en la justice du Sénat et leur désir à entretenir l’harmonie nécessaire pour la tranquillité publique avoient encore déterminé ce sentiment43.

Dans tous les cas, les cours font en sorte de s’entendre préalablement pour que la demande officielle n’encoure aucun refus, sauf, quand les relations sont détériorées, comme c’est le cas entre Dijon et Chambéry44.

La clause de réciprocité formulée dans presque toutes les lettres est une promesse,

42. ads, 2B 3560, 1731, f. 75.

43. ads, 2B 3560, 1779, ff. 74v-75.

44. En 1765, la Savoie refuse de remettre un habitant de Seyssel au Parlement de Dijon. Seyssel a été réparti entre la France et la Savoie par le traité des limites conclu en 1760. Les habitants qui étaient français et qui ont été incorporés à la Savoie sont devenus dès lors savoyards: «nous devons examiner si le Sénat est dans le cas de permettre l’exécution de cet arrêt rière son ressort. Les trois particuliers étant habitants de la portion de la ville de Seyssel qui a été incorporée à la Savoie par le Traité conclu entre sa majesté et le Roi de France, le vingt-quatre mars de l’année mille sept cent soixante, sont dès lors devenus sujets de sa majesté et soit que le délit dont il s’agit a été commis en Savoie ou en France, ce qui ne se vérifie pas par ledit arrêt et quand même il s’agirait d’un délit atroce, nous ne pensons pas que le Sénat doive permettre la distraction de ces trois sujets, car quand ils seraient accusés d’un crime de cette dernière espèce, ils ne resteraient pas pour tout cela impunis puisque suivant la loi, ils seraient punis dans ce pays-ci sur les procédures qui auraient été faites dans l’endroit où le délit a été commis, mais il n’en s’agit pas dans le cas présent où il n’est question que d’un crime de faux. S’il est vrai que par l’article vingt deux dudit traité au paragraphe second il est dit que pour favoriser l’exécution réciproque des décrets et jugements, les cours suprêmes devront déférer de part et d’autre à la forme du droit aux réquisitoires qui leur seront adressés à ces fins, mais nous ne croyons pas que l’on puisse étendre cette disposition plus loin qu’aux jugements rendus en matières civiles et nullement aux cas vu qu’il s’agit de la distraction des suspects en matière criminelle, car suivant le droit commun tout juge étant intéressé à soutenir sa juridiction, celui de l’endroit où le délinquant se trouve est autant compétent pour le punir que celui de l’endroit où il a commis le délit, comme l’affirme Monsieur le Président Favre […] qui nous apprend en même temps que cette maxime légale est suivie par des tribunaux de France, de sorte que quand nous n’aurions à cet égard que la disposition du droit, nous ne pensons pas que le Sénat doive permettre l’exécution de l’arrêt du Parlement de Dijon, fut visé ainsi» (ads, 2B 3675, du 21 mars 1765; non folioté).

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une parole donnée qui construit un lien contractuel «inter-cours» et engage les décisions institutionnelles futures d’un tribunal envers un autre. Les tribunaux pos- sèdent une mémoire institutionnelle qui rend visible la balance des réciprocités. Les comptes peuvent être faits dès le moment où les registres les facilitent, comme c’est le cas dès les Royales Constitutions de 1723. La formulation écrite de la réciprocité ou son absence est davantage qu’une exigence langagière codifiée entre tribunaux.

Certes, elle produit une forme de contrainte judiciaire, mais elle favorise également les relations informelles qui lient les institutions. Les lettres mentionnent toujours la «réciproque», à l’exception des cas particuliers pour lesquels la cour ne souhaite pas créer de précédent contraignant. C’est le cas, nous l’avons vu, pour des affaires concernant l’extradition à une nation étrangère de ses ressortissants. Dans ces cas, la territorialité que produit le crime tend à s’effacer au profit du lien d’appartenance de l’accusé –  la juridiction dont il relève  – et, par extension, à une patrie (c’est-à- dire où il est né, ou le lieu dans lequel il a résidé 10 ans sans discontinuité). On l’a vu, dans les délicates affaires d’extradition des nationaux, les tribunaux préfèrent déléguer le pouvoir de juger à une juridiction étrangère au crime, plutôt que de réclamer l’accusé, prenant le risque que les lois appliquées ailleurs soient différentes des lois de leur pays.

