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Chapitre III. Étude historico-philosophique : la division de l’Éthique à Nicomaque dans la première moitié

II. Les quatre causes de la vertu : discussion de la division générale et du propos du deuxième livre de

II.2. Le Commentaire anonyme de Paris

Du point de vue « matériel », la division générale présentée par le Commentaire de Paris coïncide avec celle de la Lectura Abrincensis : l’anonyme de Paris emploie aussi cette division en cinq livres (quoique la division en chapitres soit différente)3. Il reconnaît aussi que le livre I s’occupe de la cause finale de la vertu (la félicité), et que le livre III s’occupe (au moins partiellement) de sa cause efficiente. Or, il existe un conflit concernant le propos du livre II, car, pour le commentateur de Paris, l’Éthique ne s’occupe pas des causes matérielle et formelle de la vertu, mais seulement de ses causes finale et efficiente.

Tout se passe comme si l’auteur du Commentaire de Paris voulait remettre en cause l’interprétation de la Lectura Abrincensis. Le Commentaire de Paris introduit une question

1 ANONYME, Lectura Abrincensis in Ethicam Veterem, lectio VIII, A, f. 108r : « Virtute itaque, etc.

Determinatum est in duobus libris precedentibus de uirtute quantum ad tres causas eius : de fine, ut determinatum est in principiali que est felicitas ; in secundo uero determinatum est de causa materiali que est necessitas et de forma [...]. Consequenter in hoc tertio libro determinat de uirtute quantum ad causam efficientem que est uoluntas appropriata per eligentiam, ut sic cognoscatur <uirtus> quantum ad omnes sui causas ».

2 ANONYME, Lectura Abrincensis in Ethicam ueterem, lectio XIII, A, f. 120r : « Quoniam igitur medietas etc.

Dictum est de uirtute consuetudinali in communi quantum ad omnes sui causas. Consequitur determinatio (corr. ex determinatam) ipsius in suis speciebus ».

3 Nous n’allons pas nous attarder sur le détail de la division employée par le Commentaire de Paris. Il suffit de

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concernant justement la pertinence de traiter des causes matérielle et formelle de la vertu dans la science morale :

Quelqu’un pourrait se demander, puisque la vertu a une cause matérielle et une cause formelle, de même <qu’elle a> une <cause> efficiente et une <cause> finale, pourquoi, dans la science morale, <l’auteur> détermine de la vertu en rapport à la <cause> finale et à la <cause> efficiente, et non pas en rapport à la cause matérielle et à la <cause> formelle1.

Le maître répond que les causes formelle et matérielle de la vertu ne doivent pas être traitées dans la science morale, car elles sont le sujet d’autres sciences. La cause matérielle est donc étudiée dans le Liber de anima, tandis que sa cause formelle, identifiée à la définition de la vertu, tombe dans le domaine du dialecticien. En répondant ainsi à la dubitatio, le maître informe qu’il s’agit de l’opinion de « certains qui veulent que dans cette science Aristote traite de la vertu en rapport à sa cause formelle » :

À cela il faut dire que la vertu, si elle a une matière, ou bien cette matière est la matière dans laquelle <elle est>, ou bien cette matière est la matière à partir de laquelle <elle est>. La matière ‘dans laquelle’ de la vertu, à savoir <son> sujet, est l’âme, et celle-ci est traitée et doit être traitée dans le livre De l’âme, et non pas ici, <dans le livre des Éthiques>. Or, la vertu n’a pas une autre matière, car les opérations ne sont pas la matière de la vertu. En effet, à partir des opérations se produit la vertu, et à partir de la vertu sont provoquées les opérations, mais la matière et l’efficient ne peu<ven>t pas être la même <chose>. Et ainsi il est patent que les opérations ne sont pas la matière à partir de laquelle est la vertu. Et similairement, <la vertu> n’a pas de forme, sauf si on dit ‘forme’ dans le sens où (= sicut) la définition est la forme du défini. D’où certains veulent dire que dans cette science Aristote traite de la vertu en rapport à la cause formelle, qui est posé ici <comme> sa définition, par laquelle <elle> est prise à partir de la cause formelle. Mais cela n’est rien, car la forme qu’est la définition ne concerne pas le <philosophe> moral, mais plutôt le dialecticien. Et ainsi il est patent que <l’auteur> ne doit pas traiter de la vertu en rapport à la cause matérielle ou à la <cause> formelle2.

