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Éthique et logique au XIIIe siècle : problèmes logico-épistémologiques dans les premiers commentaires artiens (1230-1250) sur l'Éthique à Nicomaque : étude doctrinale, édition critique et traduction française sélectives de l'anonyme Lectura Abrincensis in

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Éthique et logique au XIII

e

siècle

Problèmes logico-épistémologiques dans les premiers

commentaires artiens (1230-1250) sur l’Éthique à Nicomaque. Étude doctrinale,

édition critique et traduction française sélectives de l’anonyme Lectura

Abrincensis in Ethicam Veterem (ca. 1230-1240)

Thèse en cotutelle

Doctorat en philosophie

Violeta Cervera Novo

Université Laval

Québec, Canada

Philosophiae doctor (Ph. D.)

et

Universidad Nacional del Litoral

Santa Fe, Argentina

Doctor en humanidades con mención en filosofía (Ph. D.)

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Éthique et logique au XIII

e

siècle

Problèmes logico-épistémologiques dans les premiers

commentaires artiens (1230-1250) sur l’Éthique à Nicomaque. Étude doctrinale,

édition critique sélective et traduction française de l’anonyme Lectura

Abrincensis in Ethicam Veterem (ca. 1230-1240)

Thèse en cotutelle

Doctorat en philosophie

Violeta Cervera Novo

Sous la direction de :

Claude Lafleur, directeur de thèse

Valeria Andrea Buffon, directrice de cotutelle

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Résumé

Au début du XIIIe siècle, les maîtres ès arts de l’Université de Paris donnent des cours sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, récemment incorporée au corpus scolaire dans la traduction latine de Burgundio de Pise. Cette première réception de l’Éthique (fondée sur une version incomplète comportant uniquement les trois premiers livres) a été l’objet de diverses discussions. Faut-il voir dans les premières tentatives d’interprétations des artiens une lecture naïve, fort influencée par la théologie, qui « mésinterprète » le texte en le rendant compatible avec la vision chrétienne ? Ou est-il possible de trouver dans ces premiers commentaires une interprétation de l’Éthique qui peut être appelée philosophique au sens propre, et qui est capable de reconnaître les problèmes posés par le texte aussi bien qu’un lecteur d’aujourd’hui ?

Ce travail essaie de mettre en relief la valeur proprement philosophique de ces premiers cours artiens sur l’Éthique à travers l’étude approfondie de l’un de ces premiers commentaires : la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem (ca. 1230-1240), texte anonyme qui est ici, pour la première fois, l’objet d’une édition critique sélective (accompagnée d’une traduction française).

L’étude propose aussi de comparer la Lectura Abrincensis avec d’autres textes artiens de la période 1230-1250 : le Commentaire de Paris (anonyme, ca. 1235-1240), l’Expositio super Ethica Nova et Vetere de Robert Kilwardby (ca. 1245) et la Lectura cum questionibus in Ethicam Novam et Veterem de l’anonyme communément appelé Pseudo-Peckham (1240-1244). Cette étude comparative se développe autour d’un thème bien précis : les problèmes logico-épistémologiques qui découlent des considérations méthodologiques faites par Aristote lui-même dans ÉN II, 2 (1103b25-30), ÉN I, 1 (1094b11-21), et ÉN II, 2 (1103b34-1104a8). Reconnaissant que l’Éthique a une double finalité, l’une pratique (devenir bons) l’autre théorique (connaître ce qu’est la vertu), les maîtres essayeront de trouver la meilleure manière d’articuler ces deux dimensions sans nuire au caractère proprement scientifique de l’Éthique.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Liste des Tableaux ... ix

Dédicace ... x

Remerciements ... xi

Première partie : Introduction ... 1

Chapitre I. Introduction ... 1

I. Introduction générale ... 1

II. Contribution de ce travail ... 6

III. État de la question ... 8

III.1 La Lectura Abrincensis ... 8

III.2. La Lectura Abrincensis et les premiers commentaires artiens sur l’Éthique : la question méthodologique ... 11

Chapitre II. Étude historico-philologique : la date, le milieu de composition et les sources de la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem ... 13

I. Date et milieu de composition : considérations générales ... 13

I.1. L’enseignement de l’Éthique à Nicomaque ... 14

I.2. Les premiers cours sur l’Éthique à Nicomaque ... 16

II. Le corpus commenté : les traductions latines de l’Éthique à Nicomaque ... 18

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v

III.1. La logique d’Aristote ... 22

III.2. Les libri naturales ... 31

III.3. Autres sources ... 38

IV. Bilan ... 43

Chapitre III. Étude historico-philosophique : la division de l’Éthique à Nicomaque dans la première moitié du XIIIe siècle ... 44

I. La division générale de l’Éthique (livres I-III) ... 44

I.1. Les divisions présentées dans les textes didascaliques ... 45

I.2. La division générale de l’Éthique dans les cours d’avant 1240 ... 53

II. Les quatre causes de la vertu : discussion de la division générale et du propos du deuxième livre de l’Éthique dans la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem et le Commentaire anonyme de Paris ... 54

II.1. La Lectura Abrincensis ... 54

II.2. Le Commentaire anonyme de Paris ... 56

II.3. La division du livre II dans la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem ... 59

II.3.1. Division générale et unité du commentaire. Y a-t-il un commentaire au livre I ?... 59

II.3.2. La division du livre II : survol des sept premières leçons ... 61

III. Bilan ... 79

Deuxième partie : Éthique et Logique au XIIIe siècle : l’interprétation artienne de l’Éthique ... 80

Chapitre I. Le rôle de la logique dans le cursus artien : caractérisation de la logique dans les textes artiens de la période 1230-1245 ... 80

I. Présentation générale ... 80

II. Le rôle instrumental du langage ... 81

III. La logique comme méthode ... 87

III.1. Divisions de la logique ... 87

III.2. Les « modes » de la science : définition, division, argumentation et supposition d’exemples . 90 IV. La distinction docens-utens : généralités ... 100

(6)

vi

V. Bilan ... 102

Chapitre II. L’application des principes logiques dans la philosophia moralis ... 104

I. Ethica docens/ethica utens : Présentation du problème ... 104

I.1. La division des sciences et la place de la philosophie morale dans les Commentaires sur l’Éthique ... 104

I.2. Aristote et sa caractérisation du discours éthique : ÉN I.1 et ÉN II.2. Les traductions latines de l’excursus méthodologique d’Aristote ... 117

II. Le discours artien sur la méthode de l’Éthique : les différentes configurations de la distinction docens/utens ... 123

II.1. La Lectura Abrincensis : modus typicus vs. modus docens ... 123

II.2. Le Commentaire de Paris ... 139

II.3. Robert Kilwardby : modus grossus vs. modus subtilis... 148

II.4. La Lectura du Pseudo-Peckham ... 155

III. La logique comme méthode dans l’enseignement artien de l’Éthique : l’application des principes méthodologiques ... 163

III.1. Connaissance per priora et per posteriora dans les premiers Commentaires sur l’Éthique .... 166

III.2. Les modi divisivus, diffinitivus, collectivus et exemplorum suppositivus dans le discours artien sur l’Éthique ... 172

IV. Bilan ... 192

Conclusion ... 194

Troisième partie : ANONYMI MAGISTRI ARTIVM LECTVRA ABRINCENSIS IN ETHICAM VETEREM (ca. 1230-1240). Édition critique et traduction française sélectives... 197

Chapitre I : considérations générales ... 197

I. Le manuscrit ... 197

(7)

vii

III. La présente édition ... 200

IV. La traduction ... 201

Chapitre II. Édition du texte ... 202

<PROLOGVS> ... 204 <PRIMA LECTIO> ... 213 <SECVNDA LECTIO> ... 217 <TERTIA LECTIO> ... 236 <QVARTA LECTIO> ... 237 <QVINTA LECTIO> ... 243 <SEXTA LECTIO> ... 251 <SEPTIMA LECTIO> ... 255

