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Science et race

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HAL Id: hal-03173059

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03173059

Submitted on 18 Mar 2021

du Cerpac ” no 5, 978-2-84269-794-5. �hal-03173059�

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Centre d'études et de recherches sur les Pays du Commonwealth

Science & Race

Texts collected by / Textes réunis par Gilles Teulié

Coll. « Les Carnets du Cerpac » n o 5

Presses universitaires de la Méditerranée

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Les Carnets du Cerpac is a collection attached to the Cerpac (Centre d'études et de recherches sur les pays du Common- wealth / Research Centre on the Commonwealth) and devoted to the study of colonial and postcolonial literatures and cultures. It is a publication of Paul-Valéry University, Montpellier III, France.

http://recherche.univ-montp3.fr/mambo/cerpac

General Editor / Directrice de publication :

Dr Judith Misrahi-Barak (Université Montpellier III, France) Guest editor / Numéro dirigé par :

Pr Gilles Teulié (Université de Provence, France)

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Merci à l'équipe du Cerpac, Michèle Lurdos, Judith Misrahi-

Barak, Mélanie Joseph-Vilain pour leur soutien à ce projet et

Marie-Christine Munoz pour son aide dans la préparation de ce

recueil. Mes remerciements vont également aux membres du

Conseil scienti que de l'université Paul-Valéry — Montpellier III,

au professeur Annie Escuret et à l'équipe d'accueil 741 « Études

du monde anglophone », ainsi qu'au personnel du service des

publications de la recherche de l'université Paul-Valéry sans qui

ce recueil n'aurait pu voir le jour.

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CONTENTS

Gilles Teulié

Science & race en Grande-Bretagne, dans l'Empire et le Commonwealth . . . . 11

Évolutions & Mutations / Evolutions & Mutations 23

Jean-Michel Yvard

La question du darwinisme social chez Charles Darwin et Herbert Spencer . . . . 25 Susan Barrett

“The rst white man born” : Social Darwinism Revisited in Kim Scott's Novel Benang (1999) . . . . 91 Élisabeth Delattre

Évolution et notion de progrès dans The Siege of

Krishnapur de J.G.Farrell . . . . 109

(9)

Aselda Thompson

Novel Engineering : Motherhood, Feminism and

Evolution in Late-Victorian Fiction . . . . 131

Monstruosité, animalité et chaînon manquant

Monstruosity, animality & the Missing Link 157

Amanda M ordavsky-Caleb

“Monsters Manufactured” : Vivisecting the Scientist in

British Fin de Siècle Fiction . . . . 159 Chantal Kwast-Greff

Reading Heads : an Australian National Icon in the

Face of Death . . . . 179 Tamara S. Wagner

Oriental Halves and Unlovely Hybrids : Rewriting Racialisation and Discourses on Degeneration in

Victorian Southeast Asia . . . . 197 Gilles Teulié

Humanité, animalité et hybridation : la « racialisation » de l'Afrique du Sud victorienne . . . . 219

Imperialisme scientifique / Scientific imperialism 253

Roger Pauly

The Colonial Imperative : Nineteenth Century British

Anthropology and the Civilizing Mission . . . . 255

(10)

Nathalie Saudo

« Man is born to kill » : énergie et barbarie dans les

imperial male romances de Rider Haggard . . . . 283 Jared F. Green

Savage Equalities : The Ethnographic Fictions of H.M.

Stanley And William Booth . . . . 311 Flavien Bardet

Sang, race et religion : le remodelage géopolitique du

Proche-Orient selon Alfred Thayer Mahan . . . . 351

Race et Politique / Race & Politics 383

Richard Somerset

Precapitulation : liberal readings of “the great

movement of the human race” . . . . 385 Andrew Sneddon

Ideological Finds : Neil M Gunn's Archaeological

Fictions of Race . . . . 413 Olivette Otele

Scienti c Racism : a bi-product of the slave trade ? . . . 435 Louis Barda

Les scienti ques britanniques, l'UNESCO et la question raciale dans les années cinquante . . . . 457

Bibliographie / Selective bibliography . . . . 477

(11)

Notes biographiques / Biographical Notes . . . . 487

Résumés / Abstracts . . . . 495

Cerpac . . . . 515

(12)

Les Carnets du Cerpac n

o

5, 2007, 11-22.

SCIENCE & RACE EN GRANDE-BRETAGNE, DANS L'EMPIRE ET LE COMMONWEALTH

Gilles TEULIÉ Université Aix-Marseille I

Récemment un retour sur le passé européen a conduit diverses

nations à réévaluer leur participation à des actes jugés aujour-

d'hui iniques envers des peuples qui étaient autrefois considé-

rés comme inférieurs. L'esclavage et la traite tout d'abord, consti-

tuèrent des éléments importants d'une reconnaissance des souf-

frances endurées par les hommes et les femmes qui en furent

les victimes. L'érection actuellement de monuments commémo-

ratifs un peu partout dans le monde est la manifestation d'une

volonté de prise de conscience du rôle joué en cela par les Euro-

péens. On peut, à titre d'exemple, citer la ville de Lancaster, 4 e

port britannique pour la traite des esclaves au 18 e siècle, qui en

septembre 2002 inaugura The Slave Trade Arts Memorial Project

(STAMP). De même, lors du bicentenaire de la création d'Haïti, le

premier état noir, l'Assemblée Générale des Nation Unis déclara

(13)

2004 année internationale pour commémorer la lutte contre l'es- clavage et son abolition, alors que la France décidait d'une date anniversaire pour célébrer la n de la traite en mai 2006. Notons en n l'importance du 200 e anniversaire de l'abolition de la traite des esclaves dans l'empire Britannique en 2007, qui marque les festivités au Royaume-Uni, comme le souligne le ministre de la culture britannique, David Lammy :

I want to make sure that in 2007 we pay tribute to all those who had a stake in the abolition — the victims of the slave trade, the ordinary people who campaigned for change, and the abolition- ists themselves. I particularly want to ensure that we recognise those black abolitionists such as Olaudah Equiano who deserve such a prominent place in history and I am glad that a major exhibition of his life and times is being planned in Birmingham in 2007

1

.

Les travaux de recherche dans ce domaine dénotent l'intérêt sus- cité par ce sujet et l'on peut certainement dire que des thèmes jusque-là tabous sont observés sans complaisance par les histo- riens et les écrivains 2 . La relation à l'Autre se focalise aussi sur les éléments qui jusqu'à récemment, étaient la marque, voire la preuve, du primitivisme (et de ce fait de l'infériorité) des peuples non européens. L'inauguration, en 2004 à Washington du National Museum of American Indians, ou celui en juin 2006 du

1. www.culture.gov.uk/Reference_library/Press_notices/archive_

2006/dcms006_07.htm,

www.culture.gov.uk/Reference_library/Press_notices/archive_2006/

dcms006_07.htm, (août 2006).

2. Voir à ce sujet dans cette même collection Revisiting Slave Narratives / Les

avatars contemporains des récits d'esclaves. Textes réunis par Judith Misrahi-Barak,

Coll. « Les carnets du Cerpac » n

o

2, université Paul-Valéry, Montpellier III, 2005

(à noter qu'un deuxième opus sur ce sujet est en préparation).

(14)

musée du quai Branly à Paris, a été l'occasion de présenter l'art produit par ces peuples comme digne de l'attention des Occiden- taux, et non comme une curiosité ethnologique reléguée au rang d'objet du quotidien d'hommes primitifs :

Ces peuples dits premiers sont riches d'intelligences, de cultures, d'histoires. Ils sont les dépositaires de sagesses ancestrales, d'un imaginaire ra né peuplé de mythes merveilleux, de hautes expressions artistiques dont les chefs d'œuvres n'ont rien à envier aux plus belles productions de l'art occidental

1

.

