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Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l'u. R. S. S. et la Scandinavie.

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ADORABLE TIGRESSE

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© by Éditions GALIC, Paris.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.

Tous droits réservés pour tous pays, y compris l'U. R. S. S. et la Scandinavie.

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PROLOGUE

C'était un matin d'avril... un petit air, frais et léger, frisottait les vaguelettes qui venaient pares- seusement clapoter contre le rocher sur lequel un pêcheur avait installé ses cannes.

L'homme était en short et torse nu, et sa sil- houette élancée et athlétique se découpait harmo- nieusement sur le ciel clair de Provence.

Jeune, trente-deux ans environ, des cheveux blonds et bouclés coupés court, des yeux myoso- tis... il contemplait pensivement le large, ce large qui s'étendait à l'infini, jusqu'au bout de ce vaste monde, englobant des terres dites civilisées où les hommes se battent comme des loups, et des terres dites sauvages où ils se battent comme des tigres...

Et Serge Walter — car c'était bien l'as des ser- vices spéciaux français qui s'adonnait, entre deux missions, à sa distraction favorite, la pêche en mer, à la pointe des Lecques — pensait à ces com- bats sans merci, parfois officiels lorsque deux na-

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tions se disputaient, à la face du monde, un bout de terrain plus ou moins important sur l'échiquier international, beaucoup plus souvent clandestins mais tout aussi meurtriers, lorsqu'il s'agissait d'un règlement de comptes entre les agents, intel- ligents, obstinés et sans pitié, des services spé- ciaux...

Et parmi ceux-là, Walter était un des plus re- doutables parce que, sous son masque souriant et sympathique et sa silhouette séduisante de jeune dieu grec, il cachait une volonté et une ténacité im- placables et un mépris total du danger — des atouts maîtres dans son métier et qui, aidés par des moyens physiques peu ordinaires, lui permet- taient de venir à bout des missions les plus diffici- les et les plus périlleuses — parfois blessé à mort...

mais toujours vainqueur.

Serge était une sorte de franc-tireur et ses mis- sions débordaient généralement le cadre national.

C'est-à-dire... pas au début tout au moins, car aux yeux non avertis, l'affaire ressemblait à un fait divers banal. Mais le Patron, avec son flair infaillible, décelait dans le compte rendu laconique ou la demande officielle d'investigation, le petit quelque chose, le petit fait hors série qui, dans des mains malhabiles, risquait de se transformer en sac de nœuds à complications internationales... et il faisait appeler Walter.

En cet instant de détente sur son rocher baigné par l'eau calme de la Méditerranée, Serge sentait l'appel du large et de l'aventure mais il ne pouvait voir les différents acteurs du drame sournois en train de couver de l'autre côté du monde et qui al- laient déclencher son intervention, ni, parmi eux, le capitaine Le Gall luttant pour son existence, à bord de son caboteur pourri...

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I

L'étrave du Sir Jules fendait péniblement une eau laiteuse qui devenait, d'heure en heure, plus agitée et la houle longue du Pacifique faisait rouler bord sur bord le vieux rafiot.

Le Gall, cramponné à la rambarde de la passe- relle, regardait tour à tour l'horizon d'un noir d'encre et l'homme de barre, un Papou aux jambes torses, qui essayait de contrebalancer l'effet de cet inquiétant roulis.

Le vent sifflait dur, le baromètre baissait cons- ciencieusement et la pontée de sacs de coprah, mal arrimés, accentuait le roulis.

Le Gall commençait à regretter sérieusement d'avoir accepté ce chargement mais le planteur lui avait donné une belle prime et l'avait saoulé co- pieusement.

Jamais Le Gall n'avait su résister à ces deux ar- guments. Seulement, maintenant, il s'agissait de ramener le chargement à Mopia.

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Et avec cette sacrée dépression qui s'annonçait, cela menaçait d'être coton... Mal remis de sa cuite, la tête lourde et les yeux chassieux, il avait été sorti de sa couchette par le mécanicien, un métis à la gueule de fouine, qui paraissait assez inquiet.