Chapitre III. Traduction française : Anonyme (maître ès arts) Commentaire d’Avranches sur la vieille Éthique (vers 1230-1240) ... 274 <PROLOGUE> ... 275 <PREMIÈRE LEÇON> ... 281 <DEUXIÈME LEÇON> ... 284 <TROISIÈME LEÇON> ... 299 <QUATRIÈME LEÇON> ... 300 <CINQUIÈME LEÇON> ... 306 <SIXIÈME LEÇON> ... 312 <SEPTIÈME LEÇON> ... 316

Appendice A. Division générale de l’Éthique dans le Compendium examinatorium Parisiense ... 333

Appendice B. Division générale de l’Éthique dans les Communia Salmanticana ... 335

(8)

viii

Bibliographie ... 337

Liste des manuscrits cités et des sigles utilisés dans les notes de bas de page ... 337

Sources manuscrites ... 337

Sources éditées et traductions en langue moderne ... 338

(9)

ix

Liste des Tableaux

Tableau 1: Communia Salmanticana. Division en chapitres (ÉN II et III) ... 51

Tableau 2: Lectura Abrincensis. Division générale de l’Éthique ... 59

Tableau 3: Espèces de la qualité ... 179

Tableau 4: Lectura Abrincensis. Opposition multiple entre vice et vertu (medietas, indigentia, superhabundantia) ... 181

Tableau 5: Lectura Abrincensis. Opposition simple entre vice et vertu ... 182

Tableau 6: Lectura Abrincensis. Vision sommaire des divers types d'opposition entre vice et vertu ... 183

Tableau 7: Lectura Abrincensis. Index lectionum ... 199

Tableau 8: Compendium examinatorium Parisiense. Division générale de l'Éthique ... 333

Tableau 9: Communia Salmanticana. Division générale de l'Éthique ... 335

(10)

x

Dédicace

(11)

xi

Remerciements

Il est difficile de reconnaître suffisamment le dévouement et la patience de mon directeur, Claude Lafleur, à qui je dois plus qu’il n’est possible d’exprimer ici. Toute ma gratitude va aussi à ma directrice, Valeria Buffon, qui n’a cessé de m’encourager depuis le commencement de mon doctorat en Argentine. Ma reconnaissance est grande envers Joanne Carrier, qui a participé à l’amélioration et à la correction de toutes les parties de ce travail. Je tiens à remercier spécialement C. Lafleur et J. Carrier pour la très soigneuse révision du français de cette thèse.

Je tiens à remercier Luc Gilbert qui, ayant entrepris il y a quelques années l’édition de la Lectura Abrincensis, m’a permis, de manière désintéressée, d’utiliser les résultats préliminaires de son travail.

Je voudrais aussi remercier les professeurs Jean-Marc Narbonne et Bernard Collette non seulement pour les remarques faites lors de mes examens de doctorat, mais aussi pour les conseils offerts pendant mon séjour à l’Université Laval. Je remercie aussi les professeurs Francisco Bertelloni et Claudia d’Amico, qui m’ont initiée à l’étude de la philosophie médiévale, et le professeur Timothy Noone, pour ses très utiles remarques sur l’édition.

J’aimerais exprimer ma gratitude à Antoine Côté, Claude Panaccio, David Piché et Magali Roques pour les remarques qu’ils ont faites sur mon travail à l’occasion des diverses activités tenues à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université Laval. Ma reconnaissance va aussi à mes amis et collègues Serena Masolini, Damian Rosanovich, Simon Fortier, Philippa Dott et Francis Lacroix pour l’aide qu’ils m’ont apportée.

J’aimerais aussi exprimer ma gratitude à tous les membres de la direction et du secrétariat de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, ainsi qu’à leurs homologues à l’Universidad Nacional del Litoral, pour leur bienveillance et leur compétence. Je remercie en outre la Faculté de Philosophie de l’Université Laval de m’avoir offert le soutien financier si nécessaire à la réussite d’un projet de doctorat. Le Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Tecnológicas (Argentine) a aussi contribué à la finalisation de ce projet.

(12)

1

Première partie : Introduction

Chapitre I. Introduction I. Introduction générale

Au moins deux critiques pèsent sur les premiers commentaires artiens sur l’Éthique à Nicomaque produits dans le milieu universitaire parisien des années 1215-1250 à partir de l’incorporation de ce livre au programme d’études de la Faculté des arts. La première de ces critiques prétend que, ignorants de la traduction complète de l’Éthique à Nicomaque1 (achevée par R. Grosseteste vers 1246)2, les maîtres ès arts3 ont mésinterprété l’ouvrage dans un sens « praxistique »4 en faisant de l’Éthique une discipline immédiatement applicable à l’action concrète5 (de sorte qu’elle devienne un guide pour l’action vertueuse conduisant à la félicité). Cette première critique entretient un rapport étroit avec la deuxième : les premiers interprètes de l’Éthique sont aussi coupables de l’avoir mésinterprétée6 dans un sens théologique. En bons chrétiens, les premiers commentateurs identifièrent la félicité dont Aristote parle au Dieu chrétien7 ; en faisant ainsi de la félicité

1 Dorénavant, abrégé Éthique dans le corps du texte, ÉN lorsque nous renvoyons avec précision à un passage

du texte en particulier.

2 Qui inclut les dix livres de l’Éthique, à la différence de la traduction de Burgundio de Pise qui ne compte

que les trois premiers ; nous reviendrons en détail sur ce point dans le chapitre II.

3 Cette critique s’applique aussi, évidemment, aux théologiens ayant commenté le texte de l’Éthique. 4 Nous traduisons « praktizistisch » ; c’est notamment la position de G. WIELAND, « Ethica docens – ethica

utens » dans W.KLUXEN (éd.), Sprache und Erkenntnis im Mittelalter, Berlin, New York ; De Gruyter, 1981, p. 593-601 (surtout pages 594-595) ; ID., Ethica-Scientia practica. Die Anfage der philosophischen Ethik im 13 Jahrhundert, Münster Westfallen, Aschendorff, 1981, p. 111-129 ; ID., « The Reception and Interpretation of Aristotle’s Ethics », dans N. KRETZMANN et al. (éds), The Cambridge History of later Medieval Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 660-661.

5 Ce qui équivaut pour Wieland « [...] to mistake the philosophical (scientific) character of the discipline » ;

« The Reception and Interpretation of Aristotle’s Ethics », p. 661.

6 Il s’agit bel et bien du vocabulaire employé par Wieland : « theological misinterpretations », « [...]

praktizistisch mißverstanden wird » ; WIELAND, « The Reception and Interpretation of Aristotle’s Ethics », p. 658 ; Ethica-Scientia practica, p. 116.

7 WIELAND, « The Reception and Interpretation of Aristotle’s Ethics », p. 660-661. Cette identification est

caractérisée par Celano comme « simpliste » ; cf. A.CELANO, « Robert Kilwardby and the Limits of Moral Science », dans R.J. LONG (éd.), Philosophy and the God of Abraham, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1991, p. 40.

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2

(et non pas de la prudence)8 la notion unifiante de l’Éthique, ils reléguaient la vertu (interprétée elle-même comme vertu chrétienne) à une place subordonnée, où elle devenait tout simplement le moyen d’atteindre la félicité. L’Éthique était ainsi interprétée comme « guide to virtuous living »9, la vertu comme vertu chrétienne, et la contemplation comme contemplation chrétienne10. Ces « mauvaises interprétations » ont une conséquence : l’incapacité des premiers commentateurs à reconnaître l’Éthique d’Aristote comme une science pratique11. Incapables de comprendre l’unité des aspects théorique et pratique de

8 A.CELANO, « The end of Practical Wisdom : Ethics as a Science in the Thirteenth Century », Journal of

the History of Philosophy, 33, 2 (1995), p. 227.

9 WIELAND, « The Reception and Interpretation of Aristotle’s Ethics », p. 660-661.

10 Qui ajoutait, à la seule contemplation théorétique, l’amour de l’objet de contemplation ; WIELAND, « The

Reception and Interpretation of Aristotle’s Ethics », p. 658-659. Curieusement, les interprètes de l’Éthique de la fin du XIIIe siècle, qui comprennent aussi la contemplation du souverain bien comme contemplation

« affective », seront plutôt accusés d’attenter à la sagesse chrétienne (tout en étant « averroïstes » ; cf. notamment la position, déjà dépassée, de P. Mandonnet [Siger de Brabant et l’averroïsme latin au XIIIe

siècle, Fribourg, 1899] et d’E. Renan [Averroès et l’averroïsme, Paris, Michel Lévy, 1866]) et présentés par une partie de l’historiographie comme aristotéliciens « radicaux » (coupables d’un « attachement trop absolu aux idées d’Aristote » [incarné surtout par la figure de Siger de Brabant ; cf. F.VAN STEENBERGHEN, La philosophie au XIIIe siècle, Louvain, Paris ; Publications Universitaires, Béatrice-Nauwelaerts, 1966, p.