La reconnaissance de l'humanité des peuples non européens a conduit certains d'entre eux à réclamer les restes de leurs ancêtres détenus par des instituts scienti ques. Ce fut le cas des Amérin- diens qui obtinrent la restitution des restes des leurs de la part de musées américains comme le Smithsonian Institute de Wash- ington, après la promulgation de la loi de 1990 Native American Graves Protection and Repatriation Act. Ce fut également le cas pour les Khoisan qui ont pu enterrer les restes de Saartjie Baart- man en Afrique du Sud, plus connue au 19 e siècle sous le surnom de « Vénus Hottentote », après restitution par le Museum d'his- toire naturelle de Paris en 2002. A l'échelle d'une nation, la n de l'apartheid en Afrique du Sud et la reconnaissance des droits des aborigènes en Australie furent des avancées notables dans le domaine de l'équilibre des chances entre les diverses compo- santes d'une nation. La création de la Commission vérité et récon- ciliation en Afrique du Sud et celle de la Commission des droits de l'homme et d'opportunités égales en Australie, vont en e et dans le sens de l'établissement d'une plus grande équité entre les

1. Transcription du discours inaugural du musée du quai Branly du président

J. Chirac le 20 juin 2006.

(15)

peuples. Mais le chemin est encore long, et les liens sont parfois con ictuels à cause de blessures anciennes qui restent béantes volontairement ou par maladresse. Ainsi, au début des années 1990 en Afrique du Sud, la question était posée de savoir pour- quoi les peuples noirs étaient présentés au Muséum d'histoire naturelle du Cap et non au musée de l'Homme ; aux États-Unis, c'est l'a aire du squelette de Kennewick qui divise les Américains depuis 1996, opposant sur un plan juridique des scienti ques désireux d'examiner un squelette vieux de 9 000 ans à cinq tribus indiennes qui veulent l'enterrer. Ce phénomène de la restitution de restes humains conservés à des ns scienti ques est un sym- bole de la dignité retrouvée des peuples, ainsi que le souligne le rapport parlementaire français à propos de la restitution de la

« Vénus Hottentote » :

Loin d'être anecdotique, elle correspond à une forte attente des peuples sud-africains, dont cette ressortissante a longtemps été présentée en Europe comme un exemple de leur infériorité. Saart- jie Baartman est, en e et, devenue, dans son pays, le symbole de l'exploitation subie par les ethnies sud-africaines pendant la douloureuse période de la colonisation. « La Vénus hottentote » incarne, en outre, l'humiliation endurée par des femmes que la nature avait, comme elle, très généreusement dotées

1

.

La contrition étatique permet de concilier les divers protagonistes, d'apaiser les consciences et de présenter un visage respectable auprès des nations dites « émergentes ». Elle apparaît comme le

1. Rapport fait au nom de la Commission des a aires culturelles, familiales

et sociales sur la proposition de loi, adoptée par le Sénat relative à la restitution

par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l'Afrique du Sud,

par M. le député Jean Le Garrec, n

o

3563, 7 février 2002, disponible sur le site :

www.assemblee-nationale.fr/11/rapports/r3563.asp , (août 2006).

(16)

moyen le plus sûr de faire ce fameux travail de mémoire libéra- teur du sentiment de culpabilité :

Notre pays doit ainsi accomplir son devoir de mémoire en par- ticulier par rapport au fait colonial et reconnaître, malgré les di cultés, les erreurs qui entachent cette période de l'histoire, en particulier s'agissant de l'esclavage qui a constitué un crime contre l'humanité. À cet égard, cette proposition de loi permet sans conteste au travail de mémoire de progresser en toute séré- nité

1

.

Ce travail mémoriel importe à un peuple, car comme le sou- ligne le philosophe français Paul Ricoeur : « Qui a béné cié des bienfaits de l'ordre public doit d'une certaine façon répondre des maux créés par l'État dont il fait partie 2 ». Cet acte de mémoire/repentir collectif suscite toutefois moult réactions de la part des défenseurs de ces peuplades non européennes, ainsi qu'en témoignent les débats autour du nom du musée parisien tour à tour appelé « musées des arts primitifs », puis « des arts premiers », pour nir par porter le nom du lieu qui l'abrite. Il fallait qu'il y ait adéquation entre le nom du musée et le dis- cours présidentiel le jour de son inauguration, ce dernier sti- pulant qu'il n'existe pas de hiérarchie entre les arts pas plus qu'entre les peuples, fustigeant de fait l'ethnocentrisme occiden- tal 3 . Ce désir « d'e acer l'ardoise » tel que le souhaite le per- sonnage de Scrooge dans A Christmas Carol de Charles Dickens, oblige les sociétés occidentales à se pencher sur leur passé et à

1. Ibid.

2. Ricoeur Paul, La Mémoire, L'histoire, l'Oubli (Paris : Éditions du Seuil Coll.

l'ordre Philosophique, 2000) : 615.

3. Transcription du discours inaugural du musée du Quai Branly du pré-

sident J. Chirac le 20 juin 2006.

(17)

examiner l'attitude en particulier de leurs savants qui, sous pré- texte de recherches scienti ques, ont codi é et légitimé des atti- tudes qu'aujourd'hui nous quali ons de racistes. Le lm « Man to Man » est un exemple récent de cette introspection car il nous montre l'évolution d'un savant britannique qui capture un couple de Pygmées au 19 e siècle, pensant prouver par cette découverte l'existence d'un « chaînon manquant 1 ». La relation à l'Autre fait émerger sa propre humanité et le sauve alors que ses collègues scienti ques se perdent dans leur quête de reconnaissance et d'ab- solu, à l'instar de leurs glorieux aînés de ction : le D r Jekyll, le D r Moreau ou le Baron Victor Frankenstein.

Les scienti ques occidentaux sont donc souvent au cœur de la relation à l'Autre. La curiosité que les Occidentaux, et les Britanniques en particulier, manifestent à la suite du siècle des Lumières, se traduit par une explosion des savoirs qui est conco- mitante avec une soif de découverte et d'exploration e rénée. La période Victorienne fut le catalyseur qui magni a le bouillonne- ment de culture dont une partie de la société victorienne s'était éprise. La ré exion autour des théories évolutionnistes, ses ava- tars comme le darwinisme social, ainsi que les théories eugé- nistes de Galton ou de Gobineau, ont marqué un désire de codi- er et d'analyser l'Autre en termes novateurs, basés sur des données scienti ques qui se voulaient irréfutables et dont le but était d'appréhender la place de l'homme dans son univers.

Outre le fameux débat science/religion ante et post « Théorie des espèces », d'autres idées se développèrent comme la hiérarchi- sation des races, l'étude des croisements entre races humaines (miscégénation) ou entre hommes et animaux (hybridation), la

1. Film réalisé par Régis Wargnier (2005) avec Joseph Fiennes, Kristin Scott-

Thomas, Iain Glen, Hugh Bonneville, Lomama Boseki, Cécile Bayiha, Flora

Montgomery.

(18)

recherche d'un hypothétique chaînon manquant, les développe- ments de l'anthropomorphisme, de la phrénologie ou de la réces- sivité (théorie de l'atavisme), la drapetomania (théorie qui expli- quait pourquoi les esclaves voulaient s'échapper), ou encore la tératologie, cette « science » de la monstruosité qui avait conduit Cuvier à examiner la stéatopygie et la macronyphie de la Vénus Hottentote et d'autres à étudier les di ormités liées à la mala- die neuro bromateuse ou au syndrome proteus de Joseph Carey Merrick. Ces théories ont tenté de répondre aux interrogations des scienti ques du 19 e siècle sur la nature de l'homme devenue incertaine par le retrait partiel de l'idée de son origine divine, tout en réconfortant un public « occidental » sur sa « normalité » par l'exhibition d'êtres di érents dans des « zoos humains » ou sur des scènes : citons les exemples d'Ota Benga capturé au Congo en 1904 et montré à New York, ou des habitants de l'Inde exhi- bés lors de la grande exposition du Chrystal Palace en 1851, ou encore du jeune esquimau Minik qui fut ramené du Pole par Robert Peary en 1897 en compagnie de son père et qui un jour vit le squelette de ce dernier exposé dans une vitrine du Museum d'Histoire Naturelle de New York après son décès naturel. La ren- contre de l'Autre se t donc parfois sous l'œil motivé de théori- ciens ou prétendus tels, qui promurent, sous couvert de décou- verte scienti que, une vision généralement dévalorisée de leur

« objet » d'étude liée à un ethno et géocentrisme conquérant, ce que l'on appelle à présent le « racisme scienti que ». Certains com- battirent ces préjugés, comme John A. Hobson qui, en 1902, stig- matisait l'impérialisme et sa justi cation par les sciences :

Biology furnishes no reason for believing that the competition

among nations must always remain a crude physical struggle,

(19)

among individual members of a nation cannot be extended to the selection of nations and of races

1

.