Modalités3

La procédure usitée au civil ou au criminel n’est détaillée ni dans le Stile du Sénat de 1680, ni dans les versions successives des Royales Constitutions de 1723, 1729 ou 1770. Le texte de 1680 stipule seulement que le droit d’asile est aboli: «Il n’y aura aucun lieu d’asile et immunité, soit en matières civiles ou criminelles. Et pourront toutes personnes contre lesquelles il y aura prise de corps décernée, être pris et arrêtés en tous lieux: sauf à les rétablir au lieu où ils ont été pris, s’il est ainsi ordonné par les Juges en conformité de l’article 149 du Règlement civil»45. Cette loi s’applique au seul territoire du duché de Savoie. La portée ne paraît pas s’étendre à l’ensemble des États de Savoie, pas plus qu’elle ne concerne le droit d’asile à un niveau international.

Pour les lettres rogatoires civiles, il s’agit de demander l’exécution d’une sentence qui stipule le paiement d’une forte somme, de requérir la convocation ou l’audition des parties engagées dans un procès, le paiement d’une dette, une prise de corps éco- nomique, etc. Les sommes évoquées sont importantes, ce sont surtout des individus de haut rang ou des négociants qui cherchent à régler les litiges au moyen des lettres

45. Stile et maniere de proceder ez matieres criminelles (1680), tit. v, art. 14.

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rogatoires. La série des registres civils enregistre le résumé des étapes procédurales lorsque les demandes d’entraide parviennent au Sénat ou émanent de lui. Encore au début du xviiie  siècle, l’entraide civile nécessite l’intervention royale, bien que celle-ci ne soit pas généralisée. En 1719, le roi de France, Louis xv demande que la sentence des consuls de Nevers obtenue le 21 juillet 1712 devant le Parlement de Paris soit exécutée dans la juridiction du Sénat de Chambéry:

Louis par la grâce de Dieu, Roi de France, et de Navarre, au premier, notre huissier ou ser- gent royal sur ce requis, à la requête de notre aimé Julien Favre, Marchand en notre ville de Nevers nous te mandons que la sentence de nos Juges Consuls de la dite ville de Nevers, par lui obtenue le 21 juillet 1712, ci-attachée sous le contre-scelle de notre Chancellerie, tu mettes à due et entière exécution selon sa forme et teneur et faire pour raison de ce contre les y dénommés tous exploits de commandements et autres actes de justice requis et nécessaires, de ce faire te donnons pouvoir par toute l’étendue de notre Royaume pays, terres et seigneurie de notre obéissance, sans pour ce demander autre permission, ni paréatis, nonobstant clameur de barreau, charte normande et lettre à ce contraires, comme aussi prions et requérons notre très cher frère le Roi de Sardaigne et Duc de Savoie, de permettre et favoriser en ses pays, terres et seigneurie de son obéissance, l’exécution de ladite sentence des consuls de notre ville de Nevers et faire en cette occasion tout ce que nous ferions en pareil cas, s’il nous en requérait, car tel est notre plaisir46.

La logique qui prévaut à l’intervention royale est obscure, car parfois elle est attestée pour des affaires civiles de moindre importance47. À partir des années 1724, les regis- tres signalent que les modalités changent et se stabilisent. Le roi n’intervient plus dans les demandes de lettres rogatoires civiles. En 1725, Dame Anne de Charrière, procuratrice de son fils le marquis de Saint-Maurice, adresse une requête au Sénat de Chambéry, lui demandant d’envoyer des lettres rogatoires au Parlement de Dijon afin que l’arrêt du Sénat rendu en faveur de son fils en 1723 à l’encontre de la marquise de Chamosset soit exécuté. Cet arrêt prévoyait que la marquise de Chamosset verse la somme de 34.000 livres. Le Sénat transmet cette requête à l’avocat fiscal général, qui rend ses conclusions dont la teneur stipule «Nous n’empêcherons être accordées les lettres rogatoires à la cour du Parlement de Dijon». Suivant l’avis de l’avocat fiscal, le Sénat de Chambéry accorde l’émission des lettres

qui prie et requiert la cour de Parlement de Dijon, de vouloir en aide de droit permettre l’exécution de l’arrêt rendu par le Sénat de Savoie, le 26 août 1723, au procès ventilé par devant ledit Sénat de Savoie d’entre ledit marquis de St Maurice demandeur et la dame marquise de

46. ads, 2B 245, septembre 1719, f. 98v.

