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Oncologie : Article pp.13-18 du Vol.3 n°1 (2009)

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Texte intégral

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DOI 10.1007/s11839-009-0120-6

ARTICLE ORIGINAL /ORIGINAL ARTICLE DOSSIER

De l ’ hospitalité : prise en charge de patients polynésiens atteints d ’ hémopathies malignes

Hospitality: caring for Polynesian patients suffering from haematological diseases

A. Tellier · B. Rio

© Springer-Verlag 2009

Résumé Le Département d’Hématologie et d’Oncologie Médicale (DHOM) de l’Hôtel-Dieu de Paris accueille les polynésiens atteints d’hémopathies malignes depuis mai 1985. Notre propos sera d’interroger–du point de vue des soignants – les particularités de cette prise en charge, l’influence des facteurs culturels dans la relation soignant- soigné, la nécessité d’un savoir spécifique face à ces patients et leurs accompagnateurs. Basée sur notre expérience clinique, notre réflexion portera sur les modalités de l’accueil de l’autre (toujours étranger) au sein d’un service hospitalier.

Mots clésPolynésie Française · relation soignante · spécificités culturelles · hospitalité

Abstract The Department of Haematology and Medical Oncology at the Hôtel-Dieu hospital in Paris has been treating Polynesian patients suffering from haematological diseases since May 1985. Based on our clinical experience, our purpose is to consider – from a healthcare worker’s point of view– the special requirements of caring for this population, the effect of cultural factors on the healthwor- ker-patient relationship and the necessity of having specific knowledge to take care of these patients and their families.

KeywordsFrench Polynesia ·

healthworker-patient relationship · cultural specificities · hospitality

Avant propos

La question de l’hospitalité commence là : « devons-nous comprendre l’étranger, parler sa langue (…) afin de pouvoir l’accueillir chez nous ? Si nous parlions sa langue, avec tout

ce que cela implique, si nous partagions déjà tout ce qui se partage avec une langue, l’étranger serait-il encore un étranger et pourrait-on parler à son sujet d’hospitalité ? »1

Nous inversons ici les propos de Derrida [2] afin de poser, à travers la notion d’hospitalité, la question de l’instauration du rapport à l’autre, étrange ou étranger, et de la nécessité d’un savoir « sur » l’autre qui précéderait sa rencontre.

Transférés, souvent en urgence, les patients polynésiens se trouvent pour la première fois en métropole, dans un environnement inconnu et radicalement différent du leur.

Parfois un membre de leur famille les accompagne. La plupart d’entre eux manie la langue française –déclinée néanmoins d’une façon particulière (notamment de par l’absence de vouvoiement).

Dans notre pratique clinique, l’accueil des polynésiens ne s’est pas organisé à partir d’un savoir universitaire sur cette population, ses coutumes, ses traditions, ses conceptions de la maladie et de la mort. C’est la présence de ces patients et de leurs accompagnateurs, une disponibilité, une écoute attentive qui ont permis – au fil du temps et à chaque nouvelle rencontre – de mieux les connaître pour mieux les soigner.

C’est aussi l’étroite collaboration avec la Caisse de Prévoyance Sociale (CPS) et avec les médecins exerçant à l’Hôpital de Papeete, les échanges professionnels, le travail conjoint sur les dossiers, les allers-retours entre Paris et la Polynésie qui ont rendu possible l’amélioration de la prise en charge des hémopathies chez les Polynésiens.

Ces aller et retour se lisent dans cet article : une voix parle de l’expérience de soignants, en faisant appel à la notion d’hospitalité pour l’étayer ; une autre voix relate, à la première personne, des « bouts d’histoires » qui dessinent le paysage socio-culturel, ses contradictions, sa richesse.

