Nous avons jusqu’ici présenté les différents acteurs qui viendraient nourrir le discours de valorisation des objets du quotidien, en tentant de contextualiser le cadre intellectuel qui permettrait de voir naitre leur pensée. Nous avons également observé que ces figures ont trouvé bon, même ponctuellement, de définir explicitement leurs spécificités les uns par rapport aux autres, puisqu’ils avaient de toute évidence conscience en leur temps de fouler un champ de connaissance commun, ne serait-‐ce que parce que les artefacts qu’ils valorisaient se ressemblaient étrangement.
Nous avons également précédemment évoqué dans les premiers chapitres qu’entre la fin du XIXe siècle et les années 1930, des intellectuels et théoriciens des arts occidentaux se penchèrent de leur côté sur le Japon populaire, Christopher Dresser dans une perspective esthétique ou Edward Morse avec une ambition ethnographique notamment. Une longue liste des étrangers qui s’appliquèrent à
« collecter » le matériau concret ou idéel du Japon populaire pourrait être dressée et suffire en elle-‐même à nourrir le propos d’un travail académique. Citons dans le désordre, et sans souci d’exhaustivité, les ouvrages sur les contes et légendes japonais de Lafcadio Hearn (1850-‐1904), les photographies de Felice Beato (1832-‐
1909) ou plus tard celles réunies sous l’impulsion du banquier Albert Kahn (1860-‐
1940) dans son ambitieux projet des Archives de la planète. Kahn fut d’ailleurs invité au Japon dans ce but par Shibusawa Eiichi, le grand-‐père de Keizô.
L’engouement français pour l’estampe japonaise, qui fit débat en Europe comme le rappelle Inaga Shigemi185, fut aussi celui d’un intérêt, peut-‐être pas entièrement conscientisé, pour le Japon populaire et se perpétua ensuite par un goût, chez les chercheurs de l’Hexagone, pour l’imagerie populaire, qu’André Leroi-‐Gourhan186 collecta notamment pour les musées français. Du côté anglo-‐saxon, dans la veine
185 INAGA Shigemi 2014 « Hokusai controversé. La réception de son œuvre en France entre 1860 et 1925 » in CLUZEL Jean-‐Sébastien (dir), Hokusai, le vieux fou d’architecture, Paris : Seuil.
186 Voir à ce titre KUSUNOSE Nichinen & MARQUET Christophe 2015 Ôtsu-‐e. Imagerie populaire du Japon, Arles : Editions Philippe Picquier, ainsi que le chapitre « Formes populaires de l’art religieux au Japon » dans LEROI-‐GOURHAN André 2004 Pages oubliées sur le Japon, édition établie par Jean-‐
François LESBRE, Grenoble : Millon, pp. 279-‐372.
des travaux de Morse, évoquons encore ceux de l’anthropologue Frederick Starr (1858-‐1933), professeur à l’Université de Chicago et résidant dans l’archipel de 1923 à 1933.
Nous ne citons pas ce dernier nom par hasard, mais pour opérer une transition entre le discours occidental sur les artefacts populaires japonais et le discours indigène lui-‐même. Starr, célèbre en son temps au Japon au point que Saitô Makoto187 fut présent à ses funérailles, s’était intéressé aux collectionneurs amateurs japonais et à leurs collections188, notamment celles de jouets folkloriques189 et de céramiques. Et pour l’exemple, Yanagi, qui avait été proche de Saitô durant la phase d’élaboration du Musée des arts du peuple coréen, n’ignorait ainsi certainement pas les choses que nous allons évoquer ici. Ceci nous invite donc à nous rappeler que le Japon avait eu lui aussi, avant même que Yanagi, Shibusawa ou Kon ne commencent à élaborer leurs théories, un intérêt pour les objets de la vie quotidienne.
Il existe bien des façons d’approcher le synchronisme de l’émergence des deux mouvements artistiques et ethnographiques qui nous intéressent dans cette thèse, en traitant par exemple des diverses influences étrangères sur l’ethnographie et l’histoire de l’art populaire japonais. Rattacher l’œuvre de Yanagi à une manifestation locale des mouvements Arts & Crafts internationaux, l’œuvre de Shibusawa à une histoire mondiale de l’ethnographie ou ceux de Kon aux avant-‐
gardes architecturales est une solution intéressante. Cependant, comme nous l’avons dit, ces figures se gardèrent bien de citer les Occidentaux qui purent peut-‐
être les inspirer. Au contraire, Yanagi, Shibusawa et Kon insistèrent beaucoup sur la nature purement individuelle des idées qui furent les leurs, raison pour laquelle leurs théories sont encore perçues dans la recherche japonaise actuelle comme indigènes.
