Thesis
Reference
L'Art et la matière : nationalisme culturel et patrimoine folklorique dans le Japon du XXe siècle
KUNIK, Damien Benoît
Abstract
L'objectif de la thèse est de dresser un tableau général des efforts de valorisation esthétique et scientifique des artefacts du quotidien japonais, c'est-à-dire la mise en lumière d'objets ordinaires et leur prise en considération dans la perspective d'une écriture de l'identité collective du Japon. Concrètement, la thèse prend pour cas d'études les travaux menés à ce dessein durant le premier XXe siècle par trois intellectuels japonais, le critique d'art Yanagi Muneyoshi, l'ethnologue Shibusawa Keizô et l'architecte Kon Wajirô. L'option biographique permet de remonter à l'origine des discours des trois hommes, de proposer une mise en contexte de leurs propos au sein d'une longue histoire intellectuelle régionale et de souligner l'importance de leurs efforts dans les grands chantiers modernes et contemporains de constitution d'un patrimoine national japonais.
KUNIK, Damien Benoît. L'Art et la matière : nationalisme culturel et patrimoine
folklorique dans le Japon du XXe siècle. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2016, no. L. 854
URN : urn:nbn:ch:unige-881615
DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:88161
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:88161
Université de Genève Faculté des Lettres
L’ART ET LA MATIÈRE
Nationalisme culturel et patrimoine folklorique dans le Japon du XXe siècle
Damien Kunik
Thèse présentée en vue de l’obtention d’un Doctorat ès Lettres en études japonaises
Sous la direction du Prof. Pierre-‐François Souyri
Juin 2016
Direction de la thèse :
Prof. Pierre-‐François Souyri, Université de Genève
Direction du jury :
Prof. Nicolas Zufferey, Université de Genève
Jury :
Prof. Dario Gamboni, Université de Genève
Prof. Christophe Marquet, Institut National des Langues et Civilisations Orientales
Prof. Dominique Poulot, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Remerciements
Tout solitaire que soit l’exercice de rédaction d’une thèse de doctorat, celle-‐ci ne s’écrit pas seul. Bien au contraire, elle est le fruit de rencontres, de discussions, de débats et du soutien indéfectible de personnes qui, pendant plusieurs années, vous orientent, vous conseillent et vous critiquent. S’il est d’usage de remercier ces âmes charitables, les quelques lignes qui vont suivre ne sont pas simplement destinées à adhérer aux conventions, mais bel et bien à témoigner ma plus sincère gratitude à ceux qui m’ont soutenu dans l’effort et ont, en coulisse, considérablement enrichi le contenu de ce travail.
Les premiers mots vont à mon directeur de thèse, le Professeur Pierre Souyri, qui a fait preuve d’une confiance remarquable en me laissant la liberté de m’aventurer sur les chemins empruntés ici. Ceux-‐ci serpentent joyeusement hors des terrains de la japonologie classique, mais je suis absolument convaincu que je n’aurais pas eu le goût d’arriver à terme sans cette liberté de penser et d’agir. J’espère qu’il trouvera dans l’ouvrage accompli la satisfaction d’avoir dirigé un étudiant sincèrement reconnaissant.
Au sein de la communauté académique, je dois ensuite beaucoup à des collègues rencontrés à différents moments clés de mon parcours. Pour ne froisser personne, je suis la logique de l’énumération alphabétique pour remercier ceux-‐ci.
Tous ont eu pour moi une importance capitale qui dépasse de loin les seuls éléments scientifiques évoqués ici :
Jean-‐Michel Butel qui, lorsque j’étais encore étudiant aux Langues Orientales, m’a initié aux arcanes étranges du monde des études folkloriques japonaises et continue aujourd’hui de m’encourager à en explorer les savoirs labyrinthiques ;
Christophe Marquet qui, dès la fin de mon Master et alors que nous ne nous connaissions pas, s’est intéressé à mes sujets de recherche et m’a permis très tôt de publier un premier article. Je le sais toujours très attentif à mes projets, extrêmement bienveillant à mon égard et je suis heureux de pouvoir compter sur son soutien répété ;
Nicolas Mollard, longtemps mon collègue à l’Université de Genève, perfectionniste et éternel insatisfait, qui m’a toujours incité à réfléchir plus en détail à mes questions de recherche, à retourner cent fois les problèmes que je pouvais soulever et m’a appris à faire de l’autocritique un jeu d’esprit plaisant ;
Laurent Nespoulous qui, par son goût prononcé pour la rigueur épistémologique et pour les faits concrets, m’a bien souvent aidé à me réancrer quand mes affaires prenaient une tournure un peu trop éthérée ;
Suzuki Masataka qui a dirigé mes deux années à l’université Keiô. Nous n’avons que rarement été d’accord sur nos méthodes de travail respectives, je pense l’avoir régulièrement agacé avec mes lubies et mon manque d’orthodoxie et pourtant, il a toujours été présent pour répondre à mes questions, me conseiller des lectures essentielles et m’inciter à reprendre des éléments laissés en friche dans mes travaux.
De toute évidence mon plus sévère critique parmi les gens cités ici, mais de ces critiques qui vous ouvrent les portes de mondes insoupçonnés.
Takezawa Shôichirô qui, alors que nous ne nous sommes encore jamais rencontrés, m’a très rapidement affirmé son intérêt pour mes thématiques de recherche et m’a offert son soutien au sein du Musée national d’ethnologie où je serai accueilli pour deux ans à l’issue de ce doctorat.