1 ANONYME, Lectura in Ethicam Veterem (alias Commentaire de Paris), P, f. 153vb : « Possit aliquis dubitare,

cum uirtus habeat causam materialem et causam formalem, sicut efficientem et finalem, quare determinat in morali scientia de uirtute in comparatione ad causam finalem et efficientem, et non in comparatione ad causam materialem et formalem ».

2 ANONYME, Lectura in Ethicam Veterem (alias Commentaire de Paris), P, f. 153vb : «Ad hoc dicendum quod

uirtus, si habet materiam, aud illa materia est materia in qua aud est materia ex qua. Materia ‘in qua’ uirtutis scilicet subiectum est anima et illa determinatur et debet determinari in libro De anima, et non hic. Virtus autem non habet aliam materiam, quia operationes non sunt materia uirtutis. Ex operationibus enim fit uirtus et ex uirtute item eliciuntur operationes, sed idem non potest esse materia et efficiens. Et sic patet quod operationes non sunt materia ex qua est uirtus. Et similiter non habet forma nisi ‘forma’ dicatur sicut diffinitio est forma diffiniti. Vnde uolunt dicere quidam quod in ista scientia determinat Aristotiles de uirtute in comparatione ad

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Ces opinions rejetées par le commentateur se laissent lire très clairement dans la Lectura Abrincensis, pour qui la cause matérielle de la vertu est constituée par les opérations effectuées dans le moyen terme vertueux, alors que la cause formelle correspond à la définition de la vertu par son genre et sa différence spécifique. Nous ne pouvons pas assurer que ce « quidam » renvoie directement à la Lectura Abrincensis. Pourtant, cette discussion reflète sans aucun doute des débats réels ayant lieu à la Faculté des arts des années 1230- 1240, et notre Lectura représente bien la position de l’une des parties en présence. Nous voyons ici une raison de plus pour situer la Lectura Abrincensis dans le même milieu intellectuel que le Commentaire anonyme de Paris.

Or, qu’en est-il de ce livre II dans le Commentaire de Paris, s’il ne traite pas des causes matérielle et formelle de la vertu ? Quelle est sa place dans la division générale de l’Éthique ? Le maître anonyme rejoint ici les Communia salmantins1 en distinguant deux parties dans le traitement de la cause efficiente, développée dans les livres II et III : l’une concernant la cause efficiente immédiate (ou « proxima », selon les Communia), l’autre concernant la cause efficiente éloignée (« remota »). Or, l’ordre proposé par les Communia salmantins est inversé : pour l’auteur du Commentaire de Paris, le livre II s’occupe de la cause efficiente immédiate de la vertu, qu’il appelle la « causa efficiens imperata » ; les opérations dans la médiété, commandées par la volonté (qui sera la cause éloignée de la vertu, traitée dans le livre III), sont bel et bien la cause efficiente prochaine des vertus. Il semble donc qu’il y avait ici un autre des points controversés concernant le rôle de chacun des livres de l’Éthique. L’incomplétude de ces deux textes nous empêche d’aller plus loin. La partie du Commentaire de Paris consacrée au livre III ne nous est pas parvenue ; on doit se reporter à cette courte référence au début du commentaire du deuxième livre. En outre, dans les Communia salmantins font aussi défaut, comme nous l’avons remarqué, les questions consacrées à la discussion du troisième livre.

causam formalem, quia ponitur hic eius diffinitio, qua sumitur a causa formali. Sed hoc nihil est, quia forma que est diffinitio non pertinet ad moralem, sed ad dialecticum potius. Et sic patet quod non debet determinare de uirtute in comparatione ad causam materialem uel formalem ».

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