187 Alors premier ministre pour un mandat qui dura de 1932 à 1934.
188 STARR Frederick 1921 Japanese collectors and what they collect, Chicago : The Bookfellows.
189 STARR Frederick 1926 « Japanese toys and toy-‐collectors », Transactions of The Asiatic Society of Japan, second series 3, pp. 101-‐116.
Un point cependant omis jusqu’ici dans les travaux menés sur les arts populaires et l’ethnographie de la culture matérielle, est celui de la valeur déjà bien réelle des objets du quotidien et des métiers manuels dans la culture savante du Japon. Il faut pour relever cela faire un détour par les pratiques plus anciennes.
Voilà quel sera le propos exposé dans les lignes qui suivront, et qui s’attachera à réunir un faisceau de facteurs qui nous semble pertinent.
Ce sont là deux choses très différentes que de s’émerveiller du génie de quelques intellectuels du XXe siècle qui « découvrirent » la valeur identitaire et heuristique d’objets usuels et construisirent autour une école de pensée, ou de relever que bon nombre de ces objets, casseroles, bols, jouets, outils possédaient déjà avant eux un capital culturel à l’échelle de l’archipel, ou du moins à l’échelle de ses classes lettrées. La seconde option peut alors laisser penser que les discours nouvellement élaborés par les acteurs que nous évoquons dans ce travail, Yanagi, Shibusawa et Kon, ne furent qu’une réactualisation de discours plus anciens et qu’un public épars leur prêtait déjà une oreille attentive. Nous n’aborderons ici que trois exemples pour illustrer notre propos, mais pensons que les cas d’étude peuvent être multipliés bien au delà de ce qui nous sera nécessaire pour élaborer la démonstration. Nous reviendrons par ailleurs sur certains éléments laissés ici en friche dans la suite du travail.
Pour l’heure, trois choses. Premièrement, le Japon chanta, bien avant Yanagi ou Shibusawa, ses métiers populaires et ses artisans firent l’objet de poèmes et d’illustrations allégoriques. C’est ce que nous évoquerons en premier lieu. Ensuite, il ne faut pas attendre Yanagi ou Shibusawa pour rappeler que des savoirs antiquaires ont existé au Japon depuis le XVIIe siècle au moins. En réattribuant une valeur moderne aux « curiosités » des salons d’amateurs et de collectionneurs lettrés, un public existait déjà avant que le mingei ne soit mingei, ou que les mingu ne furent désignés comme tel. Il ne faut pas attendre enfin nos personnages pour relever que certains objets du quotidien possédaient au Japon une valeur religieuse qui dépassait leur fonction première. Si la matière ordinaire pouvait ainsi côtoyer le divin, la pertinence de ses qualités était en quelque sorte préalablement validée par des forces supérieures qu’il aurait été iconoclaste de
remettre en cause. Notre objectif n’est naturellement pas ici de discréditer les découvertes réelles faites par les mouvements qui nous intéressent, mais de rappeler plutôt que ceux-‐ci ne sont pas apparus ex nihilo et sans un contexte qui leur a permis d’ancrer leurs racines dans un sol déjà bien labouré.
Les difficultés à parler d’esthétique, de religion ou de savoirs antiquaires dans le Japon pré-‐moderne sont multiples pour le chercheur occidental. La première de ces difficultés est bien connue de tout historien en ce sens qu’elle l’oblige à se projeter dans une époque dont les registres de valeurs sont différents des siens. La seconde est bien connue du japonisant en ce sens qu’elle l’oblige à se plonger dans des registres de valeurs qui ne sont pas encore ceux que le Japon partage avec l’Occident. Aucune des deux n’est naturellement insurmontable, et il est toujours imprudent de se convaincre que le hinc et nunc est moins exotique, ou moins complexe, que ne peut l’être le passé de l’autre. Les lignes qui vont suivre n’ont été pensées que pour offrir la portion congrue de domaines de savoirs extrêmement vastes et sophistiqués dont nous ne ferons qu’effleurer la surface. La mise en garde étant prononcée, nous pouvons débuter.
