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Article pp.481-501 du Vol.127 n°2 (2006)

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HISTOIRE SOCIALE

Alain THILLAY, Le Faubourg Saint-Antoine et ses « faux ouvriers ». La liberté du travail à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles. Seyssel, Champ Vallon, 2002. 15,5 ¥ 24, 411 p., bibliogr., ann. (Époques).

Le devenir révolutionnaire du faubourg Saint-Antoine – l’attaque de la manufacture Réveillon et la prise de la Bastille en 1789, puis la participation à tous les soulèvements populaires du XIXe siècle – tout autant que les discours d’Ancien Régime, ceux des autorités policières et ecclésiastiques, mais aussi des mémorialistes et des porte- parole du monde des métiers parisien au XVIIIe siècle, l’ont constitué en foyer d’activité artisanale irrégulière et d’agitation, voire de sédition ouvrière. La réflexion proposée par le livre d’Alain Thillay part de cette image, qui n’était pas due à la seule impor- tance de la population ouvrière rassemblée à l’est de Paris au cours des XVIIe et

XVIIIe siècles. S’il est possible en effet de reprendre à partir du faubourg Saint-Antoine toute la question de l’organisation du travail artisan à l’époque moderne, c’est à cause du privilège (accordé par le pouvoir royal en 1657, toujours confirmé par la suite) de travailler sans lettres de maîtrise ni contrôle des jurés parisiens des métiers dans l’espace dépendant de l’abbaye de Saint-Antoine. Tous les discours concernant le faubourg y voyaient l’explication de la croissance de cette zone périphérique, la cause de tous les désordres et, au final, un désordre fondamental. Thillay interroge le sens, les effets et les limites de ce privilège. Que permet-il de saisir de l’action du pouvoir politique d’Ancien Régime en matière d’organisation du travail ? L’indépen- dance par rapport à l’ordre corporatif parisien qu’il énonce constitue-t-il le faubourg Saint-Antoine en contre-modèle (positif ou négatif, selon les options historiographiques et idéologiques) de cet ordre ? Détermine-t-elle des manières de travailler, des trajec- toires professionnelles, des formes de sociabilité et des comportements différents de ceux des ouvriers de la capitale et donc fondateurs de la spécificité du faubourg ?

Le travail minutieux de Thillay, qui a reconstitué des dizaines de parcours d’artisans, leurs alliances familiales et professionnelles, leurs conflits saisis dans les archives judiciaires, conformément aux propositions de Giovanni Levi sur la méthode biographique en histoire et au travail de Simona Cerutti sur les métiers à Turin, lui permet de répondre nettement à la dernière question. Non seulement les ouvriers du faubourg Saint-Antoine ne sont pas plus violents que ceux de Paris – quoique surveillés avec des moyens moindres, ce qui motive la crainte des autorités –, non seulement leurs pratiques de travail et de sociabilité ne les éloignent pas de ces derniers, mais encore ils sont liés à eux par de multiples liens personnels et profes- sionnels, sans compter les nombreux cas d’artisans ayant commencé leur activité dans le faubourg avant d’intégrer les corps de métier parisiens. Si cet espace où le privilège royal permettait de travailler à sa guise pouvait être un refuge pour des ouvriers qui ne remplissaient pas les conditions nécessaires à l’accès à la maîtrise – parce qu’ils étaient trop pauvres ou parce qu’ils étaient protestants –, c’était aussi un lieu où l’on pouvait se forger une réputation, amorcer une ascension sociale et nouer des relations avec les maîtres parisiens, en travaillant comme eux, avec eux et pour eux.

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De ce fait, plutôt que comme un contre-modèle, le faubourg Saint-Antoine apparaît comme lié par des rapports de complémentarité à l’ordre corporatif, malgré les procès et les plaintes des représentants des jurandes qui dénoncent régulièrement

« la liberté de mal faire » censée y régner. Comme les autres lieux privilégiés situés à l’intérieur ou dans la proximité de Paris et dont Thillay désenclave l’histoire, de même qu’il étudie les autres cas de dérogation aux règlements corporatifs, notamment celui des « artisans suivant la cour », le faubourg Saint-Antoine permet des jeux avec la réglementation (concernant l’emploi aussi bien que la production ou les prix) qui caractérisent en réalité le fonctionnement du monde du travail sous l’Ancien Régime. C’est cette réalité complexe, saisie dans sa totalité et dans sa dynamique, qui constitue le véritable objet de ce livre. Cette approche n’est pas sans effet sur l’analyse de la politique royale de l’organisation des métiers et de la production artisanale que propose Thillay. Celle-ci, de Colbert à Turgot et la fin de l’Ancien Régime, apparaît finalement comme plus pragmatique que l’historiographie ne l’a souvent présentée. Le pouvoir arbitrait en fait au coup par coup entre les privilèges dérogatoires accordés à certains lieux et individus et le souci de renforcer les corpo- rations et de s’appuyer sur elles pour maintenir l’ordre, entre une préférence pour le contrôle et des actions en faveur de la liberté du travail, entre des impératifs policiers et des préoccupations sociales.

L’observation des pratiques, politiques aussi bien que professionnelles, permet ainsi à Thillay de complexifier et de nuancer l’étude de l’organisation du travail aux

XVIIe et XVIIIe siècles. Ce souci de la nuance tend à minorer l’importance de plusieurs réalités et dynamiques propres à cette période : la force structurante de l’ordre corporatif (minoritaire et pourtant fondamental dans la société hiérarchique d’Ancien Régime), l’évolution de sa signification religieuse, enfin les effets sur ces deux dimensions de ce qu’étaient et représentaient les métiers de la politique monarchique de concession de privilèges – y compris aux corporations – en échange de crédit. On peut regretter que s’estompe ainsi l’une des formes de la différence entre l’ancienne société de statuts et la société de classes (ou des droits de l’homme, pour reprendre l’expression récemment utilisée par les auteurs de Dire et vivre l’ordre social en France sous l’Ancien Régime, textes réunis par Fanny Cosandey, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005) post-révolutionnaire, et par là l’intensité de certaines questions historiques et méthodologiques posées par la dispa- rition de l’une et l’émergence de l’autre. Mais on peut aussi penser que la richesse de l’enquête menée par Thillay lui permet de proposer des analyses et des résultats qui contribuent à faire la difficulté et la fécondité de ces questions, et obligent à les poser de manière renouvelée.

Dinah RIBARD

Vincent MAROTEAUX, Versailles, le roi et son domaine. Versailles/Paris, Établissement public du musée et du domaine national de Versailles/Picard, 2000. 17 ¥ 24, 232 p., ill. en noir et en coul., cartes, sources, bibliogr., index.

Voici un livre qui vient à son heure. Thèse de l’École des chartes rédigée il y a une quinzaine d’années, il est publié aujourd’hui, porté par la vague médiatique dont bénéficie actuellement Versailles. Mais, plus fondamentalement, il s’inscrit dans un

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tournant historiographique où la résidence royale est étudiée en tant que telle, c’est- à-dire comme lieu du pouvoir dans son fonctionnement même, et non plus seulement comme une œuvre d’art. Coup sur coup, Gérard Sabatier avec Versailles ou la figure du roi (Paris, Albin Michel, 1999) a fait une lecture politique des décors du parc et des appartements réalisés au temps de Louis XIV, William R. Newton avec L’Espace du roi (Paris, Fayard, 2000) a donné une étude minutieuse de l’occupation du château de 1682 à 1789 (voir aussi Nicolas Milovanovic, Du Louvre à Versailles. Lecture des grands décors monarchiques, Paris, Les Belles Lettres, 2005). Vincent Maroteaux présente un autre aspect de la création de Louis XIV. Avec Versailles se réalisa la synthèse de deux genres jusqu’alors séparés : la résidence d’État et le château de chasse.

Le livre retrace la genèse et le fonctionnement du plus vaste ensemble jamais constitué par un monarque pour assouvir son caprice royal, la folie de la chasse, avec en consé- quence la modification économique, démographique et écologique de toute une région et la mise sous tutelle de sa population. La base documentaire est essentiellement archivistique, procédant de la série O1 (Archives nationales, Maison du roi) et des archives départementales des Yvelines. L’ouvrage comprend 104 illustrations : photos d’états actuels, vues anciennes et surtout plans et cartes, des schémas du domaine sous Louis XIV et en 1780, et en annexe un appareil documentaire très élaboré (listes des principales acquisitions de 1632 à 1789, évolution des recettes et dépenses, des loyers et des fermages, exploitation forestière) qui fait aussi de la monographie versaillaise de Maroteaux une contribution importante à l’histoire rurale de l’Île-de-France.