Alice Telliera· Bernard Rio (*)b

aPsychologue clinicienne

bHématologue-Praticien Hospitalier

Département dHématologie et dOncologie Médicale, Hôtel Dieu de Paris, 1, place du Parvis Notre Dame, 75004, Paris.

e-mail : bernard.rio@htd.aphp.fr

1« La question de lhospitalité commence là : devons-nous demander à létranger de nous comprendre, de parler notre langue (...) afin de pouvoir laccueillir chez nous ? Sil parlait notre langue, avec tout ce que cela implique (...), létranger serait-il encore un étranger et pourrait-on parler à son sujet dhospitalité ? »

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Historique de la prise en charge

des hémopathies malignes chez les Polynésiens

La Polynésie est constituée par cinq archipels : les Îles sous le Vent (Raiatea, Tahaa, Huahine, Bora-Bora, Maupiti) ; les Îles du Vent (Tahiti, Moorea et quelques autres îlots), les Marquises (Nuku-Hiva, Ua Pou, Ua Huka au nord et Fatu- Hiva, Hiva Oa et Tahuata au sud), les Australes (Tubuai, Raivavae, Rurutu, Rimatara, Rapa) et les Tuamotu- Gambier. Des 250 000 habitants, 85 % vivent sur Tahiti et Raiatea. Notons que 90 % de la population est autochtone (Maohi ou demi), mais on remarque une grande hétéro- généité des habitants sur le plan socio-culturel– selon les archipels, le degré d’acculturation est divers, ainsi que l’influence de la mondialisation.2

« Quand en 1974, Mgr Le Cleac’h, ancien évêque de Strasbourg est nommé évêque des Marquises, il découvre une jeunesse sans repère et l’une de ses premières initiatives a été de demander aux jeunes de s’exprimer sur les murs du presbytère, pensant à quelques fresques authentiques qui les auraient révélés. Et à Taiohae, les murs du presbytère ont été tagués de « peace and love »,

« US go home » et autres slogans contre la guerre du Vietnam – des préoccupations somme toute communes à celles des étudiants métropolitains ou américains de l’époque – alors même que ces jeunes ne disposaient d’aucun moyen de communication, radio, téléphone et a fortiori télévision. C’était une période où les références culturelles étaient perdues : la « Découverte », c’est-à-dire l’arrivée des Occidentaux dans les îles du Pacifique a induit plus de 90 % de mortalité dans les Marquises et les Australes en quelques décennies seulement, aboutissant à une perte de la grande majorité des intellectuels (appelés prêtres–tahua–par les missionnaires) et à une perte des repères pour les générations suivantes. Les parents ne pouvaient plus transmettre leur savoir à leurs descendants car la coupure culturelle était trop importante entre les références au savoir ancestral et celles des enfants élevés par les missionnaires. Seulement une attention particulière permet actuellement de percevoir de temps à autres, quelques « incongruités », résidus d’une culture ancestrale dépourvue de sens pour l’observateur extérieur.

L’arrivée de l’argent qu’apportaient les essais nucléaires en Polynésie a été l’occasion d’un second bouleversement culturel. La relation traditionnelle souvent de solidarité familiale dans une vallée, chaque vallée représentant une ou deux familles élargies, a été soumise aux conflits d’intérêts financiers. Par ailleurs, le développement des communica- tions satellitaires a permis l’essor de la radio et de la

télévision qui a été un élément supplémentaire d’assimilation d’une pensée « universelle » – même si dans un premier temps, ces médias admettaient une assimilation par la culture traditionnelle, en conformité avec les observations de Sahlins[10].

