En 2009, quelque mois après la fin de notre Master consacré spécifiquement à la figure de Yanagi Muneyoshi, nous avions rédigé un article visant à mieux expliciter les pratiques rivales du Mouvement des arts populaires et celles des études folkloriques. C’est le contenu de cet article, publié en 2011138 mais naturellement enrichi ici de nouveaux éléments, que nous souhaitons rendre dans ce chapitre pour expliquer comment ces deux courants ont décidé, dès les années 1930, de se situer l’un par rapport à l’autre. Le but de la présente thèse diffère cependant de celui de l’article. Il nous apparaît toujours aujourd’hui que l’affirmation de divergences a bel et bien existé entre les tenants de l’une et l’autre des approches. Les discours sur ces divergences sont d’ailleurs encore régulièrement reproduits dans la littérature actuelle pour justifier de l’autonomie de pensée de leurs théoriciens. Les élèves défendent leurs maitres et nous ne pouvons pas faire l’impasse sur ce constat. En 2011, nous nous étions arrêtés là.
Néanmoins, si l’objectif de l’article était d’expliquer en quoi ces courants avaient pris des chemins concurrents, l’objectif final de la thèse est de démontrer que ces chemins concurrents ont finalement abouti à l’élaboration d’une œuvre commune, celle de la valorisation de la culture matérielle populaire du Japon moderne. Nous revenons donc sur notre propos de 2011 pour pouvoir ensuite mieux le dépasser dans la seconde partie du travail.
Yanagi, Shibusawa, Kon. Premiers contacts.
Le premier échange entre les personnages qui nous intéressent ici a lieu de septembre à octobre 1922, à Séoul139 à l’occasion d’une exposition sur la céramique de style Yi que Yanagi s’emploie à valoriser depuis quelques années. Ce dernier y séjourne en vue de la création du Musée des arts du peuple coréen. Kon, commissionné par le Gouvernement général, y effectue une enquête sur l’habitat rural de la péninsule. De cette rencontre, Kon ne nous laisse que quelques lignes :
138 KUNIK Damien 2011 op. cit.
139 MARUYAMA Yasuaki 2013 op. cit. Ici p. 90.
旅で、ソウルに滞在しているとき、柳宗悦さんと語り合ったの ものだ。「半島の家屋の外観は美しいよ。家そのものに民芸の精神が しみ込んでいるよ」と聞かされたのだが、それにはうなずかないわけ にいかなかった。
« Durant mon voyage, alors que je séjournais à Séoul, j’ai eu l’occasion d’échanger quelques mots avec Yanagi Muneyoshi. Voilà ce qu’il m’y avait dit : “L’aspect des maisons de la péninsule est magnifique.
Celles-‐ci sont pénétrées de l’esprit des arts populaires”. Je n’ai rien fait d’autre que d’acquiescer140. »
Ce premier échange sibyllin ne nous dit pas grand-‐chose des relations des deux hommes. Kon évoquera le travail de Yanagi une seconde fois en 1928 au sujet d’une exposition à Tôkyô, durant laquelle les membres du Mouvement des arts populaires avaient présenté les plans d’une maison entièrement bâtie sur les modèles esthétiques valorisés par eux. Notons que cette maison, sur laquelle nous reviendrons encore, prend le nom de « maison des arts populaires » (民藝館 mingeikan). Le nom sera réutilisé pour le musée du mouvement construit en 1935.
今度の博覧会で、柳宗悦達の「民藝館」が開かれてると聞いて ゐてまだ博覧会には行つてみないでゐる。氏等のは創作的態度で民間 造形美術に接してる点に力があると推せられるが、私のやうなしらべ ものゝ態度は変な欲求へ行つてしまふ。民族研究、土俗研究そのもの になつてしまひたがる。
« J’ai entendu dire que M. Yanagi et les siens ont présenté un
“mingeikan” à cette exposition, mais je ne m’y suis pas encore rendu.
Leur posture créative possède une certaine force du point de vue des arts plastiques, mon approche témoigne d’un désir différent. Je souhaite pour