Le livre s’organise en deux parties essentielles : la formation (p. 57-149) et la vie du domaine (p. 165-221). Elles sont suivies d’une troisième partie plus sommaire : Versailles sans le roi, le domaine aux XIXe et XXe siècles (p. 225-263). Comme le château, le domaine est une création de Louis XIV. Complémentaires l’un de l’autre, ils connurent un rythme de croissance semblable. En 1624, Louis XIII donne à son petit château de chasse une minuscule assise foncière de 2 hectares, qui passe à 350 hectares en 1651. Depuis 1632, le roi était seigneur de Versailles. Comme on sait, Louis XIV fait d’abord aménager les jardins, tout en menant une politique active d’acquisition de biens-fonds et de seigneuries (ainsi la baronnie de Marly) qui porta le domaine vers 1678 à la superficie de 2 500 hectares. C’est à ce moment que la décision est prise d’installer à Versailles la famille royale, la cour et le gouvernement.

Devenu résidence d’État, le château est en dix ans considérablement agrandi, ce qui modifie radicalement son emprise spatiale, tandis que sa fonction de résidence de plaisir passe à Trianon, reconstruit, et surtout à Marly, édifié de 1679 à 1682. Le

« grand parc » de Louis XIII devient désormais « petit parc ». Au-delà, les nouvelles acquisitions se multiplient, rendues nécessaires par l’extension des chasses, non plus désormais du seul roi, mais aussi des enfants de France, princes du sang et grands résidant à présent auprès de lui. En cinq ans, le domaine est porté à plus de 8 000 hectares, clos d’un mur d’enceinte d’une quarantaine de kilomètres achevé en 1684, percé de 24 portes monumentales et comprenant 8 villages.

La vie économique de la région est complètement modifiée. Les routes vers les provinces occidentales sont coupées, l’activité commerciale cesse. L’agriculture et l’élevage sont bouleversés : l’organisation des terroirs est entièrement conditionnée par les nécessités de la chasse : expropriation des labours, plantation d’arbres, création de remises et de faisanderies. À la traditionnelle chasse à courre s’ajoute en effet la nouvelle chasse au tir et ses hécatombes de faisans et de perdrix (1 200 pièces abattues le 9 août 1687). Les villages de Trianon et de Versailles ont été détruits, et face au château, la ville royale s’édifie, depuis 1671. Les données naturelles elles-mêmes

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sont bouleversées. Un grand axe ordonnateur est-ouest de 13 kilomètres a été créé, sur lequel s’articulent des réseaux de voies orthogonaux ou en étoile. Terrassements et nivellements modifient les reliefs. Barrages, réservoirs et rigoles retiennent et drainent les eaux vers les fontaines, mais les travaux d’hydraulique étendent leur emprise bien au-delà du domaine (machine de Marly, canal de l’Eure). Ralenties par la guerre de la ligue d’Augsbourg, les acquisitions reprennent en 1695 : domaine de Meudon-Chaville pour le dauphin ; et, surtout, en 1697, parc de chasse à courre de Marly (2 280 hectares). Lorsque meurt Louis XIV en 1715, c’est tout l’ouest parisien qui, en moins de cinquante ans est devenu propriété de la famille royale : Versailles et Marly au roi, Meudon-Chaville (1 500 hectares) au dauphin, Clagny (700 hectares) au duc du Maine, Rambouillet (13 000 hectares) au comte de Toulouse, Saint-Cloud (400 hectares) au duc d’Orléans.

Le XVIIIe siècle n’a que peu modifié les grandes orientations de Louis XIV.

Meudon, puis Clagny sont annexés au domaine de Versailles, lequel cependant pâtit de la désaffection de Louis XV, qui préfère chasser à Saint-Germain, Fontainebleau ou Compiègne ; Versailles renaît avec Louis XVI, qui fait procéder à la replantation générale des jardins, à la remise en état des murs d’enceinte, tandis que l’on crée pour Marie-Antoinette le jardin anglais et le hameau de Trianon. Mais surtout, c’est la reprise d’une extension inconsidérée, vu les finances royales, par l’achat de Saint- Cloud pour la reine et de la forêt de Rambouillet pour le roi, poursuivie jusqu’au 28 août 1789 avec l’achat de 38 hectares de la maison du cygne à Villepreux. Le domaine royal comprend alors 15 000 hectares et 31 corps de ferme. Versailles en propre constitue une immense seigneurie d’un seul tenant couvrant 22 communes d’aujourd’hui et débordant sur une dizaine d’autres, y compris la ville, dont le quart du foncier appartient au roi.

Durant tout le règne de Louis XIV, Versailles, propriété personnelle du souverain, releva de sa gestion directe par l’intermédiaire de son premier valet de chambre qui avait l’administration du domaine (recettes, dépenses, passation des baux), l’entretien des bâtiments, la régie intérieure des maisons royales, l’administration des chasses et celle de la ville (dépourvue de municipalité). En 1715, le domaine de Versailles fut rattaché à la couronne, mais conserva son autonomie sous l’autorité de son gouver- neur. Les conflits étaient cependant permanents, par défaut d’attribution claire des compétences, avec les autres institutions comme le bailliage de Versailles, juge au seigneurial, exerçant la maîtrise sur les bois et la capitainerie des chasses (et lui-même en concurrence avec la prévôté de l’hôtel pour la police de la cour et de la Maison du roi), et avec les Bâtiments du roi, lesquels avaient en charge l’aménagement et l’entre- tien des résidences royales, des jardins, de la voierie, de l’hydraulique et tendaient à accaparer les revenus du domaine. Quant à l’organisation des chasses elles-mêmes (personnel, chevaux et voitures, meutes et matériel), elle relevait de le vénerie, département de la Maison du roi (voir Philippe Salvadori, La Chasse sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1996). Les employés du domaine furent jusqu’à 600 en 1764 (300 en 1778). Il y avait une centaine de garçons, frotteurs de parquets, balayeurs, sous l’autorité des « concierges », en fait régisseurs. La surveillance dans les appar- tements et aux portes de l’enceinte était exercée par des Suisses (136 en 1715), tandis que le plus grand laxisme régnait dans les jardins. Les gardes-chasse (26 vers 1740, 47 en 1780), aidés d’une trentaine de journaliers, s’occupaient de la reproduction, l’entretien et la conservation du gibier. Ils avaient donc la gestion du domaine forestier, l’inspection des fermes et des récoltes (une partie des blés devait demeurer sur pied…) ; ils élevaient les faisans et perdreaux (les jeunes étaient nourris de fourmis

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« dont la récolte occupait quatre garçons fourmiliers durant les mois d’été ») ; ils pourchassaient les nuisibles (pigeons, lapins et belettes) et les braconniers. Enfin, le domaine s’occupait de l’administration de la ville : pavage des chaussées ; nettoyage et éclairage ; maintien de l’ordre (par les Suisses, secondés par des Invalides) en concurrence avec les gardes de la prévôté ; assistance publique (l’infirmerie royale, devenue hôpital en 1720) ; entretien du clergé paroissial et des écoles.

L’exploitation était équilibrée, le domaine étant autonome et autosuffisant (ce qui n’était pas le cas des autres administrations, comme la vénerie au budget énorme et toujours croissant, ou les bâtiments, toujours sans argent). Recettes et dépenses quadruplèrent durant le XVIIIe siècle, passant d’une phase stationnaire (500 000 livres) entre 1723 et 1743, à une hausse lente (doublement) de 1743 à 1773, puis très rapide (nouveau doublement) de 1773 à 1788. Plus de la moitié des dépenses (65 % en 1730, 48 % en 1788) était absorbée par les salaires du personnel, l’entretien du gibier et la pourvoirie (chauffage et éclairage des appartements). Le reste allait à l’infirmerie, aux pensions et gratifications, à l’assistance, au personnel du bailliage, etc. Aux recettes, les 31 corps de ferme étaient en 1788 ce qui rapportait le moins (7 %, au lieu du double en 1730 et 1770 encore) ; les moins-values dues aux contraintes liées à l’entretien du gibier étant sanctionnées par des baux inférieurs de moitié à la pratique du bassin parisien. Les lods et ventes, par contre, conséquence de la spéculation urbaine, étaient passés d’un rapport de 2 % à 7 %. L’exploitation forestière resta pendant tout le siècle la première ressource agricole du domaine, la vente des bois assurant le quart du revenu. Mais la moitié des recettes fut constamment assurée par les rentrées fiscales liées à la consommation urbaine : les aides (droits sur la vente des boissons) et le pied fourché (entrée des moutons et des bœufs) – consommation due à la présence de la cour et des administrations gouvernementales, remplissant les cabarets de soldats et de gardes, de domestiques, porteurs de chaises et cochers.