Aux personnes citées ci-‐dessus s’ajoutent encore Frédéric Joulian, Josef Kyburz, Nathan Schlanger et Philippe Soulier qui m’ont fait l’amitié de venir à Genève en décembre 2015 à l’occasion d’une journée d’étude que j’avais organisée. Cette journée représentait, pour le jeune chercheur que je suis, une étape importante dans la reconnaissance de mes travaux et couronnait trois années de discussions autour de thématiques interdisciplinaires associant ethnologie, éthologie, archéologie, histoire des religions et histoire de l’art. Leur confiance m’a convaincu que les chemins empruntés dans cette thèse possédaient une pertinence certaine pour d’autres que moi.
Mes pensées vont également à deux professeurs disparus trop tôt :
Daniel Fabre, insatiable curieux d’une générosité débordante, éminent chercheur et esprit hors norme, brillant savant et homme inattendu. Si je connais et apprécie ses ouvrages depuis longtemps, ce n’est que durant ma dernière année de
thèse que je ai eu le privilège de le fréquenter. Sa disparition subite me laisse un goût amer, son esprit m’accompagnera toujours ;
Yamanaka Ichirô, professeur à l’Université de Kyôto qui m’a fait découvrir le détail du parcours d’André Leroi-‐Gourhan au Japon. Ce travail de thèse n’aurait jamais eu sa forme actuelle sans notre rencontre durant mon séjour au Japon en 2012-‐2013.
Ma chance aura été de fréquenter non pas le professeur, mais le collègue qui s’enthousiasmait que l’on puisse toujours aujourd’hui se poser des questions transversales et en discuter à bâtons rompus. La nouvelle de son décès quelques semaines après mon retour a été un choc.
Je remercie enfin les Professeurs Dario Gamboni, Dominique Poulot et Nicolas Zufferey de me faire l’honneur de se joindre au jury de thèse. J’ai lu avec le plus vif intérêt quelques unes de leurs publications mais tous ne me connaissent pas nécessairement. Leurs lumières et leurs critiques viendront sans aucun doute enrichir les suites des éléments exposés ici.
Hors du monde académique, je remercie le plus sincèrement du monde mon épouse Laure pour sa patience et son continuel soutien. Aucun ancien doctorant ne niera l’importance du conjoint dans les moments difficiles et le fardeau des épisodes de doute ne m’a pas écrasé parce qu’elle était toujours là. Je remercie aussi mon frère Valentin pour les discussions joyeuses que nous avons eues sur les aspects les moins académiques de la thèse, sans qu’ils soient pourtant les moins intéressants. Son regard vif et extérieur m’a souvent aidé à aborder les choses sous un angle nouveau. Je remercie vivement Nicolas Paschoud pour son minutieux travail de relecture du manuscrit. Pour les raisons les plus obscures, il semblait y prendre du plaisir et en redemander avec insistance. Je ne lui en suis que plus redevable. Mes pensées vont aussi à Marie et Sophie Paschoud, très présentes lorsqu’il s’agissait d’épauler les jeunes parents débordés que mon épouse et moi sommes récemment devenus.
Je dédie enfin ce travail à mes deux parents décédés pendant les années de rédaction de celui-‐ci. Ce sont eux qui m’ont donné le goût de l’étude autant que celui de la pensée critique. Alors que je rêvais petit d’être cordonnier, luthier ou forgeron, je ne me serais probablement jamais lancé dans un parcours universitaire s’ils n’avaient pas été là pour m’assurer que j’y trouverais de la satisfaction.
Nos esprits libres et contents Vivent en ces doux passe-‐temps
A. Boësset (1587-‐1643)
TABLE DES MATIERES
REMERCIEMENTS 2
TABLE DES MATIERES 6
TABLE DES ILLUSTRATIONS 8
AVANT-‐PROPOS 11
SUR L’ORIGINE DU PROJET 13
PETIT PLAIDOYER POUR « L’OBJECTOLOGIE » 16
INTRODUCTION : DES OBJETS ET DES HOMMES 20
UNE THESE ET SES HYPOTHESES 21
QUESTIONNEMENTS, METHODE, SOURCES ET PLAN 25
