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Article pp.127-152 du Vol.132 n°1 (2011)

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Texte intégral

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Revue de synthèse : tome 132, 6e série, n° 1, 2011, p. 127-152. DOI : 10.1007/s11873-010-0146-8

ARTS ET FABRIQUE DE LA VISION

Olivier BOulnOis, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge,

ve-xvie siècle, Paris, Le Seuil (Des Travaux), 2008, 488 p., ill., bibliogr.

Il y a deux façons de lire l’important ouvrage qu’Olivier Boulnois a consacré à l’image. La première consiste à prendre ce livre comme une histoire des doctrines de l’image du ve au xvie siècle. Et de fait, il s’agit bien d’un des objectifs de ce projet, que de rendre compte de l’impressionnante production théologique et philo- sophique que suscita ce concept au cours du Moyen Âge. L’ambition est énorme et largement comblée. L’auteur traverse un millénaire d’une tradition intellectuelle d’une effroyable complexité, où la notion d’« image » participe avant tout d’une réflexion sur les formes de vérité. Depuis la position d’Augustin jusqu’à celle de Calvin, c’est un nombre considérable de théories, tantôt célèbres, tantôt complètement inconnues jusqu’alors, souvent ardues, singulières, qui sont exposées, mises en perspective avec une remarquable clarté. On ne peut qu’être impressionné par l’érudition et le tour de force que constitue ce travail qui fournit aux historiens et aux philosophes un remar- quable outil d’ores et déjà incontournable. Olivier Boulnois dégage un domaine de nature théologico-philosophique, qu’il nomme le visuel, dont il cherche à montrer à la fois la cohérence et l’autonomie. Ce champ discursif englobe les réflexions sur la façon dont les dogmes de la foi pouvaient être problématisés visuellement au Moyen Âge, que cela soit à propos des représentations de la divinité ou de la production d’images mentales (belles pages sur l’image méditative chez Hugues de Saint Victor, Aelred de Rielvaux, Ignace de Loyola) ; mais surtout, ce corpus théorique médiéval consacré à l’image produit une réflexion métaphysique qui possède sa logique propre et emprunte des détours parfois surprenants (on sera ainsi frappé par la place que prend la parenté – divine – pour penser le statut de l’image), le tout étant toujours explicité avec une grande justesse. On retiendra, exemple parmi mille, l’éclairage très brillant de la tradition mystique de l’iconologie négative qui, dans les derniers siècles du Moyen Âge, ne cherche plus une forme de déification mais une imita- tion du Christ. Susso allant jusqu’à affirmer : « Cette image, le fils l’est du Père, et cette image, je la suis, moi [Illa sum ego ymago] » (p. 326). La pertinence de cette première lecture de l’ouvrage, qui a le mérite de la cohérence et de la précision, a été largement reconnue puisque l’Académie française a décerné à l’ouvrage son grand prix de philosophie (2008).

Il est dès lors d’autant plus important d’en discuter les prémices et les résultats, comme l’auteur nous y invite à plusieurs reprises. Car en même temps qu’il avance

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dans le cadre qu’il a défini, nicolas Boulnois en discute aussi les limites et les enjeux ; avec une question centrale pour quiconque s’intéresse aux images médiévales : la rareté des textes théoriques consacrés aux images matérielles et à plus forte raison à leur contenu, aux sujets représentés, un fait incontournable qui a d’ailleurs largement contribué à l’incroyable liberté et inventivité de l’image dans l’Occident médiéval, cette dernière se développant à l’écart de contraintes textuelles majeures (à la diffé- rence du milieu orthodoxe). Prenant acte de ce problème, l’auteur le radicalise, et met au cœur de sa démarche deux idées fortes : d’une part, l’indépendance quasi totale entre les théories de l’image et les images matérielles réalisées à la même période ; d’autre part, le caractère premier, « fondamental » écrit Boulnois (p. 16-17), de la théologie vis-à-vis des pratiques. En somme, la métaphysique de l’image donnerait un cadre conceptuel fournissant des conditions de possibilité aux images matérielles, qui n’apparaissent ici que sous la forme d’effets secondaires de théories discutées en amont par des professionnels de la pensée. Concrétisation formelle de cette imper- méabilité entre le discours sur le visuel et le monde des images matérielles, les images incluses dans le texte et le cahier couleur ne sont pratiquement jamais analysées (si ce n’est par de brèves légendes descriptives), et l’auteur semble laisser au lecteur le soin de faire le grand écart entre le concept d’image et les images. Tout se passe comme si, arrivé au seuil de son projet, le philosophe suspendait son discours face à une question insoluble (ou illégitime ?).

Se dessine alors une deuxième lecture de l’ouvrage, qui chercherait justement à combler cet écart. L’auteur l’esquisse avec intelligence, en lançant de nombreuses pistes en cette direction (sans jamais les emprunter totalement) car de fait, malgré sa valeur heuristique, une posture strictement métaphysique s’avérerait au final inte- nable. C’est ainsi que les importants débats que l’auteur relate sur la légitimité de l’image en tant qu’objet de vénération ne se pensent que dans un aller-retour vis-à-vis des pratiques. Tel est le cas de la fameuse lettre de Grégoire le Grand sur la Bible des illettrés, écrite en réaction à des conduites iconoclastes (on regrettera à ce propos que l’auteur ne tienne pas compte de la controverse que cette expression a suscitée au cours des quinze dernières années, engageant notamment M. Camille et J. Baschet).

Par ailleurs, le lien avec les pratiques s’avère extrêmement fertile lorsque l’auteur prend le risque de s’y confronter. C’est le cas lorsqu’il montre comment le passage à la lecture silencieuse entraîne une conception plus « spatiale » du texte, permettant au lecteur de mieux se tourner vers la production d’images intérieures (p. 115 sqq.) ; c’est aussi le cas lorsqu’il montre l’apparition d’images matérielles représentant Dieu le Père à la fin du Moyen Âge qui se développent en l’absence de toute justification théorique, mais qui obligent en retour la théorie de l’image (notamment chez Luther, p. 415-417) à se réformer. Si l’on accepte cette approche, on ne peut plus dès lors affirmer avec l’auteur que la théologie (et la philosophie) est première vis-à-vis des images, et l’on se trouve obligé d’admettre que les images pensent aussi, que les artistes avec leur langage et leurs outils spécifiques font parfois avancer le monde de la pensée autant que les professionnels de l’intellection. une autre histoire de l’image se dessine alors, dont plusieurs chapitres ont déjà été écrits, où les différentes théories du visuel pour- raient être mises en relation avec les innovations artistiques. Dans cette histoire-là, les questions théoriques concernant la limite entre la vénération légitime et l’idolâtrie

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seraient très utilement reliées à une innovation plastique majeure, qui est l’apparition de figures en trois dimensions, à l’instar de la Majesté de Conques (voir par exemple Carlo Ginzburg, « Représentation : le mot, l’idée, la chose », Annales. Économies, sociétés, civilisations, n° 6, 1991, p. 1219-1234), et les propositions de Georges Didi-Huberman sur la façon dont un peintre a pu travailler la notion de figura (Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1992) mériteraient au moins d’être discutées. En dernier lieu, une telle perspective attacherait une impor- tance de premier plan aux écrits d’un homme dont l’absence est ici dommageable, un homme qui, s’il n’est proprement théologien ou philosophe, a cherché à penser avec et par les images : Suger, l’abbé de saint Denis (on renverra ici aux travaux de Jean- Claude Bonne).

En définitive, Au-delà de l’image s’impose comme un ouvrage important, infi- niment utile dans ses avancées, qui pose avec une urgence nouvelle la question du rapprochement de l’histoire des philosophes et celles des historiens (p. 361), en laissant à d’autres le soin d’y répondre.

Pierre-Olivier Dittmar

Guido GuerzOni, Apollo e Vulcano. I mercati artistici in Italia (1400-1700), Venise, Marsilio, 2006, 384 p., bibliogr.