La présence du roi faisant la prospérité de Versailles-ville, il en allait bien autrement dans la plupart des bourgs et villages environnants, surtout ceux compris dans l’enceinte du grand parc : « Plus d’un siècle de concentration de la propriété aux mains du roi et de l’exploitation aux mains de quelques familles, le poids sans cesse alourdi des chasses constituent autant de facteurs de déséquilibre […]. Quelques grandes familles de fermiers monopolisant l’exploitation, les activités traditionnelles entravées, une activité commerciale déchue ont en effet réduit les populations à une totale dépendance, quand ce n’est pas à l’indigence » (p. 220-221).

Le départ de la famille royale et de la cour en octobre 1789 priva Versailles de sa raison d’être. Les revenus du domaine s’effondrèrent (abolition des droits seigneuriaux, droits d’octroi perçus par la municipalité nouvellement créée). Si le château et les jardins furent maintenus en état, les parcs de chasse furent dévastés, les bois coupés, le gibier exterminé. Dans un premier temps, Versailles avec le Louvre, Saint-Cloud, Rambouillet, Saint-Germain, Fontainebleau et Compiègne constitua la dotation territoriale de la monarchie. Mais le décret du 10 juin 1793 y mit fin, organisant la vente des biens meubles et immeubles de la liste civile. Dix ans plus tard, à l’arrêt des aliénations en 1803, le domaine se trouvait ramené à 1 022 hectares. Le château de Versailles, les jardins, les Trianons, le grand canal et les bois alentours avaient été préservés. Tout le reste avait été vendu. Après la proclamation de l’Empire, une liste civile fut reconstituée, reprenant celle de 1791. On restaura les Trianons, destinés à Madame mère et Pauline Borghèse. Avec le mariage autrichien en 1810, Napoléon décida le retour du pouvoir à Versailles. Le château fut activement restauré, la reconstitution du parc entreprise. En deux ans, 1 441 hectares furent acquis : tout le

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« petit parc » de Louis XIV, et Marly (dont les bâtiments avaient totalement été ruinés).

Mais l’histoire en décida autrement. Empereurs et rois ne revinrent pas à Versailles. Et pas de domaine sans les chasses, même si ces dernières, réorganisées par Charles X, se maintinrent jusqu’en 1870. Les autres châteaux d’État de la liste civile reçurent les souverains, pas Versailles, trop marqué par le souvenir de la monarchie absolue.

Louis-Philippe, par la création du musée « à toutes les gloires de la France », tenta son intégration dans la mémoire nationale. La fracture se rouvrit lorsque les « Versaillais » en firent la base arrière de la reconquête du Paris communard. Meudon et Saint- Cloud avaient disparu dans les bombardements prussiens. Dans la ville, les propriétés de la Couronne étaient depuis longtemps passées aux administrations, à l’Éducation publique et surtout à l’Armée. Ce qui restait du domaine connut une nouvelle disper- sion administrative, entre les ministères des Finances, de l’Agriculture, des Travaux publics, de l’Instruction devenue Éducation, enfin de la Culture. Une renaissance cependant s’opère sous nos yeux. Objet d’une consommation touristique de masse, Versailles est devenu un produit culturel de première nécessité. Un énarque se retrouve dans la fonction du premier valet de chambre, depuis que le décret du 17 avril 1995 a créé l’établissement public du musée et du domaine national de Versailles, mettant fin à l’éparpillement des tutelles. Dévastés par les tempêtes, les 950 hectares que compte aujourd’hui l’ancien domaine royal, retrouvent, avec la replantation qui commence, leur jeunesse du grand siècle.

Gérard SABATIER

Maria Pia DONATO, Accademie romane. Una storia sociale, 1671-1824. Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2000. 16,7 ¥ 24, 311 p., bibliogr., index (Studi e strumenti per la storia di Roma, 4).

Jadis terra incognita, la Rome du XVIIIe siècle n’en finit pas d’être mieux explorée.

Dans la lignée de ses recherches consacrées à l’identité de l’« homme de lettres » et aux formes d’organisation de la culture à Rome au XVIIIe siècle, Maria Pia Donato propose dans cette version abrégée de sa thèse de doctorat une enquête d’histoire sociale dans le monde des académies romaines de la fin du XVIIe siècle au début du

XIXe siècle. Un monde tenu jusqu’à récemment pour moribond mais dont les sources manuscrites et la bibliographie primaire consultée par l’auteur dans les principales bibliothèques et fonds d’archives romains, mais aussi à Modène, Bologne, Florence ou Paris, confirment l’activité et la production importantes, quantitativement du moins.

Suivant un plan strictement chronologique, Donato étudie l’évolution de ces structures essentielles de la vie intellectuelle romaine qui, de cercles érudits au service de la politique culturelle des papes, deviennent les lieux d’une sociabilité plus spontanée et mieux ancrée dans la réalité urbaine, plus ouverte aux échanges aussi, avec la culture issue des Lumières notamment. En dépit de ce parti pris chronologique qui, par l’hétérogénéité des sources, introduit de l’aveu même de Donato une certaine discontinuité dans la thèse, le postulat méthodologique est clair : interroger cet objet traditionnel de l’historiographie italienne que sont les académies au moyen des instruments fournis par l’histoire sociale française et anglo-saxonne – le concept de sociabilité étant entendu comme « pratique collective et volontaire s’articulant entre l’individu et l’État » notamment – tout en fondant l’analyse sur une enquête prosopographique poussée qui fournit à l’auteur le « squelette » de son discours (p. 9).

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Consacré à la république des lettres, le premier chapitre interroge la naissance, au sein de la sensibilité rigoriste de la fin du XVIIe siècle des premiers cercles pour lesquels l’érudition sacrée apparaît comme l’instrument de la réforme de l’Église et le moyen de réaffirmer, dans une perspective antigallicane, la centralité de Rome.

Pour Donato, l’évolution rencontrée par la Conférence des conciles (1671), dont l’âge et la qualité des membres diminuent en proportion inverse du carriérisme et des espoirs de patronage « légitime » qu’ils nourrissent, est représentative : initialement dédiée à l’érudition sacrée, celle-ci devient vite le lieu de rencontre, de formation et de recrutement de jeunes prélats ambitieux. Au-delà de cet exemple, d’autres initiatives contemporaines, où l’émulation vertueuse le dispute à la dévotion, retiennent l’atten- tion de l’auteur : le Giornale de’ letterati di Roma (1675) et l’Accademia fisico- matematica (1677), deux initiatives déterminantes de Giovanni Giustino Ciampini en matière scientifique, le Congresso medico romano (1676) ou encore l’Arcadie, dont Donato interroge à nouveau la « légende » au prisme de l’évolution rencontrée par les autres académies romaines de l’époque.

Le second chapitre est consacré au pontificat de Benoît XIV qui rompt avec l’académisme baroque de la période précédente après la crise des académies théo- logiques et l’irruption de la franc-maçonnerie des années 1730. Le renouveau des académies apparaît lié à la volonté de se confronter au prestige et à l’éclat des insti- tutions parisiennes et des idées en provenance de France. Démontrer l’infaillibilité du pape, réaffirmer les droits du Saint-Siège, « énonc[er] les vérités plutôt que […]

les entendre énoncer avec raillerie par [les] ennemis » (p. 88) comme le résume Lodovico Antonio Muratori à Giuseppe Bianchini en 1740, tels sont les objectifs des académies créées par Benoît XIV. De fait, celles-ci rassemblent moins autour d’un programme de recherche cohérent les meilleurs spécialistes de chaque domaine qu’elles ne constituent un réservoir dans lequel recruter, former et récompenser des personnalités, intrinsèquement liées à la curie, distinguées pour leur doctrine et leur piété. À travers l’exemple de l’Accademia di storia romana, Donato pointe du doigt les limites des académies créées par Benoît XIV : l’incohérence du recrutement intellectuel, l’inaptitude à promouvoir des compétences susceptibles d’affronter de manière critique l’évolution des savoirs, l’incapacité à s’opposer efficacement à la sécularisation des pratiques culturelles qui se déploient à mesure que s’affaiblit l’hégémonie de la société ecclésiastique.