PATRIMOINE ET PATRIMOINES 36
PREUVES PAR LA MATIERE ET PROTECTION DU PATRIMOINE JUSQU’EN 1945 38 PREMIERE PARTIE: CONTEXTES, ACTEURS, DISSENSIONS 44 I. LE MOUVEMENT DES ARTS POPULAIRES DU JAPON 45 ARTS ET SAVOIR-‐FAIRE MANUFACTURIERS JAPONAIS AU DEBUT DU XXE SIECLE 45
YANAGI MUNEYOSHI 53
II. L’OBJET QUOTIDIEN COMME MATERIAU ETHNOGRAPHIQUE 68
DEUX ETHNOGRAPHIES DANS L’EMPIRE JAPONAIS 68
SHIBUSAWA KEIZO 80
III. DE L’ARCHITECTURE VERNACULAIRE A « L’ARCHEOLOGIE DU PRESENT » 92 LE CONTEXTE DES ETUDES MODERNES SUR LE PATRIMOINE BATI AU JAPON 92
KON WAJIRO 100
IV. RIVALITES ET DISSENSIONS 114
YANAGI, SHIBUSAWA, KON. PREMIERS CONTACTS. 114
ARTS POPULAIRES ET OBJETS QUOTIDIENS 120
LES CHOSES ET LES FAITS 123
APPROCHE AXIOLOGIQUE ET APPROCHE DESCRIPTIVE 127
D’UNE SCIENCE NORMATIVE AUX RAYONS DES MAGASINS 129
DEUXIEME PARTIE : LES BASES COMMUNES 134
V. LA RÉVÉLATION DU « PEUPLE IMMUABLE » 135
« JÔMIN », DE LA NATURE IMMUABLE DE LA JAPONITÉ 140 VI. ETUDIER L’OBJET QUOTIDIEN, UN SUJET NOUVEAU ? 149 D’UNE LECTURE ESTHETIQUE DES METIERS DU JAPON FEODAL 152
L’OBJET « ANIME » 156
LES SAVOIRS ANTIQUAIRES DANS LE JAPON DU XVIIIE SIECLE 159 EVOLUTION DES SAVOIRS ANTIQUAIRES ENTRE L’ANCIEN REGIME ET L’EPOQUE MEIJI 168
VII. PENSER CORPUS 174
L’OBJET « MINGEI » 174
L’OBJET « MINGU » 188
L’OBJET « A ETUDIER » 202
VIII. PENSER MUSEE 214
D’UN MUSEE D’ART OCCIDENTAL AU MUSEE DES ARTS POPULAIRES DU JAPON 215
DE L’ATTIC MUSEUM AU MUSEE NATIONAL D’ETHNOLOGIE 222 LE MUSEE D’ETHNOLOGIE, LES MUSEES EN PLEIN-‐AIR ET LA QUESTION ARCHITECTURALE 231 TROISIEME PARTIE : SYSTEMIQUE D’UNE REUSSITE 236 XI. DU DISCOURS AMATEUR A LA RECONNAISSANCE PAR LES INSTITUTIONS 237 L’APRES-‐GUERRE ET LA RENAISSANCE DE L’ARTISANAT JAPONAIS 241 L’EMERGENCE DE LA NOTION DE PATRIMOINE FOLKLORIQUE 250
DES ECOMUSEES AUX « ETUDES DU QUOTIDIEN » 255
X. AMNÉSIE ET PETITS ARRANGEMENTS 263
LES ARTS POPULAIRES ET LE CONTINENT 265
LES ETUDES FOLKLORIQUES ET LA « GRANDE ASIE ORIENTALE » 271
ENQUETER, NORMALISER, BATIR 278
XI. LA REDECOUVERTE DES « SAVOIRS NON-‐INSTITUTIONNELS » 285
KANO MASANAO ET LES MINKANGAKU 292
LES « SAVOIRS NON-‐INSTITUTIONNELS », UNE REVOLUTION EPISTEMOLOGIQUE ? 297 XII. CONSOMMATION DE CULTURE, CULTURE DE CONSOMMATION 301
UNE CONSOMMATION ALLEGORIQUE 303
UNE VICTOIRE TOUTE « CULTURELLE » 308
CONCLUSION : VERS UN DISCOURS ETHNO-‐ESTHETIQUE 314
DE CE QUE ÇA DEVAIT ETRE… 316
…ET DE CE QUE CE FUT. 324
BIBLIOGRAPHIE 330
SITES INTERNET 356
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Page 52 : Yanagi Muneyoshi, vers 1920. Nihon mingeikan.
Page 59 : Mokujiki, autoportrait Tôkyô kokuritsu hakubutsukan.
Page 66 : Yanagi Muneyoshi, 1950. Nihon mingeikan.
Page 75 : Yanagita Kunio, vers 1950. Nihon jômin bunka kenkyûjo.
Page 79 : Shibusawa Keizô, 1940. Shibusawa Eiichi kinen zaidan.
Page 86 : Attic Museum, 1928. Nihon jômin bunka kenkyûjo.
Page 89 : Shibusawa Keizô en « tenue de terrain », 1931. Shibusawa Eiichi kinen zaidan.
Page 92 : Rokumeikan, Tôkyô. Edo-‐Tôkyô hakubutsukan.
Page 93 : Musée national de Tôkyô (J. Conder). Tôkyô kokuritsu hakubutsukan.
Page 95 : Heian jingû, Kyôto. Office du tourisme de la ville de Kyôto.
Page 96 : Tsukiji honganji, Tôkyô. Tsukiji honganji.
Page 97 : Musée national de Tôkyô (Watanabe J.). Tôkyô kokuritsu hakubutsukan.
Page 98 : Villa Katsura, Kyôto. Kunaichô.
Page 99 : Kon Wajirô à Paris, 1930. Nihon jômin bunka kenkyûjo.
Page 101 : Ferme du département de Niigata, Kon Wajirô, dessin d’enquête, 1917.
Kôgakuin daigaku.
Page 106 : Variations sur les manières de se reposer chez les ouvriers, 1925-‐1926 par Arai Mitsuo et Kon Wajirô. Kôgakuin daigaku.
Page 107 : Les repas de la semaine chez un couple de lithographes, 1927 par Kon Junzô et Kon Wajirô. Kôgakuin daigaku.
Page 130 : vitrine du magasin Takumi, Tôkyô. Takumi kôgeiten.