D’une lecture esthétique des métiers du Japon féodal
La montée en puissance d’une classe guerrière au Japon multiplia la demande en artisans professionnels dont les seigneurs domaniaux avaient besoin et qu’ils attireraient progressivement dans les cités entourant les châteaux.
Hommes aux savoirs techniques indispensables à cet ordre nouveau, les artisans firent bientôt l’objet de représentations visuelles et textuelles. Parmi celles-‐ci, les plus anciennes qui nous sont parvenues sont regroupées sous l’appellation générale de « joutes poétiques des artisans » (職人歌合 shokunin uta-‐awase) auxquels l’historien médiéviste Amino Yoshihiko a consacré une étude190.
Notons ici, pour expliciter le fil de notre pensée, que cet ouvrage d’Amino paraît alors qu’il dirige l’édition des œuvres de Shibusawa Keizô191 dont les
190 AMINO Yoshihiko 網野義彦 1992 Shokunin uta-‐awase職人歌合 (Joutes poétiques des artisans), Tôkyô : Kodansha.
191 SKC 1992-‐93, op. cit.
premiers volumes sortent au même moment. Si l’historien fut le premier à réévaluer les travaux de l’ethnographe, c’est précisément parce que ce dernier avait lui-‐même consacré du temps à étudier des rouleaux et illustrations anciennes, dont il tirerait des informations sur la culture matérielle japonaise, comme en atteste une série préalablement publiée par l’Université de Kanagawa192 et qui avait attiré l’attention d’Amino. Tous les éléments que nous avancerons dans cette section étaient donc bien connus du père des études sur les outils populaires.
De ces rouleaux, quatre sont particulièrement bien identifiés : le Tôhoku-‐in shokunin uta-‐awase 東北院職人歌合 (Joutes poétiques des artisans dans l’ermitage du Nord-‐Est) de 1214, le Tsurugaoka hôjôe shokunin uta-‐awase 鶴岡放生会職人歌 合 (Joutes poétiques des artisans durant la cérémonie de relâche des animaux captifs de Tsurugaoka) de 1261, le Sanjûniban shokunin uta-‐awase 三十番職人歌合 (Joutes poétiques des 32 types d’artisans) de 1494 et le Shichijûichiban shokunin uta-‐awase七十一番職人歌合 (Joutes poétiques des 71 types d’artisans) de 1500.
Ces documents mettent
en scène des
personnages issus de différents corps de métiers qui s’affrontent par camps sur des thèmes de la poésie japonaise classique.
Ceux-‐ci ne sont en vérité qu’un prétexte servant aux auteurs des rouleaux pour renouveler le style de la littérature lyrique en l’affranchissant des canons aristocratiques de la poésie de Cour qui avait perdu en prestige au sein de la classe guerrière. Les couches populaires y remplacent donc les personnages de Cour. Ces rouleaux constituent néanmoins un témoignage précieux de l’histoire des artisans du Japon médiéval et des mœurs propres au gens du commun. Ils illustrent aussi l’accroissement et la spécialisation des métiers et des techniques par une
192 SHIBUSAWA & KANAGAWA DAIGAKU NIHON JÔMIN BUNKA KENKYÛJO 1984 op. cit.
multiplication des « types » d’artisans représentés là. Cette variété de rouleaux, intimement associée à la poésie classique, allait garder un statut marginal dans l’importante production littéraire du Japon médiéval pour finalement disparaître vers la fin du XVIe siècle, mais donnerait naissance à d’autres formes illustrées, ouvrages et estampes traitant des ouvriers, de leurs techniques et de leur outillage.
Jean-‐Sébastien Cluzel a récemment dirigé un ouvrage193 s’intéressant aux manuels d’architecture produits par le célèbre dessinateur Katsushika Hokusai 葛 飾北斎 (1760-‐1849), et plus particulièrement à deux de ceux-‐ci, spécifiquement consacrés à la question : le cinquième volume de la série Hokusai manga 北斎漫画 (dessins libres de Hokusai) publiés en 1816 et le second, Shoshoku ehon. Shin-‐
hinagata 諸職絵本・新鄙形 (Livre de dessins pour artisans. Nouveaux modèles) publié en 1836.