À sa mort, la sociabilité des prélats érudits, retirée dans des cercles plus étroits, se révèle de fait incapable de se renouveler face à l’essor de la conversation mondaine et au nouveau modèle de sociabilité académique – une assemblée de « pairs » réunie sous la protection du souverain – qui s’imposent définitivement sous les pontificats de Lorenzo Ganganelli et de Giovanni Angelo Braschi. Malgré le jeu, la présence encombrante de la hiérarchie ecclésiastique et la politique qui sont autant d’obstacles au développement du salon littéraire, celui-ci s’affirme peu à peu comme l’expression sécularisée d’un public laïc toujours plus nombreux et de plus en plus large, assoiffé de nouveaux savoirs ; il correspond de moins en moins au profil de l’homme de lettres et d’Église des décennies passées : les femmes sont au centre du salon, la passion pour le théâtre renaît, l’artiste devient l’animateur d’une sociabilité spécifique marquée par une plus grande mixité sociale. Les années 1760-1770 sont caractérisées par le renouveau impulsé à la pratique académique par les sociétés d’agriculture, désormais conçue comme excroissance de la société civile en accord avec la politique du prince – en net retard sur le reste de l’Europe toutefois. Élaborer et diffuser des vérités utiles, déloger erreurs et préjugés, éduquer les sujets du pape aux valeurs du

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vrai et du bien dictées par la raison et la crainte de Dieu, établir l’alliance de la philo- sophie et de la religion sont les finalités avouées des académies romaines comme le Congresso accademico (1787) où intellectuels et gouvernement ecclésiastique se retrouvent autour d’une conception utilitariste de la science. En retrait face au déve- loppement des salons et des sociétés agraires, les anciennes académies poétiques connaissent elles aussi un sursaut dans les années 1770 : sur un plan strictement sociologique, le custode Giuseppe Brogi accroît la présence des femmes et des laïcs au sein de l’Arcadie tandis que son successeur Gioacchino Pizzi engage une politique d’ouverture au monde des sciences et de modernisation des rapports entre Rome et les colonies, destinée à resserrer les liens avec la culture contemporaine et à conquérir le public des philosophes. Cependant, cela n’est pas sans créer des tensions entre conservateurs et novateurs, que Donato analyse comme les phases d’une bataille idéo- logique mettant aux mains deux attitudes radicalement opposées en termes d’alliance sociale. La Révolution française et la construction du bloc contre-révolutionnaire mettront fin à tout dialogue en désignant toute forme de sociabilité laïque comme contraire aux intérêts de la religion.

Un dernier chapitre interroge enfin l’évolution des académies romaines sous la République romaine et la Restauration. La période révolutionnaire apparaît violem- ment interventionniste avec la création sur le modèle français d’un Istituto nazionale delle scienze ed arti, au sein duquel on retrouve de nombreux noms de la culture romaine d’Ancien Régime mais qui s’affirme comme révolutionnaire dans les fonctions qu’il s’assigne comme dans la rupture introduite dans son recrutement entre cercles académiques et hiérarchie ecclésiastique. Quantitativement, les institutions scientifiques et culturelles se multiplient tandis que qualitativement, les académies deviennent un lieu de sociabilité politique où se distinguent patriotes et partisans du régime. Au retour du pontife, nouvelle rupture : deux partis s’opposent, la ligne conservatrice du cardinal Ercole Consalvi et les partisans de la nouvelle Accademia di religione cattolica (1799), tenants d’un contrôle ecclésiastique étroit de la sociabilité laïque des dernières années du siècle. Par-delà la multiplication des nouvelles congrégations et des sociétés pieuses souvent orchestrées par d’anciens jésuites et soucieuses de substituer une dévotion de sensibilité bénigniste aux modes introduites par la philosophie et les salons, Donato observe cependant dans l’aristocratie et la classe moyenne une grande continuité de comportements. Revenus de l’expérience de l’Istituto nazionale, de nombreux hommes de science trouvent refuge dans l’Accademia dei Lincei créée en 1801 sous la protection de Consalvi, convaincu de la nécessité de nouer des liens avec l’Université et d’amorcer plus largement une réflexion sur les rapports entre l’Église et la science. Consolidée sous l’Empire, celle-ci est érigée en institution et dotée d’un statut nouveau qui la lie davantage à ses homologues inter- nationales. Donato voit dans l’homogénéisation des structures et dans le succès enregistré par les académies les résultats de la politique d’agrégation et de mobilisation des élites intellectuelles menée par la Consulta, cette institution mise en place après l’annexion de l’État pontifical à l’Empire (1809) dont l’un des buts était de créer un consensus diffus autour du régime. Mais celui-ci échoue à se substituer à la sociabi- lité plus informelle et définitivement laïque des salons et des conversations où se croisent la bourgeoisie des professions et une noblesse ancienne et nouvelle en quête d’affirmation. L’ouvrage de Donato se clôt ainsi sur le constat de déclin d’institutions condamnées à l’immobilisme : les anciennes académies liées à Consalvi ne rouvrent que lentement. La nouvelle Accademia di religione cattolica naît sous le signe de la fermeture, à l’endroit des idées scientifiques comme à l’endroit des autres académies

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au sein desquelles elle ne recrute pas. Même si la sociabilité romaine peine à trouver des formes d’association comme celles de Milan, ses académies apparaissent défini- tivement supplantées par les nouvelles formes de la sociabilité mondaine – les sociétés philharmoniques et philodramatiques – et par l’Université où ont conflué les groupes intellectuels qui s’étaient agrégés sous le régime napoléonien.

Des questions ouvertes et quelques « absences » demeurent certes au terme de ce parcours, moins imputables à l’auteur toutefois qu’à l’état de la recherche dans tel ou tel secteur de l’histoire intellectuelle et sociale. Certains sujets attendent toujours leur historien comme la crise rencontrée par les confraternités au XVIIIe siècle ; d’autres, comme la question de l’oralité, peut-être un peu sous-estimée, ont commencé à trouver de solides éléments de réponse depuis la parution de cet ouvrage. Enfin, concernant les effets de la formation dispensée par telle ou telle académie, l’enquête d’histoire sociale pourrait sans doute être affinée depuis l’ouverture récente des archives de l’Index et du Saint-Office.

En restant fidèle au postulat méthodologique qu’elle s’est fixé comme en mani- festant une parfaite maîtrise du parcours individuel de centaines de personnalités souvent obscures que le volume tire de l’ombre, Donato présente toutefois un ouvrage qui concilie les contraires, forçant le respect par son exceptionnelle érudition et par sa grande clarté. Avec maturité, l’auteur livre ici une contribution pleine de vigueur et d’enthousiasme qui ne manquera pas d’intéresser particulièrement tous ceux qui, des salons parisiens aux cercles de l’Arcadie provinciale, dans une perspective littéraire ou plus historique, ont entrepris d’interroger à nouveau – en deçà comme au-delà des Alpes – les différents modes de la sociabilité européenne d’Ancien Régime.

Christian DEL VENTO et Laurence MACÉ

Isabelle BACKOUCHE, La Trace du fleuve. La Seine à Paris, 1750-1850. Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2000. 16 ¥ 24, 431 p., glossaire, sources, bibliogr., index, cartes, fig., tabl.

Aujourd’hui « espace étranger à la vie de Paris », la Seine n’a pas toujours été

« absente » de la capitale. Comprendre cette disparition, c’est comprendre les relations entre une ville et son fleuve. Isabelle Backouche se livre donc à la recomposition d’un paysage urbain, social, économique et politique et retrace ses évolutions, ses

« mises en mouvement » dans un « large XVIIIe siècle » (1700-1850) porteur de transformations radicales de la forme urbaine. « Précipité » de la ville d’Ancien Régime selon une formule heureuse, l’espace fluvial, la Seine à Paris, va être l’objet d’une analyse à deux niveaux : les Parisiens sur le fleuve et le fleuve dans la ville, permettant de saisir comment espace partagé, la Seine devient un espace de confrontation pour enfin être remis en cause.