Page 152 : Joutes poétiques des 71 types d’artisans, 1500. Détail présentant le forgeron et le menuisier. Tôkyô kokuritsu hakubutsukan.
Page 155 : Rouleau illustré de la parade nocturne des cent démons, 16e siècle.
Détail présentant un parapluie et un marteau transformés en démons. Shinjuan-‐
ji, Kyôto.
Page 156 : Cérémonie funéraire aux aiguilles à coudre. Sensô-‐ji, Tôkyô, 2013.
Photographie de l’auteur.
Page 157 : Rouleau des outils possédés, 16e siècle. Détail présentant un texte ancien qui enseigne aux outils comment se transformer aux démons. Sofuku-‐ji, Gifu.
Page 158 : Jarre Jômon, 5e millénaire av. JC. Dorure à la feuille sur la face interne, 19e siècle. British Museum.
Page 175 : La jarre présentée par Asakawa Noritaka à Yanagi. Nihon mingeikan.
Page 188 : Cristaux de roches, collection de Shibusawa Keizô. Kokuritsu minzokugaku hakubutsukan.
Page 190 : Quelques daruma collectés par l’Attic Museum. Kokuritsu minzokugaku hakubutsukan.
Page 193 : Ashinaka. Collection et dessins de l’Attic Museum. Nihon jômin bunka kenkyûjo.
Page 201 : Objets nécessaires à une femme du quartier de Fukagawa à Tôkyô, 1925. Kôgakuin daigaku.
Page 202 : Râtelier au dessus de l’âtre d’une ferme du département de Nagano.
Kôgakuin daigaku.
Page 207 : Les biens possédés par un couple de jeunes mariés, 1925. Kôgakuin daigaku.
Page 217 : Aile du palais Gyeongbokgung, Séoul, qui a abrité le Musée des arts du peuple coréen. Nihon mingeikan.
Page 218 : Mikunisô, salle à manger. Nihon mingeikan.
Page 220 : Musée des arts populaires du Japon, extérieur. Nihon mingeikan.
Page 221 : Musée des arts populaires du Japon, hall principal. Nihon mingeikan.
Page 226 : Attic Museum. Kokuritsu minzokugaku hakubutsukan.
Page 227 : Musée d’ethnologie de Hôya. Kokuritsu minzokugaku hakubutsukan.
Page 231 : Plans du musée en plein-‐air de Skansen, Stockholm. Kôgakuin daigaku.
Page 233 : Projet du musée en plein air de Hôya. Shibusawa shiryôkan.
Page 237 : Théière dans le style de la céramique de Mashiko, 20e siècle. Nihon mingeikan.
Page 247 : Jarre Einin, 20e siècle. Tôkyô kokuritsu hakubutsukan.
Page 248 : Le designer Isamu Noguchi au milieu des lampes dessinées par lui. Vitra Museum.
Page 251 : Oshirasama, 17e siècle, département d’Iwate. Kokuritsu minzokugaku hakubutsukan.
Page 255 : Corps de ferme du département de Gifu. Le premier ensemble préservé par le Musée des villages et bâtiments populaires du Japon. Nihon minka shûraku hakubutsukan.
Page 259 : Croquis d’étude d’un abri de fortune sur les rives de la rivière Sumida, Tôkyô par Sakaguchi Kyôhei, 2012. Watarium Museum, Tôkyô.
Avant-‐propos
Art ou ethnologie ? C’est en ces termes que vient se poser la question qui plane au dessus des corpus d’objets constitués indépendamment l’un de l’autre, dans les années 1920, par l’historien de l’art Yanagi Muneyoshi 柳宗悦 (1889-‐
1961) et l’ethnologue Shibusawa Keizô 澁澤敬三 (1896-‐1963). L’exploration de cette frontière, floue et souvent ténue, entre deux modalités de découverte, de préservation et d’analyse d’un patrimoine matériel folklorique japonais qui les intéressa (mais était-‐il déjà patrimoine avant eux ? Et était-‐il folklorique avant eux ?) sera donc au centre des préoccupations qui ont donné naissance à ce travail.
En guise d’avant-‐propos, la question « art ou ethnologie ? » met face à face ces deux termes que sont mingei 民藝 et mingu 民具. Comme l’a minutieusement analysé l’historien Kano Masanao dans les années 19801, ceux-‐ci s’inscrivent dans le contexte plus grand d’un intérêt bouillonnant pour la « chose populaire », celle de la sphère du peuple (民 min), dans le Japon du XXe siècle qui vit d’autres personnages s’intéresser aux traditions populaires (民間伝承 minkan denshô), au folklore (民俗 minzoku), aux ethnies (民族 minzoku également, nous verrons plus loin à quoi renvoient ces deux homophones), à l’habitat populaire (民家 minka), à la peinture populaire (民画 minga) ou aux contes et légendes (民話 minwa). Mais revenons ici à nos mingei et mingu. Osons pour faire simple proposer « arts populaires » pour le premier et « outils populaires » pour le second. C’est selon ces néologismes que Yanagi et Shibusawa construisirent leurs corpus d’objets.
Admettons également pour l’heure que ces deux personnages en sont les géniteurs.
C’est en tout cas ainsi que le raconte la légende. Les quelques centaines de pages qui suivront s’appliqueront assez précisément à en rendre la teneur avec plus de nuances.