Ceux-‐ci méritent que l’on s’y arrête très brièvement pour deux raisons. La première est que ces livres appartiennent à un registre extrêmement répandu à l’époque Edo, celle des edehon 絵手本 (livres de modèles), dont les ouvrages traitant de l’architecture ne sont que de modestes représentants de la diversité.
Apparus au début du XVIIIe siècle, ils établissent des listes de croquis servant à l’apprentissage du dessin et sont produits à destination des artistes débutants.
Dans la variété des sujets traités, fleurs, oiseaux et animaux, paysages, personnages ou motifs textiles, les outils, les objets produits par les artisans et les artefacts de la vie quotidienne sont naturellement présents. D’autres mettent en situation les ouvriers et illustrent les savoir-‐faire du charpentier, du plâtrier ou du ciseleur de métaux précieux.
La seconde raison, contiguë à la première, est celle qui nous intéresse vraiment. Ces livres de modèles ne sont pas les traités d’enseignement technique, généralement gardés secrets (秘伝書 hidensho), par les corporations d’artisans, car ces ouvrages hermétiques, jalousement conservés, sont restés inaccessibles au commun des mortels. Les edehon sont au contraire populaires et largement diffusés, preuve en est le nombre qui parvint finalement dans les collections de
193 CLUZEL Jean-‐Sébastien (dir.) 2014 Hokusai, le vieux fou d’architecture, Paris : Seuil.
voyageurs occidentaux qui s’arrêtèrent au Japon et qui nourrit abondamment le renouvellement des formes esthétiques du japonisme européen. Tout comme les rouleaux peints du Japon médiéval, ces ouvrages étaient donc la réappropriation par la société d’une certaine image des métiers spécialisés. Dans le cas des motifs de la culture matérielle, ces livres établissaient même un premier corpus d’objets stylisés et allégoriquement représentatifs des usages de leur temps.
Les objets représentés dans ces edehon méritent que l’on réfléchisse à leur sujet un instant. Que des scies, des cordeaux à encre (墨壷 sumitsubo) ou des échafaudages de bambou aient été modélisés par Hokusai à destination des dessinateurs en herbe peut encore éventuellement s’expliquer par le fait que tout artiste débutant n’avait pas nécessairement accès à un chantier pour en esquisser les contours, si l’envie lui prenait d’en représenter la nature. En ce sens, quelques uns des objets illustrés par Hokusai ont réellement pu servir de modèles graphiques à des catégories bien précises d’outils rares et spécialisés. Cependant, les longues listes d’objets les plus courants, peignes, pipes, encriers, cruches à alcool, n’avaient d’intérêt à être représentés qu’en regard du fait qu’il devait exister un plaisir intellectuel à en établir les typologies. L’apprenti dessinateur n’aurait en effet eu, dans ces nombreux cas, qu’à tendre le bras pour disposer du modèle original qu’il espérait croquer. Notre propos est donc d’évoquer l’idée que les ouvrages illustrés par Hokusai et d’autres dessinateurs de son temps n’avaient pas pour but unique de fournir des modèles aux apprentis, mais ont construit, consciemment ou inconsciemment, des catalogues d’objets intimement japonais qui permettraient sans doute aux ethnographes futurs de limiter leurs corpus à un vivier d’artefacts déjà isolé avant eux.
Ce plaisir intellectuel, déjà manifeste chez Hokusai, à dresser des listes de choses matérielles est un vaste sujet qui touche probablement autant aux mystères de la psyché humaine qu’aux réels besoins d’ordonnancement de l’esprit méthodique d’une époque. Il est pour cette raison impossible d’en traiter convenablement ici194. Néanmoins, il nous apparaît que la société d’Edo trouvait
194 D’autant plus que le sujet a déjà fait l’objets d’études fouillées, Notamment SÈVE Bernard 2010 De haut en bas, philosophie des listes, Paris : Seuil.