Espace nourricier, voie de circulation, lieu de détente, de loisirs et de fêtes, la Seine est surtout un lieu de travail et de consommation. Retraçant les aires de consommation à différentes échelles, Backouche met en évidence un maillage de pratiques et un croisement d’intérêts divers qui dessinent un espace original où les hommes nouent des liens puissants avec un territoire au sein d’une microsociété originale. Cette société se déploie dans un paysage urbain particulier marqué au

XVIIIe siècle par la présence de bateaux, de moulins et de ponts, bâtis souvent, qui morcellent l’espace riverain en bassins quasiment autonomes formant de véritables

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quartiers organisés autour du port. La présence de la Seine n’a alors de pertinence pour le riverain qu’à l’échelle du bassin.

Lieu majeur de la vie parisienne au milieu du XVIIIe siècle, lieu de mixité sociale aussi, la Seine, par l’identité très forte qui découle du profond attachement de ses habitants, est donc un terrain de choix pour l’analyse des différents modes de spatia- lisation des pratiques sociales, d’autant que le fleuve est aussi un enjeu de pouvoir.

L’animation des ports parisiens ne doit en effet pas occulter la rigueur de l’organisation par les autorités. Sur la Seine cohabitent les pouvoirs du roi (propriété du fleuve) et de la ville (maîtrise des usages), qui trouve dans le contrôle du fleuve le dernier fondement de son autorité. Le fleuve est donc l’objet de conflits divers qui, révélant la complexité des relations entre les administrations, permettent d’observer de façon privilégiée les pratiques urbaines, les usagers du fleuve étant partie prenante des processus de décision.

Ce monde urbain, dominé par le fleuve, d’abord territoire de pratiques juxtaposées, se transforme en un territoire de pratiques hiérarchisées du fait des tensions de plus en plus vives liées en partie à l’accroissement de la population parisienne, en partie aussi, à partir du milieu du XVIIIe siècle, à la préoccupation majeure touchant l’amélioration de la distribution alimentaire qui passe par la levée des obstacles à la navigation et à la circulation. Nouveaux critères et tensions mettent en mouvement ce paysage aux équilibres si délicats et entraînent l’évolution des pratiques fluviales, notamment par l’action des autorités. Les ports d’abord, pivots de l’économie fluviale et points de contact névralgiques, voient leur organisation séculaire changer à partir de la mi-XVIIIe siècle. Leur spécialisation s’accentue, entraînant la promotion de sites périphériques. La fragmentation de l’espace fluvial change dès lors de sens : d’abord liée à la dispersion des métiers, elle correspond de plus en plus à une volonté de rationalisation justifiée par l’incompatibilité entre certaines activités.

L’aspect général du fleuve ensuite : la création de meilleures conditions de circulation, sur les quais comme sur les ponts, passe souvent par la suppression d’échoppes. La hiérarchie des commerces s’en trouve ébranlée, à l’instar de l’autorité exercée par la ville puisque c’est elle qui fixait l’organisation du monde des quais.

Il s’agit donc de trouver une solution à la saturation de l’espace fluvial. À partir de 1740, une série de projets prévoit une série d’aménagements : construction de nouveaux ponts et de nouveaux quais, destruction de bâtiments, élimination de certaines activités. Bien que différents, ces projets révèlent l’existence d’un nouvel urbanisme, marqué par la volonté de prendre en compte la Seine sur l’ensemble de son parcours et d’établir une continuité avec le reste de l’espace parisien dans le cadre d’une vision globale de la ville et du fleuve. En outre, un changement de logique guide les embellissements de la capitale. Une nouvelle rationalité prévaut, où la beauté d’une ville se mesure désormais à son utilité et à ses possibilités de communi- cation. Backouche, en analysant tel ou tel projet, montre la manière dont ils font jouer les nouveaux enjeux de l’urbanisme. Elle s’attarde surtout sur le premier plan d’aménagement parisien, dont la Seine est, de manière significative, le fil directeur.

Conçu par le prévôt des marchands Jean-Baptiste Pontcarré de Viarmes et par le maître général des bâtiment de la ville, Pierre Louis Moreau-Desproux, ce projet d’aménagement concilie le désengagement de la Seine et l’amélioration de la circula- tion grâce notamment à une ligne de quais. En quelques années, on assiste à une transformation radicale du paysage fluvial avec la démolition des maisons des ponts, celle du Petit Châtelet ou encore le désengagement du parvis de Notre-Dame.

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La manière dont va être conduit le chantier entre 1758 et 1769 fait du fleuve un espace pionnier, voire expérimental en matière d’urbanisme mais aussi en matière technique et juridique où l’ingénieur prend de plus en plus le pas sur l’architecte et le décorateur. Cherchant à la fois à intégrer le fleuve dans la ville et à voir le fleuve comme une voie de circulation, avec la mise en place de divers équipements écono- miques en liaison avec la navigation fluviale, les projets de la fin du XVIIIe siècle marquent la vigueur des affrontements : les difficultés sont d’ordre technique mais posent aussi le problème de la légitimation des pouvoirs urbains. Comme la diffi- culté principale consiste à concilier navigation et circulation urbaine, un nouvel équilibre s’effectue entre le cloisonnement de la société urbaine et le besoin de communication.

Parallèlement, les représentations de l’espace se font divergentes et la pertinence de l’échelle d’un aménagement se modifie : on passe du quartier à l’ensemble de la ville. Dans cet horizon élargi, le pont perd de son impact sur l’organisation urbaine et son poids faiblit dans l’organisation de microsociétés riveraines du fleuve. Il devient de plus en plus un outil au service de l’économie parisienne et ce nouveau statut contribue à banaliser l’espace fluvial.

Dès le début du XIXe siècle en effet, le fleuve apparaît de plus en plus clairement comme un espace économique voué au transport et au commerce. Dès lors, les usages du fleuve sont sacrifiés au nom de la rationalisation des pratiques et de l’amélioration des conditions de navigation. Un double mouvement affecte ainsi le commerce fluvial dans Paris : les activités portuaires sont regroupées au sein d’un service spécifique et l’on assiste à la disparition des ports de vente au profit exclusif des ports de décharge. Le territoire du port, auparavant support de pratiques économiques diverses, est remplacé par un lieu de rupture de charges qu’il faut éviter de voir engorgé. Dans le même temps, les activités portuaires, en considérable augmentation, accentuent leur glissement vers la périphérie.

La disparition du prévôt à la Révolution ruine également la spécificité de l’espace fluvial au sein de la capitale. Tandis que le fleuve appartient désormais au domaine national, la ville est propriétaire des quais. La Seine, jusqu’alors indissociable de ses ports et de ses quais, est à partir de 1803 divisée en bassins de navigation ce qui la confine désormais dans un cadre strictement fluvial. Parallèlement, la délimitation progressive des compétences municipales fait éclater les usages du fleuve en plusieurs divisions administratives, contribuant à gommer le statut particulier de la Seine.

Cette tendance se confirme par le regroupement de toutes les ressources en eaux de la capitale au sein du Service des eaux de Paris, créé en 1807 par les Ponts et Chaussées.

L’effacement de la spécificité du fleuve va d’ailleurs de pair avec sa marginalisation relative puisque la diversification des voies de navigation (terrestre et fluviale) et la promotion d’un réseau de canaux court-circuitent la navigation fluviale dans la ville.

La polyvalence du fleuve s’efface en même temps que la Seine s’inscrit dans un espace de plus en plus large. On passe de l’échelle du bassin à celle de la ville et enfin du pays. Les représentations de l’espace fluvial confirment cette conception de plus en plus globalisante. La cartographie des relations ville/fleuve apparaît autour de 1750 comme un outil d’évaluation des crues. Montrant que ces inondations concernent toute la ville et pas seulement les berges, elle marque le début d’une perception globale de l’organisme urbain confirmée par les évolutions des conceptions urbanistiques d’alors. Dans ce mouvement, la perception du fleuve uniquement comme voie de communication est symbolisée par une lithographie de 1833 : la ville est absente de ce plan qui fait de la Seine un espace autonome divisé en 12 bassins.