1 KANO Masanao 鹿野政直 1983 Kindai Nihon no minkangaku 近代日本の民間学 (Etudes sur les savoirs populaires du Japon moderne), Tôkyô : Iwanami shinsho 岩波新書. Le terme minkangaku, inventé par Kano, s’inscrit lui-‐même dans la prolongation de ces études. L’auteur, tout en renvoyant aux figures du premier XXe siècle qui se sont intéressées à la sphère du populaire, inscrit également ces travaux pionniers dans une logique de savoirs non-‐académiques auquel renvoie le mot minkan, soit littéralement « privé » ou « non-‐institutionnel ».
Si l’interrogation prend donc ses racines, dans le terreau japonais, aux alentours des années 1910 et y développera ses inflorescences jusqu’aux années 1970 avant de se lignifier dans la forme que nous connaissons aujourd’hui, relevons tout de suite que le questionnement n’est ni proprement japonais ni véritablement résolu à l’heure où nous écrivons ces lignes. La tendance à réinterpréter les collections ethnographiques au XXIe siècle et à transformer les anciens musées d’ethnologie en d’hésitants musées d’art ça et là dans le monde en est peut-‐être la preuve la plus évidente. Ce questionnement, international et toujours d’actualité donc, motive également le travail présenté ici.
L’ambition de la présente thèse n’est pas de ramener la thématique choisie à sa seule résurgence contemporaine. Néanmoins, nous insistons sur ce point pour inscrire ce travail dans un cadre universaliste dont l’expression japonaise tient plus du cas d’étude concret, situé temporellement et géographiquement, plutôt que dans le cadre de l’exercice de japonologie pure et savante qui aurait peu de chances d’intéresser les spécialistes des sciences de l’homme œuvrant hors de la sphère asiatique. Notre étude se veut fondamentalement globale, et nous convoquerons volontairement les méthodes et les parcours historiques de disciplines aussi diverses que celles de l’histoire des idées, de l’histoire de l’art, de l’anthropologie, du folklore, des sciences religieuses ou de la muséologie, dans et hors du Japon, dans et hors du XIXe et du XXe siècle, dans et hors du cadre contraignant de leurs expressions académiques. Car ce sont bien ces approches qu’il nous faut invoquer pour finalement comprendre par quel biais et selon quelle filiation ou quel discours d’autorité un modeste ustensile produit anonymement et artisanalement dans une campagne ou un faubourg japonais aujourd’hui oublié fut, au même moment, interprété comme un objet à valeur esthétique chez Yanagi et comme un objet à valeur ethnographique chez Shibusawa.
Serions-‐nous tentés d’affirmer naïvement qu’un objet n’est qu’un objet qu’il faudrait alors répondre à la pire question d’entre toutes : mais qu’est-‐ce qu’un objet ? Ne se cantonner qu’à sa seule fonction utilitaire ouvrirait déjà le gouffre abyssal de l’utilité de l’objet, donc la fonction somptuaire seconde peut parfois l’emporter sur la fonction utilitaire première. Pensons par exemple à un sceptre
dont l’usage symbolique par le détenteur du pouvoir est beaucoup plus évidente que la forme de gourdin dont il s’est peut-‐être inspiré. L’interprétation de la dimension symbolique de l’objet (osons l’expression « herméneutique de l’objet ») est si difficile à distinguer du travail du technologue qui ne s’intéresserait qu’aux chaines opératoires expliquant la conception de celui-‐ci, le « rôle actant » de l’objet dans le réseau des relations humaines si imbriqué dans le parcours biographique propre de la matière –fabriquée, échangée, jetée, recyclée– que nous prenons le parti de refermer tout de suite le vortex ouvert pour l’exemple, mais dépassant de loin nos préoccupations.
Notre cas d’étude pose ainsi ses barrières. Il ne nous intéresse pas tant d’aborder les « objets populaires » japonais dans toutes leurs dimensions que de nous concentrer sur les notions symboliques projetées sur un corpus artificiel d’artefacts épars pour constituer un discours identitaire régional. C’est là que nous espérons intéresser tant le spécialiste du Japon que l’historien des idées. Voilà certes une contribution minime au champ presque infini des études sur la culture matérielle, mais qu’il nous paraît d’autant plus nécessaire d’explorer que le travail n’a jamais été mené ni dans le cas d’étude choisi, ni véritablement dans une perspective comparatiste entre le Japon et l’Occident.
Sur l’origine du projet
L’intérêt pour le présent sujet est né vers 2007 durant mon Master à l’Université de Genève, et s’est cristallisé durant l’année de recherche à l’Université Keiô de Tôkyô qui a suivi. La chose était tout d’abord très modeste : un goût premier pour les arts et artisanats populaires que je fais remonter bien plus loin encore, au début du nouveau millénaire, à la lecture du méconnu L’Art populaire en Suisse2 de l’écrivain-‐voyageur Nicolas Bouvier. Je réalise aujourd’hui que la qualité de l’ouvrage (de commande) ne réside pas tant dans les objets que Bouvier mit en valeur que dans l’histoire sociale audacieuse qu’il tenta d’élaborer à partir de la culture matérielle du commun des mortels. Je cherchai donc activement les manifestations de ces expressions dites folkloriques dans leur version asiatique
2 BOUVIER Nicolas 1999 (1991) L’art populaire en Suisse, Genève : Editions Zoé.
durant mes premiers voyages au Japon, quête relativement peu originale quand l’on sait combien l’artisanat japonais sous toutes ces formes a gagné en prestige depuis les premiers temps de la vague japoniste en Europe à la fin du XIXe siècle.