Combien de temps était-il resté allongé, ivre mort, sur cette bannette, depuis son appareillage de cette foutue île ?

Trois jours... Quatre jours?... Il essayait de se rappeler. Mais comme il ne se préoccupait jamais beaucoup du calendrier, pas plus que de la naviga- tion d'ailleurs, il n'y arrivait pas.

Le Sir Jules avait tellement l'habitude qu'il al- lait d'une île à l'autre, sous la conduite du bosco papou et du mécanicien métis, sans trop se trom- per... Et s'il se trompait, quelle importance? Le caboteur, bouffé par la rouille depuis la quille jus- qu'à la pomme du mât, finissait toujours par se re- trouver à Mopia, bourré de coprah qu'il déchar- geait sur le wharf en planches pourries, où les grands cargos l'embarquaient plus tard à destina- tion de Rotterdam.

— Johny...

Un Papou, en short kaki crasseux, le torse nu, une vieille casquette de marin, décorée d'une an- cre, vissée sur sa tête, sortit le nez de l'abri de passerelle.

— Appelle tes types et va saisir les sacs de- vant...

Le bosco hocha la tête et s'affala par l'échelle.

Quelques instants plus tard, Le Gall le vit réap- paraître, suivi de deux autres indigènes, et tous trois se mirent à pousser les sacs et à tirer sur les filins qui les attachaient. Chaque fois que l'avant du navire enfonçait dans le creux de la lame, les embruns venaient fouetter avec violence les torses

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nus des trois hommes qui se cramponnaient aux sacs, autant pour ne pas glisser sur le pont humide que pour ne pas être emportés par le vent qui souf- flait maintenant avec violence.

— Vingt dieux de vingt dieux ! Cochonnerie de métier...

Le Gall s'apitoyait sur son propre sort : Un de ces quatre matins, il le perdrait ce foutu bateau, et lui avec... Et pourtant il l'avait gagné à la sueur de son front. Bien sûr, il avait eu de la veine, mais cette veine, il avait su en tirer parti...

Les images du passé émergeaient lentement de son cerveau fumeux. Son embarquement, jeune en- core et plein d'ambition, comme maître d'équipage sur le stationnaire... La guerre était venue, puis la défaite... Et la France libre avait lancé son ap- pel à travers le monde, obligeant les Français d'Outre-Mer à des options souvent difficiles.

Les officiers du stationnaire avaient été disper- sés, au hasard des besoins, sur des unités plus im- portantes et il s'était retrouvé, un beau jour, com- mandant du stationnaire, simplement parce qu'il n'y avait personne d'autre sous la main à ce mo- ment-là... Il avait coiffé la casquette à trois ficel- les et il avait fait valser son équipage de Canaques.

Tout d'abord, il avait eu du pot, mais comme il ne connaissait rien à la navigation, ce qui devait arriver arriva, c'est-à-dire qu'il rata une fois, puis deux fois, Port-Vila. La Calédonie et l'Australie, c'est assez gros, alors il atterrissait toujours bien quelque part et il n'avait plus qu'à suivre la côte pour retrouver Sydney ou Nouméa. Mais les Hé- brides, c'est tout petit, et dame, le pifomètre ne suffisait plus...

Il s'était échoué, des planteurs l'avaient sorti de

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cette inconfortable position en s'attelant à son ar- rière avec leurs pétrolettes.

Il avait aussi tordu son hélice sur un récif et avait dû passer un bon bout de temps au bassin à Sydney, après un remorquage périlleux dans le mauvais temps.

Et le temps passait et Le Gall faisait son beurre... Il s'était réservé une des trois cales du pe- tit navire. Il y transportait des produits et de l'outillage australiens qu'il revendait, à prix d'or, aux colons des îles.