Les cinquante premières années du XIXe siècle voient ainsi une transformation

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rapide et systématique du paysage fluvial : la ligne de quais terminée, la disparition de la plupart des activités et le désengagement du fleuve donnent aux rives de la Seine une unité certaine. Après la dynamique observée au XVIIIe siècle, caractérisée par la diversité des pratiques, les tensions entre les usages et leur régulation, le

XIXe siècle voit la Seine se figer. Tout est fait désormais pour faciliter et multiplier les échanges. La transformation de la ville passe ainsi explicitement par la suppression d’une partie de son passé et si Paris gagne une voie de circulation, les Parisiens perdent un lieu de vie et de travail auquel ils sont attachés.

Travail historique, La Trace du fleuve revendique une démarche interdisciplinaire permettant l’appréhension d’un objet éclaté entre plusieurs disciplines. En montrant comment les pratiques sociales sur la Seine évoluent de rapports complémentaires à une relation conflictuelle, en exposant de quelle façon la perception de la Seine dans Paris passe du particulier au global, Backouche contribue à faire comprendre comment, par touches successives, une nouvelle rationalité structure peu à peu l’espace urbain et avec quelles conséquences pour la société concernée. La volonté de décrire la complexité du processus urbain affleure tout au long de ce livre, publication d’un travail de thèse dirigé par Bernard Lepetit. La « société » et l’« espace » dont Backouche veut étudier la relation sont deux termes nécessairement vagues au début puisque c’est l’analyse qui, au fur et à mesure, va leur donner un sens précis. L’une des grandes qualités de ce texte est d’ailleurs la perception de cette dynamique et le champ sémantique utilisé montre la construction de l’objet historique (la Seine à Paris) en même temps que le cheminement intellectuel permettant à cette construction d’être pertinente. Cette double mise en mouvement est particulièrement séduisante parce qu’elle se dit au moyen d’une écriture simple que l’auteur évite d’alourdir grâce à de nombreux tableaux synthétiques permettant l’appréhension rapide et claire de ses analyses. Les cartes, les plans, les tableaux nourrissent la réflexion par la mise en lumière des éléments qui ordonnent la démonstration. Celle-ci, rigoureuse, n’est cependant ni sèche ni abstraite et la reconstitution de la disparition à laquelle se livre Backouche passe aussi par l’évocation des sons, des formes et des odeurs qui furent le cadre de vie de ces Parisiens d’autrefois. Il ne s’agit toutefois pas d’une tentative d’épuisement d’un lieu parisien parce que jamais l’auteur ne se laisse tenter par l’exhaustivité. Choisissant l’échelle d’analyse en fonction de son questionnement, elle laisse sur les rives de la Seine les éléments dont sa démarche peut se dispenser.

Histoire de Paris, histoire urbaine surtout, La Trace du fleuve est une démonstration aussi bien qu’une analyse. Au-delà du résultat obtenu, concernant un espace particulier, la marche suivie se révèle pertinente pour l’étude d’autres espaces. Cet intérêt méthodologique n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage.

Claire FREDJ

Anne JOLLET, Terre et société en Révolution. Approche du lien social dans la région d’Amboise. Préf. de Michel VOVELLE. Paris, CTHS Éditions, 2000. 16 ¥ 24, 551 p., bibliogr.

L’ouvrage d’Anne Jollet coïncide avec le texte d’une thèse soutenue en 1994 à l’université de Paris I sous la direction de Michel Vovelle qui signe ici la préface. Le champ d’étude semble a priori assez médiocre : un petit pays composé de seize

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paroisses rurales autour d’une petite ville de la vallée ligérienne, Amboise ; le tout forme un espace qui ne dépasse pas 250 kilomètres carrés pour 15 500 habitants en l’an II. Pourtant, ce livre se fixe un objectif ambitieux, saisir l’homme dans son environ- nement social, c’est-à-dire la place qu’il occupe dans les réseaux de relations avec les autres. Il parvient ainsi à interroger minutieusement le fonctionnement de la société en inscrivant les individus dans les groupes sociaux dont les comportements sont analysés à travers les choix de transactions. L’auteur s’applique aussi à détecter les indices du changement social à l’épreuve de l’épisode révolutionnaire. Elle le fait en s’appuyant sur de nombreuses sources quantitatives : les rôles de taille, les procès verbaux de vente des biens nationaux, les sources de l’enregistrement ancien et moderne. Le choix des sources a conditionné la nature des relations privilégiées par l’auteur. Son attention s’est en effet concentrée sur les liens de cohabitation dans leur dimension spatiale et sur les relations économiques.

Dans un premier temps, Jollet s’applique à décrire les rapports de proximité sociale à la fin de l’Ancien Régime. À l’intérieur de ce pays où la petite ville d’Amboise laisse s’exprimer les stratégies individuelles des ruraux, le réseau des relations sociales paraît relativement figé. Classiquement, l’auteur a d’abord cherché à mettre en lumière la hiérarchie des distinctions à l’intérieur de la société. Elle y parvient en utilisant sans relâche une source qui n’est pas exempte de critiques, les rôles de taille de l’élection d’Amboise qui lui offrent près de 4 000 cotes d’imposition.

Dans ce microcosme ligérien où la terre n’enrichit pas, la cohabitation sociale est réelle. Elle est analysée à travers les façons de nommer les individus : alors que la masse des taillables est désignée par un prénom et un nom, les mendiants sont frappés d’anonymat. Elle est surtout repérée grâce aux métiers et aux cotes d’imposition.

Exemptés du paiement de la taille, les privilégiés sont pourtant présents dans les villages, ne serait-ce par leurs propriétés rurales, souvent les plus importantes. Les plus imposés sont donc les bourgeois de la petite ville d’Amboise, surtout des marchands. Dans les paroisses rurales où les fermiers sont rares et les laboureurs à la tête d’exploitations relativement médiocres, les vignerons constituent la principale catégorie paysanne.

L’auteur poursuit son analyse sociale par les rencontres qui associent les individus et fondent en fin de compte une société. Ces rencontres sont d’autant plus probables que le parcellaire est étroit et enchevêtré, coutume égalitaire oblige. Du reste, l’émiettement du foncier facilite la circulation des propriétés et la rencontre des individus dans les offices des notaires. En effet, vendre constitue un geste assez fréquent puisqu’on dénombre un acte pour 7 ou 8 feux. La fréquentation des acteurs sur le marché foncier, analysée à partir des ventes passées en 1791, est ainsi révéla- trice du fonctionnement des rapports sociaux. Sur un marché largement dominé par les petites transactions, les interventions des différentes catégories sociales sont assez conformes à ce qu’elles représentent dans la population. Pourtant, certains groupes, comme les boutiquiers, marchands, vignerons et fermiers, semblent en meilleure position grâce à une surreprésentation parmi les acheteurs. Surtout, l’auteur parvient à décrire le paysage social des habitants du pays d’Amboise, démontrant les relations de proximité sociale et géographique, mais aussi la relative ouverture des villages dont l’horizon n’était pas « borné ». Si la majorité des actes s’effectuait à l’intérieur du même groupe social, l’ouverture vers d’autres catégories était fréquente, surtout chez les paysans ; le marché foncier n’interdit pas non plus des relations économiques éloignées entre vendeurs et acheteurs. Grâce à l’abnégation

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de Jollet, l’ouverture des villages est confirmée par d’autres liens économiques, les quittances et les échanges de biens immobiliers.

La seconde partie de l’ouvrage s’attache à démontrer l’impact du moment révo- lutionnaire et impérial dans le jeu relationnel des habitants du pays d’Amboise. Elle l’aborde à travers le marché foncier étudié en fonction de sondages établis à inter- valle régulier de 1780 à 1816. L’auteur parvient ainsi à décrire minutieusement le décloisonnement des communautés rurales de cette société vigneronne. En effet, l’activité du marché foncier s’est accélérée entre la fin de l’Ancien Régime et la période impériale, le nombre de vente ayant presque quadruplé. Ce processus s’est accompagné d’une parcellisation et d’une diversification des biens mis sur le marché. Il s’est aussi accompagné de la généralisation du paiement au comptant et de la réduction de l’usage de la rente. Si toutes les catégories sociales participent au jeu foncier, certaines s’y montrent plus actives que d’autres : les artisans sont moins nombreux, les paysans se montrent davantage, surtout les vignerons et les laboureurs.