399]). Nous pouvons aussi rappeler l’opinion de I. Zavattero, qui considère que la dimension contemplative et affective liée à la recherche du Premier principe est absente chez les commentateurs de la deuxième moitié du XIIIe siècle (cf. I. Zavattero, « Il ruolo conoscitivo delle virtù intelletuali nei primi commenti del XIII

secolo all’Ethica Nicomachea », dans I. Zavattero [éd.], Etica e conoscenza nel XIII e XIV secolo, Arezzo, Dip. di Studi storico-sociali e filosofici, [Lavori in corso - Work in Progress 6] 2006, p. 15-26). En ce qui concerne la présence de cette notion de contemplation « affective » dans la deuxième moitié du XIIIe siècle,

nous en avons un exemple très clair dans le De summo bono de Boèce de Dacie (vers 1270) : « Philosophus haec omnia considerans inducitur in admirationem huius primi principii et in amorem eius, quia nos amamus illud a quo nobis bona proveniunt, et maxime id amamus a quo nobis maxima bona proveniunt. Ideo philosophus cognoscens omnia sua bona sibi provenire ex hoc primo principio et sibi conservari, quantum conservantur, per hoc primum principium inducitur in maximum amorem huius primi principii [...] Et quia quilibet delectatur in illo quod amat et maxime delectatur in illo quod maxime amat, et philosophus maximum amorem habet primi principii, sicut declaratum est, sequitur quod philosophus in primo principio maxime delectatur et in contemplatione bonitatis suae » (BOÈCE DE DACIE, De summo bono, éd. N.G. GREEN -PEDERSEN, De aeternitate mundi, De summo bono, De somniis, Copenhagen, Gad [coll. « Corpus Philosophorum Danicorum Medii Aevi », VI.2], 1976, p. 377, l. 226-238 ) ; voir aussi le cas de Radulphus Britonis, Questiones super librum Ethicorum Aristotelis (vers 1295), éd. I.COSTA, Le « questiones » di Radulfo Brito sull’« Ethica Nicomachea », Turnhout, Brepols (coll. « Studia Artistarum », 17), 2008, liber I, q. 6, p. 191, l. 74-81 : « [...] ista operatio in qua consistit humana felicitas respectu omnium aliarum operationum habet rationem finis intrinseci [...] quia secundum istam oprationem maxime homo assimilatur primo principio et substantiis separatis, et propter hoc dicitur X huius quod homo secundum intellectum operans et hunc curans est optime dispositus, et deo amantissimus esse videtur ». L’historiographie plus récente (décrite par David Piché comme « le troisième moment » d’un long parcours historiographique commencé par Mandonnet et poursuivi, dans un deuxième temps [avec une vision historique plus nuancée et plus juste], par F. van Steenberghen et R. Hissette ; cf. D.PICHÉ, avec la collaboration de C.LAFLEUR, La condamnation parisienne de 1277, Paris, Vrin, 1999, p. 12-13) essaie une utilisation plus prudente de ces étiquettes.

11 WIELAND, « The Reception and Interpretation of Aristotle’s Ethics », p. 660 ; ID., « Ethica docens – ethica

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l’éthique, les premiers commentateurs échouèrent à reconnaître l’impossibilité de la science transmise dans l’Éthique de « sauter » vers l’action individuelle concrète12 en déterminant le cours d’action à prendre dans un cas particulier13 ; ceci devient fort évident dans la distinction entre une éthique utens ou « appliquée », et une éthique docens de caractère théorique14.

Ce point de vue (soutenu principalement par G. Wieland et A. Celano) considère que, dans les premiers commentaires à l’Éthique, c’est la perspective théologique qui prédomine sur l’approche philosophique ; ces premiers commentaires sont encore très loin de l’interprétation « radicale » de l’Éthique qui allait suivre, après 1250, la traduction complète de Grosseteste (cette traduction étant le facteur qui déclenche la fin de « la période de tranquillité » durant laquelle règne l’harmonie entre éthique chrétienne et éthique philosophique)15.

Or, le fait de comprendre les premières approches philosophiques de l’Éthique sous l’étiquette de « mésinterprétations théologiques » du texte aristotélicien qui voient comme « guides décisifs de l’interprétation les catégories théologiques »16 peut facilement nous amener à tomber dans deux dangers. Le premier est celui de supposer que l’on possède la « bonne » interprétation du texte aristotélicien servant de critère pour juger, dans une histoire d’apparence linéaire, le point sur lequel on a cessé de « mal comprendre » Aristote, tout en essayant d’identifier les facteurs déterminant cette « mauvaise compréhension » ; cette perspective place quiconque voulant étudier les commentateurs médiévaux d’Aristote

12 WIELAND, « Ethica docens – ethica utens », p. 594.

13 Sur ce point, voir l’interprétation de M.J. Tracey dans The Character of Aristotle’s Nicomachean Teaching

in Albert the Great’s Super Ethica Commentum et Quaestiones (1250-1252), thèse de doctorat, University of Notre Dame, Notre Dame, Indiana, 1999, p. 104-112.

14 Distinction que l’on prend ici en tant qu’elle s’applique à l’interprétation de l’ÉN d’Aristote, quoiqu’elle

se trouve aussi dans d’autres disciplines. Nous reviendrons sur cette distinction dans la deuxième partie de cette thèse.

15 A.CELANO, « The Understanding of the Concept of Felicitas in the pre-1250 Commentaries on the Ethica

Nicomachea », Medioevo, 12 (1986), p. 29 : « Only after the appearance of Robert Grosseteste’s entire translation of the Ethica Nicomachea did the period of tranquility concerning moral problems (1230-1250) quickly degenerate into the conflicts concerning the nature and cause of human goodness [...] ». Cette interprétation accorde à la traduction de Grosseteste, dans l’explication du développement de certains facteurs associés à l’interprétation médiévale de l’Éthique, une importance exagérée qui conduit à méconnaître d’autres aspects également importants.

16 G. WIELAND, « Happiness : The Perfection of Man » dans N. KRETZMANN et al. (éds), The Cambridge

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dans une position de supériorité : nous, modernes, possédons les outils permettant de comprendre un texte que les médiévaux, dont les ressources étaient plus limitées, n’ont pas bien compris ; elle implique aussi que l’on considère possible de connaître le « vrai » Aristote, l’Aristote « historique » ou le sens véritable du texte aristotélicien, ce qui ne va pas de soi17. Voici l’une des procédures modernes pour aborder les textes de l’aristotélisme médiéval que les éditeurs du volume History of Philosophy in Reverse ont signalée comme étant une des plus habituelles (et qu’ils envisagent de dépasser)18.

Le deuxième danger est celui d’écarter trop rapidement les développements des maîtres ès arts sans en remarquer la valeur philosophique – ce qui peut facilement arriver si on se laisse emporter par le préjugé que, dans ces textes, c’est l’approche théologique qui domine : alors que, selon nous, il y a déjà huit siècles, et sans connaître la totalité du texte aristotélicien, les artiens se sont posé les mêmes questions que les lecteurs modernes d’Aristote (qui continuent d’ailleurs à ne pas s’accorder sur les réponses)19 ; il n’y a donc aucune raison de les considérer inférieurs. On peut les traiter, comme suggèrent encore les éditeurs de History of Philosophy in Reverse, « exactly as colleagues [...] with an equally

17 Ainsi, très judicieusement, M.J. Tracey utilise dans sa critique de Wieland l’expression « Wieland’s

Aristotle » ; cf. M.J.TRACEY, The Character of Aristotle’s Nicomachean Teaching in Albert the Great’s Super Ethica, p. 104-112.