La recherche me fit assez rapidement croiser le chemin du Mouvement des arts populaires du Japon (日本民藝運動 Nihon mingei undô), né sous l’impulsion de Yanagi Muneyoshi dans les premières décennies du XXe siècle. L’introduction se fit par la visite du Musée des arts populaires du Japon (日本民藝館 Nihon mingeikan), navire amiral du Mouvement situé depuis les années 1930 dans le quartier de Komaba 駒場 à Tôkyô, et qui illustre combien Yanagi incluait, dans le terme « arts populaires », le seul champ des arts plastiques en délaissant complétement les expressions non matérielles que pourraient potentiellement recouvrir l’expression : danse, théâtre, musique entre autres. Quelques rares ouvrages en langues occidentales3 m’introduisirent à la pensée du personnage, dont je considère encore aujourd’hui que le discours esthétique et social fut profondément avant-‐gardiste tant sur la scène japonaise que sur la scène internationale.
Nul besoin de le nier, ce qui m’apparaissait alors comme le combat d’un homme pour la préservation d’un génie national m’impressionnait, et son discours éthique sur la nature de la production matérielle dans un monde en pleine industrialisation n’était pas sans m’évoquer mes amours connexes avec les écrits de Britanniques nés dans contexte social somme toute assez semblable, le designer William Morris (1834-‐1896) ou le typographe Eric Gill (1882-‐1940). Pour qui connaît ces deux noms, la réduction à leur rôle de designer et de typographe est presque offensante, puisqu’ils furent aussi, qui poète, qui architecte, théoriciens, socialistes, sculpteurs, imprimeurs, pamphlétaires, peintres et bien d’autres choses encore. Et surtout, des figures controversées ! De même, il m’apparut vite que de réduire Yanagi à son seul rôle de défenseur des arts populaires japonais ne pouvait
3 Il faut notamment citer ici FROLET Elisabeth 1986 Yanagi Sôetsu ou les éléments d’une renaissance artistique japonaise, Paris : Publications de la Sorbonne, MOERAN Brian 1997 Folk art potters of Japan : Beyond an anthropology of aesthetics, Richmond : Curzon Press et KIKUCHI Yuko 2004 Japanese modernization and Mingei theory : cultural nationalism and oriental orientalism, Londres : Routeledge Curzon.
satisfaire personne, admirateur ou critique. Et lui non plus n’a rien à envier aux deux Anglais en matière de controverse.
Il faut ensuite ajouter à cette expression de mon intérêt pour le sujet la notion vague, héritée de mon parcours d’étudiant en langue et civilisation japonaise, que les études folkloriques avaient connu au Japon un essor sans commune mesure avec leur voisines occidentales qui avaient dépéri au profit des différents courants académiques des sciences humaines que sont l’archéologie et l’ethnologie, puis l’anthropologie. Nous développerons également ce sujet touffu dans les chapitres qui suivront. J’abordais donc avec confiance l’idée de partir au Japon en 2008 pour rédiger un mémoire de fin d’études supérieures sur Yanagi Muneyoshi, le « folkloriste de l’artisanat populaire ». C’est ainsi que j’avais eu le tort de me le représenter.
Cependant, si la suite avait donné raison à ma lecture naïve du personnage, je ne serais certainement pas là à écrire cette thèse pour continuer de chercher à comprendre ce qui avait cloché. L’admiration première se heurta donc à un mur tout à fait inattendu lors de mon séjour à Keiô, mur que je continue d’escalader sans savoir si j’en ai enfin atteint le sommet et en sachant encore moins comment j’en redescendrai.
La critique sèche qui me fut immédiatement faite ne porta pas sur la candeur de mon admiration pour le folklore japonais, ni pour le manque de lecture critique du « génie national » que Yanagi défendait, ni d’ailleurs pour toutes les controverses dont il fait encore l’objet aujourd’hui. Au département d’anthropologie culturelle où je me trouvais, la critique portait sur le fait que Yanagi n’était pas un folkloriste japonais, parce que le Mouvement des arts populaires qu’il s’était acharné à mettre sur pied était un mouvement mercantile qui n’avait aucun droit de se mêler à la cause savante des ethno-‐folkloristes, œuvrant dans une perspective scientifique. En somme, Yanagi n’était pas un folkloriste parce qu’il avait cherché à remettre en marche le système de production de l’artisanat « traditionnel » qu’il défendait et s’était corrompu à en tirer un bénéfice économique pour financer son combat.
La chose me paraît aujourd’hui absurde quand l’on sait que Shibusawa donna naissance à « son » ethnologie (en réalité, une branche spécifique des études folkloriques japonaises) grâce à la fortune colossale dont disposait sa famille.
Laissons également de côté la tentation de souligner combien le monde scientifique doit lui aussi se vendre pour financer ses combats. Il y aurait certainement là un bel argument à avancer pour essayer de nous défendre, mais tel n’est pas notre propos. Cependant, la critique me paraît surtout étonnante lorsque je pense à tous ces obstacles épistémologiques inlassablement déconstruits en Occident –tradition, modernité, folklore, identité nationale, pour n’en citer que les plus classiques– qui truffaient à priori mon postulat de départ, mais qui n’eurent pas droit à la volée de bois vert que reçut mon audace de faire entrer Yanagi au club des ethno-‐folkloristes. La déconstruction du pourquoi de cette admonestation originelle, qui me semble aujourd’hui un reflet parlant de la constitution et des acquis des sciences humaines japonaises, est un autre aspect de mon intérêt pour le sujet.