140 KWS, vol 4, p. 488-‐489.
ma part envisager les choses sous l’angle de l’étude ethnographique et de celle des mœurs.141 »
L’opposition « art contre ethnographie » apparaît donc là pour la première fois et c’est celle-‐ci qui va durablement diviser les deux camps. La distinction n’a que peu d’importance pour les intéressés et leur auditoire dans les années 1930, mais alors que les deux courants gagnent en importance et cherchent à affirmer leur visibilité, le besoin d’établir une frontière claire se fait de plus en plus pressante. Lorsqu’au début de l’année 1941 Yanagi rédige un texte intitulé
« Études sur l’art populaire et les études folkloriques142 » à l’intention du Mensuel des arts populaires (月刊民藝 Gekkan Mingei) , le Mouvement qu’il a largement contribué à créer est à l’apogée de son développement. L’Association des arts populaires (日本民藝協会 Nihon mingei kyôkai), organe directeur du mouvement fondé sept ans auparavant, enregistre son pic d’adhésions et réunit sous sa bannière plusieurs milliers de sympathisants. Les deux revues publiées par l’association, Kôgei et Gekkan Mingei connaissent leur plus fort tirage. Le Musée des arts populaires du Japon, l’un des autres fers de lance de l’activité du groupe, fête sa cinquième année d’existence dans le quartier de Komaba à Tôkyô. Yanagi, quant à lui, a déjà rédigé l’ensemble des textes qui constituent le corpus fondateur du courant. Chez les membres du Mouvement, le travail de promotion des théories esthétiques cède à cette période la place à un activisme engagé sur une scène nationale élargie. Yanagi s’implique ainsi dans un débat pour la sauvegarde du dialecte et de la culture des Ryûkyû. Yoshida Shôya 吉田璋也 (1898-‐1972) ou Shikiba Ryûzaburô 式場隆三郎 (1898-‐1965), deux figures clés de l’Association des arts populaires, investissent des efforts considérables en Mandchourie, en Corée ou à Taiwan143, où ils cherchent entre autres choses à étendre l’influence de l’Association.
141 KON Wajirô 今和次郎 1928 Aruto zappô アルト雑報 (Les nouvelles de l’art), Tôkyô : Kinokuniya shoten 紀伊国屋書店, p. 66. Repris ici dans MARUYAMA Yasuaki 2013, op, cit., pp. 91-‐92.
142 « Mingeigaku to minzokugaku » 民藝學と民俗學, YSZ, vol. 9, pp. 272-‐287.
143 Voir à ce sujet le chapitre « Renovating Greater East Asia », BRANDT Kim 2007, op. cit., p. 173-‐
222.
La preuve la plus évidente de la réussite du mouvement se mesure à la pénétration de l’esthétique promue par les arts populaires en de nombreux lieux de la culture urbaine. Depuis les années 1930 par exemple, les grands magasins, Mitsukoshi et Takashimaya en tête, organisent régulièrement des expositions temporaires pour promouvoir les objets valorisés par Yanagi et les siens. Quand on sait l’importance de ces institutions et leur influence sur les goûts des consommateurs, il semble presque certain que les Arts populaires sont alors plus largement perçus comme un mouvement d’art décoratif bourgeois que comme un courant intellectuel marginal ou un mouvement esthétique avant-‐gardiste.
Cependant, les objets d’artisanat rural japonais qui apparaissent dans les grands magasins, conçus comme des biens de consommation modernes, ne craignent pas d’affirmer leur couleur locale et populaire. Le style de ceux-‐ci est même plus précisément puisé dans des régions reculées de la nation, et jusqu’alors plutôt déconsidérées, mais redécouvertes pour leur « haute teneur en japonité ».
Ces objets sont enfin présentés comme la manifestation visible d’une théorie esthétique et sociale engendrée quelques années plus tôt par des personnes cherchant à revaloriser le patrimoine matériel populaire, en déclin face à l’industrialisation, la modernisation et l’occidentalisation du pays.
C’est peut-‐être pour ces raisons qu’il existe une confusion certaine entre les théories du Mouvement des arts populaires et celui des études folkloriques de Yanagita Kunio auquel nous allons nous intéresser ici. Cette assimilation qui, hors des cercles de spécialistes, perdure encore aujourd’hui au Japon, n’est donc pas récente et trouve au contraire son origine durant les années d’émergence de ces deux approches, parfois semblables, parfois complémentaires, et parfois profondément antithétiques.
Nous ne pouvons nier la synchronie de l’émergence des deux mouvements, et l’influence d’une époque sur l’apparition d’un intérêt commun. N’oublions pas que plusieurs contemporains de Yanagi et de Yanagita, Yamamoto Kanae 山本鼎 (1882-‐1946) dans le domaine des arts ou Miyazawa Kenji 宮沢賢治 (1896-‐1933) dans celui des lettres, se prennent eux aussi de passion pour les questions de revalorisation du patrimoine populaire et rural. D’autres enfin, tels que Tsukumo
Kôjin 九十九黄人 (1893-‐1998), ancien interprète et assistant de l’anthropologue Frederick Starr (1858-‐1933), créent en toute indépendance leurs propres musées folkloriques.
Ce goût pour le sujet dans la première moitié du XXe siècle japonais réunit donc a posteriori des acteurs qui ne se sont pas forcément côtoyés. L’utilisation d’un même idéogramme, min 民 (peuple, nation), nourrit en outre la confusion. Il y a enfin, chez Yanagi comme chez Yanagita, cette cause commune, cette volonté de lutter pour la préservation d’un patrimoine culturel et matériel régional, national et avant tout, asiatique.