À la croisée de l’histoire économique et de l’histoire de l’art, sur un terrain histo- riographique encore trop peu exploré de manière approfondie et systématique, Guido Guerzoni livre le fruit de plusieurs années de recherches et d’analyse des fonds d’archives des cours italiennes de la Renaissance. Après avoir publié de nombreux arti- cles dédiés au marché de l’art dans l’Italie de la Renaissance et étudié dans le détail le cas de la cour des Este, qui comptent parmi les plus importants commanditaires des xve et

xvie siècles, l’auteur a entrepris le travail de longue haleine qui manquait à ce jour à l’historiographie économique et sociale, malgré les travaux fondateurs de Richard Goldthwaite sur l’économie de l’art, et les contributions toujours plus nombreuses des historiens du collectionnisme ou des sociologues de l’art : comprendre le fonctionne- ment des marchés artistiques. Le double pluriel du titre fait bien évidemment sens : il ne s’agit pas ici de ne s’intéresser qu’aux « beaux-arts » (peinture, sculpture), que la plupart des monographies sur les mécènes, les collectionneurs ou les artistes ont encore tendance à privilégier et qui ne représentent pourtant qu’une part infime des capitaux mobilisés dans ces marchés artistiques ; l’étude de Guido Guerzoni entend englober tous les arts, y compris ceux considérés comme « mineurs », « somptuaires », « appli- qués » ou « décoratifs » (p. 32), qui forment, comme le souligne Enrico Stumpo dans la préface de l’ouvrage, « une des principales dorsales de l’économie pré-industrielle » (p. 17). Car au-delà d’une reconstruction minutieuse et ambitieuse (trois siècles) des mécanismes des marchés artistiques, des valeurs qui les sous-tendent, de leurs dyna- miques, et enfin des liens entre les différents acteurs de cette économie de la rareté,

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l’un des objectifs de l’auteur est de réussir à comprendre les étapes de la formation et, pour finir, les raisons du succès du secteur du luxe italien, établissant ainsi une sorte de généalogie du made in Italy – ce qui conduit l’auteur à poursuivre sa réflexion au-delà des limites chronologiques initialement fixées, dans un dernier chapitre tourné vers le xixe siècle, la patrimonialisation et les lois régissant les marchés artistiques. D’un point de vue géographique enfin, Guido Guerzoni souligne que la plupart des études sur le sujet se focalisent sur des espaces politiques et des sociétés où le mécénat de cour s’était peu développé : soit qu’il s’agissait d’États républicains (Venise et Gênes, Florence avant le milieu du xvie siècle), soit que les espaces en question dépendaient d’une entité politique plus ou moins lointaine (la Bologne des légats pontificaux, Milan ou naples sous la domination espagnole). L’auteur entendait donc mettre au cœur de son analyse la société de cour, ces cours princières qui se formèrent en Italie du Centre et du nord à la fin du Moyen Âge et dont Ferrare constitue l’un des paradigmes non seulement culturels, mais aussi économiques.

Le premier chapitre est consacré à la définition des « marchés artistiques » et à une explicitation du double pluriel employé par l’auteur ; une place importante est également accordée au statut de l’œuvre d’art (où est pointée du doigt la « monomanie picturale » qui sévit encore aujourd’hui chez les spécialistes) et à celui de l’artiste, dans une mise au point plus attendue sur la partition classique entre artiste et artisan, arts libéraux et arts mécaniques. Le deuxième chapitre récapitule brillamment l’historiographie sur le sujet, depuis les études de John Ruskin au xixe siècle jusqu’au récent renouveau de l’histoire économique de l’Italie de la Renaissance dont Richard Goldthwaite fut le pionnier et le plus éminent représentant, sans oublier de rappeler les divergences de vue des historiens de l’art et des historiens de l’économie. Le troisième chapitre aborde les aspects « psychologiques et éthiques de la consommation » : il s’agit de rappeler les composantes et les enjeux du débat autour de la libéralité, de la magnificence et de la « splendeur », débat ouvert par Aristote, réactivé à la Renais- sance (les xve et xvie siècles étant judicieusement distingués) et alimenté par les modèles antiques. Les deux chapitres suivants, denses et nourris des études anté- rieures de l’auteur, s’attachent à analyser, à partir de l’exemple des cours des Este, les cadres et les structures juridiques, institutionnelles, sociales, dans lesquels s’épanouissent l’offre et la demande de biens artistiques. Et à juste titre, puisqu’il n’existe aucune autre étude sur une cour comparable (on pense aux Gonzague de Mantoue, par exemple, dont la cour, elle aussi centre artistique de la Renais- sance, reste trop peu étudiée du point de vue économique), l’auteur peut s’inter- roger sur la représentativité du cas ferrarais : la cour des Este constitue-t-elle une « anomalie » ? Le sixième chapitre aborde un ensemble de phénomènes dont l’aspect économique est souvent négligé : l’organisation, le financement, la gestion des dépenses engagées lors des fêtes, des entrées, des rituels scandant la vie de cour et le quotidien urbain. Ces manifestations, qui impliquent une maîtrise toujours plus poussée des innovations technologiques, relèvent de l’économie de l’éphémère, mais pèsent parfois très lourd dans les budgets curiaux ou communaux : les machines, les apparati créés par une pléthore d’artistes et artisans à l’occasion des entrées, du carnaval, des processions, tournois, naumachies, etc., pouvaient représenter jusqu’à 10 % du budget d’une petite cité, ce qui explique le réemploi fréquent des matériaux,

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précieux ou non, d’une fête à l’autre, mais aussi l’attachement extrême à ces formes d’activité économique puisqu’elles représentaient une source d’emplois essentielle, en particulier en période de crise. Le chapitre sur les prix « du marché » constitue sans aucun doute l’un des nœuds de l’ouvrage en ce qu’il réussit à reconstituer les mécanismes complexes de formation du prix d’un bien artistique, intégrant des données aussi fondamentales que le prix des matières premières ou du transport de l’œuvre, mais pondérant celles-ci par l’incalculable attaché à la renommée de l’artiste, sa capacité à tirer parti de ses réseaux et de sa position sociale ; le phénomène des copies de masse qui peuplent les inventaires après décès fait également l’objet d’une analyse approfondie.

Cette étude de grande ampleur propose en outre une bibliographie fort complète, de plus de 50 pages, ainsi qu’un ensemble de données chiffrées présentées sous forme de tableaux récapitulatifs (à compléter par la consultation du site www.guidoguerzoni.org, ainsi que l’auteur le signale p. 56). Malgré l’absence d’index, l’étude de Guido Guerzoni constitue à la fois une grande synthèse sur la production et la consommation artistiques, et un exemple de travail d’approfondissement serré, sans concession envers des schémas préétablis.

Delphine CarranGeOt

Philippe HamOn, L’Or des peintres. L’image de l’argent du xve au xviie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 422 p., ill., bibliogr.

Détail faussement anodin d’une peinture dont il est souvent la clé, ou sujet même du tableau pour une œuvre aussi célèbre que Le Changeur et sa femme de Quentin Metsys, l’argent est un fil d’Ariane de la peinture de l’époque moderne. Répondant à l’invitation de Daniel Arasse qui incitait les chercheurs à se pencher sur les détails de la peinture, Philippe Hamon, spécialiste de l’histoire des finances et des manipulations d’argent sous l’Ancien Régime, se propose d’analyser cet élément central et pourtant souvent oublié ou refoulé par les historiens d’art. En effet, rares sont les études qui se consacrent à ce thème essentiel puisqu’il traverse aussi bien les domaines du discours moral, religieux ou encore social.

Ce livre épais et documenté suit donc ce fil rouge qui modèle les relations sociales et se voit chargé d’une ambivalence constante : tantôt valorisée lorsqu’elle évoque les vertus de charité et de magnanimité, la présence de pièces de monnaie peut à l’inverse très vite dénoncer l’avarice, l’appétit pour les biens terrestres ou les relations vénales.