Le 20 e siècle fut néanmoins le témoin de l'évolution de ces théo- ries, qui aboutirent à un « racisme » politisé telles les idées fas- cistes et la justi cation raciale de l'apartheid, puis qui, avec la chute des systèmes étatiques en place, furent réfutées et sont com- munément condamnées aujourd'hui. La notion de « race » même, fut examinée dans les années 1950/60 par l'UNESCO a n de lutter plus e cacement contre les idéologies racistes post holocauste, ainsi que l'on peut le lire dans le dernier article de ce numéro en guise d'épilogue. Les scienti ques britanniques et d'autres savants du monde ont établi, grâce à la génétique moléculaire, qu'il n'existe qu'une race, la race humaine et que celle-ci est diver- si ée au point de présenter des contrastes physiques évident mais qui ne sont aucunement la preuve des di érences intrinsèques qui séparent les humains en diverses « races ». De fait, les ten- sions inter-ethniques liées aux conditions socio-économiques et aux peurs de groupes majoritaires dans les pays occidentaux vis- à-vis de la présence de minorités (émeutes de Brixton en Grande Bretagne dans les années 1980, émeutes raciales à Sydney en décembre 2005 ou celles des banlieues françaises la même année), conduisirent les législateurs à se pencher à nouveau sur la notion de race. En 2003, La France proposait déjà un projet de loi visant à éliminer le terme de race dans la législation française et à le rem- placer par celui d'ethnie 2 . Depuis les années 1960, le gouverne-

1. Hobson John A., Imperialism (1902, Ann Arbor : the University of Michigan Press, 1997) : 174.

2. Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles,

de la législation et de l'administration générale de la république sur la

proposition de loi (n

o

623) de M. Michel Vaxès et plusieurs de ses col-

(20)

ment Britannique avait élaboré des lois anti-racistes a n de jugu- ler les tensions provoquées par l'arrivée parfois massives d'im- migrants originaires des anciennes colonies britanniques (Race Relations Acts, 1965, 1968, 1976). En 2003, Le parlement britan- nique a intégré les directives européennes a n d'harmoniser les di érentes lois anti-racistes des pays de l'Union. En Australie, le Racial Discrimination Act amendé par le Racial Hatred Act lutte pied à pied contre la xénophobie et le racisme latent, alors que la Nouvelle Zélande et le Canada, entre autres pays du Common- wealth, promulguent aussi de telles lois. Cette démarche étatique est importante dans un contexte mondial où les relations inter- ethniques demeurent souvent tendues et où des attitudes racistes perdurent, y compris chez des « savants » comme le psychiatre Pierre Mailloux au Canada qui a rmait en septembre 2005 que les Noirs et les Amérindiens étaient, par nature, intellectuelle- ment inférieurs aux autres peuples.

L'objectif de ce numéro des Carnets du Cerpac est d'examiner la genèse de ces théories, le type de rhétorique qui fut mis en place pour les justi er, la manière dont elles se sont inscrites dans un contexte socioculturel et ont été corroborées et di u- sées par les écrivains. Sa spéci cité consiste à faire le point sur un sujet souvent débattu sur un plan théorique ou événemen- tiel, mais rarement sous forme d'un examen d'ensemble des pays du Commonwealth. L'Inde, l'Afrique du Sud, l'Afrique centrale, l'Australie, les Caraïbes (avec la traite des esclaves), l'Asie du sud-est, mais aussi le Proche Orient sont en e et au cœur de ce

lègues, constituant le groupe des député-e-s communistes et républicains, tendant à la suppression du mot « race » de notre législation par M.

Michel Vaxès, Député. (www.assemblee-nationale.fr/12/rapports/r0670.

asp\#P160_21125) , août 2006.

(21)

numéro qui prend en compte l'application des théories racistes scienti ques à des populations colonisées, mais examine égale- ment la source qui forgea les mentalités racistes. C'est à cet e et que le premier article est une introduction importante au propos de ce recueil car il pose la question des liens entre Darwin et le Darwinisme social, fondement théorique de bien des interpréta- tions abusives de la nature humaine. Les liens entre la théorie de l'évolution et la hiérarchisation des êtres humains que l'on trouve au centre des autres articles sont d'autant plus compré- hensibles que l'on constate à quel point les tâtonnements dar- winiens en matière d'évolution humaine se sont faits à l'aune d'autres théories comme celles d'Herbert Spencer ou de Francis Galton. De fait, ce traitement scienti que de la notion de race, va profondément marquer la deuxième moitié du 19 e siècle et aura des répercutions non négligeables sur les idéologies du siècle sui- vant. Ce numéro des carnets du Cerpac va tour à tour examiner les notions d'évolution et de mutation, puis cette quête des liens qui séparent l'homme de l'animal si chère à certains idéologues des nations colonialistes, ainsi que les rapports entre racisme et impérialisme, avant de terminer avec des considérations plus politiques dans la manière dont les États appréhendent la notion de race. Ce recueil comprend des approches complémentaires de l'étude des sciences et des races a n de souligner l'importance de la présence des théories raciales dans le quotidien des hommes.

Divers types de « littératures » traitant directement ou indirecte-

ment de ce sujet sont donc examinés : les romans de ction (ceux

de Kim Scott et de J. G. Farrell, mais aussi d'auteurs victoriens,

H. Rider Haggard, H. G. Wells et d'autres), les récits ethnogra-

phiques (H. M. Stanley et William Booth), les écrits politiques

(Alfred Thayer Mahan) ; les théories scienti ques (Charles Dar-

(22)

win, Herbert Spencer, Francis Galton, N. M. Gunn, Robert Cham- bers) ; les historiens (Thomas Macaulay) etc. L'importance de la production écrite à la n du 19 e et au début du 20 e siècle sur ce sujet s'explique par les changements brutaux que l'Europe subit dans cette période, comme le souligne un collectif d'auteurs :

Le positivisme scienti que, la foi dans le progrès ne peuvent être compris qu'en les replaçant sur la toile de fond des pro- fondes inquiétudes anthropologiques qui traversent le corps social, destructurant les psychismes collectifs, opaci ant l'ave- nir. Dans ce cadre, l'exhibition de l'Autre l'inscrit dans un ordre (celui de la raison), l'objective dans une hiérarchie (le déviant, le taré, le fou, puis le représentant des « races inférieures »). C'est donc d'un processus de réassurance, de la nécessité d'a rmer sa propre maîtrise qu'il s'agit et, comme presque toutes les volontés de puissance, elle puise dans l'angoisse son extraordinaire éner- gie

1

.

La relation à l'Autre s'inscrit donc bien évidemment dans un contexte qu'il est important de connaître a n de mieux saisir les convergences et divergences de pensées sur le sujet. De même, les représentations de l'Autre, le regard qui est porté sur lui, en disent plus sur celui qui décrit et raconte que sur le sujet observé.

C'est au travers de l'analyse de ces regards que ce numéro des Carnets du Cerpac nous invite à nous pencher sur un passé pas si lointain, au cours duquel la di érence à l'Autre se mesurait, se quanti ait, se codi ait pour établir une fallacieuse « norme » géné- ratrice de certitudes trompeuses et d'ethnocentrisme de mauvais aloi. Les Occidentaux se penchent à présent sur ces errements,

1. Introduction des éditeurs du volume, Bancel Nicolas, Blanchard Pascal,

Boëtsch Gilles, Deroo Éric et Lemaire Sandrine, Zoos Humains. Au Temps des

exhibitions humaines (Paris : La Découverte / Poche, 2004) : 9.

(23)

souhaitons que ce recueil d'articles participe à cette introspection

et permette une meilleure connaissance de la nature humaine.

(24)

Évolutions & Mutations / Evolutions & Mutations

(25)
(26)

Les Carnets du Cerpac n

o

5, 2007, 25-90.