Lorsqu’il rédige son texte Mingeigaku to minzokugaku (études sur les arts populaires et études folkloriques), petit essai d’une quinzaine de pages sur lequel nous nous pencherons ici, Yanagi a pleinement conscience de cette confusion. C’est donc avec pertinence qu’il ressent la nécessité de composer un texte qui lui permette d’expliciter points communs et divergences entre son système théorique et celui de Yanagita. La nécessité est d’autant plus grande que 1941 marque une nouvelle étape dans la mobilisation de tous à l’effort de guerre. Les arts et les sciences sont également sollicités, plus encore que dans la décennie précédente, et sont soumis à une réorganisation importante, à une centralisation d’activités qui pouvaient jusqu’alors exister de façon parallèle. Yanagi est, comme Yanagita, très certainement contraint de légitimer l’indépendance de son mouvement et des institutions qu’il a suscitées.
Dans le même temps, Mingeigaku to minzokugaku, qui cristallise cinq années de réflexions sur le rapport entre science et arts populaires, clôture un dialogue entrepris depuis 1934 entre Yanagi et plusieurs grandes figures du courant des études folkloriques japonaises, dont Shibusawa Keizô, Miyamoto Tsuneichi et Yanagita Kunio lui-‐même.
À noter ici que les deux mouvements, qui perdurent à ce jour, n’ont plus jamais, après cette date, manifesté le désir ou le besoin de se rencontrer et qu’ainsi, s’il est tentant de rapprocher Yanagita et Yanagi pour leur travail de préservation du patrimoine culturel et matériel populaire comme nous le faisons dans cette
thèse, c’est en vérité un silence poli qui divise sympathisants des Arts populaires et les folkloristes japonais.
Si donc il est risqué de vouloir associer trop rapidement le Mouvement des Arts populaires et le courant des études folkloriques, il paraît tout aussi réducteur de cantonner au seul domaine de l’histoire des arts décoratifs le mouvement de Yanagi, comme certains chercheurs occidentaux et japonais, et certains commissaires des récentes expositions sur le sujet, ont eu tendance à le faire144. Bien évidemment, à considérer la manière actuelle de donner une couleur exotique au terme mingei, on pourrait penser que le mouvement des Arts populaires n’est pas plus proche des études folkloriques que la peinture naturaliste ne l’est de la biologie ou de la botanique. À Yanagi, une esthétique japonisante d’autrefois, à Yanagita et à Shibusawa, la science, en quelque sorte. Sans doute cette lecture des choses n’est-‐elle pas dénuée de tout fondement, quand on fait du mouvement des Arts populaires un courant artistique ancien. Mais il est important de dépasser cette lecture réductrice du Mouvement, en prenant au sérieux les intentions de ses fondateurs. Ceux-‐ci ont d’ailleurs été clairs. Yanagi les pose, dès la première phrase de son texte :
民藝学の性質を明らかにするのが此の一遍の目的である。それ を鮮かに描き出す爲には、民俗學と對比せしめることが賢明な道では ないと考へられる。共に数似した共通點を有し、而も判然とした立場 の相違があるからである。さうして是等に比較は双方の學にとつても、
其の任務を果たす上に利益とならう。又將來相互に補佐協力せねばな らぬ事柄に就て理解を進めるのにも役立つであらう。
民藝学と民俗學との著しい共通點は、民衆の生活を重要視るす ることにあらう。
144 Avec l’exposition L’esprit Mingei au Japon du Musée du Quai Branly à Paris, du 30 septembre 2008 au 11 janvier 2009, l’exposition Arts & Crafts from Morris to Mingei au Musée d’art de la ville de Tôkyô (東京都美術館 Tôkyô-‐to bijutsukan), du 24 janvier au 5 avril 2009, et avant elles l’exposition International Arts & Crafts du Victoria & Albert Museum de Londres, du 17 mars au 24 juillet 2005.
« Clarifier la nature des Arts populaires en tant que discipline scientifique, voilà l’objectif de ce texte. Et pour entrer immédiatement dans le vif du sujet, il ne nous paraît pas inopportun de proposer une comparaison du mouvement des Arts populaires avec le courant des études folkloriques, car ces deux approches possèdent tant des similitudes que des positions divergentes. Tirer de la sorte des parallèles entre ces deux sciences est d’une part nécessaire, mais également chose enrichissante. Il est ainsi bénéfique de saisir que ces deux approches sont vouées à collaborer et à s’entraider à l’avenir.