Après une première partie intitulée « un historien et des images » où l’auteur rappelle l’importance qu’ont pris désormais les images dans les études historiques, Philippe Hamon annonce les différents paramètres de sélection de ses images (argent visible ou invisible, situation de détail ou sujet central). Ce choix de l’image pour aborder les formes de ce « fait social total », ainsi qu’ il le rappelle dans l’introduction, est judicieux car celle-ci est justement « lieu et enjeu des rivalités symboliques et de luttes

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de position ». Or, une grande partie de l’historia de l’image met en scène très souvent des conflits, des rapports d’autorité ou de compétition entre deux types de modèles de comportement articulés autour de l’argent : une peinture représentant l’avarice, sous forme d’allégorie ou d’archétype de l’avare, renvoie par un jeu de contre-exemple à une réflexion sur la charité et le salut.

L’auteur a décidé de s’intéresser prioritairement aux peintures sur bois ou sur toile dans lesquelles il a repéré 40 000 à 50 000 occurrences de l’argent. Ce dépouillement immense dont l’iconographie abondante en noir et blanc et en couleur donne un bel aperçu, a bien sûr conduit à faire des choix. Le classement thématique des peintures organise la suite de l’étude. une première partie se consacre aux rapports entre corps et argent dans la peinture et fait émerger les archétypes sociaux et un discours moral sur l’usage perverti de l’argent dans les relations sociales. La seconde partie quitte la sphère des relations individuelles pour celle de la communauté, qu’elle soit poli- tique ou ecclésiale. La troisième se consacre aux pratiques et aux tensions sociales que mettent en scène les images de la charité et du don, à l’inverse des figures de la prédations comme les usuriers ou les diseuses de bonne aventure dont le complice déleste le naïf de ses deniers. La dernière partie enfin se tourne vers une thématique singulière, celle de la puissance positive ou négative de l’argent. Elle apparaît dans la peinture mythologique (mettant en scène notamment l’histoire de Danaé), mais aussi dans les représentations satiriques où pièce de monnaie et hostie semblent se confondre, comme dans les images protestantes dénonçant les dérives temporelles du clergé catholique et son appétit pour l’argent qui devient ici un nouveau veau d’or.

L’abondance des images, qu’il n’a pas toujours été possible de contextualiser étant donné leur grand nombre, laisse en effet entrevoir la manière dont une société se représente et pense ses propres relations sociales à travers ce moyen d’échange, de transaction mais aussi de rapport de force entre les couches sociales et entre les sexes.

Particulièrement stimulantes sont à cet égard les pages consacrées à la Réformation et aux nouveaux usages de l’argent et de l’abondance que celle-ci induit. Au-delà de la dénonciation de l’Église catholique et de son économie du salut fondée sur les bonnes œuvres, Luther comme Calvin repensent l’organisation de la charité et les relations sociales aux pauvres. Ainsi, ce n’est sans doute pas un hasard si une grande partie des œuvres évoquant l’argent provient des territoires touchés par la Réforme.

naïma Ghermani

Blaise De viGenère, La Description de Callistrate de quelques statues antiques tant de marbre comme de bronze (1602), éditée par Aline maGnien, avec la collaboration de Michel maGnien, Éditions La Bibliothèque, Paris, 2010, 250 p.

En 1995, l’édition magistrale, par Françoise Graziani, des Images ou tableaux de platte-peinture de Philostrate dans l’édition de Blaise de Vigenère (Paris, Honoré Champion, 2 vol.) avait dévoilé l’ampleur de ce chef d’œuvre de la traduction

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humaniste : une collection d’ekphrasis, de descriptions d’œuvres figuratives imaginées formant « galerie » ou « musée », dans une naples de fable, nourrissant de toutes les ressources de la copia la langue du traducteur, égal en talent aux plus grands prosa- teurs du xvie siècle français, Amyot ou Montaigne. Marc Fumaroli avait indiqué dans l’asianisme de Vigenère une voie originale de la littérature française, étrangère et paral- lèle à la sobriété classique, qu’a explorée la thèse de Richard Crescenzo, Peintures d’instruction. La postérité littéraire des images de Philostrate en France, de Blaise de Vigenère à l’époque classique (Paris, Droz, 1999). Prolongeant les travaux pionniers d’hellénistes (Simone Follet, Marie-Henriette Quet) et de philosophes (Claude Imbert), un colloque d’une grande densité, conçu par Françoise Graziani, Michel Constantini et Stéphane Rolet et publié en 2006 (Le Défi de l’art. Philostrate, Callistrate et l’image sophistique, Rennes, Presses universitaires de Rennes) déployait les accointances des Eikones (c’est leur titre en grec) avec les stratégies littéraires de la seconde sophistique, le paysage peint ou les emblèmes, et au-delà des genres de la peinture ou de la littéra- ture antiques, avec ces modalités de l’invention que sont l’enargeia et la phantasia.

Voici donc un auteur antique et son traducteur moderne comblés d’une attention nouvelle, qui tranche avec une longue indifférence : la synthèse précoce que Denyse Métral avait consacrée au talent encyclopédique de Vigenère, parue malencontreuse- ment en 1939 (Blaise de Vigenère, archéologue et critique d’art, 1523-1596), n’avait suscité à peu près aucun écho jusqu’aux années 1990. Et, à de très rares exceptions près (les travaux d’Agnès Rouveret sur la peinture grecque et romaine), les historiens de l’art antique n’avaient manifesté qu’indifférence envers un corpus qui semblait relever de l’histoire de la rhétorique, non de l’histoire de l’art : la réhabilitation de la sophistique, tout particulièrement de la seconde sophistique dont relève Philostrate, par Claude Imbert, Barbara Cassin ou Glenn Bowersock semble n’avoir guère alerté les historiens de l’art, en France du moins – au contraire de la Grande-Bretagne où les travaux de Jas Elsner ont réintégré la question de l’ekphrasis au cœur des problémati- ques de l’histoire de l’art.

L’édition par Aline Magnien de la « suite » des Eikones, la Description de Callistrate de quelques statues antiques, traduite par Vigenère et publiée par le traducteur français dans le même volume mais que Graziani avait choisi de ne pas inclure dans son édition, tombe donc très à propos. Cette série de descriptions rédigées par un obscur rhéteur de la seconde sophistique, au ive siècle, sur le modèle livré par Philostrate, concerne non la peinture mais la sculpture : quatorze statues ou groupes sculptés, de marbre ou de bronze, figures de la mythologie ovidienne et de la riche iconographie alexandrine.

Or cette publication pourrait infléchir heureusement le cours de nos commentaires et ouvrir la voie à une approche renouvelée du corpus vigenérien. Ici en effet (et c’est toute la différence avec les Eikones de Philostrate), le texte antique ne s’élève guère au-dessus de la banalité rhétorique et laisse tout son éclat au commentaire de Vigenère.

On connaissait déjà la richesse de ces « annotations » dont Vigenère « amplifie » le texte original de Philostrate, de Callistrate ou de Tite-Live, au point de constituer une véritable encyclopédie, fidèle en cela à ce mouvement propre à l’humanisme qui fait du commentaire « copieux » une voie d’accès à l’encyclopédie – les commentaires de niccolo Perotti à Martial en témoignent. Mais l’édition de Callistrate, consacrée à la sculpture et se colletant donc à des questions ultra-techniques, comme le travail du

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marbre (on y trouve une description canonique de la taille du marbre par Michel-Ange), ou les différents types de soudure requis par le travail des métaux devrait nous inciter à explorer d’un œil neuf l’empire de la technè à la Renaissance, empire dont Vigenère est l’un des interprètes les plus autorisés. non que cette approche technicienne qui constitue une part importante des annotations de Vigenère fasse défaut à son commentaire des Eikones de Philostrate : on se souvient de l’extraordinaire développement sur les émaux et le travail des métaux suscité par le « tableau » La Chasse des bêtes noires (I, 28).