L’exemple des Marquises est parlant. Alors qu’entre 1980 et 2000 le développement d’une académie marqui- sienne pour une réappropriation de la culture traditionnelle a eu son apogée, à partir de cette année la préservation des relations traditionnelles des populations marquisiennes a commencé à s’effriter. Vient l’ère des 44. Ces gros véhicules coûtent chers, mais ils sont à la fois nécessaires sur des pistes encore aléatoires et signe extérieur de richesse. Pour les acquérir, il faut de l’argent. Les Marquisiens ont vécu en autarcie et les besoins d’argent étaient réglés par le travail du coprah, travail difficile, de cueillette des noix de coco, suivie de leur décorticage de l’enveloppe fibreuse pour n’en garder que la chair blanche, mise à sécher dans des fours à coprah et entassée dans des sacs jusqu’à l’arrivée de la « goélette »–cargo chargé de leur transport vers Papeete. Ce travail apportait l’argent frais nécessaire à l’achat d’un poste de radio ou de télévision. Pour l’achat d’un véhicule 44, aucun travail individuel de ce type ne peut suffire. Le seul bien monnayable, c’est la terre. La vallée est partagée en indivision par une ou deux familles. La vente d’un terrain est une rupture de ce lien à la terre, à la famille. Des étrangers qui achètent la terre vont empiéter sur des domaines de l’intime. L’appropriation du 44 se fait aux dépends des liens familiaux. Et le 44 tombe en panne, sans possibilité de réparation. L’argent dépensé est perdu, les liens familiaux sont perdus, l’exclusion et la pauvreté leur succèdent. Mais c’est cette exclusion des dernières valeurs traditionnelles qui rompt l’équilibre encore main- tenu jusqu’à ce jour. »

Sur le plan de la structure sanitaire, la Polynésie est dotée d’un Ministère de la Santé et d’une Caisse de Prévoyance Sociale, équivalent territorial de la Sécurité Sociale, quatre hôpitaux généraux publics et deux cliniques privées. Les infirmiers sont formés par un IFSI local.

Les médecins sont essentiellement des praticiens hospi- taliers métropolitains depuis 1994. Auparavant les médecins hospitaliers étaient, dans leur majorité, des médecins militaires bénéficiant d’une prime d’extra-territorialité de 3 ans. Ceci explique une certaine labilité dans la continuité de la prise en charge puisqu’aucun n’est resté plus de 3 ans durant la période 1985-1993.

Le vote des décrets de 1994 par l’Assemblée poly- nésienne a marqué, en effet, des changements importants dans le champ de la santé en Polynésie. Par ailleurs, le développement des moyens de communication et la création d’aéroports sur la majorité des îles habitées ont nettement amélioré la prise en charge des problèmes de santé.

2À ce propos, citons Ghasarian et al. [5], qui posent la nécessité de la prise en compte de la dimension culturelle dans les politiques de développement.

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En ce qui concerne l’incidence des hémopathies malignes, on constate par exemple que le taux annuel de leucémies aiguës myéloïdes est variable selon les archipels, de 4 à 9 pour 100 000 habitants. Des taux proches ont été identifiés préalablement chez les Hawaiiens d’Hawaii et chez les Maoris de Nouvelle-Zélande. En Europe et aux États-Unis, il est d’approximativement 3/100 000 ha/an.

Depuis 1985, nous avons accueilli les patients poly- nésiens atteints d’hémopathies malignes. Cette collabora- tion avec les médecins exerçant en Polynésie, notamment à l’hôpital de Papeete, s’est traduite dans une Convention entre le gouvernement polynésien et l’Assistance Publique- Hôpitaux de Paris pour le DHOM. Cette Convention a pour objectif premier d’offrir des soins optimaux aux patients souffrant d’une hémopathie en Polynésie française. Pour ce faire, la fonction première était d’améliorer les conditions de prise de décision médicale, à savoir qu’elle puisse être validée par une réunion de concertation pluridisciplinaire.

En effet, en collaboration avec les internistes et, depuis cinq ans, avec une hématologue au sein du service de médecine de l’hôpital de Papeete, près de 600 dossiers ont été analysés pour définir un plan thérapeutique ou pour proposer un transfert en métropole pour hospitalisation, en prenant en compte la question de la rupture avec l’environnement socio-familial. Soulignons que la décision de transfert revient toujours au médecin référent exerçant à Papeete.