Cette belle vie avait duré jusqu'au moment où, la guerre finie, la Compagnie avait repris en main ses navires et avait envoyé un vrai commandant remplacer Le Gall.

Ce dernier, les poches pleines, ne s'était pas fait prier et il avait envoyé sa démission à la boîte.

C'est à ce moment qu'il avait acheté le Sir Ju- les, un petit caboteur à deux cales, construit en Australie, qui avait reçu en baptême le nom d'un administrateur des Chantiers. Ce nom avait plu d'emblée à Le Gall, cela faisait à la fois distingué et cocasse... et le bateau répondait à ses vues, car il entendait bien continuer son trafic et accumuler le fric...

Malheureusement il n'avait pas amélioré ses con- naissances nautiques, et ses diverses avaries se sol- dèrent par des factures qu'il dut payer de sa poche au lieu de les envoyer, comme autrefois, et après avoir touché sa commission, à l'agent de la Com- pagnie.

Les frais de chantier et de bassin, le mazout et la solde de l'équipage firent un sérieux trou dans son budget. La concurrence fit tomber les frets, les chargeurs d'ailleurs n'avaient plus guère confiance

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en lui et mon Le Gall commença à sombrer dans la neurasthénie.

Il se mit à boire pour se remonter le moral et de- vint tout doucement un bel ivrogne.

Puis un jour, il eut une histoire désagréable. Il eut la malencontreuse idée d'enlever la fiancée d'un chef canaque et, à partir de ce moment-là, il eut toute la tribu sur le dos. Pour sauver sa peau, il dut fuir les Hébrides, seul sur son petit navire avec son mécanicien métis, car les Canaques de son équipage l'avaient abandonné, et il se retrouva après pas mal de péripéties dans l'archipel des Mo- luques où il reprit son trafic habituel, mais pour le compte des colons hollandais, cette fois.

Une rafale plus brutale fit coucher le petit ba- teau, une vague déferla sur l'avant, disloquant l'échafaudage de sacs, et les trois indigènes n'eu- rent que le temps de s'engouffrer dans l'écoutille du poste dont ils refermèrent la porte sur eux, abandonnant la cargaison à son triste sort.

Une pluie diluvienne se mit à tomber et Le Gall oublia ses soucis anciens pour se consacrer à ce nouvel emmerdement.

Depuis plusieurs heures, la visibilité était prati- quement nulle, le bruit conjugué du vent et de l'averse tropicale empêchait d'entendre quoi que ce soit. Et pourtant seul le déferlement des vagues sur la barrière de corail aurait pu l'avertir de la proximité d'un récif, dans ces parages pourris...

La mer bouillonnait autour du Sir Jules, que des vagues énormes menaçaient à tout instant d'en- gloutir...

Le Gall jurait entre ses dents. Regarder la carte ne lui eût servi à rien. Depuis trois jours, il ne l'avait pas regardée, la carte, et depuis la veille, le timonier papou, sans instructions, s'était contenté

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de fuir devant la tempête, au petit bonheur, vers le Nord...

— Alors, commandant...

Le métis l'appelait toujours commandant et, à chaque fois, cela mettait Le Gall en rogne...

— Alors, commandant, où c'est-y qu' tu vas nous échouer, c'te fois?

La tête chafouine du métis sortait de la claire- voie de la machine, à deux pas de Le Gall, et sa bouche s'ouvrait dans un ricanement qui découvrait ses dents noirâtres.

Le gars était ivre... ou cinglé... ou les deux.

Sans répondre, Le Gall lui balança un coup de pied en pleine gueule qui rata son but car l'autre avait plongé en souplesse, mais qui provoqua la chute de l'expéditeur, mal assuré sur ses jambes, qui se re- trouva sur le cul.

Furieux et pestant, Le Gall se releva pénible- ment et se cramponna à sa rambarde.

— Saleté de bâtard, fils de pute, je te ferai la peau si tu continues à m'emmerder... espèce de pédé...