LA QUESTION DU DARWINISME SOCIAL CHEZ CHARLES DARWIN ET HERBERT SPENCER

Jean-Michel YVARD Université d'Angers

Depuis quelques décennies surtout, on s'est souvent e orcé d'exempter Darwin de toute forme de responsabilité dans le déve- loppement de conceptions qui se sont réclamées par la suite de son évolutionnisme sélectif. Isolé dans sa tour d'ivoire et unique- ment préoccupé de mettre au jour les mécanismes évolutifs qui régissent l'évolution du vivant, celui-ci aurait échappé très lar- gement à toute forme de détermination idéologique extrinsèque.

Penseur de l'émergence évolutive des qualités morales, après

avoir prudemment laissé de côté la question de l'application de

ses théories aux sociétés humaines, Darwin aurait réussi à théori-

ser une extraction progressive de l'homme de la sphère des néces-

sités biologiques, le devenir de l'espèce humaine étant devenu de

plus en plus indépendant, à ses yeux, de toute forme de logique

sélective. À l'inverse, Herbert Spencer (1820-1903) a été à peu près

(27)

systématiquement présenté comme étant l'incarnation même de ce que l'on entend le plus couramment par « darwinisme social », dans sa version libérale et ultra individualiste, c'est-à-dire de l'idée selon laquelle le devenir des sociétés humaines les plus avancées devrait rester soumis à une lutte « hobbésienne » de tous contre tous 1 . On a même proposé, pour cette raison, de renom- mer ce type de conceptions « spencérisme social » a n de laver le plus possible le célèbre naturaliste de tout soupçon en la matière.

Pourtant il est aisé de trouver chez Spencer des développements qui pourraient le faire passer pour le penseur par excellence de l'extension de ce que l'écrivain George Eliot appelait les « sympa- thies humaines 2 ». À l'inverse, on peut facilement mettre en évi-

1. Nous prendrons ici la notion de « darwinisme social » dans le sens qui lui est le plus couramment et le plus spontanément accordé (à savoir l'utilisation de la théorie de la sélection naturelle et de la lutte pour la vie dans le but de décrire l'évolution des sociétés humaines en termes de compétition et de con it), même si les dé nitions ont beaucoup varié et si l'expression a aussi été utilisée pour décrire toutes les implications « sociales » que l'on s'est e orcé historiquement de déduire du darwinisme, certaines étant opposées à ce que l'on entend cou- ramment par cette expression. Le darwinisme ainsi que les conceptions (plus lamarckiennes) de Spencer ont pu être revendiquées de manière totalement contradictoire a n de justi er tout à la fois l'individualisme et le socialisme, le militarisme et le paci sme, l'optimisme et le pessimisme, ou encore l'anar- chisme et la démocratie libérale... Sur les di érents sens de la notion de « darwi- nisme social » voir, par exemple, Linda C lark, Social darwinism in France, The University of Alabama Press, 1984.

2. Les exemples pourraient très facilement être multipliés et ils ne constituent

nullement une exception dans les écrits de Spencer. On pourra voir en parti-

culier le chapitre intitulé « Altruism Versus Egoism » ou les pages 322 et sui-

vantes des Principles of Ethics (Indianapolis : Liberty Fund, 1978). Selon Spencer,

l'égoïsme et l'altruisme avaient été amenés à se développer de manière complé-

mentaire, ce qui ne veut pas dire que les chapitres consacrés à l'altruisme (qui

repose très largement sur l'instinct de sympathie) en minoreraient l'importance,

de tels comportements ayant au contraire été amenés à gagner en importance au

fur et à mesure que l'on s'élève dans l'échelle du vivant. Toujours dans ce même

(28)

dence chez Darwin des passages dans lesquels la crainte d'une régression de l'humanité, consécutive à la multiplication incon- trôlée des « moins aptes », est envisagée avec les plus grandes craintes, ce en quoi il rejoint très largement les perspectives eugé- nistes développées par son cousin Galton (1822-1911) dans Hered- itary Genius (1869).

La question du rôle que Darwin continua (ou non) d'accorder à la sélection naturelle dans les sociétés humaines n'est pas nou- velle et le débat universitaire lui-même est loin d'avoir échappé à certaines préférences idéologiques qui ont pu varier avec le temps, ce qui n'a pas facilité non plus une approche objective et détachée de ces questions. Dans les années 1970 déjà, John C.

Greene faisait remarquer que les points de vue de Darwin en la matière étaient « depuis longtemps l'objet des controverses les plus vives 1 », certains commentateurs, tel l'anthropologue Mar- vin Harris 2 ayant assimilé presque totalement, dès les années

ouvrage, Spencer consacre de longs chapitres au développement des vertus tra- ditionnelles de la « générosité » et de « l'humanité », dont il retrace le nécessaire progrès (« Generosity », 411 sq ; « Humanity », 433 sq).

1. « The question of Darwin's views on social evolution has long been a con- troversial one. » John C. Greene, « Darwin as a Social Evolutionist, » Journal of the History of Biology 10 (1977) : 1-27, D. Reidel Publishing Company, Dordrecht, Holland. Republié dans : Science, Ideology and World View, Essays in the History of Evolutionary Ideas (Berkeley, University of California Press, 1981) : 95. Pour un résumé plus complet (et plus récent) des positions contradictoires qui ont été prises concernant l'importance du darwinisme social (comparativement à des positions lamarckiennes, notamment) on pourra lire Mike Hawkins, Social Dar- winism in European and American Thought, 1860-1945, Nature as Model and Nature as Threat (Cambridge : Cambridge University Press, 1997) : 7-10. Sur Darwin lui même et les interprétations auxquelles il a donné lieu, les pages 14-16 de cet ouvrage donnent une bonne vue d'ensemble, dans un contexte anglo-saxon uniquement.

2. Marvin Harris, The Rise of Anthropological Theory : A History of Theories of

Culture, (New York : Thomas Y. Crowell Company, 1968). Voir le chapitre cinq,

(29)

1950, les positions du célèbre naturaliste à celles de Spencer, alors que l'anthropologue australien Derek Freeman 1 s'e orçait de son côté, en réaction directe aux conceptions du premier, de montrer que Darwin aurait été d'emblée un « interactionniste » ne voyant dans l'évolution de l'homme que le produit de plus en plus exclu- sif d'adaptations comportementales apprises, qui seraient deve- nues in niment plus importantes à ses yeux que toute forme de détermination génétique ou d'apologie de la « lutte » (quel que soit le niveau auquel celle-ci était censée s'exercer). Souvent, les auteurs les plus favorables à Darwin se sont e orcés de dresser le portrait d'un naturaliste humaniste qui aurait réussi à échapper à toute forme de détermination idéologique, quel qu'ait pu être le rôle que jouèrent les conceptions socio-politiques de Malthus dans l'élaboration première du mécanisme de la sélection natu- relle. Darwin est alors à peu près systématiquement traité comme un « proche », et on évoque volontiers certains facteurs circons- tanciels relevant de sa biographie personnelle, qu'il s'agisse du caractère plutôt avenant et agréable du personnage (comparative- ment à Spencer, en particulier) ou de l'attitude des membres de sa famille, qui surent apparemment faire preuve à son égard de compassion et de générosité, dans un milieu où les questions de morale étaient passionnément discutées 2 . De même, on prend fré-

en particulier les pages 120 à 123.

1. Derek Freeman, « The Evolutionary Theories of Charles Darwin and Her- bert Spencer, » Current Anthropology, 15 (1974) : 221.

2. Robert J. Richards, Darwin and the Emergence of Evolutionary Theories of Mind and Behavior (Chicago : The University of Chicago Press, 1987) : 110. Spen- cer, en revanche, a une personnalité indéniablement moins attirante. Célibataire

« endurci », porté à l'introversion et à l'hypocondrie (encore que Darwin, et

bien d'autres à l'époque, n'aient pas échappé à cette dernière tendance...), Spen-

cer eut, e ectivement, une vie relativement monotone entièrement consacrée à

l'écriture de son projet de « philosophie synthétique ».