Mais la sculpture, qui est le registre propre de Callistrate, nous assigne à une logique du matériau, de l’outil et de la procédure dont Vigenère exploite toutes les sollicitations, même les plus incongrues : ainsi retrouve-t-on, non sans surprise, avec la thématique de la ferruminatio (la soudure), ce lieu de la casuistique juridique antique qui interroge les différentes manières de penser la relation d’une matière à son support (Marta Madero en a très heureusement traité dans Tabula Picta. La peinture et l’écriture dans le droit médiéval, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2004) : prétexte pour Vigenère d’une rectification du raisonnement juridique par l’expertise technique – la réalité des procédures de soudure est revendiquée par le commentateur contre l’auto- rité du corpus juris… On conçoit donc qu’il n’est plus possible de se satisfaire d’allu- sions rapides à cet « autre versant » de l’œuvre de Vigenère rassemblé sous le vocable

« alchimie », comme en ont pris le pli les éditeurs modernes. La science des métaux et des minéraux n’est pas l’apanage de l’alchimie, elle relève de la texture même du savoir des philologues de la Renaissance, le grand œuvre du savant médecin que fut Agricola, le De re metallica, en témoigne. Pas plus qu’il n’y a dichotomie dans l’œuvre de Vigenère : les thèmes techniciens circulent dans tout le corpus de ses éditions, et ses annotations à Tite-Live ou à Onosander constituent, au même titre que son Callistrate, des traités des arts. Son projet initial d’enrichissement de la langue technique s’affirme en programme technologique : Vigenère est bien le contemporain de l’essor des publi- cations techniques et des « théâtres de machines ». une nouvelle phase de recherches devrait s’ouvrir, et l’on doit souhaiter que l’ensemble des éditions de Vigenère, son Tite- Live, sa version de la Vie d’Apollonius de Tyane en tout premier lieu, fassent l’objet de rééditions commentées. Quant au Callistrate, on regrettera l’excès de modestie de l’édi- trice, qui aura craint d’imposer un commentaire intrusif. Ses notes, toujours justes, nous font regretter qu’elle n’ait eu la latitude d’une prise en charge plus ambitieuse du texte.

Patricia FalGuières

Gérard laBrOt, Peinture et société à Naples, xvie-xviiie siècles. Commandes, collec- tions, marchés, préface de Maurice aymarD, Seyssel, Champ Vallon, 2010, 560 p., appendice documentaire, bibliogr., index.

Depuis ses précédentes publications sur les collections et les palais du royaume de naples (notamment Études napolitaines : villages, palais, collections, xvie-xviiie siècles, Seyssel, Champ Vallon, 1993 et Palazzi napoletani. Storie di nobili e cortigiani, naples,

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Electa, 1993), Gérard Labrot se consacre à l’histoire du milieu social et artistique napo- litain. Les résultats d’une patiente enquête menée depuis plus de vingt ans sont exposés dans le présent ouvrage, désormais incontournable pour l’histoire de l’art italien et, plus généralement, pour l’histoire des collections et du marché de l’art en Europe.

Dès le premier chapitre, l’auteur souligne la spécificité de la scène napolitaine : pendant la période traitée par le livre, 1550-1750, naples est gouvernée par l’Espagne, par l’intermédiaire de vice-rois envoyés sur place. Cette structure politique explique l’absence d’un mécénat artistique central et continu, tel qu’il se pratique dans les cours de Mantoue, Ferrare et Florence, ainsi que la place limitée des initiatives aristocrati- ques privées, moins fortes que dans les républiques patriciennes de Gênes et de Venise.

En effet, les nobles napolitains, soumis au pouvoir allogène, urbanisés tardivement, à partir des années 1545-1550, possèdent surtout une peinture fonctionnelle, c’est-à-dire décorative, dévotionnelle et célébrative (dans le cas des portraits). Dans ce contexte, l’Église devient le protagoniste essentiel du patronage local ; elle ordonne une produc- tion en série, utile au culte populaire, mais effectue aussi des commandes prestigieuses, de retables (appelés « cone ») et de grands décors à fresque. Pour un artiste, la réalisa- tion d’une peinture religieuse impegnativa, au programme complexe et à la visibilité étendue, est l’assurance d’une réputation favorable à sa carrière. Le rôle de l’Église est ainsi étudié par Gérard Labrot à travers ses ambitions doctrinales, officialisées par le Concile de Trente, et ses ressources financières qui lui permettent de dynamiser le marché de la peinture à naples et dans la région.

À partir de cette configuration initiale, l’auteur développe la suite de son ouvrage, qu’il consacre aux collections et aux marchés spécifiques qu’elles engendrent. Les collections constituent des débouchés nouveaux pour les artistes qui peuvent, par ce biais, élargir leur clientèle (aristocrates, mais aussi togati, dottori in legge, bourgeois, marchands rassemblant chez eux des tableaux) et diversifier leur production. Autour d’elles gravite un réseau dense d’acquéreurs, de fournisseurs et d’intermédiaires qui commercialisent et font circuler une profusion d’œuvres, de nature et de genre très divers : œuvres anciennes et contemporaines, tableaux de grands maîtres ou de mains anonymes, copies, peintures de diverses écoles, consacrés aux sujets historiques mais surtout natures mortes et paysages, largement diffusés grâce aux importations venues des Flandres. Bien que la floraison du phénomène soit relativement brève, entre 1590 et 1650, elle suffit à inscrire naples dans une dynamique internationale et à propager sa peinture en Europe. Après les fouilles d’Herculanum et de Pompéi, en 1738 et 1748, les antiquités prennent le pas sur les tableaux de chevalet.

L’objectif constant de l’auteur étant d’analyser les mécanismes qui lient la société à la peinture qu’elle consomme, d’étudier les relations d’interdépendances qui unissent le peintre à ses clients, deux chapitres explorent les stratégies professionnelles dévelop- pées par les artistes pour répondre à la demande et pour asseoir leur renommée comme leur statut. Émerge la figure exceptionnelle de Luca Giordano, à la tête d’une entreprise efficace qui lui permet d’amasser une fortune colossale et d’avoir un train de vie digne d’un prince.

L’intérêt de la démonstration de Gérard Labrot tient à la précision avec laquelle il dresse une histoire des pratiques : chaque acteur du champ artistique est observé dans ses comportements et dans ses activités ; chaque situation, chaque transaction où

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la peinture est en jeu est scrutée, afin d’en préciser les modalités et d’en évaluer les enjeux. Des pages éclairantes sont notamment données sur le contrat notarié, dressé dans le contexte de la commande religieuse (p. 147 sqq.). Après les années 1640-1650, l’auteur observe une évolution des termes de l’accord, qui entérinait jusqu’alors la domination du commanditaire sur le producteur/créateur. Ce dernier parvient progres- sivement à faire valoir des qualités immatérielles, propres au génie artistique (le style, la reconnaissance), qui le libèrent d’une quantification stricte des simples moyens d’exécution (la fourniture des matériaux, la taille et l’emplacement prévu de l’œuvre, le temps de travail). Ces critères entrent en compte dans la détermination du prix de l’œuvre et ajoutent à l’appréciation esthétique de la peinture.

La description approfondie de ces processus complexes s’appuie sur un matériel documentaire extrêmement riche, le plus souvent inédit, qu’alimente une bibliogra- phie dense et choisie. Déterminé à s’extraire d’un localisme qu’il juge sclérosant (p. 18), Gérard Labrot sélectionne ses références, en donnant la part belle aux études de Richard Goldthwaite et de Christopher R. Marshall qui, force est de l’admettre, sont parmi les plus stimulantes sur l’histoire de l’art et du marché de l’art italien. Il donne à sa démonstration une véritable capacité d’induction, en faisant nombre de comparai- sons avec d’autres cas italiens et européens.

une présentation plus rigoureuse de l’ouvrage aurait dès lors été souhaitable car elle aurait facilité sa consultation et assuré une meilleure exploitation par d’autres cher- cheurs. Devant l’abondance des informations, on aurait pu subdiviser les chapitres ; donner, en annexe, la reproduction d’un plan de la ville, du territoire, y localiser les seggi, les lieux de la peinture ; paginer la liste des inventaires cités dans l’ouvrage (p. 540-548) ; et, le plus utile, réaliser un index de référence. Certes, la sélection dras- tique était nécessaire, mais pourquoi référencer les auteurs mentionnés en bibliographie, alors que tant de figures historiques méconnues, appelées toutefois à être étudiées, sont omises ? Il est également fâcheux qu’une pagination complète n’ait pas été accomplie pour des personnages aussi importants que le grand marchand anversois Ferdinand Vandenheyden et le courtier génois Lanfranco Massa, des agents influents qui permet- tent de mieux comprendre le système de la peinture à naples. Reproduire quelques œuvres commentées dans le texte (aucune illustration n’est fournie) n’aurait pas été un simple agrément mais aurait intensifié la portée du discours de l’auteur qui, grâce à l’examen des sources et du contexte de la peinture, parvient à affiner l’appréciation technique et stylistique des tableaux.