L'autre avait bondi de son trou.

— Qu'est-ce que tu dis, ordure, c'est moi qu' tu traites de pédé?

Une lame avait jailli dans la main du mécani- cien...

Le Gall le regardait ahuri. Jamais encore le mé- tis n'avait osé lui tenir tête. Alors, il avait même perdu son autorité sur ce déchet?...

Mais l'avorton s'excitait tout seul et Le Gall, qui pourtant était un costaud, commençait à avoir peur.

L'autre l'invectivait, la bave aux lèvres... Brus- quement, un violent coup de roulis coucha le na- vire. L'homme de barre, projeté au fond de la ti-

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monerie, avait lâché le gouvernail dont la roue se mit à tourner follement. Le métis fut avalé par la claire-voie. Le Gall reçut un énorme paquet de mer en plein sur le crâne. Il s'ébroua, à demi assommé, toujours cramponné à sa rambarde...

Le Sir Jules piquait du nez dans le vide et sem- blait, à chaque fois, heurter un mur. A certains moments, la mer submergeait le rafiot sous une avalanche d'écume neigeuse, aux reflets bleuâtres, d'où émergeaient seulement quelques îlots noirs...

un treuil, une écoutille... et un plus gros, la pas- serelle, qui ressemblait à un rocher battu par les flots en furie et auquel s'accrochaient, comme des naufragés, Le Gall et le timonier...

Dans une extravagante embardée, le petit mé- canicien fut vomi de sa claire-voie : une vraie par- tie de cache-cache qu'il était en train de se payer, celui-là. Le Gall l'agrippa au passage... pas par humanité bien sûr, mais parce que, sans lui, pas question de faire tourner cette bécane pourrie, ra- fistolée avec du fil de fer et que seul le métis, par des petits trucs à lui, parvenait à faire démarrer.

Dans un bruit de tonnerre, la baleinière fut ar- rachée de ses bossoirs.... une vague monstrueuse l'emporta, en même temps que l'aile bâbord de la passerelle...

Sous le terrible coup de bélier, le navire s'immo- . bilisa, dans un frémissement de toute sa coque, pendant quelques secondes...

C'est à ce moment que le mât avant cassa net, au ras du pont. Tournoyant, fauchant tout sur son passage, l'énorme poutre balaya ce qui restait de la passerelle. Atteint en pleine tête, Le Gall fut emporté comme un fétu, inconscient mais toujours cramponné à sa rambarde tordue... et à son méca- nicien.

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II

Et c'est toujours cramponnés l'un à l'autre qu'ils furent projetés, avec leur morceau de pas- serelle, dans un déluge d'écume et un fracas as- sourdissant, sur une étroite plage de sable noir, re- couverte de débris arrachés au fond de l'océan, et bordée d'une ligne touffue de végétation luxu- riante.

Hébété, vomissant l'eau salée et le rhum blanc dont son estomac était rempli à parts égales, Bob le métis se mit à quatre pattes. Une lueur folle dansa dans ses petits yeux striés de rouge lorsqu'il sentit sa main gauche emprisonnée dans la grosse poigne de Le Gall...

Le colosse, gras et flasque, était inerte. Le haut de son crâne était en bouillie mais il ne saignait plus... il avait dû se vider dans l'eau, avant leur brutal atterrissage sur la plage. Mais ses mains aux muscles tétanisés continuaient à serrer comme dans un étau, l'une un morceau de barre tordue, ce

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qui restait de la rambarde, et l'autre... la main du métis.

Le regard de Bob fixa ce cadavre qui semblait ricaner, avec sa calotte crânienne aplatie, dont la chair fripée lui pendait sur l'œil gauche comme un béret basque... Il hurla en secouant cette grosse patte velue qui voulait l'entraîner avec lui en en- fer... Tout à coup il réalisa qu'il tenait quelque chose dans son autre main : son couteau qu'il n'avait, lui non plus, pas lâché...