« La troisième patiente arrivait en tongues et pareo, de Raivavae, île en dehors de tous les circuits touristiques, abordable seulement par bateau (l’aéroport n’a été ouvert qu’en 2003). Bien que n’ayant que 58 ans, son âge physiologique, son absence de maîtrise du français, son déracinement ont été autant de motifs pour définir des bases préliminaires aux transferts de patients. Plusieurs principes ont été rapidement acquis : 1) éviter dans la mesure du possible les coupures familiales, au prix d’une qualité de soin sub-optimal, prenant en compte l’enjeu du transfert que seul le patient pouvait définir ; 2) se mettre dans les conditions les plus favorables pour assurer une fin de vie dans l’environnement familial : les complications inhérentes aux traitements agressifs nécessaires pour contrôler les hémopathies malignes sont évaluées en terme de bénéfice-risque et devant un risque jugé excessif une discussion franche avec le patient est effectuée pour convenir de la poursuite du traitement ou d’un retour en Polynésie si le risque vital est considéré comme excessif.

Cette attitude a permis de réduire le nombre de décès de patients polynésiens à l’Hôtel-Dieu. »

Dans le nombre restreint de lits d’hématologie à Paris, la Convention garantit également l’accès prioritaire aux lits pour ces patients transférés. L’évacuation sanitaire prend en compte la présence en métropole de membres de la famille du patient pour décider du lieu d’hospitalisation. Cette

Convention prévoit également une évaluation de la qualité des soins et des hébergements des patients polynésiens par le DHOM et l’antenne parisienne de la CPS.

L’échange des connaissances est favorisé par des visites annuelles d’un hématologue du DHOM à titre d’enseigne- ment post-universitaire. Une collaboration a lieu pour le développement de la recherche à travers la publication d’études de cas cliniques et la collecte de données épidémiologiques. Soulignons que les travaux de recherche et leur publication ne sont effectués qu’avec l’accord d’un représentant des « minorités ethniques » afin de s’assurer de l’absence de stigmatisation de cette population.3

Spécificités

Offrir aux patients polynésiens des soins équivalents à ceux offerts aux métropolitains, nécessitait également une amélioration des conditions de prise en charge des hémopathies en Polynésie. Ceci s’est traduit par l’organisa- tion d’un hôpital de jour pour la réalisation des chimiothérapies, par la définition des caractéristiques des chambres du nouvel hôpital en cours de construction afin de permettre des traitements plus intensifs (chimiothérapies de leucémies aiguës et autogreffes) et même par l’élaboration d’un projet de développement d’une banque de sang placentaire en Polynésie.

La création de cette banque répond à la nécessité d’augmenter les chances de réalisation d’allogreffes chez les patients polynésiens. L’identité du système HLA entre donneur et receveur est un préalable au succès des allogreffes de moelle. En absence de donneur familial, les

« minorités ethniques » étant insuffisamment représentées dans les fichiers internationaux de donneurs de moelle osseuse, les chances de trouver un donneur compatible sont infimes. Les allogreffes de sang placentaire n’imposent pas une identité HLA entre greffon et receveur aussi rigoureuse que celle exigée dans les allogreffes de moelle. Aussi le greffon placentaire apparaît comme une option de recours.

Ce projet de développement d’une Banque doit néan- moins prendre en compte la tradition culturelle de l’enterrement du placenta. Cette tradition révèle « l’attache- ment symbolique et matériel à la terre ancestrale » [5] qui persiste malgré l’obligation juridique d’accoucher dans les hôpitaux de Papeete, Raiatea ou Tubuai.

« Marguerite en me faisant visiter son jardin, s’arrête devant un cocotier nain particulièrement fructifère. « Il a poussé sur le placenta de Lawaina ». Lawaina est sa fille adoptive (enfant fa’a’amu). En descendant la vallée, elle me montrera sa mère biologique. Le système d’adoption est

3NB : est « minorité ethnique » ce qui nest pas lethnie dominante !

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complexe. La mère n’est que le réceptacle de l’enfant et les parents dépositaires de l’enfant veilleront à l’épanouir.