Les catégories sociales en retirent aussi des bénéfices très différents. Pendant la période révolutionnaire, on constate en effet un recul relatif de la bourgeoisie d’Amboise dans le jeu foncier. Ce recul apparaît plus sensible pour la bourgeoisie d’office, privée de ses fonctions par les événements révolutionnaires. La paysannerie des vignerons et des laboureurs voit en revanche sa position se renforcer au sein du marché foncier. L’accès à la propriété foncière s’est donc élargi pendant la période.

Le « remuement » révolutionnaire et impérial coïncide également avec le desserrement du paysage social des habitants de la région d’Amboise. L’horizon géographique s’est un peu élargi ; les mutations de biens laissent même entrevoir la multiplication des contacts avec les régions atlantiques et la formation de l’espace national.

Cette évolution ramène à l’importance de la vente des biens nationaux. Si les propriétés ainsi abandonnées présentent des superficies qui ne sont pas considéra- bles, elles concernent tout de même 15 % de l’ensemble de l’espace étudié, soit 3 804 hectares correspondant à une vingtaine d’années d’activité sur le marché ordi- naire. Ainsi sont mis en vente 1 890 hectares de biens ecclésiastiques qui assuraient jusqu’alors la domination de la ville sur la campagne et le décloisonnement des villages grâce aux propriétés des institutions ecclésiastiques étrangères aux communes rurales, comme celles de l’Église de Tours. S’y sont ajoutés 1 915 hectares de biens des émigrés, provenant essentiellement du domaine de Marie Adélaïde de Bourbon- Penthièvre. Parce qu’elles ont largement mobilisé les populations locales, les ventes de biens nationaux constituent un événement social de première importance, surtout dans les communes rurales : en effet, 15 % des foyers, appartenant peu ou prou à toutes les catégories sociales, ont participé aux enchères. Ce marché extraordinaire ouvre un peu la région d’Amboise à des investisseurs étrangers, mais il assure surtout la victoire de nombreux bourgeois d’envergure modeste qui s’installent à la campagne sur les dépouilles de l’Église. En effet, le marché des biens nationaux accorde une place hypertrophiée à la bourgeoisie par rapport au marché ordinaire. Ceci étant dit, laboureurs, fermiers et vignerons ont été à l’affût des multiples petites parcelles mises en vente ; les ventes des biens des émigrés en l’an II ont même pu affermir la puissance de l’élite rurale locale. Ainsi, la vente des biens nationaux a permis un profond renouvellement social dans la structure des propriétaires à la campagne.

En définitive, Jollet s’est engagée dans la voie austère d’une enquête quantitative scrupuleuse. Certes, l’écriture n’est pas aisée dans ce domaine de l’histoire. On peut toutefois regretter que, pour des raisons éditoriales, l’ouvrage ignore quasiment l’appareil cartographique et les tableaux statistiques qui auraient été bien venus pour

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alléger le texte parfois surchargé en données chiffrées. Ce choix est d’autant plus regrettable que le texte exploite parfois des graphiques qui ne nous sont pas présentés (voir, par exemple, l’exploitation, p. 123-130, d’un graphique établi selon la méthode Dupâquier). En outre, dans un texte de plus de 500 pages, il aurait été utile de guider le lecteur en proposant de régulières pauses sous la forme de conclusions intermédiaires vraiment étoffées.

Pourtant, ces regrets ne cachent pas l’essentiel : en privilégiant une étude des comportements, Jollet est parvenue à approcher le réseau relationnel qui définit toute société et à montrer les changements sociaux qui ont cours à travers les trente années qui enjambent la Révolution.

Sylvain VIGNERON

Nicole HULIN, éd., Sciences naturelles et formation de l’esprit. Autour de la réforme de l’enseignement de 1902. Études et documents. Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2002. 16 ¥ 24, 399 p., bibliogr., index (Histoire des sciences).

La transmission des connaissances essentielles à la « formation de l’esprit » des jeunes générations a été de tout temps l’un des principaux soucis de leurs aînés.

Nicole Hulin est parmi les spécialistes les plus compétents de l’histoire de l’ensei- gnement en France. Elle a su s’entourer d’une solide équipe de collaboratrices et de collaborateurs qui lui permet de pousser à fond cette recherche des différents dévelop- pements qui ont été donnés aux programmes d’enseignement par les responsables et les acteurs de l’éducation en France. Elle a entrepris depuis quelques années l’étude de la réforme de l’enseignement de 1902, dont elle est convaincue qu’elle représente

« une étape majeure de l’histoire de l’enseignement scientifique secondaire » (p. 9) dans notre pays – conviction fondée sur une connaissance approfondie des documents de l’époque, et de l’influence que cette réforme a eue au niveau de l’enseignement en France.

Le présent ouvrage fait suite à un précédent de même nature, consacré à la réforme de l’enseignement des sciences physiques. Il le complète en faisant connaître les documents concernant l’enseignement des sciences naturelles. Il constitue un vrai dossier documentaire, un véritable travail d’histoire des sciences, consistant princi- palement en une analyse des textes officiels, mais aussi en témoignages des acteurs que sont les enseignants de l’époque – témoignages précieux qui nous permettent de mieux comprendre le progrès dans l’enseignement qui a été réalisé grâce à cette réforme. L’exposé procède par approches successives, qui amènent progressivement le lecteur à prendre conscience de l’ampleur de la réforme, et à la situer dans le contexte culturel de l’époque : le début du XXe siècle qui vient de s’achever.

Il était nécessaire de signaler la situation qui précède la réforme, car l’enseignement de l’histoire naturelle datait du milieu du XIXe siècle, préconisé par des naturalistes éminents, tels que Frédéric Cuvier, François-Sulpice Beudant, Jean-Baptiste Dumas, Henri-Milne Edwards, Henri de Lacaze-Duthiers. Mais il se faisait d’une manière insatisfaisante, car trop livresque. La place la plus importante de l’ouvrage revient bien entendu aux textes fondateurs de la réforme de 1902, qui était appelée à avoir une si grande influence dans la « formation de l’esprit » des élèves du secondaire

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durant une bonne partie du XXe siècle. Les disciplines concernées sont la zoologie, la botanique, la géologie, la paléontologie, la météorologie et, éventuellement, l’embryo- logie. Cette dernière, naissante à cette époque, présentait pour le corps enseignant une discipline très formatrice en biologie. Une autre démarche neuve et intéressante fut l’établissement de liens entre l’enseignement de la géologie et celui de la géographie physique. À noter peut-être cependant une lacune, dont les auteurs de la réforme n’avaient pas conscience à ce niveau : beaucoup d’enseignants sont réticents à y adjoindre l’enseignement de la physiologie, en raison de son caractère un peu compliqué pour les élèves. On sait que le manque de connaissances physiologiques a été une des faiblesses des premiers systèmes transformistes, et que c’est cette exclusion de la physiologie dans l’élaboration de la théorie de l’évolution qui a poussé beaucoup de scientifiques français du XIXe siècle à se montrer sceptiques à son égard et même à la refuser. Les textes de la réforme sont eux-mêmes accompagnés de développements qui permettent d’en percevoir la nouveauté. Ils comportent aussi des recommandations officielles faites aux enseignants sur la manière de les mettre en œuvre, et de faire acquérir à leurs élèves les qualités requises, le sens de l’obser- vation et la pratique de la méthode expérimentale, nécessaires à une bonne formation de l’esprit. La recherche de la « vérité positive », ou « objective », qui est la règle dans les études de sciences naturelles, devait en effet les amener à y conformer leur conduite dans tous les domaines de la vie.