Il cessa de crier, un sourire malin lui crispa les lèvres et il se mit à taillader posément dans le poi- gnet de Le Gall, attaquant les tendons les uns après les autres dans un giclement de sang qui lui arrosait le ventre et dégoulinait le long de ses cuis- ses maigres...

A chaque ressac, la vague venait le laver, et Bob interrompait son travail pour se cramponner à son couteau qu'il enfonçait dans le sable pour ne pas être emporté par le reflux.

Aussitôt après, il reprenait son boulot, comme un boucher consciencieux débitant une escalope...

Il y arriva... le poignet était presque complète- ment sectionné lorsque les doigts s'ouvrirent.

Le métis eut une hésitation, puis il reprit la main et termina son travail.

Il se redressa en chancelant, ses jambes trem- blaient, la vague suivante le projeta la tête en avant... Il se releva en crachant du sable. Il n'avait lâché ni la main ni le couteau...

Il se retourna vers le corps de Le Gall et lui dé- cocha un coup de pied. Sa savate s'enfonça dans la chair molle, comme dans du suif... Il se rejeta en arrière et partit à reculons. Son dos heurta des branchages... il sursauta et hurla de peur. Puis il réalisa ce que c'était et, se frayant un passage

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dans l'entrelacs de lianes et de palétuviers, il s'en- fonça dans le feuillage humide, ahanant et bredouil- lant des mots incohérents...

Il marcha des heures, sous une pluie battante, tenant toujours son couteau et la main qui était de- venue toute molle. Il y avait des passages faciles où l'herbe était rase, comme brûlée, et le sol par- semé de cailloux ronds et noirâtres, et qui sem- blaient poreux comme de la pierre ponce, et d'au- tres où la végétation s'était déchaînée et où il de- vait se frayer un passage à l'aide de son couteau, en pataugeant dans une boue visqueuse et pestilen- tielle qui faisait un bruit de succion à chacun de ses pas.

Il était dans l'un de ces fouillis lorsqu'il entendit les coups de feu saccadés... comme provenant d'une mitrailleuse. D'autres répondirent, plus es- pacés...

Le métis, prudemment, avança d'une quinzaine de mètres dans la broussaille, en évitant de faire le moindre bruit, et s'immobilisa derrière le tronc d'un arbre énorme à l'écorce rugueuse qui semblait marquer la limite de la végétation. La fusillade avait cessé.

Il passa la tête à travers le feuillage et resta médusé. Au milieu d'une clairière pelée, un petit groupe d'hommes jaunes gesticulait...

Bob se servit de la main de Le Gall pour es- suyer la sueur et la pluie qui lui dégoulinaient dans les yeux.

Qu'est-ce qu'ils foutaient, ces Chinetoques, dans cette île qui aurait dû normalement être peuplée de Papous?...

Il lui semblait d'ailleurs qu'il y avait deux ca- tégories d'individus... Les uns, une dizaine d'hom-

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mes armés de mitraillettes et de fusils, en shorts et chemisettes kaki, faisaient le cercle autour de deux autres, jaunes également mais habillés différem- ment d'une sorte d'uniforme verdâtre, en loques, et ces deux-là étaient étendus sur le sol, pieds et poings liés...

Il y eut une sorte de conciliabule, puis l'un des hommes armés se pencha. Il tenait un coupe-coupe qu'il fit siffler en l'air avant de l'abattre, avec beaucoup de précision, sur le cou de l'un des hom- mes couchés. Il donna un coup de pied négligent dans la tête qui roula à quelques mètres, probable- ment pour vérifier si le travail avait été bien fait...

Puis il renouvela la même opération sur le deuxième bonhomme, avec autant de soin. Ceci fait, il essuya posément la lame de son outil sur le ventre de la deuxième victime et rejoignit le groupe de ses camarades qui s'éloignaient sous la pluie.

Bob était resté figé pendant toute l'opération.

