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Comment se représente-t-on le monde social ? « Actes de la recherche en sciences sociales

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Actes de la recherche en sciences sociales | [lang_fr]Comment se représente-t-on le monde social ?[/lang_fr][lang_en]A social history of vision?[/lang_en]

http://www.arss.fr/articles/comment-se-represente-t-on-le-monde-social/

[lang_fr]Comment se représente-t-on le monde social

?[/lang_fr][lang_en]A social history of vision?[/lang_en]

[Texte intégral]

Les quelques pages dont on pourra ici trouver le manuscrit ne sont en rien des notes jetées à la hâte et sans objet bien cerné.

Elles exposent, au contraire, un projet longuement mûri et élaboré par Pierre Bourdieu, discuté et repris maintes fois jusqu’à cette dernière version qu’il souhaitait voir servir de canevas à un numéro spécial des Actes de la recherche en sciences sociales ou à un ouvrage collectif. En regardant plus précisément ce sommaire, on comprend en effet l’importance que ce projet pouvait revêtir aux yeux de Pierre Bourdieu, en raison des enjeux théoriques qu’il convoque et des effets pratiques sur la recherche qu’il promet, sur trois terrains au moins.

1. Ce plan pour une histoire sociale comparée des représentations du monde social s’oblige tout d’abord à mettre en œuvre très précisément l’exigence de double historicisation des concepts historiques que Pierre Bourdieu n’a cessé d’appeler de ses vœux dans ses débats avec les historiens. Il invite ainsi explicitement à la fois à une critique historique systématique des outils de la science historique ou de la sociologie, dont il faut impérativement rappeler qu’ils sont le produit de l’histoire qu’ils prétendent saisir et décrire, et à une analyse du lexique spécifique que les agents historiques utilisent pour organiser et penser le monde dans lequel ils vivent, nous livrant par là, à travers leurs discours et leurs pratiques, de véritables représentations socialement et historiquement formées du monde.

Cette double exigence permet alors de sortir des pièges opposés de la réification anachronique des catégories de

l’entendement historique contemporain et de l’adhésion illusoire aux discours des agents eux-mêmes, dont on affecterait de croire qu’il dit la vérité et toute la vérité du monde qui était le leur. En histoire, l’une et l’autre posture théoriques produisent bien entendu des profits importants, créant à leur façon, une familiarité factice avec le passé et invitant, par exemple, à rencontrer à Rome, au Moyen Âge ou à l’époque moderne « l’individu[1] » ou des « intellectuels » et des « artistes », ou encore des « partis révolutionnaires[2] » en pleine guerre de religion. Mais on sait aussi qu’elles portent en elles-mêmes leur propre réfutation, l’une en insufflant aux acteurs historiques des pensées, des mobiles, des projets qui ne furent en rien les leurs, s’interdisant par là de comprendre ce qui les faisait agir – par exemple lorsqu’on explique l’iconoclasme protestant du XVIe siècle par la hausse des prix du blé et les crises frumentaires, en oubliant de montrer pourquoi les tensions sociales s’expriment alors dans le langage religieux de la guerre aux idoles[3] –, l’autre en refusant à la science historique toute curiosité qui n’aurait pas été celle des contemporains et en renonçant, du coup, aux bénéfices particuliers de l’objectivation sociologique et statistique – par exemple lorsqu’on rejette toute analyse sociologique de l’adhésion à la Réforme protestante en voulant n’en donner que des explications religieuses et, au fond, confessionnelles, ce qui constitue une véritable impasse historiographique[4]. Ce projet poursuit donc, sur d’autres terrains et dans une perspective comparatiste, les principes au cœur de l’Esquisse d’une théorie de la pratique, qui refusait de réduire l’analyse sociologique au récit des récits produits par les acteurs eux-mêmes, à un account des accounts, comme à la mise au jour de règles ou de structures qui n’existent que pour l’observateur savant.

En cela, le programme que trace ici Pierre Bourdieu peut sans doute constituer une sortie salutaire vis-à-vis des alternatives contraignantes et peut-être sans objet dans lesquelles l’écriture de l’histoire a pu s’enfermer entre langage scientifique et discours indigène et dont les débats des années 1960-1970 sur l’Ancien Régime comme « société de classes » ou « société d’ordres » donnent un exemple parmi bien d’autres. Il n’est pas question dans ce projet de substituer aux représentations des acteurs historiques eux-mêmes qui seraient toujours des points de vue, des vues partielles, partiales, celles de la science historique elle-même, mise comme à la place de Dieu et dévoilant absolument tous les mécanismes des sociétés du passé, mais justement de montrer que les représentations sociales du monde social que se faisaient les acteurs eux-mêmes furent toujours un peu plus que des points de vue et qu’elles contribuèrent à organiser effectivement le monde et ses règles de fonctionnement. « L’imaginaire du féodalisme », et sa distinction idéale entre ceux qui priaient, ceux qui combattaient et ceux qui travaillaient, détermine ainsi concrètement et durablement l’organisation du monde social dans une infinité d’occasions, de gestes, de paroles : assujettissement ou non à l’impôt, organisation des États et de l’État, codes vestimentaires... La construction du monde social n’est ainsi pas séparable des représentations que s’en font ses propres acteurs et celles-ci s’imposent donc bien comme l’un des objets spécifiques de l’histoire sociale – et pas seulement de l’histoire littéraire –, au même titre que le régime de la terre ou l’assiette des impôts. En disant ce qu’est, à leurs yeux, le monde social dans lequel ils vivent, ou ce qu’il devrait être, les agents historiques révèlent, même en se trompant, ce que sont les enjeux spécifiques de leur société (l’opposition entre citoyens et non-citoyens, ou entre clercs et laïcs, ou encore entre nobles et roturiers, par exemple), les marges d’action et le langage dont ils disposent.