18 S.EBBESEN,D.BLOCH,J.L.FINK,H.HANSEN,A.M.MORA-MÁRQUEZ, « Preface », dans History of

Philosophy in Reverse: Reading Aristotle Through the Lenses of Scholars from the Twelfth to the Sixteenth Centuries, Copenhagen, Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab (coll. « Scientia Danica. Series H, Humanistica, 8, vol. 7), 2014, p. 7-9.

19 « Is ethics like a science or is it something completely different ? » ; « In which respect [...] does ethics

differ from science ? » ; voilà des questions que les maîtres ès arts vont se poser à propos des excursus méthodologiques d’Aristote sur la méthode de l’éthique, exprimés dans des mots du XXe siècle ; cf. C.D.C.

REEVE, Practices of Reason, Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 22. D’ailleurs, la position de Reeve semble tomber sous l’une des critiques de Celano à l’interprétation artienne de l’Éthique, car il fait de l’eudaimonia « [...] the quintessentialy ethical first principle of ethics » (ID., p. 29 ; cf. aussiCELANO, « The end of Practical Wisdom », p. 228-229). Défendant l’hypothèse que la connaissance démonstrative la plus stricte est possible en éthique, Reeve va jusqu’à nous montrer comment il est possible de construire des syllogismes à partir des premiers principes, à la manière des artiens. D’autres interpréteront les considérations méthodologiques d’Aristote différemment. G. Anagnostopoulos pense que l’inexactitude du discours éthique ne peut pas être éliminée (comme c’est le cas dans d’autres disciplines) ; cf. G.ANAGNOSTOPOULOS, « Aristotle on variation and Indefiniteness in Ethics and its Subject Matter », Topoi, 15 (1996), p. 107-127 ; ID., Aristotle on the Goals and Exactness of Ethics, Berkeley, Los Angeles, Oxford ; University of California Press, 1994 ; M. Nussbaum, pour sa part, croit que pour Aristote l’éthique ne peut pas être technê ou epistêmê « dans le sens demandé par la République et par les Seconds Analytiques » ; cf. M. NUSSBAUM, « Non-scientific deliberation », dans The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 (1re éd. 1986), p. 290.

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valid prima facie claim to being good guides to an understanding of his thought as that advanced by modern scholars »20.

Au point de vue que nous avons décrit s’oppose une vision du problème qui voit déjà dans la première moitié du XIIIe siècle les signes d’un « enthousiasme philosophique »21 qui, intensifié dans la deuxième moitié du siècle, conduira finalement au conflit institutionnel entre la Faculté des Arts et la Faculté de Théologie de l’Université de Paris, dont les conséquences sont connues et font l’objet de nombreuses études22. Notre travail veut contribuer en quelque sorte à cette deuxième vision, au moyen d’une mise en valeur des éléments proprement philosophiques de l’interprétation artienne de l’Éthique23. Visant les tout premiers commentaires sur l’Éthique à Nicomaque provenant du milieu artien de l’Université de Paris (1230-1250), ce travail propose donc de mettre en relief l’aspect proprement philosophique de ces premières tentatives d’interprétation de l’Éthique à partir de la traduction latine de Burgundio de Pise. On se concentrera sur un point qui s’avère particulièrement pertinent : l’interprétation des excursus d’Aristote sur la méthodologie appropriée à l’éthique et à la politique24. Dans la considération de ce point doctrinal, les maîtres discuteront le statut épistémologique de la philosophie morale en général (et de l’éthique en particulier), son propos (théorique ou pratique) et les procédures

20 S.EBBESEN et al., « Préface », p. 8.

21 C.LAFLEUR, « Scientia et Ars dans les Introductions à la philosophie des maîtres ès arts de l’Université de

Paris au XIIIe siècle » dans I.CRAEMER-RUGENBERG,A.SPEER (éds), « Scientia » und « Ars » im Hoch und

Spätmittelalter, Berlin, New York ; De Gruyter (coll. « Miscellanea Mediaevalia », 22), 1994, p. 45-65 ; V. BUFFON, « Philosophers and Theologians on Happiness. An Analysis of Early Latin Commentaries on the Nicomachean Ethics », Laval Théologique et Philosophique, 60, 3 (2004), p. 449-476.

22 Parmi les études les plus notables, on peut citer : R.HISSETTE, Enquête sur les 219 articles condamnés à

Paris le 7 mars 1277, Louvain, Publications universitaires, 1977 ; D.PICHÉ, La condamnation parisienne de 1277 ; A. DE LIBERA, Penser au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1991 ; L.BIANCHI etE.RANDI,La verità dissonanti : Aristotele alla fine del Medioevo, Bari, 1990 ; L.BIANCHI, « Students, Masters and ‘Heterodox’ Doctrines at the Parisian Faculty of Arts in the 1270’s », RTPM, LXXVI, 1 (2009), p. 75-109 ; ID., Il vescovo e i filosofi: la condanna parigina del 1277 a l’evoluzione dell’aristotelismo scolastico, Bergamo, 1990 ; J.AERTSEN (éd.), Nach der Verleitung von 1277, Berlin, New York ; De Gruyter (coll. « Miscellanea Mediaevalia », 28), 2001 ; I.COSTA, « L’Éthique à Nicomaque à la Faculté des Arts de Paris avant et après 1277 », AHDLMA 79 (2012), p. 71-114.

23 Les artiens (dont une bonne partie est composée des futurs théologiens) s’inspirent aussi des théologiens

de l’époque ; mais, ce faisant, ils ont su écarter les éléments purement théologiques pour se concentrer sur les ressources philosophiques offertes par ces textes. C’est le cas de la Lectura Abrincensis par rapport à la Summa de bono de Philippe le Chancelier, par exemple.

24 On se permet d’utiliser l’expression « éthique » (sans majuscule) quand elle réfère à la discipline que les

artiens considèrent comme l’une des parties de la philosophie morale (l’art de se gouverner soi-même ou monostica, discipline transmise, selon les maîtres, par l’Éthique à Nicomaque).

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desquelles elle se sert (qui font partie de la conception artienne de la logique). On se penchera surtout sur l’un des commentaires artiens sur l’Éthique moins étudié : l’anonyme Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem, un cours artien sous forme de leçons qui a eu lieu, selon toute vraisemblance, vers 1230-1240.

II. Contribution de ce travail

La présente étude propose une analyse approfondie de la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem, qui reste encore le moins connu des premiers commentaires artiens sur l’Éthique. Une comparaison avec les commentaires contemporains contribuera aussi à la connaissance générale de la toute première réception latine de l’Éthique à Nicomaque. L’ensemble du travail vise à mettre en relief le caractère philosophique de ces textes artiens.

Dans le but d’atteindre cet objectif, on se bornera ici à dégager les aspects les plus importants de la discussion artienne sur la méthode et les objectifs de l’éthique. Loin de concevoir l’Éthique d’Aristote comme un guide pour l’action vertueuse chrétienne, les artiens y voient le développement d’une connaissance proprement scientifique : la Lectura Abrincensis, par exemple, comprend l’Éthique comme une recherche sur les quatre causes de la vertu, qui prend la forme d’une enquête théorique, plutôt que pratique ; cette recherche se fonde sur une conception proprement philosophique de la vertu : la vertu est une qualité de l’âme qui se laisse classifier sous le genre subalterne des habitus25. Si les commentateurs soutiennent, avec Aristote, que l’éthique vise la pratique (devenir bons, objectif lié à l’éthique utens) et s’ils s’accordent à dire que la méthode la plus appropriée à l’éthique est incertaine, générale et simplement schématique, car appliquée à une réalité indéfinie et muable (à la différence de la méthode des sciences théoriques, plus exactes), dans les faits, les artiens interprètent l’Éthique comme une enquête sur ce qu’il peut y avoir d’universel (objectif lié à l’éthique docens) : les notions de félicité, vertu (notion que nous prenons ici comme cas d’étude), passion, puissance, etc. De ce point de vue, l’entreprise des artiens ne peut être décrite que comme philosophique ; elle n’est plus, tout simplement, une

25 Fondée sur les Catégories d’Aristote, cette notion est déjà utilisée au XIIe siècle. Nous reviendrons sur ce

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interprétation de l’Éthique « christianisée » qui rate l’occasion de comprendre l’essentiel du texte aristotélicien.