Je terminai donc mon mémoire de Master en me concentrant spécifiquement sur le Mouvement des arts populaires du Japon et en m’appliquant face à la critique francophone à naviguer entre les écueils de « l’identité nationale » et de la « tradition folklorique ». Il m’aura fallu attendre la présente thèse pour oser affronter à nouveau ce qui unit et désunit mingei et mingu, objets d’art et objets d’ethnologie, dans leurs dimensions matérielles, puis muséales, puis patrimoniales.
Petit plaidoyer pour « l’objectologie »
Dernier point important à mes yeux avant de passer aux choses sérieuses, j’aimerais dire ici ce que je dois à ces objets découverts au Japon et ce qu’ils peuvent nous apprendre. Il est pour moi une évidence, le présent travail n’aurait jamais vu le jour si je n’avais pas d’abord croisé la route de l’artisanat populaire japonais. Cependant, le processus d’analyse du discours qui entoure ces artefacts et leur patrimonialisation n’a été pour moi que bien plus tardif, et surtout, bien plus complexe.
L’objet, considéré comme source ou archive, est un concept difficile à envisager. Il serait d’ailleurs probablement prudent d’étudier les discours institutionnels du patrimoine japonais, et de parvenir aux mêmes conclusions, sans faire le crochet qui fut le mien par le Mouvement des arts populaires de Yanagi, puis par le courant d’études sur la culture matérielle de Shibusawa. Éviter l’écueil de la source matérielle est généralement profitable tant celle-‐ci est difficile, par manque de méthode, à interpréter. L’ethnologue l’a finalement abandonnée en sortant de son cabinet ou de son musée, lui préférant l’observation in situ.
L’historien, lui, s’est très naturellement concentré sur la source écrite. Seul l’archéologue semble en avoir fait sa spécialité, mais notre travail n’a aucune ambition archéologique. Je ne prétends pas offrir une solution nouvelle pour « lire les objets » puisqu’au final, cette thèse portera évidemment sur les discours consacrés aux artefacts de la vie populaire japonaise plutôt que sur les artefacts eux-‐mêmes. J’insiste malgré tout sur le fait que ce sont bien les objets qui m’ont amené vers mes recherches actuelles.
J’aime me rappeler l’anecdote qui va suivre quand ma foi en l’objet comme outil heuristique vacille et que la prudence ou la lassitude m’enjoint à rejoindre les rivages de la science historique mieux topographiés que ceux de la culture matérielle. Le dernier ouvrage de Jacques Le Goff, Faut-‐il vraiment découper l’histoire en tranches ?4 venait de paraître quand je visitai le musée Takenaka des outils de menuiserie (竹中大工道具館 Takenaka daikudôgukan), situé à Kôbe. Je laisse à Le Goff le soin de répondre à sa question. De mon côté, quelle ne fut pas ma surprise de voir là son ouvrage résonner en découvrant que bon nombre de ces outils affûtés alignés dans les vitrines permettaient justement de découper l’histoire en tranches, et d’une manière tout à fait originale.
Comme tout étudiant en japonais, j’ai appris les chronologies classiques de la préhistoire et de l’histoire du Japon. Ce que le musée des outils s’appliquait cependant très bien à démontrer était fondamentalement différent des schémas mentaux habituels. Le Japon n’avait pas connu de changement technique
4 LE GOFF Jacques 2014 Faut-‐il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris : Seuil.
significatif, c’est à dire autre que stylistique, entre le néolithique et l’an mil environ dans la construction de son patrimoine bâti. La hache pour abattre le tronc, le coin et le ciseau pour refendre celui-‐ci, l’herminette pour dégauchir la surface de la poutre. Seule l’arrivée du fer avait permis d’optimiser la rapidité du processus, et avec le fer, l’usage progressif du rabot lancéolé (槍鉋 yariganna) pour remplacer l’herminette. Il faut ensuite attendre le XIVe siècle pour qu’un vrai changement s’opère avec l’avènement de la scie pour remplacer la hache, tant dans l’abattage de l’arbre que dans l’équarrissage des poutres, puis le XVIe siècle environ pour que se répande l’usage du rabot à sabot et du guillaume tel que nous les connaissons en Occident également.
Cette division du temps est très différente et ne correspond en rien aux chronologies japonaises usuelles : peuplement de l’archipel, proto-‐étatisation, arrivée du bouddhisme et de l’écriture, époque impériale puis féodale puis long et chaotique chemin vers ce que l’on appelle la modernité. La ligne chronologique de l’histoire des outils japonais pédagogiquement dessinée dans la première salle du musée ne pourrait être interprétée par aucun historien comme proprement japonaise tant elle diffère des divisions du temps qui ont cours dans l’histoire de cet espace géographique. Il n’y a plus qu’un pas à faire pour s’imaginer que, pour des milliers de charpentiers dont la pratique quotidienne était de construire des bâtiments, et pour l’organisation du travail de ces corporations, l’arrivée d’outils en fer ou de la scie avait eu un impact au moins aussi fort que les changements de régimes politiques qui font la division du temps classique du Japon. Le rabot ou la scie divisent donc l’histoire de l’archipel en tranches très différentes de celles que nous connaissons usuellement.