déjà là une satisfaction esthétique à collectionner non pas les objets (nous traiterons de cette question ensuite), mais l’image idéalisée de ces objets par le truchement du discours allégorique de l’artiste. Que Yanagi fut toujours porteur de cette sensibilité à l’heure où il promouvait ses « arts populaires » ne fait pas l’ombre d’un doute. Lui aussi ne s’intéressa aux objets qu’à la mesure de la symbolique qu’il pouvait leur prêter et, ce fut là son geste d’artiste, proposa d’en renouveler le catalogue. Quant à Shibusawa, nous avons établi qu’il étudia de près les illustrations anciennes pour dresser son corpus. L’idée fut sans doute bonne, tant sont foisonnants les détails trouvés dans les rouleaux, les estampes ou les livres de motifs de l’époque féodale et parce que de telles archives n’avaient jamais été exploitées de la sorte. Ceci nous invite cependant à remarquer que Shibusawa acceptait ainsi de s’accommoder du travail de tri déjà opéré par les peintres de quelques siècles ses ainés. Nous espérons que ceci commence à expliquer pourquoi nous choisissons d’emprunter un moment le chemin qui nous renvoie au passé.
L’objet « animé »
Dans un article récent195, Nagura Misako relève la présence d’objets ordinaires transformés en monstres démoniaques dans le « Rouleau illustré de la parade nocturne des cent
démons » (百鬼夜行絵巻 hyakki yagyô emaki), dont le plus ancien exemplaire connu date du début du XVIe siècle mais qui sera maintes fois reproduit durant
l’époque Edo. Nagura s’intéresse en particulier aux casseroles (鍋 nabe) et marmites (釜 kama) possédées par un esprit malin et qui, dans l’histoire contée
195 NAGURA Misako 名倉ミサ子 2015 « Nabe to kama – “hyakki yagyô emaki” ni miru shiji no isô » 鍋と釜 − 「百鬼夜行絵巻」に見る神事の位相 (Aspects du rituel shintô dans le “Rouleau illustré de la parade nocturne des cent démons”), in KOMATSU Kazuhiko (dir.) 小松和彦 Kaii-‐yôkai bunka no dentô to sôzô 怪異・妖怪文化の伝統と創造 (Tradition et invention dans la culture des monstres et démons), 45e symposium international de recherche, Kyôto : Centre de recherche international des études japonaises 国際日本文化研究センター, pp. 119-‐133.
par le rouleau, reviennent se venger de leurs anciens propriétaires. Notre propos sera autre que celui de Nagura qui associe ces objets à leur fonction dans le rituel religieux, mais nous partageons avec elle l’intérêt à étudier l’idée que des objets au demeurant ordinaires, de simples ustensiles de cuisine, puissent être habités par une force vivante.
Le risque d’un retour à la vie d’objets du quotidien, et l’apaisement de leur âme, fait d’ailleurs l’objet de nombreux rites encore pratiqués dans le Japon contemporain. Parmi ceux-‐ci, les rites funéraires aux aiguilles à coudre (針供養 hari kuyô) donné au temple Sensô-‐ji 浅草寺 ou ceux aux couteaux de cuisine (包丁 供養 hôchô kuyô) et aux poupées (人形供養 ningyô kuyô) qui se tiennent au
sanctuaire Bentendô 弁天堂, tous deux à Tôkyô, réunissent annuellement plusieurs centaines de participants. Matsuzaki Kenzô consacre plusieurs ouvrages196 à ces pratiques dont la forme actuelle est attestée depuis le début de l’époque Edo (vers 1600). Angelika Kretschmer197 relève quant à elle une apogée de leur exécution dans les années 1910 et une diversification du type d’objets honorés dès les années 1930, des corporations d’acteurs de théâtre ou de coiffeurs par exemple appelant à la création de nouveaux rituels aux éventails ou aux peignes. Ces dates sont incidemment intéressantes puisqu’elles correspondent à la période durant laquelle Shibusawa ou Yanagi commencent à s’intéresser à la revalorisation des objets du quotidien japonais.
196 Notamment MATSUZAKI Kenzô 松崎憲三 2004 Gendai kuyô ronkô – hito, mono, dôshokubutu no irei 現代供養論考 − ヒト・モノ・動植物の慰霊 (Etudes sur les rites funéraires contemporains – consoler l’âme des hommes, des choses, des animaux et des végétaux), Tôkyô : Keiyûsha 慶友社, pp.
16-‐80.
197 KRETSCHMER Angelika 2000 « Mortuary Rites for Inanimate Objects: The Case of Hari Kuyô », Japanese Journal of Religious Studies, vol. 27, n. 3-‐4, pp. 379-‐404.