47. Par exemple des lettres rogatoires parviennent au Sénat pour demander qu’une personne réfu- giée en Savoie et qui ne possède plus de biens dans le royaume de France, paie le loyer en exécution d’un arrêt du mai 1717. Ces lettres sont signées par le roi (ads, 2B 245, ff. 154v-155).

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Chamosset, défenderesse, et c’est rière et par tout le ressort de ladite cour, offrant ledit Sénat de Savoie d’en faire de même en pareil cas, et plus quand s’il y échoit48.

Sont transmises à la juridiction dijonnaise toutes les pièces: l’arrêt du Sénat qui condamne la marquise de Chamosset à payer 34.000 livres, la requête de la dame de Charrière, les conclusions de l’avocat fiscal, le décret du Sénat accordant les lettres et les lettres rogatoires proprement dites. Tous les documents, à l’exception de la requête de la partie, sont légaux. Ils émanent d’une cour souveraine ou de l’un de ses officiers. Ainsi, les lettres rogatoires ne visent pas à officialiser ou légaliser les docu- ments transmis – l’émetteur est officiel –, mais elles visent à demander qu’un pouvoir judiciaire soit appliqué hors de son territoire judiciaire naturel. La condamnation sera exécutée non par les juges dont il dépend, à savoir ceux qui ont rendu la sentence, mais par des juges étrangers avec le concours des officiers locaux49. Ainsi, l’arrêt sera exécuté selon un droit exceptionnel de délégation d’un pouvoir. Les lettres rogatoires civiles dénaturalisent l’exécution du jugement, déléguant aux juges étrangers le soin d’appliquer un arrêt émanant d’une juridiction qui ne dépend pas de leur ressort.

Elles étendent le territoire d’applicabilité qu’usuellement circonscrivent les ressorts50. Leur portée n’est pas générale et encore moins étatique, mais bien spécifique car elle se calque sur le territoire que dessine la juridiction souveraine (le ressort d’un Parlement ou celui du Sénat de Chambéry). C’est une forme de déterritorialisation et de reterritorialisation de la décision émise par une juridiction souveraine en vertu d’une demande expresse, assortie d’une clause de réciprocité explicite et réitérée dans chacune des demandes.

La procédure utilisée pour l’échange de lettres rogatoires dans les cas criminels diffère de celle usitée pour les cas civils. Il n’y a pas de partie civile qui produit une requête pour demander au Sénat l’octroi de lettres. La demande émane de la juridiction souveraine, et elle est initiée par l’avocat fiscal général, qui transmet ses remontrances afin que le Sénat émette un décret autorisant les lettres rogatoires qui sont envoyées à une juridiction étrangère. Ce modus operandi est similaire pour toutes

48. ads, 2B 2006, août 1725, f. 23.

49. Lorsque la demande émane d’une juridiction étrangère au Sénat, ce sont les officiers savoyards qui la font appliquer sur le territoire: «Nous m’empêchons l’exécution de ladite sentence rière et partout le ressort du Sénat, sans distraction à la charge que l’exécution en sera faite par un officier du Ressort du Sénat et que ladite sentence, lettres rogatoires et la présente requête seront registrées aux archives de céans, à Chambéry le 10 décembre 1726» (ads, 2B 2006, f. 41v). Le même procédé est appliqué lorsqu’il s’agit de faire exécuter des décisions en dehors de la juridiction du Sénat de Chambéry. Les officiers locaux prêtent «secours et mains fortes» (ivi, f. 210).

50. «On ne doit pas confondre le détroit, district ou territoire d’une juridiction inférieure avec son ressort; le détroit ou territoire d’une juridiction inférieure est le territoire qui est soumis immé- diatement à cette juridiction, au lieu que le ressort de cette même juridiction est le territoire de celles qui y viennent par appel» (art. Juridiction (1785), in Encyclopédie méthodique, vol. Jurisprudence, t. 5).

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