Reste à souligner l’originalité de la démarche de Gérard Labrot qui, sans vouloir privilégier la peinture « de qualité », celle coûteuse, identifiée, conservée et commentée sur plusieurs générations, donne la place, à côté des grands chefs-d’œuvre, au banal et au médiocre. Cette approche large l’amène à questionner le statut de la peinture par rapport aux autres biens mobiliers (argenterie, tapisseries, objets décoratifs) et à mettre ainsi en balance leur valeur matérielle et leur efficacité symbolique respectives. L’ana- lyse qu’il fait des testaments (trop sporadiquement, lui-même l’admet, p. 313, 451, 481 et 499) contribue à préciser le sens et les fonctions que les propriétaires donnaient à leurs peintures. Contrairement aux inventaires, qui donnent l’image d’un état provi- soire de la collection, les testaments esquissent les modalités de sa transmission et de son devenir, signalant aussi, au gré des dispositions prises par les testateurs, le type

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de considération qu’ils lui portaient. Au confluent de l’histoire sociale, économique, culturelle, « l’histoire totale de l’art » (p. 10) qu’écrit Gérard Labrot invite à réfléchir sur le champ et les méthodes de la discipline.

Anne Perrin Khelissa

Svetlana alPers, Les Vexations de l’art. Velázquez et les autres, trad. de l’anglais (États-unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard (nRF Essais), 2008, 291 p., ill., bibliogr., index.

« À compter du xviie siècle et jusqu’au xxe, [...] une succession de peintres euro- péens ont pris l’atelier pour le monde. [...] L’atelier est le lieu où l’on fait l’expérience du monde, tel qu’il entre dans la peinture » (p. 11). Le thème des Vexations de l’art, ainsi présenté par Svetlana Alpers, dès l’introduction de son livre, est celui de l’atelier et de l’œuvre d’art, considérés comme les lieux d’expérience du monde. Ce thème explique le choix d’un titre un peu énigmatique, emprunté à une phrase du philosophe anglais Francis Bacon, rappelée dans l’incipit : « La nature des choses se livre davan- tage à travers les vexations de l’art que dans sa liberté propre » (Novum Organum, 1620, xCviii).

Cette question du dialogue – ou de la dialectique – de l’art et du monde structure les trois parties de l’étude. La première approfondit l’enjeu des « réalités de l’atelier ».

Elle regroupe trois chapitres où Svetlana Alpers montre comment l’atelier est, pour ainsi dire, une machine à faire du réel autant qu’à faire de l’art (p. 19-85). Le maté- riau – la peinture hollandaise du xviie siècle – y est familier de l’historienne de l’art comme de ses lecteurs ; mais les analyses, précises et bien choisies, sont convaincantes à défaut d’être originales. Les deux chapitres de la deuxième partie, la plus originale de l’ouvrage (« Le pacifique en peinture », p. 89-128), abordent les rapports des arts et de la guerre au xviie siècle, à travers un examen croisé du marché de l’art hollan- dais et de la cour des Habsbourg. L’accent y est mis sur la manière dont les principes d’émulation et de civilité permettent aux peintres néerlandais et espagnols d’intério- riser leurs guerres et leurs conflits à l’intérieur de leur pratique artistique. La troisième et dernière partie, la plus longue (p. 131-235), propose diverses réflexions sur les

« Fileuses ». Le tableau y est successivement analysé sous l’angle des rapports de Velázquez à la tradition des artistes (p. 131-167), à celle des œuvres (p. 168-198), et à l’art de Manet (p. 199-235).

Le contenu des Vexations de l’art est partiellement issu de conférences données à la Duke university et à l’university of Southern California (p. 239-240), ce qui explique le ton particulier de l’ouvrage. Singulièrement alerte et agréable à lire, et servi par une traduction impeccable de Pierre-Emmanuel Dauzat, le texte a heureusement conservé les traces de son oralité originelle, même si l’on peut parfois regretter une excessive segmentation. L’auteur s’autorise des envolées lyriques, peu habituelles sous sa plume

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(p. 26, p. 119) ; mais le développement rhapsodique de sa pensée, par associations d’idées et comparaisons diachroniques, demeure l’une de ses marques de fabrique, depuis The Art of Describing (Chicago, university of Chicago Press, 1983).

Cette liberté de ton, qui permet au livre d’être accessible à un large public, pose toutefois d’évidents problèmes. Parfois bavard et répétitif, l’ouvrage donne le sentiment d’hésiter entre le genre de l’étude historique et celui de l’essai littéraire. Les analyses se réduisent parfois à de simples affirmations, non démontrées (« Aucune image en parti- culier (certainement pas la gravure ordinairement citée de François Perrier d’après un relief antique) ne semble avoir été la source [de la Bethsabée] de Rembrandt », p. 61), voire à des truismes (« Rembrandt était un peintre d’atelier », p. 70). Alpers n’accorde pas toujours une réelle attention aux dimensions matérielles, techniques et histori- ques des objets. Elle fait, par exemple, longuement état des changements opérés par Rembrandt dans sa Conjuration de Claudius Civilis (p. 67-85). Mais elle n’évoque que trop brièvement l’évolution des contraintes iconographiques, spatiales et perceptives qui ont pesé sur le tableau, d’abord exposé dans l’hôtel de ville d’Amsterdam avant d’en être décroché, et dont le rôle a été décisif dans les choix de Rembrandt (p. 74).

De même, l’analyse, très cohérente, donne parfois le sentiment d’être excessivement déductive. Souhaitant souligner la dimension « pacifique » d’une bonne partie des tableaux hollandais du xviie siècle – y compris de ceux qui traitent directement ou indi- rectement du sujet de la guerre (« corps de garde », « batailles ») –, Alpers affirme que, dans ces tableaux, « la violence de la guerre n’est pas un souci majeur » (p. 93), oubliant ou feignant d’oublier qu’elle y demeure souvent présente de façon discrète, par des ellipses significatives (soldats déguenillés, mœurs contestables, scènes de tripots, etc.), ou par des représentations fort explicites (pillages, vols, rapts, duels, etc.).

En s’interrogeant sur l’espace de l’atelier comme un « lieu réel » – comme elle l’avait déjà fait, dans son Rembrandt’s Enterprise : the Studio and the Market (Londres, Thames and Hudson, 1988) – mais aussi comme un lieu imaginaire et symbolique, Alpers offre toutefois aux historiens de l’art le moyen de déconstruire, une bonne fois pour toutes, quelques-uns des mythes historiographiques les plus persistants de leur discipline : le « réalisme » ; l’œuvre comme « reflet » de la société ; l’« influence » ; l’articulation simpliste du « texte » et du « con-texte », etc. À cet égard, les Vexations de l’art demeure, malgré ses défauts, un ouvrage très précieux. L’atelier y est bien présenté comme le lieu de la liberté, mais d’une liberté sous contraintes (p. 20). Fidèle aux leçons d’Ernst Hans Gombrich (p. 50), qui ont inspiré les analyses baconiennes de son Art of Describing, Alpers présente l’atelier comme « un endroit où l’on introduit des choses afin que le peintre en fasse l’expérience » (p. 31). À l’instar du paysage, certains genres privilégient, par définition, une représentation moins idéalisée de la nature, et donc plus éloignée de l’espace artificiel de l’atelier. Ce sont ces genres, comme le dit justement Alpers, qui mettent le mieux « sous pression la notion d’atelier » (p. 42), en attendant notamment des artistes la conception et la production d’« effets de réel », susceptibles de construire les signes du naturel, alors même que, paradoxale- ment, cette « nature » n’est et ne peut qu’être une production d’atelier.