Notre exposé s’articule en plusieurs parties. On envisage d’abord (chapitres II et III de la présente partie) une étude générale : une étude historico-philologique sur les sources, le milieu de composition et la date de rédaction de la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem (ca. 1230-1240), suivie d’une étude historico-philosophique sur la structure et la cohérence interne du texte, articulée sur l’analyse de la division générale de l’Éthique présentée par l’anonyme, ainsi que sur la division interne des leçons. Nous arrivons ainsi à restituer la Lectura Abrincensis à l’ensemble auquel elle semble bien appartenir : celui des premiers commentaires artiens sur l’Ethica Nova et sur l’Ethica Vetus.

Dans la deuxième partie, on envisage d’abord (chapitre I) l’étude de la conception artienne de la logique, qui encadre et détermine la lecture de l’Éthique, car la logique a un rôle instrumental : elle fournit aux maîtres les méthodes ou les manières de procéder spéciales qui se trouvent appliquées au reste des sciences du corpus scientifique (principalement les modi divisivus, diffinitivus, collectivus et exemplorum suppositivus), selon les caractéristiques particulières du sujet étudié et selon le degré d’exactitude ou de certitude que ce sujet admet. On s’occupe ensuite (chapitre II) d’analyser la manière dont ces modes de procéder sont appliqués à l’exégèse artienne de l’Éthique : distinguant entre l’aspect théorique et l’aspect pratique de l’éthique (et en accordant à ce dernier, du moins explicitement, la priorité), les maîtres ès arts examinent comment Aristote se sert de la division, de la définition, de l’argumentation et de la supposition d’exemples afin de faire connaître, du point de vue théorique, les objets d’étude sur lesquels porte l’ouvrage (de sorte que la prépondérance de la finalité pratique de l’éthique est en quelque sorte effacée). Le premier point (chapitre I) se fonde principalement sur l’analyse des textes logiques artiens parisiens de la période 1230-1245 (coïncidant avec la date de composition de la Lectura Abrincensis) : les Introductions à la philosophie, les Guides de révision et les cours sur l’Ars Vetus en sont la source principale ; quant au deuxième point (chapitre II) on se limite à l’analyse de quatre commentaires artiens sur l’Éthique : la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem (anonyme, 1230-1240), le Commentaire de Paris (anonyme, 1235-1240), l’Expositio super Ethica Nova et Vetere (Robert Kilwardby, 1240-1245) et la Lectura cum

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questionibus in Ethicam Novam et Veterem (anonyme [Pseudo-Peckham], 1240-1244)26. Concernant ces quatre textes, l’examen se concentre d’abord sur les passages consacrés à trois fragments très représentatifs de la conception aristotélicienne de la méthodologie de l’éthique : d’une part, ÉN II, 2 (1103b25-30), où l’éthique est comparée aux sciences théorétiques, et, d’autre part, ÉN I, 1 (1094b11-21) et ÉN II, 2 (1103b34-1104a8), où Aristote considère le caractère indéfini propre à l’objet de l’éthique et les caractères présentés par le discours s’y rapportant. On s’occupe ensuite des passages portant sur ÉN II, 4-5 (1105b19-1107a8), exposant la définition générique et la différence spécifique de la vertu, un fragment du texte qui s’avère très pertinent car les maîtres y trouvent une connaissance sur l’essence de la vertu exposée par division, définition et démonstration.

La troisième partie, quant à elle, contient une première édition critique sélective du texte de la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem. Cette édition comprend le Prologue et les leçons II et VII (édités au complet), ainsi que les parties le plus significatives des leçons I, III, IV, V et VI. Cette édition s’accompagne d’une traduction française.

Chaque chapitre (à l’exception du présent chapitre d’introduction) est suivi d’un bilan récapitulatif, dont la lecture séparée sert à faire ressortir les points les plus remarquables de l’exposé.

III. État de la question

III.1 La Lectura Abrincensis27

La Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem fait partie des tout premiers commentaires sur l’Éthique à Nicomaque, ouvrage incorporé aux cours de la Faculté des arts de l’Université de Paris en 1215. Divisée en leçons28 (unités de lecture servant à organiser l’étude), elle est probablement le produit de l’enseignement oral, quoique le texte qui nous est parvenu suppose un certain travail d’édition postérieur à ce qui a dû être le premier rapport écrit de ce cours. Nous pouvons placer sa rédaction vers 1230-1240.

26 Ces quatre commentaires seront décrits en détail dans le chapitre suivant.

27 On se limite ici à mentionner certains sujets qui seront développés en détail dans les chapitres II et III de

cette première partie, auxquels nous renvoyons pour les références pertinentes.

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Les six commentaires artiens sur l’Éthique à Nicomaque antérieurs à 1250, parmi lesquels se compte la Lectura Abrincensis, font l’objet, depuis quelques années, d’un intérêt renouvelé : certaines éditions récentes ont fait connaître une partie importante de ces textes ; d’autres devraient voir le jour bientôt29. Or, à la différence de ces textes, la Lectura Abrincensis demeure encore très peu étudiée ; et, jusqu’à présent, elle ne bénéficie d’aucune édition critique, de manière que le texte est accessible uniquement dans sa source manuscrite (sauf pour certains fragments, plus ou moins extensifs, transcrits dans divers travaux). Certaines études consacrées à l’éthique du XIIIe siècle omettent toute mention à la Lectura Abrincensis ; c’est le cas de Luscombe dans son bref mais censément exhaustif article sur l’éthique au début du XIIIe siècle30 et de certains des travaux de Celano31. En plus, les études qui s’occupent de la Lectura ne le font que de manière oblique, dans le cadre de recherches plus amples portant soit sur la totalité des commentaires, soit sur quelques-uns d’entre eux en particulier.

A. Birkenmajer ne la mentionne que très brièvement pour situer sa composition dans le premier quart du XIIIe siècle32 (date que répéteront le reste des spécialistes)33. O. Lottin s’en occupe de manière plus approfondie : son étude compare la Lectura à deux autres commentaires contemporains, le Commentaire de Paris (1235-1240) et la Lectura cum questionibus de l’anonyme souvent nommé Pseudo-Peckham (1240-1244). Lottin travaille fondamentalement (en ce qui concerne la Lectura) sur le problème du libre arbitre,

29 On énumère, au chapitre II, les six commentaires de la période 1230-1245, tout en fournissant la liste

d’éditions disponibles et les études philosophiques les plus pertinentes.

30 D.LUSCOMBE, « Ethics in the Early Thirteenth century », dans L.HONNEFELDER,R.WOOD,M.DREYER

et M.ARIS (éds). Albertus Magnus und die Anfänge der Aristoteles-Rezeption im Lateinischen Mittelalter, Münster, Aschendorff, 2005, p. 657-683.

31 A.CELANO, Aristotle’s Ethics and Medieval Philosophy : Moral Goodness and Practical Wisdom,

Cambridge, Cambridge University Press, 2015 ; ID., « The end of Practical Wisdom ».

32 A.BIRKENMAJER, « Le rôle joué par les médecins et les naturalistes dans la réception d’Aristote aux XIIe

et XIIIe siècles » dans Studia copernicana, I, 1970, p. 73-87 (première apparition dans Pologne au VIe

Congrès international des sciences historiques, Oslo, 1928, Varsovie, 1930).

33 Pour Gauthier, la Lectura Abrincensis est probablement « le plus ancien de ces commentaires » ; R.A.

GAUTHIER, « Appendix : Saint Thomas et l’Éthique à Nicomaque », dans THOMAS D’AQUIN, Sententia libri Politicorum ; Tabula libri Ethicorum, éd. R.A.GAUTHIER, Rome, Sainte Sabine (coll. « Sancti Thomae de Aquino Opera omnia », XLVIII), 1971, p. XVI ; la conclusion est reproduite par Wieland, qui affirme que la Lectura est « [...] probably the oldest commentary on the Ethica Vetus » ; WIELAND, « The Reception and Interpretation of Aristotle’s Ethics », p. 658. Cf. aussi, O.LOTTIN, « Psychologie et morale à la Faculté des arts de Paris aux approches de 1250 » dans Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles, Louvain,

Gembloux, 1942, tome I, p. 506 et I.ZAVATTERO, « Moral and Intellectual Virtues in the Earliest Latin Commentaries on the Nicomachean Ethics », dans I. BEJCZY (éd.), Virtue Ethics in the Middle Ages: Commentaries on Aristotle’s Nicomachean Ethics, 1200 -1500, Leiden, Brill, 2008, p. 34.