Mais il n’y a pas de sentiment de propriété de l’enfant et l’adoption est une réponse naturelle pour celles qui ne peuvent pas avoir d’enfants ou pour celles qui n’ont pas la maturité suffisante pour l’élever. Mais le système se complique. Lors du mariage, le grand-père (ou le père) va donner le nom de l’aîné futur du couple. Les mariages traditionnels exigeaient une exclusion à la huitième génération. Ceci permettait d’éviter les consanguinités

« naturelles » des îliens et imposait une mobilité entre les archipels . Pour éviter cette consanguinité, la semaine nécessaire au mariage voyait chaque invité déclamer sa généalogie pour en vérifier l’absence d’ambiguïté dans la validation sociale du couple. Les parents du marié reprennent une généalogie mythique situant le futur descendant dans sa place « historique » allant du

« dieu » tutélaire dont la famille est issue jusqu’au nom final que lui donne le père. L’enfant n’apparaît pas défini dans son individualité mais dans sa relation au reste de la famille et au monde. À cette attribution du nom, il faut aussi garder à l’esprit la relation spécifique de l’aîné(e) avec les grands-parents. Dans les archipels des Marquises, des Australes, à Maupiti, à Moorea, j’ai pu vérifier la permanence de la tradition du « don » de l’aîné aux grands-parents. Certaines relations ont pu être harmo- nieuses, d’autres plus esclavagistes allant jusqu’à des abus sexuels dans quelques cas »4.

Turia revendique ses droits. Ayant été élevée par ses grands-parents, elle estime que la succession doit être répartie entre les enfants naturels de ses grands parents (dont son père) et l’enfant adoptif qu’elle a été. En Polynésie, la justice admet la double influence de la loi française et de la coutume. Les chances de faire reconnaître son statut réel sont bien minces (mais les procès se succèdent d’un an à l’autre, laissant espérer ou désespérer d’une réelle reconnaissance). Se faire reconnaître, pour Turia, c’est accepter le partage des terres dont elle pourrait en hériter une parcelle. Mais elle est mariée avec un

« popa’a » (un métropolitain) et laisser des terres à un étranger pour une famille dont la tradition impose une indivision des terres de la vallée familiale est impensable.

La terre familiale se nourrit de la famille et on y enterre le placenta comme les défunts. La surprenante familiarité avec les défunts, des enfants assis sur les tombes en marbre dans le jardin de la maison se maintient depuis des siècles et prend d’autant plus de sens que cette assimilation des

morts par la terre nourricière est une assurance de l’appartenance de ce terrain à la famille et exclut toute possibilité d’appropriation par autrui ou d’expulsion.

Pascale et Mélanie se disputent sur le lieu où Mgr Le Cléac’h sera enterré en espérant que ce sera à Taiohae plutôt qu’à Ua Pou où il a débuté son sacerdoce marquisien.

C’était difficile pour moi de comprendre les raisons de cette dispute, alors que je venais de rencontrer Mgr Le Cléac’h bien vif à Tahiti. Mais à mieux connaître cette culture, c’est toute l’énergie dont il est porteur qui pouvait rejaillir sur les habitants de Taiohae si c’était là son lieu de sépulture.

Défunt et placenta rentrent dans la même logique. » Une étude récente confirme la survivance, dans l’ensem- ble tahitien, des différentes pratiques liées à l’enterrement du placenta [11]. Les auteurs nous expliquent qu’« en langue tahitienne, l’étymologie du terme désignant le placenta, pu-fenua, n’est pas anodine, puisqu’il signifie

“centre/noyau (de) terre”, comme si ce noyau de terre, cœur nourricier de l’enfant était, par définition, une parcelle de terre, appelée à intégrer ou à réintégrer la terre ». Et au-delà de la signification d’un rattachement de l’enfant à sa terre d’origine, à une propriété familiale ou à son île natale, cette pratique revêt aussi une signification « d’autochtonie et d’une dimension proprement nationaliste ».

Ainsi, malgré les obstacles actuels liés aux conditions de l’accouchement, au coût du transport, à la difficulté de faire voyager le placenta dans un congélateur en soute, l’habitat locatif ou en appartement, cette pratique persiste et les femmes qui ne parviennent pas à l’accomplir expriment ce regret d’être dans l’impossibilité de concrétiser cette coutume.