On peut ne pas être convaincu par certaines des propositions avancées par Alpers, qui, présentant, à travers les exemples de Rembrandt et de Vermeer, l’atelier comme une expérience autant qu’un lieu, demeurent étrangement fidèle à une conception romantique

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de ce topos : « Ce qui est représenté comme expérience d’atelier est la vue d’un soli- taire. Il y a là une évidence : comment pourrait-on voir et expérimenter son milieu autrement qu’à titre individuel ? » (p. 23). Plus loin, elle parle encore de « retraite dans l’atelier » (p. 38). Grâce aux études les plus approfondies de l’atelier de Rembrandt, notamment développées par Peter Schatborn, Ger Luijten ou Ernst van de Wetering, on sait aujourd’hui qu’il était un lieu largement ouvert, pour des raisons sociales et commerciales, et que son fonctionnement, privilégiant les discussions entre le maître, les assistants et les élèves, et les pratiques collectives (dessins et tableaux à plusieurs mains, corrections et ratures, etc.), contredit le mythe romantique de l’artiste solitaire, replié dans le superbe isolement de son atelier.

Mais il n’en reste pas moins que les méthodes et les démonstrations proposées par les Vexations de l’art participent d’un profond et durable mouvement de renouvelle- ment de l’histoire de l’art qui, depuis une vingtaine d’années, cherche à réinterroger ses pratiques et ses techniques, en secouant parfois les habitudes les plus établies et les notions les mieux admises – au risque, parfois, de devoir poser la question qui sert de conclusion au livre de Svetlana Alpers : « Et maintenant ? » (p. 235).

Jan BlanC

Charlotte GuiCharD, Les Amateurs d’art à Paris au xviiie siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2008, 387 p., bilbliogr., index.

Depuis les travaux pionniers de Krzysztof Pomian et de Francis Haskell sur le marché de l’art, et sur le goût et les collections, l’histoire économique et sociale de l’art dans la France des Lumières a été essentiellement concentrée sur le mouvement de commercialisation et de professionnalisation touchant le monde artistique, à travers l’étude de ceux qui ont été considérés jusqu’à présent comme les principaux acteurs de cette évolution : les collectionneurs, les marchands, les experts.

Issu d’une thèse de doctorat, l’ouvrage de Charlotte Guichard apporte une contri- bution profondément originale à ce domaine en déplaçant la perspective vers la figure méconnue de l’amateur, dont la position centrale – parfaitement démontrée par l’auteur – n’avait pas retenu l’attention qu’elle méritait jusqu’à présent. Toutefois, le propos va bien au-delà de la réhabilitation d’un milieu oublié, pour offrir une brillante relecture des relations d’interdépendance et des changements culturels et sociaux qui marquèrent le monde de l’art dans la seconde moitié du xviiie siècle. En étudiant le modèle français de l’amateur dont la spécificité est étroitement liée à l’Académie royale de peinture et de sculpture, Charlotte Guichard redonne également toute sa place à l’institution académique dans la définition des normes du goût et des publics de l’art. À partir d’une analyse approfondie du milieu des amateurs, l’auteur explore l’émergence des nouvelles formes de sociabilité qui marquèrent l’affirmation de l’individu dans le juge- ment de goût, qui permirent aux artistes de s’émanciper du mécénat institutionnel et qui participèrent activement à l’essor d’une nouvelle culture de l’image. La perspective

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adoptée propose une approche renouvelée du monde de l’art français des Lumières, en démontrant brillamment que l’on ne peut dissocier son fonctionnement des réseaux de sociabilité et des ancrages institutionnels qui en ont dessiné les contours.

L’ouvrage, composé de trois parties, traite successivement de l’institution de l’amateur au sein de la sphère académique, de la collection et du marché comme lieux de confrontation de l’amateur à la matérialité des œuvres d’art, et, enfin, des espaces de sociabilité favorisant l’essor des pratiques mondaines de l’image. La première partie permet de situer historiquement l’émergence de l’amateur et l’affir- mation de sa légitimité institutionnelle. Si le terme est mentionné pour la première fois dans le dictionnaire de l’Académie française en 1694, et si le statut d’amateur est reconnu par l’Académie royale de peinture et de sculpture dès 1663, la notion d’ama- teur prend une nouvelle acception à partir de la fin des années 1740, au moment où l’Académie entame une profonde réforme. En effet, la reprise régulière des Salons, à partir de 1746, conduit à un élargissement du public artistique et à la naissance de la critique d’art polémique. Dans ses Réflexions, publiées en 1747, La Font de Saint- yenne revendique la légitimité du jugement artistique profane contre l’exclusivité de la critique réservée aux gens de métier. La même année, l’Académie réévalue le statut d’amateur en créant une nouvelle classe d’« associés libres » conçue comme un modèle pour les nouveaux publics qu’attirent la peinture et la sculpture. Ce modèle est théorisé l’année suivante par Caylus dans sa fameuse conférence Sur l’amateur où il oppose le « véritable amateur » digne des honneurs de l’Académie au simple curieux. À la différence de ce dernier, l’amateur fait preuve d’un jugement de goût et d’un amour de l’art entretenus par sa participation à la relance des activités intellec- tuelles de l’Académie (conférences, publications savantes), par les liens étroits qu’il tisse avec les artistes et par son engagement dans des pratiques artistiques non profes- sionnelles. Caylus en sera sans doute l’incarnation la plus emblématique, aux côtés de Mariette, Watelet, Bergeret, Saint-non, La Live de Jully, Blondel d’Azincourt, le marquis d’Argenson, le bailli de Breteuil, pour n’en citer que quelques-uns. L’ama- teur est donc une figure étroitement intégrée à la réforme académique à un moment où l’institution monarchique cherche à s’imposer comme l’unique représentante de la communauté artistique au détriment de l’Académie de Saint-Luc, qui fonctionnait encore sur le mode corporatif des communautés de métiers.

Si l’amateur n’est pas forcément collectionneur, Charlotte Guichard montre, dans la seconde partie, que la collection demeure néanmoins une activité centrale dans le processus de légitimation des compétences culturelles de l’amateur. L’auteur passe au crible l’essor de nouveaux usages destinés à affirmer la réputation individuelle des amateurs et à leur donner une visibilité sociale accrue. La collection, qu’elle considère comme « le lieu d’une politique de la valeur et d’une poétique de l’identité person- nelle » (p. 185) est ainsi largement exploitée pour construire et diffuser les réputations.

C’est l’apparition de la publication de catalogues et de recueils de collections d’ama- teurs (comme par exemple celles du baron Crozat de Thiers, du comte de Vence, de la Live de Jully) ; c’est aussi la vogue sans précédent de la reproduction gravée d’œuvres de cabinets privés affichant clairement la provenance et le nom de leurs possesseurs ; c’est encore le développement de catalogues de ventes préfacés d’éloges d’amateurs…

Loin de se limiter à ces entreprises éditoriales, la construction sociale de la valeur

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de l’art s’exerce également dans l’espace public du marché. Les ventes aux enchères, qui trouveront bientôt leurs lieux spécifiques avec l’instauration de l’hôtel des ventes, deviennent une nouvelle forme de loisir urbain et le théâtre privilégié de l’exercice du goût, de la naissance de l’expertise, de la circulation des œuvres et des réputations.

La collection est aussi abordée par l’auteur comme l’un des espaces privilégiés de la formation et du goût et du regard, avant que ne soit très finement analysé le rapport entre la jouissance esthétique et la jouissance de la possession.