(30)

quemment acte des critiques exprimées par Darwin concernant l'attitude des colons portugais ou espagnols envers les popula- tions noires ou indigènes d'Amérique du Sud 1 , une telle éduca- tion étant censée n'avoir pu que l'amener à rejeter toute forme de « réductionnisme biologique » ou d'apologie d'un quelconque mode de lutte généralisée. La pensée du « pauvre Darwin 2 », qui est alors l'objet des plus pressantes attentions hagiographiques, se trouve de ce fait décrite comme ayant été outrageusement déformée par tous ceux qui n'allaient pourtant pas hésiter, par la suite, à s'en réclamer a n de donner une justi cation à leurs préférences idéologiques...

En France, c'est Patrick Tort qui a mené avec le plus d'énergie le combat en faveur d'une réinterprétation radicale des conceptions de Darwin. Il a cherché à les dissocier le plus possible de toute forme de darwinisme social ou de « dérive sociobiologique », par le biais de l'élaboration du concept d'« e et réversif de l'évolu- tion », selon lequel le célèbre naturaliste aurait admis sans la moindre crainte, et même avec espoir, que l'évolution des sociétés humaines échappait dorénavant presque totalement à toute déter- mination biologique, soumise qu'elle était de manière de plus

1. Voir C. Darwin, A Naturalist's Voyage Round the World (London : Murray, 1902). Voir l'ensemble du chapitre IV, et tout particulièrement les pages 19 et 24.

2. Hilary Rose, Stephen Rose (ed.), Alas, Poor Darwin : Arguments Against

Evolutionary Psychology (London : Jonathan Cape, 2000). Le « misérabilisme »

est fréquent chez les penseurs marqués « à gauche », c'est-à-dire chez tous ceux

qui se sont en général attachés avec le plus de virulence, depuis les années 1970

environ, à « réhabiliter » Darwin dans la perspective d'une lutte contre la socio-

biologie. Le titre d'un des ouvrages de Patrick Tort (Misère de la sociobiologie,

Paris : PUF, 1985) est tout à fait caractéristique de ce penchant, qui constitue

en fait une véritable tradition chez les marxistes, l'ouvrage « fondateur » en la

matière ayant bien évidemment été le Misère de la philosophie (1847) de Karl Marx

lui même.

(31)

en plus exclusive, à des changements purement culturels ayant amené l'homme à s'opposer à la sélection naturelle. Comme il l'écrit lui même en une de ces formulations condensées dont il a le secret : « La sélection naturelle a sélectionné les instincts sociaux, qui à leur tour ont développé les comportements d'assistance aux faibles et favorisé la mise en œuvre de dispositions éthiques, institutionnelles et légales anti-sélectives et anti-éliminatoires 1 . ».

Depuis quelque temps, toutefois, la redécouverte encore timide, mais néanmoins bien amorcée, de la tradition d'éthique dite évo- lutionniste (ou « évolutionnaire », si l'on tient absolument à copier le terme anglais), c'est-à-dire de l'origine évolutive des conduites morales, conjointement à la parution d'une nouvelle traduction de The Descent of Man dans laquelle la confrontation directe, et en un même volume, du texte de Darwin et des conceptions de Patrick Tort (qui a dirigé et préfacé cette publication) ont toute- fois contribué à susciter un certain nombre d'interrogations dans notre pays. Dès 2001, Jean-François Dortier, rédacteur en chef de la revue Sciences Humaines, polémiquait sur « l'introuvable e et

1. La Pensée Hiérarchique et l'Évolution (Paris : Aubier, 1983) : 42. C'est dans cet ouvrage (p. 165-197) que la notion d'e et réversif a été dé nie pour la pre- mière fois dans le chapitre cinq, qui lui est entièrement consacré. On pourra aussi en trouver une dé nition relativement succincte dans le Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, (Paris : PUF, 1996, I) : 1334-35. Sa centralité ne fait aucun doute aux yeux de son auteur, qui y est revenu à de nombreuses reprises dans la perspective d'un projet ouvertement révisionniste attaché à mettre en évidence les contresens et les interprétations biaisées dont la pensée de Darwin a e ectivement souvent été l'objet. Le ton utilisé pour évoquer l'émergence de

« la grande vérité de l'e et réversif » (Misère de la sociobiologie (Paris : PUF, 1985) :

125) a fréquemment des relents prophétiques, voire eschatologiques, l'accent

étant mis, pour qui veut bien l'entendre, sur le caractère démysti cateur et inau-

gural d'une entreprise volontiers décrite comme étant venue consacrer l'avène-

ment du Sens et le Grand Soir de l'interprétation en n démysti ée des idées de

Darwin.

(32)

réversif de l'évolution 1 ». De même, Cédric Grimoult (spécialiste de la réception du darwinisme en France) traitait Patrick Tort d'« idéologue » et il n'hésita pas à se montrer extrêmement cri- tique vis-à-vis d'un concept qui entrerait selon lui « en contradic- tion avec les positions scienti ques les plus incontestables 2 ».

Jusqu'à quel point les conceptions de Darwin peuvent-elles être distinguées de celles de Spencer ou de Galton ? Dans quelle mesure les tenants de formes plus ou moins marquées de « darwi- nisme social », d'eugénisme ou d'une raciologie aux prétentions scienti ques peuvent-ils se réclamer de lui ? Le développement de telles conceptions trouva-t-il d'abord sa source dans la crainte d'un Autre intérieur à la société britannique ou dans celle de races humaines qui lui étaient extérieures ? Telles sont les ques- tions auxquelles on voudrait s'intéresser ici a n de ressaisir la genèse de conceptions dont l'impact allait être tellement impor- tant au siècle suivant, en particulier.

1 Di cultés et ambiguïtés du texte de The Descent of Man Un texte longtemps ignoré ?

On ne s'intéressera pas ici à la pertinence contemporaine des interrogations concernant le rôle de la sélection dans nos sociétés, celle-ci étant plus que jamais redevenue l'objet de débats entre scienti ques. Même si la question est relativement théorique, il ne va pas de soi, en e et, qu'elle ait perdu toute fonction, même de nos jours 3 , et on s'e orcera simplement de mieux cerner les posi-

1. Sciences Humaines (N

o

119, août-septembre 2001) : 28.

2. Histoire de l'évolutionnisme contemporain en France, 1945-1995 (Genève : Droz.

Grimoult, C. (2000) : 34.

3. Comme l'écrit André Langaney, si l'homme « parvient à des adaptations

écologiques diverses, sans le déploiement de variations anatomiques et phy-

(33)

tions que Darwin et de Spencer en adoptant une perspective his- torique. Selon Patrick Tort, les divergences d'interprétation aux- quelles a donné lieu la lecture de The Descent of Man seraient dues au fait que le texte n'aurait tout simplement pas été lu pendant plus de cent années (cent douze exactement, écrivait-il, en 1985 1 ).

Or, s'il est vrai que l'on a eu tendance à se réclamer de Darwin

siologiques qu'elles imposent chez les autres espèces [...], il serait complète- ment faux d'en déduire, comme certains l'ont parfois fait, que les humains ont échappé à la sélection naturelle. Il est vrai, bien sûr, que la mortalité infan- tile et les di érences de fécondité des parents, qui en sont des modes d'action essentiels, sont très réduites dans les populations modernes. Mais la mortalité intra-utérine reste très importante, l'infécondité continue d'empêcher certains individus de procréer et, d'autre part, la sélection a conquis d'autres domaines en même temps que les modalités de l'évolution se déplaçaient au niveau du groupe et sur le plan culturel. » (La Philosophie... biologique (Paris, Belin, 1999)) En fait, on n'a aucune raison de penser que l'homme pourrait échapper, comme par un coup de baguette magique, à toute forme de logique sélective sous pré- texte que son évolution est devenue de plus en plus culturelle, même s'il est vrai que dans nos sociétés industrielles, les progrès de la médecine et de l'hy- giène n'ont pu qu'en limiter beaucoup l'action et si ses e ets ne sauraient être importants qu'à long terme. De même, on a pu mettre en évidence, y compris dans l'histoire (relativement) récente de l'homme, certains changements cultu- rels qui ont apparemment entraîné, en retour, des adaptations biologiques en permettant à tel ou tel gène de se répandre relativement rapidement dans cer- taines populations. Sur toutes ces questions du lien entre évolution naturelle et culturelle, on pourra lire aussi l'intéressant ouvrage collectif publié par J.-P.