Lorsque les Chinois furent hors de vue, il avança comme un automate vers les deux cadavres et con- sidéra pensivement l'uniforme verdâtre tacheté de marron, genre combinaison de para, déchiré et usé mais ayant quand même gardé un petit air mili- taire.

Son regard accrocha une des têtes, pas une tête de Chinois celle-là, avec sa petite moustache en brosse et son crâne rasé... ça lui rappelait plutôt une bobine de Jap...

Le métis avait beaucoup bourlingué et son dia- gnostic, en fait de races, était assez précis.

Toutes ces réflexions tournoyaient dans son es- prit fumeux et restaient enregistrées, en impres- sions successives, dans un repli de son cerveau en- fiévré.

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Pourri d 'alcool, de vices et de drogues, vérole jusqu'à la moelle, le gars était tombé, après cette dernière aventure, dans une sorte d'hébétude, de gâtisme précoce.

Machinalement, il leva sa main gauche et exa- mina, en plissant les yeux, la main de Le Gall...

D'un air dégoûté, il la jeta à côté de la tête et cra- cha dans sa direction.

Il pensa que cela faisait cinq mains pour deux cadavres et il se mit à rigoler.

Son rire se figea dans sa gorge lorsqu'il aperçut les bêtes, immobiles, qui attendaient à quelques pas...

La pluie avait cessé mais dans l'espèce de brouil- lard qui montait du sol, elles prenaient des airs fantomatiques. Il y en avait cinq ou six, sortes de dogues énormes, à la mâchoire lourde et au front plissé comme sous l'effort d'une intense réflexion, et qui le regardaient, semblant attendre quelque chose...

Elles attendaient qu'il foute le camp, pardi... et lorsque le métis, hoquetant de peur, eut atteint, à reculons, le fourré d'où il avait émergé quelques instants auparavant, elles se précipitèrent sur les cadavres en grognant sauvagement et se mirent à en arracher de grands lambeaux de chair...

Affolé il fonça, tête en avant, à travers les ar- bustes épineux et les bambous qui se cassaient en biseau et lui déchiraient le corps au passage...

Il courut, courut, courut à perdre haleine, jus- qu'à ce qu'un point de côté le plie en deux. Au même instant, il se prit le pied dans une liane et s'affala, évanoui, sur la plage même où il avait at- terri, à quelques mètres du cadavre de Le Gall...

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La verdure humide luisait au soleil sous un ciel clair, la mer battait doucement le sable noir aux innombrables paillettes miroitantes, la tornade s'était éloignée et les oiseaux, ayant retrouvé leur joie de vivre, s'égosillaient à qui mieux mieux...

Deux indigènes suivaient le rivage. Quand ils aperçurent les deux corps, ils pressèrent le pas.

Le plus vieux était Johny, le bosco, son éternelle casquette crasseuse vissée sur ses cheveux gris et crêpus. Il s'accroupit auprès du corps de Le Gall, le tâta et fit un geste fataliste.

Le petit métis n'était pas mort et il le secoua jusqu'à ce qu'il revienne à lui.

Bob cracha le sable qu'il avait dans la bouche.

— A boire, demanda-t-il.

Johny sortit une gourde en aluminium, toute ca- bossée, de sa poche et la porta aux lèvres du métis qui avala une gorgée et faillit s'étrangler : le tord- boyaux indéfinissable était drôlement rai de...

La seconde lampée était meilleure et la figure de Bob s'illumina d'un seul coup... Il devint volubile et raconta une longue histoire à Johny qui n'y com- prit goutte.

Le métis s'arrêta court, cligna de l'œil, mit son doigt devant sa bouche et prit un air mystérieux :

— Et surtout Johny, ne dis pas aux chiens que je les ai vus...

— Ah! Ah!... grogna le bosco qui n'avait tou- jours rien compris, et pour cause, car en dehors, de son dialecte natal et de quelques mots de fran- çais concernant son métier que Le Gall lui avait inculqués, il ne parlait vraiment que le pidgin,

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seule langue à peu près universellement comprise dans toute la Mélanésie.