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la distinction entre vertus infuses et vertus acquises et l’opposition bien-mal, tout en fournissant de longues transcriptions des manuscrits34.

G. Wieland s’est occupé de la Lectura Abrincensis de manière un peu plus ample, tout en l’incluant dans sa longue étude Ethica-Scientia practica ; il y traite plusieurs aspects importants des premiers commentaires latins de l’Éthique, tels que la discussion sur le statut de l’éthique en tant que discipline philosophique, le libre arbitre, et la conception du bonheur comme idéal contemplatif. Nous avons déjà explicité certains points de l’interprétation de Wieland en ce qui concerne l’ensemble des tout premiers commentaires sur l’Éthique (auxquels s’ajoute parfois l’opinion de Celano) ; nous reviendrons ci-dessous sur certains points plus spécifiques.

Plus récemment, V. Buffon (qui a d’ailleurs donné à notre texte le titre « Commentarium Abrincensis in Ethicam Veterem ») se limite à analyser le texte de la Lectura dans le cadre de l’étude de la réception de la doctrine avicennienne des deux faces de l’âme ; elle insiste sur le fait que, en faisant preuve d’un grand éclectisme, notre auteur combine les théories platonicienne et aristotélicienne de l’âme, dans le but de justifier la distinction entre vertus intellectuelles (liées à la face supérieure de l’âme) et vertus morales ou consuetudinales (liées à la face inférieure de l’âme). On trouve en plus, dans ce travail, une utile transcription des fragments concernés (une section du Prologue [A, f. 90r-90v] et une section de la première leçon [f. 91r-91v]), accompagnée d’une traduction française35.

I. Zavattero, quant à elle, signale uniquement les points de la Lectura pouvant se rapprocher du Commentaire de Paris, commentaire auquel elle consacre à présent un travail d’édition (qui vient compléter les travaux de R.A. Gauthier). Parmi les points notables de ces rapprochements nous pouvons mentionner la doctrine de la recta ratio, que

34 Surtout pour le Commentaire de Paris et le Commentaire de Pseudo-Peckham ; pour ce qui est de la Lectura

Abrincensis, Lottin transcrit de grands morceaux des f. 107v et 116r, ainsi que quelques fragments des f. 91r-98v (entre autres), à partir du seul manuscrit conservé (Avranches, Bibliothèque municipale, 232). Cf. O. LOTTIN, « Psychologie et morale à la Faculté des arts de Paris aux approches de 1250 », p. 503-534.

35 V. BUFFON, L’idéal éthique des maîtres ès arts de Paris vers 1250, avec édition critique et traduction

sélectives du Commentaire sur la Nouvelle et la Vieille Éthique du Pseudo-Peckham, thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en Philosophie pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D), Faculté de Philosophie, Université Laval, Québec, 2007, p. 7, 120-122, 423-424.

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les deux commentaires considèrent (du moins selon l’une des acceptions possibles) comme innée36.

III.2. La Lectura Abrincensis et les premiers commentaires artiens sur l’Éthique : la question méthodologique

Avec ses considérations sur la « mésinterprétation praxistique », Wieland est le premier à s’occuper des conséquences méthodologiques de la division des aspects théorique et appliqué de l’éthique (ethica docens – ethica utens) : son étude considère non seulement la Lectura Abrincensis (sur laquelle il passe trop vite), mais aussi le Commentaire de Paris, la Lectura du Pseudo-Peckham et l’Expositio de Kilwardby (ainsi que des auteurs postérieurs, tels qu’Albert et Thomas). Le problème de la distinction docens-utens a été repris par plusieurs spécialistes après Wieland : or, la plupart de leurs études visent les développements d’Albert le Grand, sans se soucier des antécédents artiens de la période 1230-1250, à qui on consacre, au maximum, une note de bas de page (tout en évoquant les travaux de Wieland)37. Il y a tout de même quelques exceptions : Celano dédie un bref article au problème du statut scientifique de la philosophie morale et sa manière de procéder chez Kilwardby38 ; A. Fidora considère le point de vue de Kilwardby sous un angle différent : il examine les problèmes épistémologiques dérivés du manque de stabilité de l’objet des disciplines pratiques à partir d’une mise en rapport des considérations sur les arts pratiques et la physique faites dans le De ortu scientiarum (ca. 1250) avec le

36 I. ZAVATTERO, « L’acquisition de la vertu dans les premiers commentaires latins de l’Éthique à

Nicomaque », dans A.MUSCO,C.COMPAGNO,G.MUSOTTO et S.D’AGOSTINO (dir.), Universalità della Ragione. Pluralità delle Filosofie nel Medioevo. XII Congresso Internazionale di Filosofia Medievale, Palermo, 17-22 settembre 2007, volumen II.1, Palermo, Officina di Studi Medievali, 2012, p. 235-243.

37 Les travaux sur Albert sont en effet nombreux et très détaillés. Parmi les études les plus remarquables, on

peut signaler : M.J.TRACEY, The Character of Aristotle’s Nicomachean Teaching in Albert the Great’s Super Ethica Commentum et Quaestiones (1250-1252), thèse de doctorat, University of Notre Dame, Notre Dame, Indiana, 1999 (où Tracey critique la position de Wieland) ; J.MÜLLER, « Albert the Great and the Pagan Ethics : His elaborations on the Scientific Character of Ethics », dans G. DONAVIN et al., Disputatio 5 : Two Forms of Argument : Disputation and Debate, Oregon, Wipf and Stock, p. 47-52, 2002 ; B.TREMBLAY, « Nécessité, rôle et nature de l’art logique d’après Albert le Grand », Bochumer Philosophisches Jahrbuch für Antike und Mittelalter, 12 (2007), p. 97-156 ; S.B.CUNNINGHAM, « Meta-ethical Reflections on ‘Moral Science’ and its procedures », dans Reclaiming Moral Agency : The Moral Philosophy of Albert the Great, Washington, The Catholic University of America Press, 2008, p. 79-92 ; A.ROBERT, « L’idée de logique morale aux XIIIe et XIVe siècles », Médiévales, 63 (2012), p. 27-45 ; ID., « Le débat sur le sujet de la logique et la réception d’Albert le Grand au Moyen Âge », dans J.BRUMBERG-CHAUMONT, Ad notitiam ignoti. L’Organon dans la translatio studiorum à l’époque d’Albert le Grand, Brepols, Turnhout, 2013, p. 467-512.

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commentaire sur les Seconds Analytiques (ca. 1237-1245)39. V. Buffon, pour sa part, s’est occupée récemment de l’interprétation artienne des excursus méthodologiques de l’Éthique ; elle se concentre particulièrement sur la Lectura du Pseudo-Peckham (tout en consacrant quelques lignes à Kilwardby et à certains des commentaires postérieurs)40. T. Köhler41, quant à lui, revient sur la méthode de l’éthique en exposant plusieurs fragments des divers commentaires du milieu artien (sans toutefois s’engager dans une discussion approfondie ; il s’agit d’une description très générale)42. Ces études sont souvent très brèves (surtout en ce qui concerne la Lectura Abrincensis et le Commentaire de Paris) ; mais les discussions artiennes sur le statut et la méthodologie de l’éthique, dont l’influence sur Albert peut éventuellement s’avérer révélatrice, méritent sans aucun doute plus d’attention. Nous reviendrons au besoin sur les détails de ces études dans le corps du travail.

39 A.FIDORA, « Causality, contingency and science in Robert Kilwardby », Anuario filosófico, 44, 1 (2001),

p. 95-109.

40 V.BUFFON, « La certeza y la cientificidad de la Ética en los comentarios a la Ética Nicomaquea durante el

siglo XIII », dans V.BUFFON (dir.) et al., Philosophia artistarum. Discusiones filosóficas de los maestros de artes de París, Santa Fe, Ediciones UNL, 2017, p. 168-172.