Changeux : Gènes et Culture : Enveloppe génétique et variabilité culturelle (Paris : Odile Jacob, 2003) ainsi que le très récent (et premier) numéro des « Grands dos- siers » de la revue Sciences Humaines sur « L'origine des cultures » de décembre 2005, janvier-février 2006.

1. « Un ouvrage majeur de Darwin est resté vierge de toute lecture instruite

pendant plus d'un siècle : La descendance de l'homme, de 1871. [...] Ce texte

nous apprend qu'à côté, par exemple, d'une anthropologie freudienne et d'une

anthropologie marxiste qui sont l'objet d'une reconnaissance de fait dans le

champ des études et des programmes anthropologiques, il existe une anthro-

pologie darwinienne — à distinguer naturellement de l'anthropologie évolution-

niste — qui est demeurée — dois-je dire : paradoxalement ? — sans descen-

dance. (Misère de la Sociobiologie (Paris : PUF, 1985) : 119-120).

(34)

indépendamment de toute lecture attentive de ses écrits, ce qui autorise à parler d'une instrumentalisation souvent idéologique- ment motivée de ses idées, une étude un tant soit peu attentive des débats qui eurent lieu à l'époque n'autorise nullement à s'en tenir à une telle thèse.

Même si The Descent of Man ne semble pas, e ectivement, avoir été beaucoup lu durant la majeure partie du xx e siècle et si le texte a souvent été abordé en dehors de tout contexte lorsqu'on a com- mencé à le « redécouvrir », il n'en reste pas moins vrai que lorsque Darwin se décida à s'exprimer sur la question d'une possible application de la théorie de la sélection naturelle à l'homme, onze années après la publication de On the Origin of Species, il répon- dit à la demande de nombreux lecteurs potentiels qui attendaient de connaître ses opinions sur la question de l'application de la sélection naturelle à l'homme, l'ouvrage ayant donné lieu immé- diatement à un grand nombre de débats et de critiques. D'autres intellectuels, en e et, s'étaient déjà exprimés sur ce problème, et les positions de Darwin ne furent nullement ignorées à l'époque, même si la production très importante d'un Spencer, en particu- lier, contribua sans doute à relativiser quelque peu l'impact des écrits de Darwin dans le domaine.

2 De l'importance des sentiments moraux Darwin

Dans un premier temps, l'assimilation des idées de Darwin à

l'apologie d'une perpétuelle « lutte » destinée à régir les relations

interindividuelles, y compris à un niveau élevé d'organisation

sociale, était à bien des égards inéluctable, d'autant que le célèbre

naturaliste n'aborda la question de l'application de la sélection

(35)

aux sociétés humaines que tardivement. En réalité, il faut être bien conscient qu'envisager le développement d'un altruisme bio- logique, sur lequel étaient venues se gre er, selon Darwin, des conduites à proprement parler morales, n'impliquait pas néces- sairement de rompre avec une logique sélective, à tout le moins avec un processus d'adaptation purement automatique de type génétique, même si un tel mécanisme avait apparemment été mis au service de comportements qui semblent lui être opposés de la manière la plus radicale qui soit 1 . Or, parce que des conduites d'entraide de type altruiste existent bien à l'état naturel et que l'évolution a de toute évidence travaillé à leur apparition (et donc, à terme, à l'amélioration morale de l'humanité), il était tentant de penser, en vertu d'une logique de la pure et simple continuité, qu'il fallait absolument qu'un processus identique continue à exercer le rôle qui avait été le sien jusqu'alors a n de garantir une amélioration de l'homme dans tous les domaines. Ceci concer- nait particulièrement le domaine éthique et débouchait potentiel-

1. Si paradoxal que cela puisse paraître, d'un point de vue strictement darwi- nien, seule l'action continue de la sélection naturelle était susceptible de rendre compte du développement des instincts sociaux, même si le mécanisme exact qui avait permis un tel phénomène était pour le moins mystérieux, de l'aveu à peine voilé de Darwin lui-même. (Voir The Descent of Man, V, 3 (Les réfé- rences à The Descent of Man (DM) seront faites par la suite dans l'édition qui peut être consultée en ligne à l'adresse suivante : www.infidels.org/library/

historical/charles_darwin/descent_of_man.html). Darwin fut tenté d'envi-

sager une « sélection de groupe », mais cela ne résolvait pas le problème des

modalités exactes du développement et du maintien de conduites de ce type à

l'intérieur du groupe. Quant à ce que l'on appelle aujourd'hui « altruisme réci-

proque », à savoir l'idée selon laquelle les individus les plus enclins à aider

autrui parce qu'ils sont capables d'anticiper leur aide en retour acquièrent un

avantage sélectif, on le trouve seulement bien chez Darwin aussi, mais pour

expliquer des conduites impliquant déjà un niveau relativement élevé d'intelli-

gence.

(36)

lement sur des perspectives eugénistes visant à accélérer un tel mécanisme et à lui redonner la place centrale qu'il semblait avoir perdue. C'est ce qui explique qu'en matière de politique sociale, les tenants de l'évolutionnisme aient souvent été tentés, en pre- mière approximation au moins, de s'en remettre à des formes parfois extrêmes de « laisser faire » et d'individualisme au nom même, paradoxalement, de la promotion de conduites altruistes, induisant en cela une des tensions idéologiques majeures de la période.

Pourtant, Darwin lui-même n'adopta jamais une position aussi simpliste et, très tôt, par exemple, dans une lettre adressée au géo- logue Charles Lyell, il se montra surpris d'un tel amalgame, dont s'était rendu coupable, à ses yeux, un journaliste, en développant l'idée selon laquelle ses théories prouveraient que la force fait loi 1 . De même, Darwin a rme on ne peut plus explicitement, dans un passage célèbre de The Descent of Man, que ce serait « faire injure à notre nature » que de laisser périr « intentionnellement » les plus faibles 2 . Quant aux nombreuses pages qui sont consacrées à la question de l'émergence des instincts sociaux et à l'existence, chez les animaux déjà, de conduites d'entraide, elles ne sauraient manquer de surprendre tout lecteur non averti. De plus, Darwin reconnaissait parfaitement le rôle croissant qu'avaient été amenés à jouer dans tous les domaines certains facteurs culturels, ou liés en tout cas à l'existence préalable de capacités cognitives, et il ne réduisit nullement les conduites humaines à de purs instincts.

Bien qu'il ait reconnu que les conduites éthiques (auxquelles on

1. Voir Richard Hofstadter, Social Darwinism in American Thought (Boston : Beacon Press, 1992) : 85.

2. « Nor could we check our sympathy, even at the urging of hard reason,

without deterioration in the noblest part of our nature. » DM, V, 5.

(37)

s'intéressera plus particulièrement ici puisque ce sont elles qui semblent s'opposer le plus radicalement à toute forme de darwi- nisme social) trouvaient leur fondement premier dans certains instincts sociaux présents aussi chez les animaux, il n'en reconnut pas moins que celles-ci avaient été prolongées par des comporte- ments de plus en plus culturels qui, paradoxalement, avaient ni eux-mêmes par venir contrecarrer le libre jeu de la sélection natu- relle. Sur ces instincts, dont on note la présence très tôt et à des niveaux peu avancés d'évolution, étaient venues se gre er, selon lui, des conduites à proprement parler éthiques dont il rapporte l'origine la plus directe aux développements parallèles de l'intelli- gence et de la mémoire. La première avait facilité l'identi cation imaginative de l'homme à son prochain tout en lui permettant de percevoir les avantages de la coopération, alors que la seconde avait rendu possible le remords, dont l'importance ne pouvait, selon lui, être surestimée dans l'émergence de toute forme de conscience morale digne de ce nom 1 . De même, en inventant un langage de plus en plus sophistiqué, l'homme avait pu devenir plus facilement conscient des « souhaits de la communauté 2 », le développement de certaines formes de religiosité, qui rapportent le devoir à une origine transcendante, ayant pu constituer aussi, à terme, un facteur de progrès moral.