La dernière partie est consacrée au développement des réseaux et des pratiques de sociabilité tissés entre artistes et amateurs. Les voyages en Italie et les diverses formes d’échanges mondains instaurent de nouveaux liens de compagnonnage, voire même d’amitié, qui favorisent le développement de la commande artistique et participent à l’évolution du statut des peintres. Ceux-ci peuvent dès lors s’émanciper de la dépen- dance inhérente au mécénat institutionnel. L’auteur complète ce riche panorama des pratiques d’amateurs par l’analyse d’un phénomène encore peu étudié en France : leur engagement croissant dans l’apprentissage du dessin et de la gravure. La diffusion des arts du dessin comme agrément parmi les élites est favorisée par la multiplication des livres à dessiner qui profitent des nouvelles techniques de gravure en matière de crayon ou de lavis. Quelques amateurs s’engageront dans des pratiques artistiques plus exigeantes révélant chez certains, comme Saint-non, Watelet, ou encore Vivant-Denon, des compétences avérées. Toutefois, à partir des années 1770, la figure de l’amateur commence à être remise en cause parallèlement à la commercialisation croissante des œuvres d’art et à l’aspiration pour la création de lieux publics d’exposition. La polé- mique qui porte d’abord sur la légitimité du jugement de goût, connaît une radicali- sation politique à la veille de la Révolution, en associant l’amateur aux institutions monarchiques de l’Ancien Régime.

Par l’originalité du propos, le brio et la cohérence de la démonstration, la finesse et la hauteur des analyses, l’ouvrage de Charlotte Guichard s’impose sans nul doute comme l’une des contributions majeures à l’histoire sociale de l’art de la France des Lumières.

Sophie raux

Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, t. IV : 1712-1746, édition critique sous la direction de Jacqueline liChtenstein et Christian miChel, texte établi par Jean-Gérald Castex, Karim haOuaDeG, Marie-Pauline martin et Anne Perrin Khelissa, Paris, Éditions de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2010, 2 vol., 593 p., bibliogr, index.

La publication intégrale des Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture a débuté en 2006 sous l’égide du Centre allemand d’histoire de l’art de Paris.

Dirigée par Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel, elle est le fruit d’un travail

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unissant des professeurs d’université à une équipe de jeunes chercheurs. Le quatrième tome de cet important et ambitieux projet éditorial a été publié en avril 2010.

Fondée à Paris en 1648, l’Académie royale de peinture et de sculpture prévoit, dès son origine, la tenue d’un certain nombre de discours, regroupés ici sous l’appella- tion de « Conférences ». Indissociables du projet social qui sous-tend l’institution, ces lectures participent à la revalorisation des arts du dessin, déjà amorcée plus d’un siècle auparavant en Italie. L’Académie confirme ainsi au verbe son pouvoir d’accès à la respectabilité. Destinées à être lues lors des séances, certains textes seront ensuite publiés, comme l’éloge funèbre d’Antoine Coysevox, imprimé en 1721 (p. 219-236), rappelant ainsi notamment la publication d’oraisons funèbres à l’Académie floren- tine du dessin. Si des éditions postérieures, comme celle d’Henri Jouin (1883) et d’Alain Mérot (1996-2003) font de ces conférences un matériel déjà partiellement édité, l’approche pluridisciplinaire qui caractérise cette édition intégrale, entre philo- sophie et histoire de l’art, permet néanmoins une diffusion inédite de ces écrits, dans toute leur complexité. Elle redonne ainsi leur sens historique et théorique à des textes plutôt négligés, jugés dogmatiques et sans grande originalité en comparaison des exemples italiens ou allemands, notamment par Julius von Schlosser (Die Kunst- litteratur, Vienne, A. Schrol and Co., 1924, trad. franç. La Littérature artistique, Paris, Flammarion, 1984).

L’une des raisons de ce relatif désintérêt, soulignée par Christian Michel et Jacqueline Lichtenstein dans leur introduction au premier tome (« Introduction », t. I, p. 27-28), tient à la position critique non univoque de ce corpus. Loin d’une esthétique philosophique scolastique, telle que l’initie Alexander Gottlieb Baumgarten, distinct aussi d’une histoire de l’art winckelmanienne, et différent même de la critique fran- çaise, telle qu’elle émerge avec Étienne Lafont de Saint-yenne et Denis Diderot, cet ensemble est constitué d’écrits d’artistes, cherchant à discourir en hommes de métier sur leurs activités. S’y ajoute progressivement les discours des amateurs, comme en témoigne la première conférence du comte de Caylus donnée à l’Académie en 1732 (p. 450-456). Les textes présentés sont ainsi de natures très diverses, tant dans leur forme que dans leur contenu : leur caractère hétérogène met à mal toute tentative de les catégoriser.

Les volumes parus récemment regroupent les interventions faites entre 1712 – année de la lecture par Antoine Coypel de l’Épître à son fils Charles-Antoine – jusqu’à la fin de l’année 1746 – peu avant la nomination de Charles-Antoine comme premier peintre du roi, en janvier 1747. Les conférences connaissent néanmoins durant cette période une certaine atonie. De nombreuses interventions sont de simples relectures d’anciens discours. Deux écrits nouveaux, répartis sur plusieurs séances, se distinguent toutefois dans ce tome IV : ils témoignent de la dimension prescriptive et historiographique de certaines prises de parole à cette période.

Le premier correspond aux différentes vies d’artistes rédigées par l’historio- graphe Dubois de Saint-Gelais, remplacé à ce poste en 1737 par Bernard Lépicié.

Le second, sans doute le plus important de ce tome, est le commentaire fait par Antoine Coypel de l’Épître à son fils. Ce beau discours, articulé en plusieurs parties, énonce d’importantes notions liées au jugement de goût et à l’activité artistique des

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Lumières (voir par exemple la « grâce », p. 59). Certaines injonctions rappellent le caractère originellement oral de ce texte, et des conférences en général. D’autres allusions laissent percevoir les auditeurs auquel il s’adresse, et évoque avec humour l’hypothèse d’une réception négative par ses collègues, prévenant l’« ennui » qui

« pourrait passer dans [s]on discours » (p. 192). Enfin, Coypel s’adresse explici- tement aux « jeunes étudiants » (p. 77), soulignant la fonction pédagogique de la majorité des interventions.

Coypel prodigue en effet de nombreux conseils. Mais l’artiste nuance le carac- tère normatif de son texte en invitant les étudiants à « ne pas s’en tenir seulement aux règles générales », car elles « ne peuvent rien sans le secours du génie qui doit toujours servir à les mettre en œuvre » (p. 192). Cette reconnaissance d’une certaine liberté au sein de l’Académie, même dans l’un des textes les plus prescriptif produits par l’institution, est en effet l’une des thèses centrales des éditeurs (« Introduction », t. I, p. 13). Tout comme il aborde l’enseignement et la formation des artistes de manière nuancée, Antoine Coypel résout différents conflits avec pondération, tel celui opposant les partisans de la couleur et du dessin (p. 75). Ancrés dans l’actua- lité de l’institution, ses commentaires sont aussi des tentatives de synthèse, parfois en prise directe avec l’activité de la société. En 1730 par exemple, Charles-Antoine Coypel prodigue des recommandations morales aux artistes, rappelant en cela le souci de Léonard de Vinci (voir le Trattato, publié à Paris en 1651). Les notes critiques du volume évoquent alors les querelles d’ego qui opposaient les peintres d’histoire au même moment, inscrivant ainsi ces conseils moraux dans les conflits contempo- rains de l’Académie (p. 406).

Plus généralement, un appareil critique étoffé encadre la lecture de ces conférences, signalant les éventuelles éditions antérieures, donnant des références bibliographiques, et esquissant l’horizon historique de chaque prise de parole. un index, une bibliogra- phie et une table des matières facilitent la lecture. D’aucuns jugeront, peut-être, le choix d’une orthographe actualisée en porte-à-faux avec la rigueur philologique qui préside l’ensemble du travail éditorial. Mais il convient cependant de saluer les solu- tions graphiques qui facilitent la lecture. La mise en page de l’ouvrage et les varia- tions typographiques opérées selon les registres (remarques éditoriales, texte original) permet ainsi une lecture simplifiée, malgré la juxtaposition sur une même page d’infor- mations hétérogènes.