Dans ce contexte, le développement d’une Banque de sang placentaire implique un travail préliminaire conjoint avec des anthropologues enseignant à l’Université de Polynésie française et avec des instances gouvernementales pour le situer dans sa dimension Pacifique–la Banque étant ouverte sur toute demande pour des patients natifs d’Océanie ou d’ailleurs qui partagent le même typage HLA. Ce travail préliminaire doit être complété par un texte d’information en tahitien qui confirme que le recueil du sang placentaire est un apport pour la communauté Pacifique et ne gêne en rien la possibilité de récupérer le placenta dont le sang restait traditionnellement perdu – aucune manipulation particulière n’étant réalisée sur le placenta lui-même.

L’accueil des patients

et de leurs accompagnateurs en métropole

Débarqués à Roissy après un long voyage, transportés en ambulance, les patients arrivent à l’Hôtel-Dieu avec leurs valises, leurs questions, leurs angoisses. Là-bas, à la violence de l’annonce du diagnostic s’ajoute l’annonce du

4Limage de l« enfant-roi » attachée à lenfant polynésien doit être pondérée par les drames de lacculturation, de lalcoolisme et des drogues dont les pédo-psychiatres témoignent et dont le film « lâme des guerriers » du cinéaste néo-zélandais Lee Tamahore illustre crûment la réalité.

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transfert sanitaire en métropole : la gravité de la maladie et la spécificité des soins qu’elle impose justifient ce transfert sanitaire, réalisé souvent dans un très court délai. Ici, aux nouvelles explications sur le diagnostic et le traitement, s’ajoute le vécu de l’éloignement du milieu familial et socio-culturel et le sentiment de solitude.

La durée moyenne de séjour en métropole d’un patient polynésien hospitalisé pour une hémopathie est de plus de trois mois avec des variations de sept jours à sept mois, d’où l’importance de l’accompagnateur (dont les frais de séjour sont financés par la CPS), des « visiteuses » de la CPS, ainsi que des bénévoles de l’association A Tauturu Ia Na.

Insistons sur le rôle de ces « visiteuses » – pas assez nombreuses au vu de la dispersion des malades polynésiens, selon la pathologie, dans les différents hôpitaux parisiens et au vu de l’intensité de la demande (660 patients plus leurs accompagnateurs pris en charge par 10 « visiteuses » en 2008). Elles prennent en charge l’organisation du séjour en métropole, l’hébergement de l’accompagnateur et celui du patient dans les périodes d’inter-cures, parfois la traduction en français des informations médicales et administratives, etc – en un mot, l’accompagnement du patient et de son entourage pendant tout le séjour à Paris. Elles font le lien entre l’île d’origine et les hôpitaux (parfois en province), entre le temps d’avant la maladie, celui de la durée du traitement et celui d’un après – tant attendu –, de la rémission, du retour. Et l’essentiel, au-delà de toutes les charges administratives, repose sur la possibilité de parler la même langue : « quelles que soient les formes de l’exil, la langue est ce que l’on garde à soi » [2].

L’équipe soignante est sollicitée pas seulement pour informer sur la maladie, le traitement, le fonctionnement de l’hôpital. Leur travail d’information se fait pour ces patients comme pour les autres – en partant des représentations qu’ils portent sur la maladie, sur le traitement, sur la médecine. A l’écoute du discours des patients, les soignants constatent la diversité socio-culturelle de la population accueillie, ce qui contribue à éviter un regard réifiant qui considérerait le sujet comme un « exemplaire anonyme d’une communauté » [1], en le rendant ainsi prisonnier d’une identité ethnique.

« La seconde patiente adressée par le Centre Hospitalier de Papeete a été à l’origine de la création de l’Université Française du Pacifique à Papeete. Cette linguiste analysait les 200 et quelques langues polynésiennes et microné- siennes. Elle a représenté un premier regard distancié sur les Polynésiens. Son niveau de formation en linguistique, son projet universitaire et sa capacité d’analyse par l’intermédiaire du langage de sa propre culture ont bousculé d’emblée l’approche mythique des vahinés. »

Tout en apprenant des mots et des gestes signifiants des polynésiens, tout en découvrant que « le savoir, au sens polynésien, est d’abord perceptif et sensitif, fondé sur

l’expérience physique »5, les soignants découvrent que chaque individu décline, différents aspects de la culture traditionnelle ancestrale de Polynésie à sa manière.