Dans certains passages, Darwin fait même l'apologie d'une progressive et, semble-t-il, nécessaire « extension des sympathies humaines », pour reprendre la célèbre formule de George Eliot,

1. DM, IV, 1.

2. « ... after the power of language had been acquired, and the wishes of the

community could be expressed, the common opinion how each member ought

to act for the public good, would naturally become in a paramount degree the

guide to action » (DM, IV, 2).

(38)

celle-ci aurait apparemment été, à ses yeux, la marque de la civili- sation, au sein de laquelle la sélection naturelle avait été de plus en plus contrecarrée (« checked ») dans son libre jeu (« As man advances in civilisation... the simplest reason would tell each indi- vidual that he ought to extend his social instincts and sympa- thies to all the members of the same nation, though personally unknown to him 1 »). Il en vient même à envisager que de tels sentiments puissent s'étendre progressivement à toutes les races, à toutes les nations et, même, aux animaux. (« Sympathy beyond the con nes of man, that is, humanity to the lower animals, seems to be one of the latest moral acquisitions 2 »). Darwin reconnais- sait aussi sans la moindre ambiguïté l'importance chez l'homme, de la « raison, de l'éducation et, même, de la religion dans la recon- naissance de la « règle d'or » (c'est-à-dire de la nécessité de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse) : « It is necessary that these instincts, together with sympathy, should have been highly cultivated and extended by the end of reason, instruction and the love or fear of God, before any such golden rule would ever be thought of and obeyed 3 . » Selon Darwin, ces facteurs avaient très clairement été amenés à jouer un rôle de plus en plus important, la sélection étant même décrite dans certains passages comme ayant cessé de jouer un rôle majeur dans l'amé- lioration morale de l'homme : « With civilised nations, as far as an advanced standard of morality, and an increased number of fairly

1. DM, V, 4.

2. DM, IV, 18.

3. Le rôle de conduites de plus en plus rationnelles qui viennent se gre er

sur des instincts préalablement acquis est très clairement perçu aussi dans le

passage suivant : « ... the social instincts, — the prime principle of man's moral

constitution — with the aid of active intellectual powers and the e ects of habit,

naturally lead to the golden rule. » DM, IV, 20.

(39)

good men are concerned, natural selection apparently e ects but little ; though the fundamental instincts were originally thus gai- ned 1 ».

Spencer

Plus surprenant peut-être, Spencer, penseur « o ciel » de l'évo- lutionnisme philosophique dont l'in uence fut très grande à l'époque et en qui l'on voit, en général, l'incarnation par excel- lence de ce que l'on entend couramment par « darwinisme social », fut loin d'être étranger, lui aussi, à la question d'une émergence évolutive des conduites éthiques. Le désir de fonder une morale sur des bases qu'il voulait scienti ques avait même constitué l'un des premiers moteurs de l'élaboration de l'ensemble de sa philosophie. Spencer reconnaissait en chacun la présence d'aspi- rations individualistes mais aussi d'a ections « sympathiques », et s'il mit bien l'accent, dès son premier ouvrage 2 , sur l'idée selon laquelle chaque individu devait avoir la possibilité d'exer- cer le plus possible l'ensemble de ses facultés dans le plus grand nombre de domaines (et donc de se comporter de manière égoïste), il considérait qu'une telle liberté devait néanmoins avoir pour limite celle des autres 3 , altruisme et égoïsme n'ayant pu,

1. DM, V, 8.

2. Les références renvoient à l'édition suivante : Herbert Spencer, Principles of Biology (New York : Appleton and Company, 1898). Dès la préface de cet ouvrage (23), Spencer fait remarquer qu'il avait déjà développé la plupart de ses conceptions en matière d'éthique dans Social Statics (1851), ouvrage qui est anté- rieur de non moins de vingt années à The Descent of Man (1871), et on sait par ailleurs qu'il n'hésita pas à modi er l'ordre de publication de sa « Philosophie Synghétique » pour être sûr d'avoir le temps de traiter des questions d'éthique, lorsqu'il eut peur que sa santé ne lui permette pas d'achever l'ensemble du pro- jet (ce qui ne fut pas le cas, nalement).

3. Principles, 121.

(40)

pour cette raison, qu'être amenés à se développer de manière complémentaire. De telles conceptions lui permirent d'envisager un développement nécessaire et de plus en plus marqué de la

« bienveillance » (« benevolence »), c'est-à-dire d'un sentiment per- mettant à l'individu de trouver son propre plaisir en promouvant activement le bonheur d'autrui. Quelle qu'ait pu être l'importance qu'il accordait à la notion de « survie du plus apte » et la volonté qui fut immédiatement la sienne d'appliquer une telle notion à la société dans son ensemble, Spencer envisagea très tôt, lui aussi, l'émergence des conduites éthiques et il les rapporta avant tout leur utilité sociale ainsi qu'à une adaptation croissante aux néces- sités du milieu 1 . De même, Spencer fut d'abord un sociologue, et qu'on le veuille ou non, on ne voit pas vraiment comment il aurait pu être inconscient du rôle joué par une évolution culturelle et historique dans les sociétés humaines 2 .

À la lumière des conceptions qui viennent d'être évoquées, la question du « darwinisme social » de Darwin, voire de Spencer lui même, pourrait sembler dé nitivement résolue par la néga- tive. Cela dit, le simple fait que les écrits de Spencer semblent pou- voir donner lieu, eux aussi, au moins de manière ponctuelle, à des interprétations de ce type, encourage pour le moins à la prudence.

Contradictoirement, en e et, on trouve non seulement chez lui, mais aussi chez Darwin, de nombreux autres passages dans les-

1. On sait aujourd'hui que Darwin s'intéressa à la question de l'origine évolu- tionniste de l'éthique bien avant d'écrire The Origin of Species (c'est-à-dire avant même d'avoir découvert le mécanisme de la sélection naturelle) et qu'il envisa- gea d'abord la question (tout comme Spencer) dans la perspective lamarckienne d'une hérédité de caractères progressivement acquis.

2. Pour s'en convaincre, le lecteur n'aura qu'à lire les Principles of Sociology, par

exemple.

(41)

quels l'e acement de la sélection naturelle dans les sociétés civili- sées continue à être évoqué avec les plus grandes craintes.

3 Persistance d'une logique sélective dans The Descent of Man Dans la deuxième partie du chapitre V de The Descent of Man (« Natural Selection as a ecting Civilised Nations »), qui concerne pourtant le rôle de la sélection naturelle à un niveau avancé de développement culturel, les perspectives envisagées restent, en e et, très souvent étroitement biologiques et sélectionnistes, Darwin s'inquiétant ostensiblement, par exemple, dans le pas- sage suivant, de ce que les hommes « civilisés » faisaient désor- mais « tout leur possible » pour empêcher l'élimination des moins aptes :

We civilized men... do our utmost to check the process of elimi- nation. We build asylums for the imbecile, the maimed, and the sick ; we institute poor-laws ; and our medical men exert their utmost skill to save the life of every one to the last moment... Thus the weak members of civilized society propagate their kind. No one who has attended to the breeding of domestic animals will doubt that this must be injurious to the race of man

1

.

On est bien autorisé, ici, à envisager les choses en terme d'in- version puisque l'élimination des « imbéciles », des « estropiés » et des « malades » est « contrecarrée » par le développement des sentiments moraux ainsi que par celui des techniques médicales, mais un tel processus, qui ne pouvait qu'être particulièrement marqué dans les sociétés les plus avancées, constitue très claire- ment une source d'inquiétude et non d'espoir aux yeux de Dar-

1. DM, V, 5.

(42)

win, l'évolution de l'homme n'ayant pu que s'en trouver a ectée négativement.