La responsable éditoriale ne s’est pas contentée de fournir abondamment ces documents, elle a eu aussi le souci d’aider le lecteur à situer la réforme dans le contexte culturel de l’époque. Elle a fait appel à des historiens des sciences, qui ont présenté l’état de la question à cette date, au point de vue scientifique et au point de vue philosophique. Cette réforme s’effectuait en effet à un moment où de grandes discussions avaient lieu sur le lamarckisme et le darwinisme, et où les enseignants eux-mêmes affirmaient que les sciences devaient devenir « des maîtresses de philo- sophie ». Des conférences pédagogiques, destinées à former les enseignants, leur étaient aussi proposées. La section qui leur est consacrée dans l’ouvrage est d’autant plus intéressante pour les enseignants actuels (même déjà chevronnés…) et pour les historiens des sciences, qu’elle contient aussi les échanges et les discussions auxquels elles ont donné lieu. D’abord parce qu’ils renseignent sur la conception que les naturalistes et les enseignants de l’époque avaient de l’histoire de la Terre et de la vie. Ils sont naturellement transformistes, aux convictions fondées sur leurs connaissances scientifiques, en particulier sur la classification des animaux et des plantes, et sur les données géologiques et paléontologiques. Ils se montrent agacés par la prétention de certains représentants des religions – en particulier de l’Église catholique – à intervenir dans les données objectives de la science. Ils savent d’ailleurs, dans les opinions relatives à l’histoire de la vie, faire la distinction entre ce qui est étranger à la science, et ce qui est de son domaine. Ainsi reconnaissent-ils que le point de vue défendu par Georges Cuvier et Alcide d’Orbigny est, quoique fixiste, fondé sur des observations « scientifiques ». Par ailleurs, ce sont des trans- formistes non dogmatiques. Ils ne sont pas encore entrés dans les querelles d’école de ceux qui plus tard s’opposeront sous les dénominations de néolamarckiens et de néodarwiniens. Pour ces enseignants, le transformisme qu’ils professent est celui qui a été, selon le cheminement historique normal, introduit par Lamarck et amélioré par Darwin. Leur absence de dogmatisme s’affirme aussi dans le besoin qu’ils éprouvent d’affirmer que le transformisme, auquel ils tiennent, doit être considéré comme une hypothèse, et qu’ils n’en font pas « un système, comme le demande

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M. Le Dantec » (p. 326), trop enclin à se lancer dans des considérations abstraites, comme le lui reprochait Yves Delage. Ils réussissent même à l’amener, tout tenté qu’il fût par le dogmatisme (pour lui « le transformisme n’est pas une hypothèse, c’est un fait scientifiquement établi », p. 326), à se reprendre et à affirmer qu’« on ne peut considérer le transformisme comme un dogme » (p. 327). Cette méfiance du dogmatisme leur faisait aussi recommander la tolérance envers ceux qui ne partageaient pas les mêmes points de vue.

Un autre grand intérêt présenté par les échanges entre enseignants est de nous faire connaître la passion avec laquelle ils pratiquent leur enseignement. On les voit faire part à leurs collègues de la manière dont ils s’y prennent pour communiquer leur savoir à leurs élèves, sans prétention d’excellence. Ils précisent que c’est seule- ment leur manière d’essayer de faire pour le mieux, mais qu’ils n’entendent pas soutenir que c’est la meilleure.

À la lecture de ces textes, on se laisse persuader que cette réforme de 1902 a constitué véritablement un grand événement dans l’histoire de l’éducation en France. Un véritable esprit scientifique a été insufflé dans la formation des jeunes de notre pays. Plus que de Félix Le Dantec, il est clair que les enseignants de sciences naturelles se sentent proches de Claude Bernard, dont le souci était de rester près des faits. Les comptes rendus des débats témoignent qu’ils en ont retenu les leçons, et la nécessité des vérifications expérimentales, qui manquaient parfois, au début, dans les arguments présentés en faveur du transformisme – ce qui avait pu constituer un obstacle à sa diffusion chez les scientifiques rigoureux. Quelques remarques de correction pour finir : Weismann ne s’écrit pas avec deux « s », comme on le rencontre fréquemment, jusque dans l’index ; Alcide d’Orbigny n’a été nommé professeur de paléontologie au Muséum qu’en 1853 (et non en 1840) ; Edmond Perrier, né en 1844, n’est pas mort plus que centenaire en 1949 (p. 138, c’est certainement une « coquille »), mais en 1921 ; il convient aussi de signaler que si le fils s’appelait Alphonse Milne-Edwards, le père se nommait Henri-Milne Edwards, comme l’attestent les index de l’époque.

Mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit ici d’un ouvrage d’un très haut intérêt, que tous ceux qui s’intéressent à l’éducation, à son histoire et à celle des sciences, liront avec le plus grand profit.

Goulven LAURENT

Alain ROUX, La Chine au XXe siècle. Paris, Sedes, 1998. 15 ¥ 21,5, 192 p., bibliogr., index (Campus/Histoire).

En 1898, au terme de deux siècles et demi de règne sur l’empire du Milieu, la dynastie mandchoue des Qing, au cœur d’une crise économique et politique, prise dans la tourmente des révoltes populaires et de l’agression étrangère, amorçait son déclin. Pourtant, après cent ans de bouleversements, de la chute de l’Empire à l’avènement du communisme, de la révolte des Boxer à la Révolution culturelle, la Chine est devenue une puissance mondiale avec laquelle il faut compter.

Au fil des pages, l’auteur retrace, de manière synthétique mais précise, les séries d’événements qui ont construit la Chine d’aujourd’hui. L’on comprend ainsi les transformations successives qui ont mené les pays sur la voie de la modernisation, mais qui ont aussi accentué les contrastes régionaux et creusé les inégalités sociales.

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L’auteur consacre également une dizaine de pages, fort éclairantes, à l’histoire toute récente. Il montre en particulier comment les tensions sociales, croissantes à partir du début des années 1980, se sont soldées par la répression militaire de la place Tian’anmen en 1989, puis s’intéresse à la poursuite des réformes économiques et à l’évolution politique et sociale au cours de la dernière décennie du siècle. Là est d’ailleurs le point fort de ce précis, ce qui le distingue de bon nombre d’ouvrages édités sur ce même sujet. Par certaines initiatives, la Chine surprend : son économie se développe à une rapidité étonnante, ses vieilles structures étatiques sont progres- sivement remaniées, elle lance des réformes inattendues. Mais elle se révèle aussi, sous certains aspects, d’une grande inertie : l’on pense évidemment à son régime politique autoritaire. Le spectateur non averti n’a cependant pas toujours les éléments pour comprendre comment les phénomènes s’enclenchent, ni comment la Chine parvient – au moins en apparence – à surmonter paradoxes et contradictions inhérents à la mise en œuvre du système étrangement syncrétique qu’elle inaugure : l’économie de marché de type socialiste. Il trouvera là les principales clés nécessaires à cette compréhension.

L’autre qualité principale de cet ouvrage réside dans le dernier chapitre, consacré aux perspectives pour le XXIe siècle de ce « dragon d’Asie », dans lequel l’auteur décrit les défis que le pays aura à relever – celui de la pauvreté, d’abord. Malgré sa croissance économique forte, la Chine demeure l’un des trente pays les plus pauvres de la planète. Elle aura aussi à affirmer son importance face à l’hégémonisme améri- cain sur les plans économiques et militaires, de même que son rôle de puissance régionale : « L’ombre du dragon, lorsqu’il est debout, s’étend sur toute l’Asie orien- tale et centrale [sic] » (p. 133). Elle devra enfin maintenir la paix au sein de ses fron- tières, en particulier dans les régions périphériques du Xinjiang et du Tibet, où sa conduite en véritable puissance coloniale face aux ethnies autochtones ouïgoure ou tibétaine, suscite des mécontentements.

En fin d’ouvrage, l’on trouve deux annexes fort utiles. La première, intitulée

« Documents et méthodes », fournit textes, statistiques et photographies illustrant les événements historiques précédemment décrits. L’on soulignera plus particulière- ment l’intérêt d’un document, commenté, sur la mortalité due à la famine consé- cutive au « grand bond en avant ». La seconde annexe, intitulée « Repères et outils », fournit une chronologie, des fiches biographiques et une bibliographie générale qui vient compléter les bibliographies sélectives figurant à la fin de chaque chapitre.

Ouvrage synthétique, donc, mais fort complet, qui présente de remarquables quali- tés pédagogiques : à acquérir par quiconque s’intéresse à l’histoire moderne et contemporaine de ce pays, devenu l’une des grandes puissances mondiales.

Isabelle ATTANÉ

Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques. Sous la direction de Natacha COQUERY, François MENANT et Florence WEBER. Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2006. 16 ¥ 24, 280 p.

Cet ouvrage collectif, issu d’un colloque tenu à l’École normale supérieure de Paris en mars 2001, rassemble les contributions de onze historiens et historiennes, d’un anthropologue (Alban Bensa), d’un sociologue (Alain Desrosières) et d’une

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