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À la fin du Moyen Âge s’observe ainsi dans la pastorale et la catéchèse la substitution partielle d’un mode de classement et d’évaluation des conduites à un autre, le Décalogue remplaçant peu à peu l’ancien Septénaire des péchés capitaux. Or ce changement, inséparable de la transformation des sociétés médiévales et notamment de l’importance accrue des laïcs, vient modifier très profondément la façon dont les acteurs se représentent le monde social et leur place dans celui-ci : la nouvelle représentation du monde qui se dessine en partie autour de ce réveil du Décalogue à partir du XIVe siècle n’est donc pas, ou pas seulement, une illusio cléricale ou un imaginaire sans acteurs, mais bien un glissement décisif dans la manière dont les relations entre clercs et laïcs, gouvernants et gouvernés, hommes et femmes, juges et justiciables, parents et enfants s’organisent et, par là, un moment décisif dans la naissance des sociétés modernes.

2. En se donnant pour objet l’articulation entre les structures cognitives, les schèmes intellectuels, les représentations mentales des acteurs et l’organisation effective du monde social, le fonctionnement des institutions ou la hiérarchie concrète des conditions, ce court sommaire de Pierre Bourdieu touche évidemment à quelques-unes des questions classiques de la science sociale et de l’écriture historique, comme la formation de l’habitus ou la constitution du sens du jeu chez les acteurs, c’est-à-dire de l’ensemble des dispositions qui leur permet de jouer avec plus ou moins d’habileté et d’acuité les cartes dont ils disposent. Mais plus encore, il invite à une analyse systématique des manifestations et des représentations à travers lesquelles les groupes – classes, ordres, corps, compagnies, assemblées, communautés, regroupements provisoires, etc. – existent et consolident leur existence et se dotent, en quelque sorte, d’une identité visible, connue et reconnue, inscrite dans des lieux, des moments, des gestes et des paroles, des images et des monuments. Bien des travaux historiques,

ethnographiques, sociologiques ont ouvert des pistes d’enquête importantes à ce sujet, sur des terrains aussi variés que les entrées royales, les processions, les manifestations ou encore les stratégies visuelles déployées par les détenteurs du pouvoir pour légitimer leur autorité et inviter les populations à s’y soumettre.

Le travail collectif auquel songeait Pierre Bourdieu déborde toutefois assez largement les perspectives qui pouvaient être celles des études consacrées aux « cérémonies du pouvoir » : non seulement les cérémonies et les rites d’institution

proprement dits y sont confrontés et comparés à d’autres formes de présentation et de représentation des groupes, y compris aux schémas cognitifs et aux modèles intellectuels en fonction desquels ils pensent et se pensent dans le monde social, mais les groupes saisis par ce projet d’enquête comparée ne se confondent plus avec le cercle des détenteurs du pouvoir

symbolique.

Les comparaisons historiques que Bourdieu appelle ici de ses vœux n’ont donc pour objet ni de porter au jour de vagues invariants historiques sur la mise en scène du pouvoir ou les groupes dans l’espace public ou encore les identités collectives, ni de décrire une nouvelle fois les rites et les rituels qui s’imposeraient comme autant de règles intangibles aux acteurs, mais d’inviter à réfléchir aux outils dont il faut se doter pour penser l’ensemble des pratiques au moyen desquelles des groupes précis – la noblesse, les édiles municipaux, les gens de lettres ou les artistes, les étudiants ou des chômeurs – manifestent et se manifestent, assurent leur cohésion et occupent en tant que tels des positions spécifiques : coups de force lexicaux qui font littéralement exister dans la langue le regroupement d’individus dont jusque-là les différences semblaient l’emporter (les nobles, les cadres, les demandeurs d’emploi…), stratégies visuelles originales qui s’éloignent délibérément de celles mises en œuvre par des groupes concurrents, invention de formes particulières de défilés qui ne sont plus tout à fait celles des

processions religieuses ou des entrées princières tout en en rappelant les principes…