De même, il est aisé de trouver de très nombreux développe- ments de The Descent of Man dans lesquels Darwin cherche à se rassurer de l'avenir évolutif de l'humanité, lorsqu'il signale, notamment, que les hommes et les femmes les plus dissolus se mariaient en général plus tard et avaient peu d'enfants, tout en s'inquiétant ostensiblement de ce que l'exécution des criminels notoires ou l'entassement des classes populaires dans les villes ne semblaient plus pouvoir garantir une élimination su sante des

« moins aptes » dans les sociétés les plus avancées. Toujours dans la même veine, Darwin cite fréquemment son cousin Galton (qui fut à l'origine du terme d'eugénisme) ou encore William Greg, qui avait exprimé des craintes très semblables dans un article publié en 1868 1 , et il s'inquiète de ce que les ls de famille se mariaient en général plus tard que les autres ou de ce que l'Ecossais fru- gal et sobre semblait destiné à avoir moins de descendants que l'Irlandais alcoolique peu enclin au travail et toujours prêt à se reproduire :

The careless, squalid, unaspiring Irishman, fed on potatoes, liv- ing in a pig-sty, doting on superstition, multiplies like rabbits or ephemera — the frugal, foreseeing, self-respecting, ambitious Scot, stern in his morality, spiritual in his faith, sagacious and dis- ciplined in his intelligence, passes his best years in struggle and in celibacy, marries late, and leaves few behind him

2

.

1. « On the Failure of Natural Selection in the Case of Man, » Fraser's Maga- zine 78, 1668 : 353-62.

2. DM, V, 8.

(43)

Les interprètes soucieux de faire échapper Darwin à toute forme de sélectionnisme ont souvent a rmé qu'il ne citait Greg ou Gal- ton (en des termes pourtant souvent élogieux) que pour mieux les contrer par la suite, mais il est bien di cile de s'en persuader à la lecture de l'ensemble du texte. Car, s'il chercha très certainement à se rassurer en évoquant certains facteurs culturels qui étaient susceptibles de jouer un rôle compensatoire et s'il s'e orça bien d'échapper à un pessimisme radical en entrant en dialogue avec d'autres penseurs évolutionnistes, il en revint très souvent, néan- moins, à une logique éliminatoire, à laquelle il ne semblait nulle- ment avoir échappé de manière dé nitive. Ainsi, par exemple, si Darwin fait remarquer que l'accumulation des richesses dans les mains de ceux qui n'étaient pas forcément les plus aptes avait permis le développement des arts, il s'empresse d'ajouter que les développements culturels que permit un tel phénomène ne purent que donner en retour un avantage sélectif aux civilisa- tions les plus avancées. De plus, les facteurs compensatoires qu'il envisage dans de nombreux passages sont souvent, eux-mêmes, biologiques, lorsqu'il fait remarquer, par exemple, que les ls de famille avaient tout de même la possibilité, en général, de choi- sir les femmes les plus belles et les plus intelligentes, ce qui ne pouvait que contribuer à limiter toute forme de régression biolo- gique 1 . Darwin en revient souvent, de manière quasi obsession- nelle, à des facteurs sélectifs, au lieu de s'engager aussi résolu- ment qu'on le souhaiterait aujourd'hui dans la voie de concep- tions culturelles. On aura peut-être envie d'arguer que c'est là, pré- cisément, l'objet de ses analyses, qui portent sur le rôle de la sélec- tion dans les sociétés civilisées, mais la question revient alors à

1. DM, V,6.

(44)

tenter de savoir pourquoi il s'attacha autant, à mettre en évidence tous les cas où la sélection avait réussi à se maintenir tant bien que mal, au lieu d'insister beaucoup plus nettement sur l'idée d'un nécessaire et dé nitif triomphe d'une logique non sélective en leur sein.

Dans le passage qui suit, en particulier, Darwin continue non seulement à envisager la question de l'amélioration de l'homme dans une perspective sélective qui n'a pas grand chose à envier aux pires passages de Spencer de Galton ou de Greg, mais il fait une nécessité absolue de ce qui n'est en général évoqué, en d'autres endroits du texte, que sur le mode de la crainte :

If the various checks... and perhaps others as yet unknown, do not prevent the reckless, the vicious and otherwise inferior mem- bers of society from increasing at a quicker rate than the better class of men, the nation will retrograde, as has too often occurred in the history of the world. We must remember that progress is no invariable rule

1

.

Aucune incertitude n'est exprimée dans cette phrase : si les membres « vicieux » de la société continuent à se marier tôt et à se reproduire plus rapidement que les classes supérieures, les socié- tés les plus avancées ne pourront que régresser, et l'on ne saurait prétendre échapper à une telle logique. Darwin n'envisage pas que des facteurs culturels puissent venir prendre la relève, même s'il continue par la suite à évoquer tour à tour, et en hésitant beaucoup, des arguments sélectifs ou, au contraire, des causes plus culturelles qui étaient susceptibles de permettre de ne pas trop désespérer de l'avenir de l'humanité. La régression est bien présentée, dans ce cas, comme un phénomène absolument iné-

1. DM, V, 9-10.

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luctable, la logique qui est envisagée étant tout à fait semblable à celle qui présida, chez bien d'autres à l'époque, au développe- ment de ce que l'on entend le plus couramment par « darwinisme social ».

4 Un texte irréductiblement contradictoire ?

Confrontés à de telles di cultés, certains ont été tentés d'ad- mettre que, sur cette question du rôle que la sélection était cen- sée jouer dans les sociétés civilisées, les positions de Darwin étaient tout simplement contradictoires. Dans les années 1950, déjà, dans un ouvrage qui a fait date, Richard Hofstadter faisait remarquer que les conseils que donne Darwin à son lecteur en matière d'éthique étaient « pour le moins confus », certains déve- loppements très spencériens pouvant être opposés à ceux dans lesquels il en appelle au contraire à la « partie la plus noble de notre nature 1 ». De même, concernant la question de l'eugénisme, André Pichot n'hésitait pas à écrire, beaucoup plus récemment, que « Le cas de Darwin lui-même est di cile à cerner, car, sur tout sujet, il avait l'habitude d'écrire tout et son contraire 2 . », les interprétations très diverses qui ont été données de sa pensée sociale étant attribuées là encore, pour une large part, aux contra- dictions et aux hésitations de ses textes. Quant à Daniel Becque-

1. « Darwin himself o ered somewhat confused counsel on the ethical impli- cations of his own discoveries.[...] If there were, in Darwin's writings, texts for rugged individualists and ruthless inperialists, those who stood for social sol- idarity and fraternity could, however, match them text for text with some to spare. » Richard Hofstadter : Social Darwinism in American Thought (Boston : Bea- con Press, 1992) : 90-91.

2. André Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler, 181. De même, André

Pichot écrit : « Il faut reconnaître que Darwin, en se contredisant constamment

lui-même dans ses écrits, avait ouverte toute grande la porte à ces abus » (108).

(46)

mont, il dénonce, lui aussi, le manque de cohérence argumen- tative, les hésitations et les fréquentes répétitions qui émaillent le texte de Darwin, celles-ci étant attribuées en partie à la mul- tiplicité des in uences qu'il subit 1 . Or, si on ne peut faire le reproche à Darwin d'avoir envisagé de nombreuses explications pour rendre compte de l'émergence des conduites morales, en particulier, puisque la complexité du phénomène empêche de le ramener à un seul mécanisme et qu'une telle multiplicité était susceptible d'éviter toute forme de réductionnisme biologique, il semble bien, néanmoins, que l'auteur de la théorie de la sélec- tion naturelle ait eu les plus grandes di cultés à envisager claire- ment ces questions ; son texte re ète ces hésitations jusque dans sa structuration même, qui n'est pas exempte de répétitions.

5 Multiplicité des in uences subies par Darwin et caractère tardif de certaines d'entre elles

Les hésitations du texte sont certainement dues, au moins en partie, à la multiplicité des in uences que subit Darwin et sur- tout au caractère tardif de certaines d'entre elles. Contrairement à Spencer, qui eut souvent tendance à laisser de côté les auteurs qui exprimaient des points de vue jugés incompatibles avec les siens, Darwin avait l'habitude de beaucoup lire avant d'écrire quoi que ce soit, ce qui semble l'avoir amené à devoir intégrer tar- divement à sa propre ré exion des conceptions ou des objections qu'il n'avait pas forcément envisagées au départ. Ainsi, on sait aujourd'hui qu'il s'intéressa très tôt à la question de l'origine des qualités psychologiques — et notamment morales — de l'homme

1. Daniel Becquemont, Darwin, Darwinisme, Evolutionnisme (Paris : Kimé,

1992) : 203.

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