Le plus remarquable point commun entre les études des arts populaires et les études folkloriques est que toutes deux placent au centre de leurs préoccupations la vie quotidienne du peuple. 145 »
Ainsi, si le Mouvement des arts populaires et celui des études folkloriques sont bien souvent étudiés par des spécialistes d’obédiences différentes pour des raisons que nous cherchons à élucider dans la présente thèse, et si le terme mingei est traditionnellement associé aux arts décoratifs japonais, il faut admettre que Yanagi lui-‐même a souhaité rapprocher son mouvement d’ambitions scientifiques telles que celles de Yanagita et de ses disciples. Ne serait-‐ce que de façon théorique, Yanagi aura là affirmé la volonté de promouvoir un savoir bien plus qu’une nouvelle forme esthétique.
Le propos présent, à travers l’analyse détaillée du texte Mingeigaku to minzokugaku est de lever le voile sur un visage moins connu du Mouvement, celui des interrogations et des remises en question théoriques, à cent lieues des réalisations célèbres des champions des Arts populaires que sont Kawai Kanjirô, Hamada Shôji ou Munakata Shikô.
Arts populaires et objets quotidiens
Passés les fragments de textes évoqués précédemment, la première véritable manifestation écrite d’une réflexion sur les points communs et les
145 « Mingeigaku to minzokugaku », p. 272.
divergences entre le domaine des arts populaires et celui des études folkloriques est signée de la main de Shibusawa Keizô, dans un article rédigé en 1933 et intitulé
« Le développement de l’Attic Museum146 ».
Il semble naturel que Shibusawa puisse s’intéresser aux travaux de Yanagi sur un domaine à priori sensiblement similaire, celui de l’artisanat japonais. Les deux hommes se rencontreront quelques fois147, lors d’une visite de Yanagi à l’Attic Museum d’abord, puis ponctuellement lors d’expéditions organisées conjointement par l’Association pour les arts populaires et quelques folkloristes, dont Kon et Shibusawa. Deux de ces expéditions ont laissé des traces écrites, celle de 1934 dans le département d’Iwate148 et celle du festival des fleurs (花祭 hana matsuri) du canton de Shitara (設楽郡 Shitara-‐gun) dans le département d’Aichi149. Il peut donc être pertinent, pour opérer une première distinction entre le domaine des études folkloriques et celui du Mouvement des arts populaires, de s’intéresser à la spécificité de ces deux termes : mingei (art/artisanat populaire) tel qu’il est employé par Yanagi, et mingu (outils populaires ou objets quotidiens) tel qu’il est conçu par Shibusawa.
これを下手物とか民芸品とか云って重んずる者は、そのものの 単独の美を逐うのである。我がアチック全体の一部として見て、これ を作った人々の心を見つめようとする。即ちアチックの標本は、我々
146 « Achikku no seichô » アチックの成長 (Le développement de l’Attic Museum) in SKC, vol. 1, pp.
11-‐18.
147 KANETANI Miwa 金谷美和 1996 « Bunka no shôhi : Nihon mingei undô no tenji o megutte » 文 化の消費・日本民藝運動の展示をめぐって (Consommer la culture : au sujet des expositions du Mouvement des arts populaires japonais), Jinbun Gakuhô 人文学報, n. 77, Kyôto: Kyôto daigaku jinbunkagaku kenkyûjo 京都大学人文科学研究所 (Institut de recherche en sciences humaines de l’Université de Kyôto), pp. 63-‐97. Ici p. 80.
148 Cf. KON Wajirô 1979 « Jômin hakubutsukan o sodateta Shibusawa Keizô-‐san no shûhen 常民博 物館を育てた澁澤敬三さんの周辺 (L’entourage de Shibusawa Keizô, fondateur du Musée du peuple ordinaire) in COLL., Shibusawa Keizô ・ jô 渋沢敬三・上, Tôkyô : Shibusawa Keizô denki hensan kankôkai渋沢敬三伝記編纂刊行会, p. 304 et seq.
149 Cf. « “Zazechi” no koto » 「ざぜち」のこと (Au sujet des papiers découpés « Zazechi »), YSZ, vol.
11, pp. 424-‐432.
祖先の心を如美に示現している点に奇しき統一があり、そこに特殊の 美を偲ぶことが出来る。
« Lorsque l’on donne à ces objets [mingu] le nom de getemono ou de mingei150, l’on recherche avant tout à souligner la beauté individuelle de ceux-‐ci. À l’inverse, nous, à l’Attic Museum, nous les considérons comme un tout et nous essayons de révéler la nature de ceux qui les ont réalisés. En d’autres termes, les pièces présentées ici forment un ensemble et laissent entrevoir l’âme de nos ancêtres. C’est dans celle-‐ci que nous percevons la beauté.151 »
Plusieurs choses doivent être relevées ici. En premier lieu, la logique voudrait que le terme mingu renvoie aux outils (gu 具) du peuple (min 民), c’est-‐à-‐
dire aux objets à vocation purement utilitaires, alors que le terme mingei ferait
dire aux objets à vocation purement utilitaires, alors que le terme mingei ferait