Cet apprentissage « permet l’appréhension de l’autre au-delà du culturel » [1], favorise le lien et contribue à adoucir l’asymétrie inhérente à l’accueil de l’étranger. Ici, à l’hôpital, dans ce lieu n’appartenant ni à l’un ni à l’autre6 le geste par lequel l’un donne accueil à l’autre est en effet d’emblée marqué d’une double asymétrie : soignant/

soigné ; métropolitain/polynésien.

À propos d’hospitalité, rappelons que le mot latin

« hostis » signifie l’hôte mais aussi l’ennemi. L’étymologie expliquant alors ce sentiment « d’inquiétude » suscité par l’étranger7. À « hostis », se substitue « hospes », celui qui reçoit et celui qui est reçu (hôte en français est à la fois l’hôte, l’accueillant et l’hôte, l’accueilli)8.

Et c’est ce qui se joue dans la relation de soins : le soignant accueille le patient, qui lui, l’accueille à travers la reconnaissance de son rôle, en acceptant les soins prodigués.

Idéalement, il s’agirait là d’hospitalité inconditionnelle, où l’on accueille l’autre sans demander son nom, ses origines, ses croyances…

Or, cette hospitalité, qui a lieu dans un espace institutionnel, pose à l’hôte la question de l’insertion dans un « autre » ordre (groupal, institutionnel, social), de la dépendance aux règles qui lui sont étrangères, de l’intégration ou de l’assimilation, du désir d’altérité et du désir de similarité. L’asymétrie entre l’accueillant et l’accueilli risque de « déplacer la question de l’hospitalité de son prétendu lieu » ce que Derrida appelle

“l’hostipitalité”, (…) hospitalité sous condition, sous condi- tions multiples et contradictoires » [9].

L’hospitalité sous condition peut annuler l’hôte en tant qu’autre, en tant que sujet – soit par l’injonction d’assimilation, soit par le « piège de l’exotisme qui fige le différent dans l’étrange »9.

« J’illustrerais la question de la coupure culturelle, par le concept de « cluster de différenciation » défini par les immunologistes. Au moment de la mise au point de technique

5 Il sagirait, selon lidée de Paul Ottino, dune modalité dêtre polynésien, le « sensitive set of knowledge ». Cité par Ghasarian et al. [5].

6En traitant la question de lhospitalité avec Jacques Derrida, Anne Dufourmantelle aborde ce rapport ambivalent au lieu : « comme si le lieu dont il était question dans lhospitalité était un lieu qui nappartenait originellement ni à lhôte ni à linvité, mais au geste par lequel lun donne accueil à lautre (...) » [2] pp. 6062

7La référence au texte de Freud [4] sur « linquiétante étrangeté » nous semble incontournablemême sil ne sagit pas « détrangers », mais de limmanence de létranger dans le familier, comme lindique létymologie du terme heimlich.

8 Notons la parenté étymologique entre hospes, lhôte, et hostis, létranger, lennemiles deux mots trouvant leur origine dans le verbe hostire, traiter dégal à égal, compenser, payer de retour. Cf. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998.

9Kobayashi Hidéo, cité par A. Gottman, p. 241.