41 T.W. KÖHLER,Grundlagen des philosophisch-anthropologischen Diskurses im dreizenten Jahrhundert:

die Erkenntnisbemühng um den Manschen im zeitgenössischen Verständnis, Leiden, Boston ; Köln, Brill, 2000.

42 Les seuls à tenir compte des considérations méthodologiques présentes dans la Lectura Abrincensis sont

G. Wieland et T. Köhler. WIELAND, « Ethica docens – ethica utens », p. 597, ID., Ethica-Scientia practica, p. 124 ; KÖHLER,Grundlagen des philosophisch-anthropologischen Diskurses im dreizenten Jahrhundert, p. 417-418.

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Chapitre II. Étude historico-philologique : la date, le milieu de composition et les sources de la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem

I. Date et milieu de composition : considérations générales

Dans le chapitre précédent, nous avons caractérisé brièvement la Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem et nous avons passé en revue la littérature spécialisée qui s’en occupe. Comme nous l’avons vu, tous les spécialistes s’accordent à dire (quoiqu’ils le fassent sans offrir d’arguments) que la Lectura est le plus ancien des commentaires artiens sur l’Éthique. La raison de cela est peut-être qu’elle est censée se trouver dans le plus ancien manuscrit, car Lacombe croit que les textes réunis dans le codex Abrincensis 232 ont été copiés entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe1. Or les autres descriptions de ce codex affirment que les textes réunis là ont été copiés entre la fin du XIIe et le début du XIVe siècle, et que le commentaire anonyme a été copié au XIIIe siècle (sans préciser davantage la date)2. En outre, Valeria Buffon signale un problème concernant la datation de Lacombe : les pages finales de la section consacrée à la Lectura Abrincensis font en réalité partie du Commentaire du Ps. Peckham, datant de la période 1240-1244 (f. 123r-125v)3. À cela, nous pouvons ajouter que la presque totalité des pages précédant les folia 123r-125v sont de la même main, et doivent avoir été copiées à la même époque. En raison de cela, nous pouvons affirmer que l’ancienneté de la Lectura Abrincensis par rapport au reste des commentaires ne va pas de soi ; comme nous allons le montrer, sa date de composition ne doit pas être placée avant 1225-1228 (cette date pouvant être repoussée à 1231, date à laquelle se termine l’importante grève universitaire commencée en 1229, pendant laquelle les maîtres et les étudiants avaient

1 G.LACOMBE et al., Aristoteles Latinus. Codices, Rome, La libreria dello Stato (coll. « Corpus philosophorum

medii aevi »), 1939, Pars prior, p. 437, n. 408.

2 R.A. Gauthier, éditeur des traductions latines médiévales de l’Éthique, se limite à indiquer que la partie de ce

codex contenant l’Ethica nova date du XIIIe siècle. Les Catalogues énumérant les codices du fonds ancien

d’Avranches indiquent aussi, pour les folia contenant la Lectura Abrincensis, le XIIIe siècle. Voir R.A.

GAUTHIER, « Praefatio », dans ARISTOTE, Ethica Nicomachea, éd. R.A.GAUTHIER, Leiden, Bruxelles ; Brill, Desclée de Brouwer (coll. « Aristoteles Latinus », XXVI I-3, fasciculus primus), 1974, p. LIX, n. I ; M.F. RAVAISSON, Rapports au ministre de l’instruction publique sur les bibliothèques des départements de l’ouest, suivi de pièces inédites, Paris, Joubert, 1841, p. 165-170 (Ravaisson fait référence à ce codex comme « n° 1763 »). Voir aussi MINISTÈRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES BEAUX-ARTS, Catalogue Général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, Tome X, Paris, Plon, 1889, p. 110-112. Du point de vue paléographique, rien ne semble empêcher de dater cette partie du codex du milieu du XIIIe siècle.

3 BUFFON, L’idéal éthique des maîtres ès arts, p. 202, avec la note 2. Nous revenons sur ce commentaire

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quitté la ville de Paris), le terminus ante quem étant toujours 1240, le même que l’on a établi pour le Commentaire de Paris et le Commentaire de Naples1. En tous cas, plutôt que d’être « un commentaire de première heure » datant du premier quart du XIIIe siècle, comme le croyait Birkenmajer2, la Lectura Abrincensis paraît provenir, comme nous le verrons, d’une époque où l’enseignement de l’Éthique était déjà bien établi, probablement vers 1230-1240. Or, pour montrer cela, il convient de rappeler certains faits essentiels sur le contexte de production de cette Lectura.

I.1. L’enseignement de l’Éthique à Nicomaque

L’Éthique était déjà incorporée au programme d’études de la Faculté des arts3 de l’Université de Paris4 dans le premier statut que l’on conserve aujourd’hui, celui promulgué par le cardinal légat Robert de Courçon en août 1215. Ce statut énumérait l’Éthique parmi le contenu des cours facultatifs (comme semble l’indiquer l’expression si placet, « si l’on veut ») à donner lors des jours de fête5.

Vers 1255 un nouveau statut (édicté cette fois par les maîtres eux-mêmes, selon le droit octroyé par la bulle Parens scientiarum de 1231)6 inclut l’Éthique parmi les contenus

1 Cf. ci-dessous, section I.2.

2 Qui est le premier à attribuer à la Lectura Abrincensis une date de composition précise. A.BIRKENMAJER, « Le

rôle joué par les médecins et les naturalistes dans la réception d’Aristote aux XIIe et XIIIe siècles », p. 80. 3 Il n’est peut-être pas inutile de rappeler la place de la Faculté des arts dans l’Université de Paris : elle était le

passage obligé pour accéder aux facultés supérieures de Théologie, Médecine et Droit.

4 Déjà constituée en 1208-1209 en tant qu’association organisée des maîtres et étudiants. Voir J.VERGER (avec

la collaboration de D.JULIA, J.C.PASSERON et al.), Histoire des Universités en France, Toulouse, Privât, 1986, p. 29 ; N.GOROCHOV, « Le milieu universitaire à Paris dans la première moitié du XIIIe siècle », dans J.VERGER

et O.WEIJERS (éds), Les débuts de l’enseignement universitaire à Paris (1200 – 1245 environ), Turnhout, Brepols (coll. « Studia Artistarum », 38), 2013, p. 49-50. Voir aussi la lettre d’Innocent III dans H.DENIFLE et É.CHÂTELAIN, Chartularium Universitatis parisiensis (= CUP), Delalain, Paris, 1889, t. I, n.8, p. 67-68, dans laquelle on parle déjà d’une societas magistrorum.

5 CUP, t. I, n. 20, p. 78 : « Non legant in festiuis diebus nisi philosophos et rhetoricas, et quadruuialia, et

barbarismum, et ethicam, si placet, et quartum topichorum ». Ce même statut interdisait l’enseignement de la Métaphysique et des libri naturales d’Aristote et prescrivait l’enseignement obligatoire des logiques nova et vetus, ainsi que de la Grammaire de Priscien. Sur la vraie portée de l’expression « in festiuis diebus » qui, apparemment, n’excluait pas totalement la possibilité d’enseigner ces livres en dehors des jours fériés, voir P. DELHAYE, La place des arts libéraux dans les programmes scolaires du XIIIe siècle, dans « Arts libéraux et

philosophie au Moyen Âge », Montréal, Paris ; Institut d’études médiévales, Vrin, 1969, p. 168, avec la note 18.

6 CUP, t. I, n. 79, p. 138 : « Ceterum quia ubi non est ordo, facile repit error, constitutiones seu ordinationes

providas faciendi de modo et hora legendi et disputandi [...], qui et qua hora et quid legere debeant [...] vobis concedimus facultatem ». La bulle du pape Grégoire IX maintenait l’interdiction de 1215 d’enseigner la Métaphysique et les libri naturales jusqu’à ce que son contenu soit « dépuré » des erreurs ; pourtant, sans que cette épuration ait abouti, le nouveau statut les inclut parmi les contenus obligatoires. Cf. CUP, t. I, n. 79, p.