Ce refus de s’en tenir aux seules cérémonies du pouvoir et à la description des rituels publics explique le choix des terrains d’enquête privilégié dans ce numéro : les cortèges – militaires, religieux, princiers, syndicaux, funèbres – dans lesquels le corps social se classe et s’ordonne symboliquement au terme de conflits, de tractations, de rivalités incessantes et jamais complètement tranchées puisqu’elles sont l’enjeu même de la manifestation ; les mises en image des identités collectives que structure, sur le long terme, la distinction entre groupe de portraits – à l’œuvre notamment dans les représentations

spécifiques que les noblesses entendent donner d’elles-mêmes, en insistant, par les galeries d’ancêtres ou les arbres généalogiques ou encore les armoiries, sur la continuité et l’ancienneté du lignage – et portraits de groupe par lesquels les patriciens, les magistrats, les clercs aiment à souligner leur cohésion, leur solidarité, leur refus de la gloire individuelle excessive et de l’ostentation de soi ; les sources littéraires, dont on ne comprend véritablement les enjeux historiques et l’efficacité sociologique qu’en essayant de saisir en quoi elles rencontraient les attentes particulières de groupes de lecteurs bien précis, à l’instar des nobles de la cour du jeune Louis XIV qui riaient des déboires des faux nobles que Molière mettait en scène pour leur plaisir, c’est-à-dire, au fond, en cherchant à montrer comment elles produisent l’illusion de la réalité, sous des déguisements plus ou moins complexes, parce que les structures sociales du monde qu’elles décrivent ne sont pas différentes des structures mentales que les lecteurs d’alors engagent dans leur lecture[5].

3. Rappeler la cohérence entre les structures cognitives dont disposent les agents pour penser et, d’une certaine façon, faire le monde qui les entoure, et les manifestations visibles, éphémères (une pièce de théâtre, une manifestation, un cortège funéraire) ou durable (un tableau, un monument, une coutume), de l’organisation de celui-ci, suggérer que les manifestations sont en quelque sorte des schémas cognitifs réifiés et les catégories d’interprétation des structures intériorisées, c’est aussi

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redonner sa place au corps et souligner l’importance des « savoirs par corps », des assimilations inconscientes transmises par quantité de gestes, de situations de paroles semi-formalisées, d’injonctions muettes aussi qui peuvent se vivre sur le mode du déni, de la honte, de la gêne.

Parce qu’ils ont incorporé les structures du monde social dans des dispositions du corps, des manières d’être, de se tenir, de parler ou de marcher, les agents savent, sauf incident, quelle est leur place sans qu’il y ait quelqu’un pour le leur dire en permanence. Ils savent prendre place dans le cortège ou la manifestation, se tenir devant tel ou tel supérieur, poser pour le tableau ou la photographie sans que quiconque édicte des règles explicites à ce sujet.

Le corps n’est donc pas seulement ce par quoi chacun croit pouvoir se rendre plus ou moins maître de son image, jouer au mieux les cartes qui lui sont attribuées, se présenter sous le meilleur jour possible, mais l’intermédiaire par lequel de multiples contraintes sociales s’exercent sur l’individu avec d’autant plus d’efficacité qu’il n’en a pas nécessairement conscience ou qu’il se persuade d’y avoir librement consenti. Corriger ses défauts physiques ou les signes du vieillissement, se faire valoir, savoir se vendre, donner de soi une image positive et dynamique : autant d’exigences qu’imposent les transformations structurelles du monde social – et notamment les échanges matrimoniaux et du marché du travail – mais qui passent en bonne part par un travail du corps que les agents individuels peuvent en toute bonne foi croire avoir choisi eux-mêmes. Plus que jamais le corps est un capital, que les agents ne peuvent entretenir que très inégalement.

[1].À la suite notamment de Jacob Burckhardt qui voyait dans la Renaissance italienne un moment décisif de « développement de l’individu ».

[2]. Helmut Georg Koenigsberger, “The Organisation of Revolutionnary Parties in France and the Netherlands during the Sixteenth Century”, Journal of Modern History, 27, 1955.

[3]. Par exemple dans le livre d’Erich Kuttner, Het Hongerjaar, Amsterdam, Amsterdamsche Boek- en Courantmij, 1949.

[4]. Une impasse confessionnelle ou inspirée par la plus classique des histoires des idées qui pense toutefois occuper des positions novatrices en répétant contre l’histoire sociale les arguments opposés d’emblée à la sociologie et triompher de celle-ci en la caricaturant en sociologisme naïf. Pierre Chaunu, Église, culture et société. Essais sur Réforme et Contre Réforme 1517-1620, Paris, SEDES, 1981, p. 75 : « Tout ce qui compte vient du dedans. Le religieux chrétien n’est vraiment justiciable que de lui-même. »

[5]. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 457-458.

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