En vérité, rien de nouveau sous le soleil. Fernand Braudel lui-‐même s’était déjà considérablement appliqué à expliciter les différents temps de l’histoire5, et avec bien moins de naïveté que dans l’anecdote exposée ici. De même, pour l’archéologie médiévale française, d’ailleurs extrêmement active en matière
5 Notamment dans BRAUDEL Fernand 1985 Ecrits sur l’histoire, Paris : Flammarion.
d’études sur la culture matérielle6, il ne se passe pas grand chose entre l’âge du fer et le XIIe siècle. Dans cette optique, l’archéologue Joëlle Burnouf7 réécrit le découpage de l’histoire en termes de « seuils d’irréversibilité » qui chamboulent notre lecture classique du temps occidental.
Pourquoi alors notre digression ? Il ne sera pas question dans cette thèse d’une histoire technique des métiers du Japon. Ce que je souhaite souligner en citant la candide épiphanie provoquée par ma visite au musée Takenaka de Kôbe immédiatement après la lecture de l’ouvrage de Le Goff, c’est que l’objet peut offrir un regard nouveau sur une région si on lui laisse la place d’exister. Ce fait convainquit Yanagi, Shibusawa et d’autres encore pour des raisons variées dans les années 1920, et me convainc à mon tour aujourd’hui. D’observer des corpus d’objets épars mais ressemblants et leurs interprétations esthétiques ou anthropologiques au XXe siècle a pour valeur heuristique de nous faire relire un pan de l’histoire intellectuelle japonaise, celle de l’avènement des sciences de l’homme, de l’histoire de l’art et de l’ethnologie entre autres, sous une lumière originale que j’espère pouvoir développer ici. Voilà donc exposées au lecteur les différentes clés qui ont fait naitre mon travail, et c’est à partir de cette base que nous pouvons débuter.
6 L’Université de Caen organise des colloques réguliers sur la question. Voir aussi les travaux de l’un de ses professeurs, BOURGEOIS Luc 2012 « L’objet archéologique comme source d’histoire sociale (IXe-‐XIIIe siècles) : quelques réflexions » in BOUREGOIS Luc & REMY Christian (dirs.), Demeurer, défendre et paraître : orientations récentes de l’archéologie des fortifications et des résidences aristocratiques médiévales entre Loire et Pyrénées, Actes du colloque de Chauvigny, 14-‐16 juin 2012, Chauvigny, APC (Mémoires, LXVII), pp. 595-‐605.
7 BURNOUF Joëlle 2008 Archéologie mediévale en France : le second Moyen-‐Âge (XIIe-‐XVIe siècle), Paris : La Découverte.
Introduction : des objets et des hommes
Une thèse et ses hypothèses
Deux courants intellectuels voient donc le jour dans les années 1920 au Japon. L’un, celui du Mouvement des arts populaires du Japon est aujourd’hui associé à un mouvement artistique bourgeois à l’égal de l’Art nouveau français, du Jugendstil autrichien ou du mouvement Arts & Crafts anglais. Plus rarement, il est considéré sous son jour mercantile, comme un mouvement de revalorisation économique des savoir-‐faire manufacturiers de l’archipel. Son chef de file et principal théoricien est Yanagi Muneyoshi 柳宗悦 (1889-‐1961), dit aussi Yanagi Sôetsu, selon la lecture sinisée de caractères qui composent son prénom. Sont associés à Yanagi un certain nombre d’artisans et artistes qui ont joué à des degrés divers un rôle dans la fondation et la promotion du Mouvement : les céramistes japonais Kawai Kanjirô 河井寛次郎 (1890-‐1966), Hamada Shôji 浜田庄司 (1894-‐
1976), Tomimoto Kenkichi 富本憲吉 (1886-‐1963) ou anglais Bernard Leach (1887-‐1979), le décorateur textile Serizawa Keisuke 芹沢銈介 (1895-‐1984) et le graveur Munakata Shikô 棟方志功 (1903-‐1975). Tous, et d’autres encore que nous n’oublierons pas de citer, ont leur existence propre et leur rapport spécifique à l’idéologie proposée par Yanagi pour définir les fondements des arts populaires du Japon. Néanmoins, tous trouvèrent, pour un temps au moins, un espace d’inspiration et une communauté d’intérêt autour des idées du Mouvement.
L’autre courant, moins fermement coordonné, est celui initié par l’homme d’affaire, amateur d’ethnographie et de folklore japonais, Shibusawa Keizô. Ce second courant est aujourd’hui considéré comme l’une des écoles de l’ethnologie japonaise en formation, œuvrant pour l’essentiel à l’intérieur des frontières du Japon et dont Shibusawa fut, si ce n’est le théoricien, au moins le généreux mécène.
La constellation de personnes qui entoura Shibusawa et qui fut financée par lui est plus difficile à lister catégoriquement. On peut néanmoins penser immédiatement à Miyamoto Tsuneichi 宮本常一 (1907-‐1981), l’infatigable ethnologue voyageur et fidèle ami de Shibusawa. Si la liste est plus difficile à établir, c’est que « l’école Shibusawa » n’a pas connu la structure presque religieuse qui fit la trame du Mouvement des arts populaires du Japon. Les enquêtes purent être commanditées