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sophistiquée pour produire des anticorps monoclonaux reconnaissant des structures antigéniques multiples sur une protéine, il était important de classer l’outil en confrontant anticorps et antigène. Les immunologistes ont ainsi regroupé dans un groupe unique les différents antigènes portés par une ou plusieurs protéines et les anticorps monoclonaux variés qui leur correspondaient pour faire état de la relation particulière d’une protéine avec les anticorps produits. Ainsi le CD20 est à la fois la protéine portée par le lymphocyte B et l’anticorps reconnaissant cette structure exprimée à la membrane de la cellule. Les hématologues dans un autre mode de pensée ont aussitôt créé des anti-CD20, détruisant les lymphocytes B exprimant le CD20. Cette illustration permet de cerner un aspect de la représentation mentale d’un individu dans les pensées traditionnelles polynésiennes : chacun n’existe que dans sa stricte relation sociale à l’autre. Ainsi le patronyme donné à l’enfant avant sa naissance au moment du mariage le désigne dans une fonction de relation aux ancêtres et à la famille élargie. Ce mode de pensée – qui s’est étendu de l’Australie à la Polynésie – s'intègre dans la “pensée totémique”des Kanaks de Nouvelle Calédonie[8]conceptua- lisée récemment par Philippe Descola [3]. Dans cette représentation mentale, les liens sociaux doivent être très serrés pour resituer en permanence les relations. L’isolement d’un patient durant son hospitalisation en métropole peut induire une profonde perte de repères. Elle se traduit par le mutisme durable d’un adolescent polynésien, réaction qui va bien au-delà de la sidération que l’annonce du diagnostic et la durée du traitement peuvent susciter chez un métropolitain du même âge. Le besoin de recréer des structures relationnelles en est d’autant plus fort et peut se traduire par des demandes constamment réitérées vis-à-vis de l’accompagnant et des soignants. Et à l’occasion, quelques membres de l’association A Tauturu Ia Na, quelques patients et accompagnateurs, des visiteuses de la CPS s’installent sur la galerie interne de ce vieil hôpital parisien et improvisent une « bringue » sans alcool : il suffit d’une belle voix, une guitare, un ukulele. Et pour une fête de la musique, quelques fleurs de tiare, quelques paréos, quelques semaines pour former aide-soignantes, infirmières et médecins aux pas de tamouré, l’accompagnement de quelques guitares bénévoles et un ou deux danseurs professionnels pour que l’île de la Cité devienne le sixième archipel ».

« Comment accueillir l’autre sans nous perdre nous- mêmes ? » [6] : c’est la question même de l’hospitalité.

Au-delà du déchirement du voile des représentations réciproques, la rencontre nécessaire aux soins imposera l’apprivoisement de l’autre, l’apprentissage des codes de communication (le tutoiement, les gestes à la place des mots), la quête de la « distance bonne ».

Appelés à s’investir affectivement au-delà de leur fonction de soignants, les membres de l’équipe peuvent avoir des difficultés à re-situer la relation dans le cadre des soins. En effet, d’une part, la demande d’un lien « amical », susceptible de répondre – au moins partiellement – au manque suscité par l’éloignement ; d’autre part, l’intérêt voire la fascination que peut réveiller l’étranger, venu des contrées si lointaines, peuvent amener patient et soignant à se placer au-delà de ces rôles.

Soulignons que ce problème– des limites de la relation soignante–n’est pas spécifique à la relation à l’étranger : la question du rapport à l’altérité, de l’accueil de l’autre reste la question incontournable du soin.

« L’hospitalité est recherche, elle repose sur (…) la capacité à se laisser affecter par l’autre en renonçant à le juger, (…) à se laisser questionner, altérer, déranger, voire déloger » [7].

C’est en cela que–sans parler leur langue, sans connaître leurs coutumes, leurs croyances, leur univers culturel–nous continuons à apprendre à soigner les patients polynésiens en réapprenant à être soignants.

Déclaration de conflit d’intérêt :Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflit d’intérêt.

Références

1. Antoni M, Frot N (2004) Communiquer avec des patients de culture différente. Soins. 686:2729

2. Derrida J (1997) De lhospitalité. Calman-Lévy, Paris, 1997 3. Descola P (2005) Par delà de nature et culture, Editions NRF

Galllimard, pp. 203240

4. Freud S (1919) Linquiétante étrangété et autres essais, Gallimard, Paris, 1985

5. Ghasarian C, Brambridge T, Geslin P (2004) Le développement en question en Polynésie Française. Journal de la Société des Océanistes, 119:211222

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