Et ce fut en pidgin qu'il entreprit d'expliquer que le bateau était échoué et crevé sur les récifs et que lui et l'autre indigène, seuls survivants, sem- blait-il, de cette aventure, l'avaient abandonné.

Cependant, pour une raison connue de lui seul, il affirma au métis qu'il fallait y retourner... L'au- tre, hébété et toujours sous le coup de sa frayeur, jetait des regards méfiants vers la masse sombre de la jungle qui bordait la plage et il ne fit pas de dif- ficultés pour se laisser entraîner par les deux hommes qui le portèrent à moitié le long de la grève.

Ils n'eurent d'ailleurs pas loin à marcher... Der- rière une petite pointe de rochers noirs, ils trouvè- rent le bateau, échoué avec une forte gîte dans un lagon où il y avait à peine un mètre d'eau.

La tornade avait fortement malmené le pauvre Sir Jules qui allait devoir terminer ses jours sur les rivages de cette île inhospitalière.

Toutes ses superstructures arrachées, sa coque rouillée toute cabossée, deux ou trois tôles trouées à la flottaison, le cargo était irrécupérable.

Bob, dans sa demi-inconscience, s'en rendait pourtant compte et il résistait à la poigne des deux Papous qui l'entraînaient.

Mais Johny le Bosco avait sa petite idée et il obligea le métis à grimper à bord par une échelle de pilote qui pendait du couronnement arrière jus- qu'à une sorte de chaussée de coraux qui émer- geaient à basse mer.

En arrivant sur le pont, Johny montra du doigt la pétrolette qui, par un miraculeux hasard, et surtout parce qu'elle était abritée entre le château

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et la dunette, n'avait pas été arrachée de son chan- tier.

Intéressé, le métis ne se fit pas prier pour grim- per dedans, et il plongea immédiatement son nez dans le moteur.

Tous les caboteurs ramasseurs de coprah dans les îles possèdent une telle embarcation qui leur permet d'aller sur tous les points de la côte cher- cher la marchandise entreposée sur la plage par les indigènes, les planteurs européens ayant, en géné- ral, leurs propres pétrolettes.

Le métier avait repris le dessus et l'on entendit bientôt le moteur pétarader allégrement.

Un large sourire fendit la bouille des deux Pa- pous. Ils ne semblaient pas mécontents d'avoir la possibilité de quitter ce coin de terre inconnue et ils se mirent de suite au boulot...

Pas question évidemment d'utiliser le treuil et le petit mât de charge pour mettre la vedette à l'eau mais ils y parvinrent quand même à l'aide d'un système de poulies et de palans, compliqué mais ef- ficace, et moins de deux heures plus tard, l'embar- cation se balançait le long du bord.

Les deux indigènes se dépêchèrent de la remplir de tout ce qu'ils purent récupérer comme eau, vi- vres et essence, car la mer montait et il devenait urgent de profiter du jusant pour sortir du lagon.

Le petit mécanicien graissait amoureusement sa bécane et il la remit en route dès que Johny eut lar- gué l'amarre.

Et pendant de longs jours, la petite embarcation flotta sur la mer, plate et onctueuse, qui semblait vouloir se faire pardonner sa récente colère, jus-

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qu'au matin ou Johny, qui n'avait pas lâché la barre, aperçut au fond de l'horizon trois petites îles diaphanes qui semblaient suspendues au-dessus des flots.

C'était le commencement de la civilisation et, d'île en île, les trois naufragés n'eurent aucune peine à regagner Mopia où les deux Papous avaient leurs cases et leurs familles.

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Imprimerie BUSSIÈRE à Saint-Amand (Cher), France. — 9-1962. Dépôt légal: 3 trim. 1962. N° d'imp.: 878.

IMPRIMÉ EN FRANCE

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