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obligatoires, tout en indiquant le temps minimum pendant lequel il fallait tenir des leçons sur le texte : douze semaines si on l’étudiait en même temps qu’un autre livre, six s’il était étudié tout seul. Ce statut présentait aussi la division de l’Éthique que l’on trouve reproduite dans les commentaires artiens d’avant 1250 : une division en quatre livres partiels (quantum ad quatuor libros)1, qui correspondaient aux livres I (Ethica Nova), et II-III (Ethica Vetus)2, les seuls connus avant 1247.

On a remarqué que les prescriptions de ce nouveau statut étaient déjà pratiquées bien avant 1255 : le statut ne faisait que consolider une façon de procéder déjà mise en place, comme le suggèrent par exemple le fait que la lecture de l’Éthique était exigée pour l’admission à l’examen de licence en 1250, ainsi que l’inclusion d’une importante section consacrée aux quatre livres de l’Éthique dans le Guide de l’étudiant (1230-1240), Guide qui constituait justement une aide à la préparation des examens et qui portait sur des contenus effectivement enseignés dans les cours3.

La Lectura Abrincensis est donc l’un des textes reflétant la réception et l’enseignement de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote à la Faculté des arts de Paris dans la première moitié du XIIIe siècle. La forme bien développée de ce commentaire, qui correspond très clairement au « commentaire de type parisien » florissant entre 1230 et 12604, la division

138 : « [...] et libris illis naturalibus, qui in Concilio provincialis ex certa causa prohibiti fuere, Parisius non utantur, quousque examinati fuerint et ab omni errorum suspitione purgati ».

1 CUP, t. I, n. 246, p. 278 : « Ethicas quantum ad quatuor libros in xij septimanis, si cum alio legantur ; si per

se non cum alio, in medietate temporis ».

2 Comme l’indique C. Lafleur ; toutefois, I. Zavattero rejette cette idée et croit que la traduction utilisée était

celle de Grosseteste, même si l’on étudiait uniquement les premiers quatre livres. Voir I. ZAVATTERO, « L’éthique et la politique à la Faculté des arts de Paris dans la première moitié du XIIIe siècle », dans VERGER

et WEIJERS (éds), Les débuts de l’enseignement universitaire à Paris, p. 164 ; cf. C.LAFLEUR, « Transformations et permanences dans le programme des études à la Faculté des arts de l’Université de Paris au XIIIe siècle  : le

témoignage des “Introductions à la Philosophie ˮ et des “Guides de l’étudiant ˮ », LTP, 54, 2 (1998), p. 407.

3 Voir LAFLEUR, « Transformations et permanences », p. 402 (avec le texte 8.1) et 407 ; ID. (avec la collaboration

de J.CARRIER), « L’enseignement philosophique à la Faculté des arts de l’Université de Paris en la première moitié du XIIIe siècle dans le miroir des textes didascaliques », LTP, 60, 3 (2004), p. 423 ; ID., « Chapitre III :

présentation des quatre opuscules », Quatre introductions à la philosophie au XIIIe siècle, Montréal, Paris ;

Institut d’études médiévales, Vrin, 1988, p. 149 ; I.ZAVATTERO, « L’éthique et la politique à la Faculté des arts de Paris », p. 164-165.

4 Chaque leçon de la Lectura Abrincensis inclut ces parties : divisio textus, intentio ou sententia, questiones et

expositio littere. Sur la structure des Commentaires de type parisien, voir O.WEIJERS, « La structure des commentaires philosophiques à la Faculté des arts : quelques observations », dans G.FIORAVANTI et al., Il commento filosofico nell’occidente latino (secoli XIII-XV), Atti del colloquio Firenze-Pisa, 19-22 ottobre 2000, organizzato dalla SISMEL, Turnhout, Brepols (coll. « Rencontres de Philosophie Médiévale », 10), 2002, p. 17-41 ; ID., La ‘disputatio’ à la Faculté des arts de Paris (1200-1350 environ), Turnhout, Brepols (coll. « Studia Artistarum », 2), 1995, p. 12-14.

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du texte (qui semble bien correspondre à celle du statut de 1255), ainsi que les parallèles étroits avec certains commentaires de la période 1230-12451, nous laissent croire que la Lectura s’accommode assez bien à l’état de choses dont témoigne le statut de 1255, tout en étant antérieure ; en conséquence, la Lectura s’avère être l’un des témoins privilégiés de ce que C. Lafleur a appelé la « métamorphose » des artiens en philosophes2.

I.2. Les premiers cours sur l’Éthique à Nicomaque

Outre la Lectura Abrincensis, cinq commentaires d’origine parisienne datant de la période 1225-1247 sont parvenus jusqu’à nous. Il s’agit en général de commentaires ayant comme origine des cours donnés à la Faculté des arts.

* La Lectura cum questionibus in Ethicam Novam et Veterem du Pseudo-Peckham. Le plus développé de ces commentaires est sans aucun doute celui de l’anonyme appelé « Pseudo-Peckham », qui inclut des leçons sur les livres I-III (le commentaire sur ce dernier étant incomplet, car il porte sur l’editio brevior de l’Ethica Vetus) et qui est certainement postérieur à 12403. Ce commentaire a connu une diffusion moins restreinte que le reste des commentaires ici décrits, comme en témoigne le fait qu’il est transmis dans quatre témoins différents. Il y a d’une part deux témoins complets : le ms. Firenze, Biblioteca nazionale, Conv. sopp. G4 853 (dorénavant F), f. 1r-77v et le ms. Oxford, Bodleian Library, lat. misc. c. 71, f. 2ra-52r (dorénavant O). D’autre part, deux copies partielles sont transmises dans les

1 Cf. Première partie, chapitre III ; Deuxième partie, chapitre II.

2 « Transformations et permanences », p. 389-392. Lafleur y donne une vision claire et schématique de

l’évolution opérée dans le temps qui sépare les statuts de 1215 et 1255 : en 1215, il est interdit d’enseigner la Métaphysique et les libri naturales d’Aristote ; en 1255, la plus grande partie des cours porte sur ces livres. Ainsi, C. Lafleur voit surgir vers 1250 « une nouvelle conception du savoir » qui va bientôt remettre en cause « la sagesse chrétienne », conception bien exprimée dans les apologies de la philosophie des années 1240-1270 ; LAFLEUR, « Scientia et Ars dans les Introductions à la philosophie des maîtres ès arts de l’Université de Paris au XIIIe siècle », p. 45-47. À cette prise de position de Lafleur s’oppose celle d’A. de Libera, qui exprime ses

réserves sur la possibilité d’accorder au « philosophisme » de la période 1240-1260 un rôle « de développement » qui, à son avis, n’est atteint que plus tard, au moment de la rencontre « entre le travail de l’artiste et la vision de la philosophie transmise par son corpus » ; cf. A. DE LIBERA, « Faculté des arts ou Faculté de philosophie ? », dans WEIJERS et HOLTZ (éds), L’enseignement des disciplines à la Faculté des arts, p. 439-441 ; toutefois, de Libera lui-même considère ailleurs la thèse contraire (en affirmant notamment que « Avant même que n’intervienne un Boèce de Dacie ou un Siger de Brabant, le philosophisme s’était emparé de la Faculté des arts ») ; A. DE LIBERA, « Structure du corpus scolaire de la métaphysique dans la première moitié du XIIIe siècle », dans C.LAFLEUR et J.CARRIER (éds), L’enseignement de la philosophie au XIIIe siècle :

autour du « Guide de l’étudiant » du ms. Ripoll 109, Actes du colloque international édités, avec un complément d’études et de textes, Turnhout, Brepols, 1997, p. 88.

3 Sur la datation de ce commentaire et les problèmes qui en découlent, voir BUFFON, L’idéal éthique des maîtres

ès arts, p. 9-12 ; ID., « Anonyme (Pseudo-Peckham) ‘Lectura cum questionibus in Ethicam novam et veterem’ (vers 1240-1244). Prologue », RTPM, 78, 2 (2011), p. 304-314.

Figure

Tableau 1: Communia Salmanticana. Division en chapitres (ÉN II et III)
Tableau 2: Lectura Abrincensis. Division générale de l’Éthique
Tableau 3: Espèces de la qualité
Tableau 4: Lectura Abrincensis. Opposition multiple entre vice et vertu (medietas, indigentia, superhabundantia)
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Références

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