Dans son ensemble, cette publication rend ainsi compte de la diversité des avis dans l’institution, et de leur mutation. La polyphonie du discours remet en question l’idée reçue d’une Académie univoque, régnant sans partage sur le monde de l’art.

Cette multiplicité des voix permet, au contraire, de revenir à l’échelle des individus.

Si certaines idées-forces ponctuent les débats, la pluralité des opinions et des avis contribue à ébranler l’image d’un pouvoir autoritaire et homogène. L’enjeu à venir de cette édition touchera sans doute à sa réception. L’abondance, la multitude, et parfois aussi la variabilité des propos, devraient inviter le lecteur à s’interroger sur la complexe articulation de la pratique et de la théorie, et l’inciter à faire preuve de retenue dans l’explication causale des œuvres par les textes, ou inversement.

noémie etienne

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Horst BreDeKamP, Les Coraux de Darwin. Premiers modèles évolutionnistes et tradi- tion de l’histoire naturelle, trad. Christian JOsChKe, Dijon, Les presses du réel, 2008, 155 p., bibliogr., index.

La traduction (remarquable) du livre de l’historien de l’art berlinois Horst Bredekamp donne l’occasion au lectorat français de découvrir une approche pros- pective et stimulante des cultures visuelles de la science moderne. Ce petit ouvrage consacré à la théorie évolutionniste de Charles Darwin et à la mutation du modèle graphique arborescent censé la visualiser, est un bel exemple des possibilités méthodo- logiques d’investir l’histoire des sciences du point de vue de la production graphique des savants (croquis, dessins, schémas, cartographies…).

En effet, Horst Bredekamp, déjà connu pour ses travaux sur l’art italien, les cabinets de curiosités et les mondes visuels et artistiques de Galilée ou de Thomas Hobbes, s’aventure ici dans la culture savante britannique du xixe siècle. Selon la thèse de l’auteur, la révolution évolutionniste de Darwin – contemporaine des travaux sur l’évolution des espèces de Hugh Edwin Strickland et d’Alfred Russel Wallace, qui expérimentèrent eux aussi la métaphore naturelle – reposa sur des intuitions dont les premières expressions prirent la forme de croquis de coraux, réalisés par Darwin lors d’un séjour en Patagonie durant son expédition scientifique des années 1830.

Horst Bredekamp, convaincu du pouvoir et des effets de l’image visuelle sur la pensée scientifique, entend prouver que la théorie de l’évolution n’aurait pu s’imposer à Darwin, si ce dernier n’eut détenu des ressources et des qualités d’analyste des formes naturelles, à l’instar de celles que déploie l’historien de l’art dans ses travaux dédiés aux objets artificiels. Aussi, l’auteur va-t-il jusqu’à affirmer qu’« il n’est guère possible de sonder l’impulsion intellectuelle de Darwin, si l’on ne comprend pas qu’il possédait aussi l’esprit constructif de l’iconologue » (p. 13).

Dans cet essai consacré à la dynamique du visuel dans la fabrique d’une révolution scientifique, Bredekamp fait appel à trois registres qui sont autant de niveaux d’inter- vention de l’art et du visuel dans les sciences naturelles. Tout d’abord, le dessin est envisagé comme mode d’expression et de conceptualisation, autrement dit comme un moyen de noter une pensée en train de se faire, indépendamment de l’accomplissement artistique du graphe : Darwin était un piètre dessinateur, mais ce médium était, selon lui, le plus efficace en termes de concision et de mémoire (p. 101). Le deuxième aspect visuel de cette pensée scientifique tient au fait que Darwin transforma un système nota- tionnel approximatif en un schéma géométrique propre à la théorisation en image de la démonstration. Le diagramme de L’Origine des espèces (1859) permet ainsi de « saisir d’un coup d’œil la survie, la variation et la disparition des espèces, cette visualisa- tion graphique des tailles et des processus offre une image singulièrement parlante » (p. 91). Enfin, troisième et dernier aspect des mondes visuels de Darwin, tels qu’ils sont convoqués par Bredekamp dans sa tentative de reconstituer les agents symboli- ques à l’œuvre dans la saisie et la transmission de la théorie de l’évolution : les cultures artistique et esthétique contemporaines du savant. L’auteur pointe certaines œuvres spécifiques comme les récits de voyages d’Alexander von Humboldt (1769-1859), La Mer de Jules Michelet (1860) ou la Danaé de Gustave Moreau (Paris, Musée

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d’Orsay, 1880), et, d’une manière plus générale, rappelle combien la vue – sens parti- culièrement actif dans la distinction de la beauté selon la théorie darwinienne – participe de la sélection sexuelle, le deuxième grand chantier du savant britannique dans ses recher- ches sur l’évolution et la descendance des espèces humaine et animale (p. 130-131).

Bredekamp n’isole pas le cas de Darwin, qui partage avec ses contemporains la volonté de donner à voir et à comprendre la nature sous forme de graphes. Ainsi, Charles de Bonnet et Peter Simon Pallas schématisent l’arbre de Jessé dans l’ordon- nancement visuel du monde vivant (l’arbre sous forme de tronc-échelle). Jean-Baptiste Lamarck – dont la théorie transformiste fut mise à mal par Darwin qui ne reconnaissait pas la plausibilité de la volonté animale dans l’évolution des espèces – imagine les pointillés (élément graphique illustrant les relations des êtres les uns avec les autres) qui furent réemployés par Darwin pour figurer, dans cette grande chaîne naturelle, les espèces éteintes. Darwin partage également l’insatisfaction de Vitaliano Donati relati- vement à la figure rigide de l’arbre. Ceci les conduit tous deux à envisager de contrer le phénomène unidirectionnel et ascendant du motif, et amène le britannique à privilégier temporairement la dominante horizontale du buisson, puis d’opter, selon ses propres termes, pour le corail, écrivant en conséquence que : « l’arbre de la vie devrait peut-être s’appeler le corail de la vie » (p. 33).

En marge de cet argument central, Bredekamp ouvre un chapitre – qui aurait pu conduire à d’autres développements, me semble-t-il – sur les rôles symbolique et struc- turant du corail ou du motif corallin, dans les collections naturalistes, les arts visuels et l’imaginaire politique. En effet, les sciences naturelles portèrent une attention toute particulière à cet étrange phénomène vivant, à la fois végétal, minéral et animal qu’était le corail. Longtemps mal déterminé, cet hybride présentait la double parti- cularité d’échapper aux classifications de règne et de muter selon son milieu, puisque sa souplesse et sa mollesse le caractérisent dans l’eau alors qu’il se fossilise au contact de l’air. Signe de la Nature naturans, voire d’une nature artiste dotée des pouvoirs de la métamorphose, le polype anarchique suscita bien sûr l’intérêt et le soin des artistes (Pietro da Cortona, Benvenuto Cellini), des curieux et des savants (les membres de la famille Richter de Leipzig). Puis, au xixe siècle, il fut investi par la philosophie poli- tique comme métaphore du « bonheur communautaire » (p. 110), sans pour autant incarner ce que l’on s’entend pour nommer, par une distorsion et un appauvrissement de la théorie du scientifique anglais, le darwinisme social (p. 131).

Enfin, une interrogation demeure à la lecture de ce livre, dont la thèse est très stimu- lante à plusieurs égards : celle du caractère métonymique de l’image naturelle. Autre- ment dit, pourquoi Darwin recourut-il à l’image d’un objet naturel, en l’occurrence le corail, pour visualiser l’évolution de la nature ? Pourquoi le Tout se révèlerait-t-il néces- sairement par une de ses parties ? ne peut-on imaginer que le schéma géométrisé du corail visualisant la théorie de l’évolution – celui qui fut imprimé – stratifie et amalgame plusieurs filiations, naturelles et artificielles ? Ceci permettrait non seulement de renoncer à une origine unique de ce schéma, mais de surcroît d’abandonner l’idée, séduisante mais questionnable, que la nature détient, dissimulées, ses propres clefs théoriques.

Aussi, cet ouvrage, qui ouvre un champ qui donnera sans doute lieu à des prolon- gements, montre la fécondité des études visuelles prenant pour objet la science, et

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